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Article de revue

Un paradoxe de la réflexivité : penser sa propre mort

Pages 859 à 870

Notes

  • [1]
    Winnicott, 1969, p. 172.
  • [2]
    E. Erikson introduit le concept d’identité du moi en 1956.
  • [3]
    Erikson, 1968, p. 13.
  • [4]
    Freud, 1923, pp. 243-244.
  • [5]
    Roussillon, 2004, p. 424.
  • [6]
    Richard, 2001, pp. 205-206.
  • [7]
    Winnicott, 1975, p. 43.

1L’émergence pubertaire et l’impératif de réorganisation qu’elle recèle fait de la question de la réflexivité une problématique majeure de l’adolescence. Particulièrement travaillée ces dernières années par R. Roussillon (2008), la notion de réflexivité permet d’explorer comment un sujet se sent ou se voit lui-même, comment il se saisit et se pense lui-même « subjectivement » à mesure qu’il se construit psychiquement. La réflexivité accompagne le développement de la vie psychique et se trouve particulièrement convoquée à chaque étape de la construction du psychisme, à chaque fois que la question de l’appropriation d’un pan de la vie subjective et pulsionnelle se pose. Inversement, les vicissitudes du processus de subjectivation peuvent révéler un trouble de la réflexivité, un trouble du rapport à soi qui menace potentiellement le sujet dans sa capacité à se relier à son monde interne et à s’éprouver lui-même autour de ce que D. W. Winnicott (1969) appelle un « sentiment continu d’exister » [1]. Dès lors, la réflexivité se présente comme l’un des axes déterminants à partir duquel peut se concevoir la problématique de la subjectivation, qui est à comprendre comme une réflexivité au service de soi, inscrite dans la trajectoire du « devenir sujet ». Cette perspective permet de revisiter ce qu’on appelle communément la « construction identitaire », c’est-à-dire le fait de se construire au fil du développement, de s’éprouver et de se penser soi-même, tant dans le rapport à autrui que dans le rapport à soi.

2À l’origine, l’identité n’est pas une notion freudienne mais relève plus largement de la socio-anthropologie et des sciences sociales. D’abord théorisée par E. Erikson (1956) dans une perspective psycho-sociale [2], son utilisation dans la psychanalyse contemporaine lui confère un sens différent, étroitement lié aux notions de réflexivité et de subjectivité. Il ne s’agit plus de l’identité définie comme « […] sentiment subjectif et tonique d’une unité personnelle et d’une continuité temporelle » [3] ou comme sentiment permettant de reconnaître autrui sans ambiguïté (Greenacre, 1958). Il s’agit davantage d’un processus qui mêle intimement les catégories du même et de l’autre (de M’Uzan, 1977, É. Kestemberg, 1999) et qui suppose paradoxalement de se transformer pour rester soi-même, pour se « trouver-créer ». Ainsi, c’est la tolérance du sujet à la non-identité, à être « étranger » à soi-même, qui déterminerait la qualité de l’identité.

3La clinique de l’adolescence, et plus largement des problématiques narcissiques/identitaires, insiste sur la fragilité de l’identité subjective, sur la difficulté voire l’incapacité du sujet à réfléchir, tel le bouclier de Persée, les formes de l’altérité qui sous-tendent son établissement. Si ces formes renvoient fondamentalement aux modalités de la différence, elles s’accompagnent chez l’adolescent d’une profonde modification du vécu corporel et de l’image de soi qui affecte particulièrement la continuité et la représentation de soi. Dans ces conjonctures psychiques, l’altérité, vécue comme radicalement étrangère à soi, entrave les processus d’appropriation de soi au point de menacer le sujet dans sa continuité d’être.

