Couverture de ADO_092

Article de revue

Une haine qui masque un appel à être aimé : les faux signalements de maltraitance

Pages 405 à 416

Notes

  • [1]
    Robin, 2006, p. 42.
  • [2]
    Dupré, 1925, p. 17.
  • [3]
    Bensussan, Rault, 2002, p. 232.
  • [4]
    Madeira V., Vital-Durand B. (2006). J’ai menti. Paris : Stock.
  • [5]
    Le cas de cet adolescent baptisé ainsi en référence au paradoxe d’Épiménide le crétois, à savoir : « Un homme disait qu’il était en train de mentir. Ce que l’homme disait est-il vrai ou faux ? » [Eubulide de Milet (IVe siècle. av. J.-C.). Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres, V. 2. Paris : Librairie générale française, 1999, p. 108] a déjà été succinctement présenté dans un article consacré au rôle de la société dans la vie psychique des adolescents (Chapellon, 2010, pp. 190-193).
  • [6]
    MECS, Maison d’Enfants à Caractère Social.
  • [7]
    ASE, Aide Sociale à l’Enfance.
  • [8]
    Searles, 1975, pp. 23-47.
  • [9]
    Marty, 2001, p. 277.
  • [10]
    Roussillon, 2002, p. 1175.
  • [11]
    Bergeret, 1984, p. 219.
  • [12]
    Winnicott, 1969, p. 236.
  • [13]
    Notons qu’il n’est pas possible d’appréhender plus précisément ici les mécanismes trans-subjectifs à la base des conflits interpersonnels que des sujets comme Épiménide génèrent autour d’eux. Aussi le lecteur est-il renvoyé à l’article où, avec F. Houssier (2015), nous décrivons les discordes qu’une patiente de Freud a fait germer entre les premiers analystes.
  • [14]
    Balzac H. de (1838). La peau de chagrin. Paris : Imprimerie de Béthune et Plon, p. 48.
  • [15]
    Winnicott, 1969, p. 241.

1 L’enfance de certaines personnes les a conduites à haïr leur famille. Tel est notamment le cas des sujets qui ont subi des maltraitances de la part de leurs parents. En revanche, que penser de ceux qui se plaignent, à tort, de maltraitances ? Pourquoi accusent-ils mensongèrement leurs proches de sévices ? L’exemple d’un adolescent ayant dénoncé son père aux autorités judiciaires pour des maltraitances imaginaires aidera à saisir les significations inconscientes de ce type de mensonge, qui peut avoir des conséquences fâcheuses sur la constellation familiale du jeune accusateur. Avant cela, essayons de comprendre ce qui rend l’approche de ce thème problématique au plan théorique.

L’écoute de l’enfant, un casse-tête pour la médecine légale

2 Dès le milieu du dix-neuvième siècle, certains médecins-légistes tentèrent d’ennoblir la parole de l’enfant dénonçant des sévices, mais d’autres, l’estimant non crédible, remirent en cause sa valeur. Des courants scientifiques opposés se succédèrent. Chez tous, l’hypothèse du mensonge était centrale : qui de l’adulte, potentiellement cruel, ou de sa supposée victime, dit vrai, et qui ment ? Les préliminaires de cette polémique qui agita le monde médical se situent en 1857, au moment où Ambroise Tardieu rendit grâce aux témoignages des jeunes victimes (Vassigh, 1999). S’appuyant sur les expertises médico-légales de quatre cents fillettes, Ambroise Tardieu mit au jour une réalité difficilement acceptable : « Des pères abusent de leurs filles » [1]. Mais la voie ouverte par le légiste se referma vite après sa mort. Dès 1880, on assiste à un changement de cap, au cours duquel les experts se détournent du mineur rapportant des maltraitances. Ils vont moins s’identifier à ce dernier qu’aux accusés susceptibles de devenir, par la faute du médecin légiste, victimes d’une erreur judiciaire. Ainsi, après que les violences sur les enfants eurent temporairement été révélées au public, une tendance au déni s’ensuivit. L’aveuglement d’une société se refusant d’admettre qu’en son sein des adultes pervers puissent sévir fut renforcé, si ce n’est justifié, par la théorie de la mythomanie. Avec elle, l’enfant bascule du statut de victime à celui de coupable en puissance.

