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Article de revue

Les inséparables

Pages 277 à 287

Notes

  • [*]
    Communication au XVème colloque du Collège Aquitain de Psychopathologie de l’Adolescent (CAPA) « “Transmission et identité . L’identité peut-elle se passer d’une histoire ? », les 3 et 4 octobre 2015, à Bordeaux.
  • [1]
    Freud, 1909, p. 157.
  • [2]
    Huxley A. (1932). Le meilleur des mondes. Paris : Pocket.
  • [3]
    Faimberg, 1993, p. 68.
  • [4]
    Ferenczi, 1933, p. 133.
  • [5]
    Szwec, 2002, p. 79.
  • [6]
    Freud, 1915, p. 263.
  • [7]
    Green, 1990, p. 87.
  • [8]
    Camus A. (1957). Lettre à Monsieur Germain, du 19 novembre 1957. In : Le Premier Homme (Annexe). Paris : Gallimard, 1994, p. 327.
  • [9]
    Camus A. (1994). Le Premier Homme. Paris : Gallimard, p. 143.
  • [10]
    Freud, 1900, p. 182.
« Je ne sais ce qui nous sollicita le plus fortement et fut pour nous le plus important, l’intérêt porté aux sciences qu’on nous enseignait ou celui que nous portions aux personnalités de nos maîtres ».
Freud, 1914, p. 334.

1 Dans ce court extrait du texte imprégné de nostalgie et consacré à « La psychologie du lycéen », Freud (1914) donne quelques indications sur la manière dont l’identité et les identifications se construisent et se transmettent. Si ce que l’on appelle la vie est une chose bien difficile à définir, on peut néanmoins dire qu’elle se caractérise par un élément fort : le fait de transmettre. En effet, qu’elle soit organique ou psychique, c’est bien le caractère remarquable de cette répétition qui en constitue la meilleure et la plus étonnante définition.

2 Dans un autre texte, « Le roman familial des névrosés », Freud (1909) livre quelques réflexions qui pourraient se révéler bien utiles pour éclairer le processus de transmission. Il écrit ceci : « Que l’individu au cours de sa croissance se détache de l’autorité de ses parents, c’est l’un des effets les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux du développement. Il est tout à fait nécessaire que ce détachement s’accomplisse et l’on peut admettre que chaque être humain ayant évolué normalement l’a, dans une certaine mesure, réalisé. En vérité, le progrès de la société repose d’une façon générale sur cette opposition des deux générations » [1]. La différence des générations, dont Freud a souvent souligné le rôle fondateur, nous servira de fil rouge pour déplier la notion de transmission. C’est en effet dans l’écart des générations, sur une ligne de partage symbolique entre parents d’une part et enfants d’autre part, que se trame toute l’histoire humaine. La différence des générations est un préalable absolument essentiel à la transmission, car rien n’est à transmettre entre deux identiques... Les clones ont la même histoire, donc pas d’Histoire. L’Histoire de l’humanité est celle des différences.

3 Il n’est au commencement de la transmission rien d’autre que la reconnaissance de l’altérité : altérité en soi, altérité de l’enfant, cet autre soi-même. Reconnaître cette altérité à travers la différence des générations et la différence des sexes – différences bien malmenées dans ces temps où le narcissisme et sa tendance endogame prennent le pas sur le monde œdipien exogame – constitue un préalable à toute histoire. Le meilleur des mondes d’A. Huxley [2] est l’œuvre de Narcisse, qui fabrique des clones, c’est-à-dire du même. Œdipe en revanche s’édifie vers l’altérité, la tiercéité, et donc la transmission. Il devient père, alors que Narcisse s’enferme dans un colloque mortel avec sa propre image…

4 Existe-t-il un commencement à la transmission et un achèvement de celle-ci ? La transmission n’est pas un processus fixé précisément dans le temps, sa temporalité semble incertaine, même si l’adolescence par ses remaniements identitaires et sa transition entre l’enfance et le monde adulte apparaît comme un moment privilégié. On peut aussi déceler les prémisses du processus chez la petite fille qui veut un bébé ou joue à la maman. Parentalité et transmission ne commencent pas avec l’arrivée de l’enfant, pas plus qu’elles ne s’achèvent avec son départ. Comme Freud (1914) l’a montré, transmission et construction identitaire se poursuivent toute la vie.