4Dès lors, la notion de réflexivité permet de penser l’identité comme un processus qui intègre et structure la dimension de l’altérité au sein de la relation de soi à soi. En s’inscrivant au cœur même du processus de subjectivation, la réflexivité participerait de façon décisive à l’élaboration du pubertaire à l’adolescence. Mais la réflexivité ne peut pleinement se développer qu’en appui sur une autre, externe, qui échappe d’abord au sujet. Elle ne peut prendre sa pleine valeur subjective qu’en s’étayant sur un objet réflexif investi comme double, à la fois même et différent de soi, un double « transitionnel » (Jung, 2010, 2015 ; Jung, Roussillon, 2013). Pour se sentir exister subjectivement, le sujet a besoin d’être réfléchi par l’autre, il ne peut exister subjectivement s’il n’a pas d’abord été réfléchi par l’entourage et investi comme sujet.

5Ce processus peut être rapproché du concept d’« identification primaire ». Dans le « Moi et le Ça », Freud (1923) la définit comme « […] une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet » [4]. Il s’agit donc paradoxalement d’une identification établie à un moment où l’objet n’est pas conçu dans sa différence. Préalable à tout investissement d’objet, l’identification primaire instaure un lien de continuité soi/objet par lequel le sujet parvient à donner une première forme à son identité, rejoignant les formulations de D. W. Winnicott à propos de la relation du bébé au visage maternel. Ceci étant, à la différence de l’identification primaire, le double ou la relation en double met l’accent sur la réciprocité des investissements entre sujet et objet et dès lors sur les conditions intersubjectives qui sous-tendent la construction identitaire. Cette configuration relationnelle en double, marquée du sceau de la réflexivité, soutient en ce sens la construction d’une « identité subjective », qui s’étayera sur le rôle de miroir des objets (Winnicott, 1971) alors investis comme doubles de soi.

6On sait que la trajectoire de ce processus se retrouve particulièrement infléchie par les transformations pubertaires, en imposant au sujet un remaniement profond de son identité subjective. Lorsque l’adolescent n’est plus en mesure de se penser ou de s’éprouver lui-même, l’agir, et en particulier l’agir suicidaire, peut constituer une issue paradoxale pour rétablir une forme de réflexivité subjectivante à même de relancer les processus d’appropriation de soi. À partir de la mise en scène de sa propre mort, en effet, cette solution mobilise toute une série d’enjeux identitaires dont l’actualisation préfigure les remaniements psychiques propres à l’adolescence. Cette conjoncture psychique révèle également, nous le verrons, que le paradoxe identitaire actualisé par le vécu pubertaire ne peut être dépassé sans un mouvement de perte de soi ou de mort à soi-même. « Mourir à soi-même » ou à sa propre enfance pour continuer à être, tel pourrait se formuler le paradoxe d’une identité à la fois soumise à un impératif de changement et à la nécessité de rester semblable à elle-même.