3 Hanté par la perspective d’un risque d’erreur judiciaire, E. Dupré, l’inventeur du terme de mythomanie, s’était donné pour mission de protéger les adultes contre la nuisance occasionnée par les accusations de maltraitance infondées. Réfutant les violences transcrites dans les témoignages enfantins, le psychiatre taxe d’affabulations calomnieuses les déclarations d’abus sexuels faites par « les petits accusateurs criminels » [2]. Il insiste sur le peu de valeur probante que comporte la parole de l’enfant. Selon l’auteur, les faux enfants martyrs sont capables de toutes les simulations pour démontrer les supplices qu’ils endurent de la part de leurs parents. Ainsi a-t-il forgé l’image d’enfants mus par un besoin constitutionnel de nuire. Sa théorie constitue en fait un véritable acte d’accusation contre les enfants (Le Maléfan, 2006). Or, elle a rencontré un très vif succès d’une étonnante longévité. Les thèses développées par E. Dupré ont en effet orienté les décisions des experts jusque dans les années soixante-dix. Depuis, leur influence s’est heureusement tarie. En revanche, un renversement semble s’être opéré. À présent, lorsqu’un jeune dénonce des maltraitances, il paraît difficilement envisageable de douter de sa parole. Le danger encouru est trop grand. La prudence pousse les acteurs en charge du recueil des témoignages à « croire toujours » [3] l’enfant pour ne pas risquer de passer à côté d’un drame. La procédure de recueil étant, proportionnellement, d’autant plus faillible que cette question s’avère sensible, son approche est extrêmement malaisée. Il est difficilement concevable d’envisager qu’un enfant puisse mentir. Quel intérêt aurait-il à agir de la sorte ? Si, lorsqu’elle est fondée, la plainte indique clairement les causes du mal-être des sujets, celui dont témoigne l’accusation mensongère est plus difficilement déchiffrable. Néanmoins, elle a valeur de symptôme. Elle est l’indice d’une souffrance qu’il importe de ne pas négliger. Accepter la possibilité qu’un sujet puisse mentir à propos du sort tragique qu’il dit subir de la part de ses aînés, c’est se donner l’occasion d’entendre la détresse qu’il laisse inconsciemment bruire.

4 Parmi les très rares auteurs à s’être penchés sur ce phénomène, C. et M. Suárez-Orozco (2002) ont mis en évidence son ampleur chez les familles haïtiennes émigrées aux États-Unis. Ces deux sociologues américains constatent qu’une forte proportion d’entre elles a fait l’objet d’une procédure pénale à la suite d’un usage abusif du 911 (le numéro des urgences policières) par leurs enfants. Ce phénomène a un impact considérable sur les parents accusés. Lorsque ce type de mensonge est pris au pied de la lettre, il brise parfois irrémédiablement ces derniers. Ce fut entre autres le cas de la famille de Virginie Madeira, qui à l’âge de quatorze ans provoqua l’incarcération de son père. En accusant ce dernier d’attouchements, l’adolescente déclencha une procédure judiciaire qui la priva de grandir auprès des siens, comme elle le relate dans son autobiographie, J’ai menti[4]. Lorsque l’accusateur est cru et que ses parents sont inculpés, un engrenage difficilement maîtrisable se met en branle. Il importe d’anticiper ses conséquences en interrogeant les motifs inconscients qui expliquent ce comportement. L’exemple d’un adolescent ayant abusivement dénoncé son père à la justice va nous y aider.