5 La difficulté d’accès à l’altérité, préalable à la transmission et à la naissance d’une histoire, est aussi celle de la clinique quotidienne et de la « confusion de langue » dont S. Ferenczi (1933) a si bien parlé. Il est intéressant de remarquer que ce texte de S. Ferenczi est écrit quasiment au même moment que Le meilleur des mondes (1932), une époque où le monde fabriquait déjà des clones humains.

La rencontre avec Jules

Jules avait dix-sept ans lorsque je l’ai reçu pour une douleur importante au niveau de la cheville. Cette douleur le privait de toute mobilité, et d’ailleurs il avait eu quelque peine à entrer dans mon bureau, équipé d’une lourde attelle et d’une paire de béquilles. Il était accompagné de ses parents qui l’aidaient à se déplacer. Ils annoncèrent le verdict ainsi : « Il nous a fait un syndrome algo-dystrophique. » La médecine avait en effet posé ce diagnostic au décours de l’évolution d’une entorse de la cheville. Devant la persistance de la douleur et l’échec des traitements antalgiques depuis six mois, Jules avait été orienté vers un « psy ». Les phénomènes douloureux s’aggravaient et il était déscolarisé depuis le début de sa maladie, mettant dès lors en péril son année scolaire en première scientifique.
Les premiers entretiens se déroulèrent en présence des parents, qui insistaient chaque fois pour faire part de leurs nouvelles découvertes via Internet à propos de la maladie de leur fils. Cette sollicitation prenait toujours la même forme : juste avant que je ne reçoive leur fils, l’un des parents (ou les deux) s’intercalait physiquement et déclarait : « On a quelque chose d’important à vous dire. » Ou alors : « Pouvez-vous m’accorder cinq minutes ? ». Les cinq minutes duraient hélas le temps de la séance prévue avec leur fils…
Aux dires des parents, Jules avait une sœur aînée « brillante » ; la grossesse s’était bien déroulée ; la mère avait « juste été très fatiguée » pendant quelques mois après l’accouchement, contrainte de retarder la reprise de son travail. Jules avait pendant longtemps eu des difficultés pour s’endormir : « À peine avait-il fermé les yeux qu’il les ré-ouvrait, on ne pouvait pas quitter sa chambre, et il m’arrivait de m’endormir par terre à côté de son lit », m’expliquait sa mère. Elle ajoutait : « Plus grand, il nous a rendu la pareille, à huit ans ; il venait dans notre chambre parce qu’il ne trouvait pas le sommeil ; on le retrouvait endormi par terre le matin au pied de notre lit, il disait qu’il voulait qu’on s’endorme avant lui car il avait peur qu’on ne meure en nous endormant. » Et elle associait : « Il faut pas trop se plaindre ; moi, je me suis endormie au pied du lit de mes parents jusqu’à vingt ans ! ». Le père complétait la présentation de son fils, qu’il décrivait comme « un enfant très dévoué et serviable », qui se préoccupait de leur santé. Il se souvenait de l’aide apportée par Jules lors de sa propre immobilisation pour une fracture du tibia, « contrairement à sa sœur qui n’avait pas levé le petit doigt ». Il s’interrogeait ainsi : « Peut-être que je ne sais pas m’y prendre avec lui ? Mon père est mort quand j’avais deux ans. »
Lors du recueil de ces éléments anamnestiques, j’ai la surprise d’apprendre que la mère est kinésithérapeute, et le père ostéopathe, ce qui rendait la maladie de Jules encore plus curieuse pour eux : « C’est incompréhensible, mais pratique car on peut le soigner facilement à la maison. » Aucun évènement particulier ou récent n’était repérable, Jules avait eu un « petit chagrin d’amour » en seconde selon sa mère, et il avait cessé de manger pendant un mois. La vie de famille était tranquille, faite de sorties et vacances en commun. Jules était décrit comme « très famille ». « On fait tout ensemble, on vit dans l’harmonie », concluait sa mère.