Vivian

Vivian a quatorze ans lorsqu’il est hospitalisé suite à une tentative de suicide polymédicamenteuse. Je le rencontre en consultation dans le service peu de temps après son arrivée, à la demande de l’équipe. Il se présente l’air gêné avec un sourire crispé qu’il gardera tout au long des rencontres. Vivian s’exprime facilement en ne laissant toutefois aucun affect apparaître au fil de l’entretien. Il déclare que ça ne va plus chez lui : « Tout le monde me provoque. » À propos de sa prise de médicaments, il me fait part de sa déception : « J’aurais dû en prendre le double… » Ce geste, il l’explique comme une volonté de se suicider, déjà présente depuis de nombreuses semaines, précisément au moment où sa famille s’est remise à travailler après les grandes vacances d’été.
Parmi les médicaments ingérés, certains appartenaient à sa mère, d’autres lui avaient été prescrits suite à une opération subie trois semaines auparavant. Vivian m’explique que suite à l’absorption, il est parti chez ses grands-parents paternels, s’est rendu dans leur chambre où il a essayé de charger le pistolet du grand-père. Il n’a pu s’en servir, dit-il, craignant de faire du bruit et d’alerter ses grands-parents. Il dit que de toute façon il recommencera, car « il veut que sa vie s’arrête ».
Au cours de l’entretien, Vivian se sent en proie à des mouvements contradictoires mêlés d’incertitude. D’un côté, il y a la mort dont il dit avoir peur, ne sachant pas ce qu’il y a après, de l’autre, la vie qu’il décrit comme un chemin incertain, ce qui lui fait encore plus peur. Il me demande : « Après la mort, on doit quand même ressentir quelque chose ? » Il aimerait que sa vie passe à toute vitesse et se retrouver soixante ans plus tard sans prendre le risque de vivre sa vie : « Mourir soixante ans avant ou après, ça revient au même… »
Depuis que son grand-père paternel a acheté, à l’occasion de la Toussaint (dix jours avant la consultation), une concession au cimetière, Vivian aime à imaginer son enterrement : on viendrait lui apporter des fleurs, ses parents auraient sans doute de la peine, « mais que très peu de temps », assure-t-il. Pour lui, la mort serait comme une délivrance. Il souligne aussi l’importance que son nom soit gravé sur sa tombe pour « prouver » qu’il a existé.
À propos de sa famille, il dit que son père l’écrase, le rabaisse. De son passé, il raconte avoir fait une dépression nerveuse vers l’âge de huit ans : il se mettait à pleurer à l’école, à la cantine… Quitter sa mère éveillait en lui de fortes angoisses. Cet épisode eut pour conséquence un rapprochement de sa mère ainsi que l’engagement d’un suivi « psy » présenté par Vivian sur un mode provocateur comme étant « pire que l’orthodontiste ».
Les parents décrivent leur fils comme un enfant « complaisant et obéissant », ce à quoi Vivian rétorque : « Maintenant, c’est fini ! » Son père relève toutefois quelques tensions dans les rapports que Vivian entretient avec sa sœur et son jeune frère mais sans gravité, minimisant ainsi ce qu’il appelle « des altercations comme on en trouve dans toutes les familles ». Au cours de l’entretien, j’apprendrai que Vivian a été opéré d’un phimosis, opération qui a été une source d’angoisse importante pour lui. Les parents rapportent que dans un premier temps, leur fils n’a pas osé leur en parler. C’est seulement après en avoir discuté avec ses copains qu’il s’est finalement résolu à le dire à sa mère. Vivian intervient à cet instant pour reprocher à son père de l’avoir dit aux grands-parents et de surcroît sur le ton de la plaisanterie, ce qui l’a beaucoup gêné. Il ajoute qu’en parler à son père plutôt qu’à sa mère aurait été « six fois pire » et à son frère « mille fois pire ». Le père répondra à propos du phimosis, qu’« on est tous passé par là ».

Un acte identitaire

7L’acte suicidaire semble être revendiqué pour lui-même comme une fin en soi ou plutôt comme une fin de soi en soi, « point d’échappée » à l’emprise de l’autre, résistance à tout discours aliénant sur soi en même temps que solution potentielle à tous ses maux. On peut faire l’hypothèse ici que l’acte suicidaire et les enjeux qu’il recèle inaugurent le processus d’adolescence. En effet, l’agir surgit à un moment crucial du développement de Vivian, à un moment où les enjeux psychiques de la puberté se trouvent massivement actualisés. L’irruption pubertaire, en quelque sorte « libérée » par l’opération du phimosis, confronte le sujet à un débordement pulsionnel, qui modifie radicalement l’économie psychique et le vécu subjectif qui s’y rattache.

8Par le passage à l’acte suicidaire, c’est aussi l’identité tout entière qu’il met en crise, charriant avec elle toute l’histoire de la relation à soi et au monde des objets, de ses vicissitudes et de ses impasses, dans un mouvement de rupture subjective. Vivian ne se reconnaît plus et paraît écartelé entre l’image qu’il a de lui-même et le regard que son entourage lui porte. En « dénonçant » par son comportement l’image policée qui lui colle à la peau, Vivian chercherait à mettre fin à un fonctionnement en « faux self ». Le passage à l’acte peut être alors pensé comme un acte à forte valeur identitaire, un acte qui condense tout un champ d’expériences en souffrance de reconnaissance et, en même temps, fondamentales pour la subjectivité : il vient dire en chose ce que Vivian ne peut penser psychiquement. D’autre part, la pulsionnalité semble être vécue de façon effractive, en termes de coupure ou de castration, à un moment où la double différence des sexes et des générations ne peut prendre une valeur organisatrice. L’absence de marqueurs de la différence ne permet pas à Vivian d’organiser une identité subjective s’ouvrant sur un rapport à soi suffisamment différencié, ce que la « crise » suicidaire tentera au contraire d’élaborer.