Jules et sa drôle de maladie

Jules était d’accord pour venir en séances, et nous nous rencontrions de manière hebdomadaire pour parler de sa douleur, dont il me faisait aussi la démonstration. Il se levait d’un coup, en proie à « la douleur », se mettait à marcher pour apaiser celle-ci, se livrait à des rondes, véritables « danses du scalp » pouvant durer jusqu’a la fin de la séance et qui me faisaient tourner la tête !
Au cours des mois suivants, Jules devint plus bavard, curieux des autres et en particulier des adolescents de sa classe. La malléole se réveillait de temps en temps, donnant lieu à quelques rondes, mais la douleur semblait s’éloigner. Un jour, il m’annonça que le contrôle radiologique indiquait une meilleure calcification. Les béquilles furent abandonnées au bout d’une année, et Jules s’apprêtait donc à reprendre sa scolarité en terminale. Il était inquiet de ce retour au lycée et, la malléole s’étant tue, ce fut le ventre qui prit le relais…
Jules commença en effet à s’absenter en raison de crises abdominales, qui le ramenèrent à la maison à temps plein un mois seulement après la rentrée scolaire. Rien ne pouvait le convaincre de retourner à sa scolarité. Les associations vinrent facilement, sur le fait qu’il revenait ainsi au point de départ. Il dira : « Alors mon ventre, c’est comme la malléole ? ». Des éléments projectifs alimentaient son récit, donnant l’impression qu’une phobie s’organisait. Il craignait le regard des autres, se sentait jugé, avait peur d’avoir une crise en classe ou d’avoir la tête qui tourne. De plus, il ne supportait pas l’odeur de la cantine (espace de la phobie ?) et rentrait à la maison pour déjeuner en compagnie de sa mère qui lui « préparait ce qu’il voulait ».
Un jour Jules vint à sa séance accompagné de ses deux parents, dont le visage était défait. Il se tenait le ventre, crispé de douleur. Une fois de plus, les douleurs avaient contrarié son projet d’aller en cours. J’assistai en direct à la crise, Jules me demandant pourquoi je lui proposais d’en parler dans mon bureau alors que c’était « dans le ventre » que cela se passait. Je fis le « somaticien », lui posant des questions sur la manière dont la douleur avait commencé, sa localisation, son intensité, etc. Au fil de notre échange, Jules se mit à oublier sa douleur pour évoquer sa préoccupation actuelle – le bac blanc et surtout, les choix pour l’après-bac. Il voulait une école d’ingénieur mais il lui fallait aller en internat ; il se disait « prêt à essayer » mais empêché par ces « maudits maux de ventre... maintenant que la malléole va bien ». À la fin de la séance, constatant son état détendu et souriant, je lui demandai où était passée la douleur. Surpris, Jules constata qu’elle avait disparu et demanda : « Comment vous avez fait ? ». « On n’a fait que parler ! », lui répondis-je avec un certain amusement… Quel contraste météorologique entre l’espace de la séance et celui de la salle d’attente où nous retrouvâmes ses parents ! Ils semblaient défaits, la mère en larmes, le père m’annonçant que sa « femme faisait une dépression depuis quelques temps ».
Cet épisode constitua un tournant pour Jules. Quelque chose d’un peu magique s’était produit au cours de la séance. Il avait compris que la parole était plus efficace que les antispasmodiques et autres traitements absorbés depuis des mois. Je devins un objet de curiosité pour lui ainsi que « la seule personne qui comprend [s]es douleurs ». Du côté des parents, la mère commença une thérapie en raison de son état dépressif ; quant au père, il commença à présenter une série de troubles ostéo-articulaires...

Les inséparables

6 Les inséparables sont des petits perroquets aux couleurs flamboyantes, qui vivent par deux, et que l’on nomme ainsi car aucun ne peut survivre à la mort de l’autre. Jules et ses parents me donnaient l’impression d’être une famille d’inséparables, menacés par une catastrophe imminente s’ils venaient à s’éloigner les uns des autres. L’inquiétude s’était manifestée dès la toute petite enfance de Jules, au moment du sommeil. Ce moment de séparation est particulier car l’enfant perd son objet dans la perception, pour le retrouver en principe dans ses représentations, à l’intérieur de lui. Or quelque chose ne marchait pas avec Jules, qui ne parvenait pas à s’éloigner de son objet dans la réalité, ou ne pouvait le retrouver dans son monde interne. Il craignait même pour ses parents (que sa haine ne les détruise ?), allant jusqu’à les surveiller, renversant les places, devenant la mère ou le père qui endort son enfant, les veillant au pied du lit. Cette histoire durait depuis bien longtemps, puisque la mère elle-même avait dormi au pied du lit de ses parents « jusqu’à vingt ans » ! Trois générations reproduisaient ainsi le même symptôme, abolissant la différence des générations pourtant essentielle au développement de l’identité. Avant Jules, sa mère avait été l’enfant perdue au moment de s’endormir, ainsi que la « mère » veillant sur le sommeil de ses parents. L’accès à l’altérité semblait plus difficile encore pour Jules, dont le corps et la maladie appartenaient à ses parents, enfermés dans une enveloppe commune que la croissance et la pulsion sexuelle n’avaient pu déchirer. Ses parents n’avaient-ils pas déclaré : « Il nous a fait un syndrome algo-dystrophique » ? La maladie favorisait cette proximité incestueuse, les massages et les soins se faisant à la maison, par les parents. La cause de la maladie de Jules se trouvait « dans l’histoire de l’autre », pour reprendre la formule de H. Faimberg [3].