L’identité au regard de la filiation et des origines

9Parallèlement aux enjeux pulsionnels, le passage à l’acte révèle un deuxième niveau de l’identité organisé autour de l’axe générationnel et de la question des origines. Aux yeux de Vivian, le père apparaît « mou », sans autorité, n’offrant manifestement pas un modèle identificatoire suffisamment structurant pour asseoir son identité, tandis que la mère est perçue comme distante et inaccessible. Dans ce contexte, le passage à l’acte suicidaire peut être considéré à la fois comme une façon de rompre avec l’organisation familiale, signant par là même un échec de la relation d’objet (Richard, 2001), mais également comme un appel en direction de l’objet. Ainsi, l’utilisation de l’arme de son grand-père peut nous interroger sur la place que celui-ci occupe dans l’organisation psychique de Vivian : est-il élu comme un objet capable d’assumer une position paternelle symbolique défaillante chez son père, l’identification au grand-père (et contre le père) constituant alors une issue potentielle au conflit œdipien qui l’anime ? Sachant que Vivian imagine sa propre mort depuis le moment où son grand-père a acheté une concession au cimetière, ne peut-on comprendre son geste comme l’externalisation d’un fantasme où il viendrait prendre sa place ?

10Ces questions invitent à penser l’agir suicidaire sous l’angle de la scène primitive. Fantasme nodal sur lequel s’appuie l’identité subjective, la scène primitive, en tant qu’elle dialectise la double différence des sexes et des générations avec les investissements en double (Roussillon, 2004), permet de penser comment Vivian cherche et parvient après-coup à s’auto-représenter à partir de son passage à l’acte. On peut ainsi comprendre la mise en scène suicidaire comme une tentative de figuration d’une scène primitive en négatif – il s’agit de penser sa propre origine dans et par la mort –, qui réunirait la mère et le grand-père, successivement par l’ingestion des médicaments et l’utilisation du pistolet. Plus qu’un fantasme, la scène primitive renvoie selon R. Roussillon (2004) à la valeur d’un concept, d’un organisateur fondamental de la vie psychique qui rassemble et encadre tout ce qui touche à la question de la création de soi et de l’identité. Dès lors, pour que la scène primitive puisse jouer son rôle de matrice organisatrice de l’identité, elle devra prendre une forme transitionnelle « dans laquelle l’enfant est et n’est pas présent dans la scène – il n’est pas présent physiquement mais il est là dans la pensée » [5]. On entrevoit dans ces conditions comment l’organisation transitionnelle de l’identité dépend, suivant l’hypothèse formulée par R. Roussillon, de la mise en place dans le lien primitif à l’objet d’une « homosexualité primaire en double », d’une forme « transitionnelle » du double. C’est sur le fond de cette expérience relationnelle que le sujet pourra explorer les formes de différence et d’altérité à soi constitutives de son identité, qu’il pourra commencer à concevoir l’existence d’un « autre de l’objet » et donc « se concevoir » lui-même à partir du lien triangulaire qui caractérise la scène primitive.

11Au moment de la réorganisation psychique impulsée par les manifestations pubertaires, l’actualisation de la scène primitive rencontre donc la nécessité subjective de se trouver-créer soi-même à partir des objets investis en double. Envisagée comme telle, la scène primitive, lorsqu’elle parvient à se transitionnaliser, à lier dialectiquement les oppositions du même et de la différence, s’offre comme le garant de la réflexivité identitaire.

Penser sa propre mort et s’auto-représenter

12Ainsi, dans un tel contexte, le recours à l’agir nous paraît en mesure d’éclairer les enjeux réflexifs de l’identité. À plusieurs reprises en effet, il est question de l’inscription symbolique de soi ou plutôt de l’inscription comme condition d’existence subjective de soi : l’inscription du nom sur la tombe et sur ses cahiers est avancée par Vivian comme la preuve de son existence. À travers son geste et les revendications qui en découlent, ne cherche-t-il pas à s’approprier, à partir des réponses de l’objet, une représentation réflexive de lui-même ? Ainsi, la représentation que Vivian se donne de lui-même peut être comprise comme une tentative d’inscription de soi dans l’histoire subjective et familiale.

13Nous avons vu comment le grand-père constitue pour Vivian un pôle identificatoire important, à l’endroit même où son père apparaît « mou et inconsistant », incapable de réagir. Rappelons que le grand-père achète une concession au cimetière peu de temps avant le passage à l’acte de Vivian. Cet événement semble en effet jouer un rôle déterminant dans la mise en scène suicidaire et dans le fantasme où il assiste à son propre enterrement. D’autre part, Vivian affirme que « mourir soixante ans avant ou après, ça revient au même », ce que nous pouvons comprendre comme l’écart d’âge qui le sépare de son grand-père. Ces différents éléments nous conduisent à formuler l’hypothèse suivant laquelle Vivian investit son grand-père comme un objet-double à partir duquel il cherche à s’auto-représenter dans le lien à la mort qui les unit. En conjoignant au sein de la même figure une représentation de soi et une représentation de l’objet, ou encore les registres de la vie et de la mort, l’objet-double soutiendrait paradoxalement l’établissement d’une autoreprésentation vivante de soi : « Après la mort, on doit quand même ressentir quelque chose ? »

14La perspective de la mort, mise en scène dans le passage à l’acte suicidaire et reprise dans le fantasme de l’enterrement, traduirait une quête identitaire/narcissique au moment où Vivian se sent débordé – du fait des enjeux pubertaires et des particularités de son histoire subjective – dans sa capacité à se relier réflexivement à lui-même, en soutenant l’établissement d’une nouvelle forme d’autoreprésentation. La fragilité des objets internes ne permet plus, au moment de la crise pubertaire, d’assurer une continuité identitaire ni de se réfléchir au sein de son miroir psychique interne (Lavallée, 1999). En proie à la menace qui pèse sur son identité, Vivian cherchera dans la figure du grand-père, alors investie comme un double de soi, un moyen de rétablir une réflexivité interne subjectivante ; le sentiment continu d’exister ne semble pouvoir être atteint ici qu’à travers la représentation de sa propre mort « mêlée » à celle de son grand-père.

15F. Richard a pu montrer comment dans certains cas les tentatives de suicide chez l’adolescent permettent une séparation d’avec l’objet primaire, grâce à « […] l’élaboration après-coup du concept de l’absence de soi (la représentation de soi comme mort). C’est la fonction du père mort qui est ainsi sollicitée » [6]. Chez Vivian, on constate que cette élaboration, qui succède à un moment de désubjectivation, trouve particulièrement à s’étayer sur la figure du père/grand-père mort. Comme l’écrit D. W. Winnicott, « […] ce n’est que de la non-existence que l’existence peut commencer » [7]. La question de la mort, vectorisée par le passage à l’acte suicidaire, en même temps qu’elle constitue une butée, ouvre ainsi un nouvel espace pour l’autoreprésentation. Se représenter sa propre mort permet paradoxalement à Vivian de se représenter vivant et de se sentir exister, l’inscription de son nom sur sa tombe matérialisant « au-dehors », dans une forme de suppléance fantasmatique, la défaillance interne de l’autoreprésentation.