7 L’impossibilité de se séparer s’était aussi manifestée dans la psychothérapie, l’esprit de Jules et le mien ayant été dès le début assiégés par les inquiétudes parentales. Surtout, c’était l’espace potentiel d’une pensée exogame qui était entravé. Le recours à Internet constituait de la part des parents l’ultime tentative de maîtrise pour atteindre ce lieu qui leur devenait inaccessible, le psychisme de Jules. Plus tard, ce sera avec l’aide de l’imagerie cérébrale, de l’électro-encéphalogramme et des neurologues, que les tentatives de « compréhension » parentales se poursuivront. Ne plus comprendre leur enfant était pour eux le signe d’une perte ; alors que pour leur enfant, cela signifiait la naissance d’une altérité, l’existence d’une autre pensée, autonome et inaccessible. Leurs tentatives de compréhension allaient jusqu’à réinventer une neurotica, en imaginant un traumatisme, un acte pédophilique… Ils recherchaient aussi activement des troubles neurologiques. Cette neurotica témoignait d’un refus ou déni de la sexualité et de la pulsion sexuelle, au sens où celle-ci est fondatrice d’une pensée exogame, donc d’une altérité. Toute la famille devait continuer à vivre dans l’harmonie et partager la même pensée endogame. La fabrique du même devait continuer son œuvre, aplanir les différences, les conflits, les haines, jusqu’au déni de la différence des générations et des pensées.

8 Jules, objet d’une « confusion de langue » au sens de S. Ferenczi (1933), pris dans un mécanisme d’identification, s’était lui-même mis à parler (et sans doute à penser) en langue orthopédiste, kinésithérapeute et ostéopathe. On peut s’interroger sur la fonction remplie par la maladie de Jules dans la relation avec ses parents, dans le prolongement de ce qu’écrivait S. Ferenczi : « Une mère qui se plaint continuellement de ses souffrances peut transformer son enfant en une aide-soignante, c’est-à-dire en faire un véritable substitut maternel sans tenir compte des intérêts propres de l’enfant » [4]. La maladie de Jules avait-elle une fonction réparatrice du psychisme parental ? Jules était-il devenu cet « enfant-organe hypochondriaque de sa mère » [5] (Szwec, 2002), sans dedans ni dehors, objet interne du psychisme parental ? La mise en œuvre de mécanismes d’identification projective est centrale dans ces scénarios narcissiques de la parentalité (Manzano, et al. 2007), qu’il s’agisse d’un enfant idéalisé, du Moi parental ou grand-parental.

9 L’enfant qu’a été le parent est certainement le premier étranger qu’il rencontre, l’étranger en lui, l’inquiétant étranger. La capacité de reconnaître l’altérité et de laisser se développer ce sentiment, est fondatrice de la différence des générations. Or, à leur façon, les parents de Jules proclamaient : « Son corps est le mien, ses pensées sont les miennes, nous sommes tous pareils ». Nous étions bien dans Le meilleur de monde, un monde sans histoire, dont la clinique quotidienne nous offre régulièrement des exemples.

10 En passant du trouble de marcher au trouble de penser, Jules passait d’une douleur/ perte narcissique, à une souffrance/perte objectale. Le temps s’installait pour construire son histoire et dans le même mouvement, les parents témoignaient de leurs difficultés : la dépression à couleur narcissique pour la mère ; les troubles ostéo-articulaires pour le père, comme son fils…

La tiercéité, l’altérité et l’histoire

11 La capacité de transmettre, d’être parent, comme la grossesse et la maternité, ne seraient rien d’autre que cette capacité de voir un objet croître et se différencier, jusqu’à devenir extérieur, étranger à soi. L’altérité tiendrait ainsi dans la reconnaissance de l’externalité de l’objet, soit une tâche transitionnelle. Jules et ses parents l’ont montré à travers la confusion des rôles et des générations au moment du sommeil. En endormant ses parents, Jules s’identifiait à l’objet de son objet. Cette alternance entre l’enfant que l’on endort et l’enfant qui endort ses parents, était redoublée par le passage d’une position passive à une position active.

12 C’est de cette façon que se construit la capacité de faire face à la perte, d’accepter qu’un objet interne devienne externe, comme dans un deuil : « Le respect de la réalité doit l’emporter » [6], écrivait Freud. Le petit Ernst, petit-fils de Freud et inventeur du jeu de la bobine, encore appelé jeu du Fort-da, en suggérait déjà la compréhension. La description faite par son grand-père montre comment l’enfant se dégage d’une position passive (abandon et dépendance à l’objet) pour devenir actif dans le jeu. Il rejoue avec sa bobine le départ de sa mère et la détresse dans laquelle cette absence le place. Il est important de noter que la position active nécessite le recours à un espace ou objet tiers, pour s’extraire de la dyade mère-enfant synonyme de passivité, espace potentiel du traumatique et de la confusion dedans-dehors. Le jeu de l’enfant, en tant que phénomène transitionnel, illustre cette tiercéité à l’œuvre. Les auto-érotismes (succion du pouce ou de la lèvre) sont également des signes d’indépendance vis-à-vis de l’objet. Jules semblait plus du côté des mécanismes auto-calmants que des auto-érotismes, en proie à de grandes quantités d’excitation.

13 Il faut enfin constater que l’espace entre Jules et ses parents était étroit, au plus près de son corps dans les soins, au plus près de ses pensées, qu’il soit réveillé ou dans son sommeil, et au plus près de la psychothérapie derrière la porte du bureau de son thérapeute ! Il n’y a pas beaucoup d’espace entre Narcisse et son image reflétée ! Or l’histoire a besoin d’espace... tiers de préférence.

14 Pour A. Green, la tiercéité est non seulement « l’outil nécessaire à la description des processus de la pensée humaine » [7], mais elle est également un processus tertiaire opérant tout au long de la vie psychique et orientant celle-ci vers une pensée constituée de processus secondaires, organisatrice de la différence entre le monde interne et le monde extérieur, le perçu et le représenté. La construction de l’altérité nécessite donc un dispositif tiers, qui permet l’accès à une capacité de représentation. La projection qui relie deux objets ou deux sujets, restaure un écart perdu entre perceptions et représentations, ainsi que la polarité du psychique. On peut dès lors se demander si l’apparition de phobies chez Jules, lors de son retour au lycée, ne témoigne pas de la mise en place d’une tiercéité organisatrice : entre un dedans et un dehors, entre perceptions et représentations, entre les générations, entre l’enfant et la psyché parentale.

Principe d’incertitude : l’histoire n’est jamais écrite !

15 La biologie nous apprend que nous possédons moins de gènes qu’un grain de riz (25.000), et que seulement 2% de l’ADN humain est constitué de gènes – ce qui signifie que la transmission repose sur autre chose. Les généticiens parlent de « matière noire du génome », comme les astrophysiciens. Nous ne savons pas en effet comment les choses se transmettent à l’échelle humaine, même si lorsque les choses se répètent, il est facile de parler de transmission. On a ainsi décrit des lignées d’agriculteurs, de cuisinières (les « mères lyonnaises »), de médecins, de joueurs de rugby… Dans ce cas, l’environnement, la culture, les identifications jouent à plein pour donner l’impression d’une explication certaine. Mais il arrive souvent que la chose transmise se transforme, et que les explications deviennent plus hésitantes… On a alors affaire à « la matière noire du psychisme »... L’inconscient ?

16 Lorsqu’A. Camus reçoit le prix Nobel de littérature, il écrit le 19 novembre 1957 à Monsieur Germain, son instituteur à qui il dédie son prix, les mots suivants : « [...] quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé » [8]. Dans son livre, Le Premier Homme, A. Camus fera dire à son instituteur : « [...] j’ai une préférence [...] pour tous ceux d’entre vous qui ont perdu leur père à la guerre. Moi, j’ai fait la guerre avec leur père et je suis vivant. J’essaie de remplacer ici au moins mes camarades morts » [9]. La transmission consiste ici en une transformation du souhait réparateur de son instituteur (qui l’amène à se conduire en père auprès de ses élèves orphelins) en un désir d’investir le savoir et l’écriture chez le jeune A. Camus.