16Dans son article « S.j.e.m. », M. de M’Uzan (1974) a pu analyser l’irruption du fantasme où l’on se met à penser à sa propre mort. Pour l’auteur, cette situation paradoxale renvoie non seulement au sujet identifié avec son double mais aussi, à partir de l’émergence soudaine et mystérieuse de cette idée incidente, à l’organe génital en érection. Le double viendrait ici masquer autant que révéler une forme de toute-puissance infantile, elle-même suscitée par l’angoisse de castration. Mais au-delà de la problématique de la castration, c’est aussi tout un pan du narcissisme du sujet qui se trouve engagé dans cette scène ; non seulement Vivian se voit lui-même à travers son double, mais grâce à ce fantasme, il se voit lui-même en train d’être vu par son entourage.

17Portée à son point de rupture, la problématique de la réflexivité trouve ici l’occasion de se redéployer notamment grâce au dédoublement : à la fois spectateur et auteur de sa propre mort, le sujet, en appui sur la figure idéalisée du grand-père, parvient à se relier à lui-même grâce au regard de ses proches. Par l’écart introduit entre soi et soi, le dédoublement transforme le rapport à soi en favorisant l’avènement d’une autoreprésentation symbolique de soi. La mort peut alors fonctionner comme une métaphore des transformations identitaires à l’œuvre : mourir à soi-même ou à sa propre enfance, mais aussi faire mourir en l’autre l’image idéale de soi pour naître à soi-même sous un jour nouveau.

18Mettre en scène sa propre mort, l’imaginer, vérifier l’impact produit dans le monde des objets, explorer la réaction subjective face à ce qui est donné à voir, à sentir ou à entendre, telles sont les différentes stratégies réflexives à partir desquelles l’adolescent peut (re)construire son identité subjective et élaborer les enjeux psychiques du pubertaire. Lorsque les conditions intersubjectives historiques et actuelles le permettent, la capacité de mourir à soi-même ou encore de se découvrir étranger, un parmi d’autres, à la fois identique et non identique à soi, témoigne d’un processus de transitionnalisation de l’identité. En appui sur les investissements d’objet en double, ce travail traduit une quête de l’identité subjective qui s’accomplit au fur et à mesure des remaniements psychiques internes impliqués par les transformations pubertaires.

19Aussi, c’est sur le fond d’un débordement de la capacité réflexive que la paradoxalité identitaire émerge : l’agir témoignerait alors de la limite à se réfléchir au sein de la relation à soi, tout en constituant dans le même mouvement une modalité de traitement « intersubjective » de la problématique de la réflexivité, particulièrement présente au moment de l’adolescence. Cette hypothèse résonne avec l’observation générale communément admise d’une propension de l’adolescent à traduire en acte ce qu’il pense et ce qu’il vit, pour se l’approprier « corporellement ». Vivian ne peut en effet se représenter vivant et se sentir appartenir à lui-même que par la mise en scène de sa propre mort, mise en scène donnée à voir à l’autre. C’est dire que la mise à l’épreuve de soi permet à l’adolescent de « reprendre la main », à un moment où il s’éprouve passivement dans son corps. Ne pouvant plus s’étayer sur les systèmes de symbolisation infantiles, l’autoreprésentation trouvera dans la mise en jeu du corps et de ses limites un nouveau support pour s’élaborer, à condition qu’elle puisse rencontrer dans son parcours un objet réflexif « subjectivant », garant du développement de l’identité.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Identité, Double, Subjectivation, Agir, Réflexivité

Date de mise en ligne : 22/01/2016.

https://doi.org/10.3917/ado.094.0859

Notes

  • [1]
    Winnicott, 1969, p. 172.
  • [2]
    E. Erikson introduit le concept d’identité du moi en 1956.
  • [3]
    Erikson, 1968, p. 13.
  • [4]
    Freud, 1923, pp. 243-244.
  • [5]
    Roussillon, 2004, p. 424.
  • [6]
    Richard, 2001, pp. 205-206.
  • [7]
    Winnicott, 1975, p. 43.
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