17 Un autre exemple de transmission incertaine nous est donné par Freud (1900) dans « Le rêve de la monographie botanique ». Ce dernier rapporte sa « passion pour les livres », et sa curiosité intellectuelle face à un souvenir d’enfance. Alors qu’il a cinq ans, son père Jacob « s’amuse » à lui « abandonner » ainsi qu’à sa sœur, un livre avec des images en couleur dont ils arrachent les feuilles avec une « joie infinie » [10]

18  

19 Tout peut se transmettre, la matière vivante comme les pensées. Cependant, le destin de ce qui est transmis reste imprévisible, d’autant que celui qui transmet ne sait jamais ce qu’il transmet. Ni Monsieur Germain, ni Jacob Freud ne pouvaient imaginer le devenir des jeunes Camus ou Sigmund. Transmettre représente un acte de mémoire paradoxal, qui se sert du passé (l’expérience d’une vie mais aussi l’ADN) pour construire le futur, psychique ou biologique, d’un être vivant et, pour ce qui nous concerne, de l’humain. L’histoire de Camus, de Freud et de tant d’autres, illustre combien une trajectoire peut être modifiée. Fort heureusement, l’avenir n’est pas écrit d’avance, pas même dans les gènes ! Comprendre la transmission apparaît dès lors comme une vaine tentative de réaliser un arrêt sur image, la seule toutefois qui permette de comprendre et décrire un mouvement, un processus de transformation qui s’appelle la vie.

Bibliographie

  • Faimberg H, 1993. Le télescopage des générations. À propos de la généalogie de certaines identifications. In : R. Kaës, H. Faimberg (Éds.), Transmission de la vie psychique entre générations. Paris : Dunod, pp. 59-81.
  • Ferenczi S. (1933). Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion. In : Œuvres Complètes, Psychanalyse IV. Paris : Payot, 1982, pp. 125-138.
  • Freud S. (1900). L’interprétation du rêve. In : OCF.P, T. IV. Paris : PUF, 2003.
  • Freud S. (1909). Le roman familial des névrosés. In : Névrose, psychose et perversion. Paris : PUF, 1973, pp 157-160.
  • Freud S. (1914). Sur la psychologie du lycéen. In : OCF.P, T. XII. Paris : PUF, 2005, pp. 331-337.
  • Freud S. (1915). Deuil et mélancolie. In : OCF.P, T. XIII. Paris : PUF, 1988, pp. 261-278.
  • Green A. (1990). De la tiercéité. In : Jouer avec Winnicott. Paris : PUF, 2005, pp. 83-115.
  • Manzano J., Palacio-Espasa F., Zilkha N. (2007). Les scénarios narcissiques de la parentalité. Clinique de la consultation thérapeutique. Paris : PUF.
  • Szwec G. (2002). L’enfant-organe hypochondriaque de sa mère, Revue Française de Psychosomatique, 22 : 65-83.

Mots-clés éditeurs : Transmission, Altérité, Parentalité, Différence des générations, Tiercéité

Date de mise en ligne : 04/10/2017

https://doi.org/10.3917/ado.100.0277

Notes

  • [*]
    Communication au XVème colloque du Collège Aquitain de Psychopathologie de l’Adolescent (CAPA) « “Transmission et identité . L’identité peut-elle se passer d’une histoire ? », les 3 et 4 octobre 2015, à Bordeaux.
  • [1]
    Freud, 1909, p. 157.
  • [2]
    Huxley A. (1932). Le meilleur des mondes. Paris : Pocket.
  • [3]
    Faimberg, 1993, p. 68.
  • [4]
    Ferenczi, 1933, p. 133.
  • [5]
    Szwec, 2002, p. 79.
  • [6]
    Freud, 1915, p. 263.
  • [7]
    Green, 1990, p. 87.
  • [8]
    Camus A. (1957). Lettre à Monsieur Germain, du 19 novembre 1957. In : Le Premier Homme (Annexe). Paris : Gallimard, 1994, p. 327.
  • [9]
    Camus A. (1994). Le Premier Homme. Paris : Gallimard, p. 143.
  • [10]
    Freud, 1900, p. 182.

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