Un mensonge dévastateur

5

La première fois que j’entendis parler d’Épiménide[5], c’était lors d’une réunion organisée pour résoudre un conflit interinstitutionnel dont un événement rare était à l’origine. Cet adolescent de seize ans accusait un éducateur de la MECS [6] qui l’accueillait de l’avoir battu. Le personnel de cette MECS avait sollicité cette réunion pour témoigner du caractère mensonger de l’accusation portée à l’encontre de l’un des leurs. L’éducateur incriminé, qui était le référent de l’adolescent au sein de la structure, se plaignait du fait que l’éducatrice ASE [7], référente d’Épiménide, accorde un crédit sans réserve à ses « inventions ». Cette dernière considérait pour sa part son collègue comme un adulte maltraitant.
Cette synthèse improvisée allait permettre de comprendre qu’Épiménide était au centre d’un contentieux entre les membres des deux institutions, entre lesquelles apparaissait une grande incompréhension. Les professionnels de la MECS estimaient de surcroît que depuis le début de son placement, l’adolescent s’ingéniait à les opposer les uns aux autres. Tous ceux qui côtoyaient ce dernier au quotidien se disaient méfiants vis-à-vis de lui, tous hormis la psychologue de l’établissement. Entre l’équipe et elle s’était produite une fracture : elle jugeait cet adolescent très déprimé, tandis que les éducateurs reprochaient à la praticienne de ne pas voir qu’il était « manipulateur ». La question des motifs du placement d’Épiménide se posa : de graves actes de maltraitance auraient été commis par son père. Ce père demeurait cependant inconnu du service. Il n’avait été rencontré par aucun membre de l’établissement, et ce, en dépit de la législation en vigueur. Les salariés de la MECS remarquèrent que l’adolescent avait fourni une image si effroyable de ce père qu’il ne leur avait pas paru judicieux de l’inviter à visiter son fils (comme l’ordonnance du juge des enfants l’y autorisait). L’éducatrice ASE expliqua pour sa part qu’Épiménide lui avait raconté tant de choses horribles à propos de cet homme que cela l’avait dissuadée de le rencontrer. Une nouvelle réunion fut organisée avec ce père qui s’avéra très vite différent du portrait qu’en avait dépeint le fils. C’est un homme extrêmement effacé qui se présenta timidement aux participants de la réunion et relata son parcours de père esseulé face aux agissements troublants de son fils : « J’ai élevé Épiménide seul après la mort de sa maman quand il était bébé. Depuis qu’il a cinq ans, j’ai vu que quelque chose n’allait pas. En grandissant il a commencé à avoir des comportements bizarres. Il se mettait à hurler sitôt que je commençais de le gronder pour une bêtise. Parfois, il courait dans la rue pour appeler les gens au secours. Heureusement, mes voisins étaient au courant. Ça me faisait peur. J’ai essayé d’interpeller les services sociaux. J’étais allé voir des psychologues. Personne ne me croyait. À treize ans, il m’a dit qu’il m’aurait ! Qu’il me ferait aller en prison ! » Épiménide avait décrit un père tyrannique dont il avait brossé dans le détail les nombreux actes de négligence, mais n’était-ce pas en fait son fils qui l’aurait tyrannisé ? La gravité des accusations portées par l’adolescent semblait avoir empêché de voir la vulnérabilité de son père. Les figures du parent bourreau et de l’enfant victime avaient occulté une réalité plus complexe…
Quand ce fut au tour d’Épiménide de se joindre aux participants de la réunion, ce grand adolescent dégingandé avait revêtu un masque d’impassibilité. Mais il se contenait visiblement avec difficulté. Lorsque son père rompit le silence pour lui dire bonjour, une véritable tempête se déchaîna. En guise de réponse, l’adolescent se leva brusquement pour menacer de mort toutes les personnes présentes : « Je trouverai où vous habitez ! » lança-t-il, avant d’adresser un inquiétant sourire à son père, à qui il affirma qu’il le tuerait en premier. Les choses dégénérant, la réunion s’interrompit. Contre toute attente, le père demanda à accueillir son fils chez lui. Des visites hebdomadaires furent aménagées, après qu’une audience eut été sollicitée auprès du juge des enfants. Ce projet, auquel je participais en recevant le père d’Épiménide à raison d’une séance par semaine, s’étiola rapidement. Les retours dominicaux de l’adolescent furent compromis : l’ascendance physique que ce garçon d’au moins un mètre quatre-vingt-dix avait prise sur son père avait rendu celui-ci impuissant à le contenir. Il évoquait des scènes durant lesquelles son fils cassait apparemment tout dans la maison et le criblait de menaces et d’insultes. La situation se délitait aussi dans la structure d’accueil, surtout après qu’Épiménide eut déversé de la mort-aux-rats dans le repas de l’un des éducateurs du foyer d’accueil. L’équipe finit par se déclarer incapable de poursuivre cette prise en charge. Le père d’Épiménide s’avérant quant à lui incapable d’accueillir son fils en dehors des week-ends, une solution fut bricolée en urgence : le jeune homme fut placé en famille d’accueil. Une courte lune de miel eut lieu avec le couple. Elle prit fin suite à des épisodes délirants assez violents. L’adolescent menaça notamment l’assistante familiale avec un couteau. Ceci conduisit à son hospitalisation dans un service psychiatrique. Durant son séjour, le cas de ce jeune allait à nouveau diviser les professionnels autour de lui, puisque le service en question entra en conflit avec l’ASE. L’équipe de l’hôpital lui reprochait une prise en charge inappropriée de ce garçon et une erreur de diagnostic. Selon les membres du service dans lequel Épiménide séjournait, il n’était pas dangereux et devait sortir au plus tôt pour reprendre une scolarité normale. L’adolescent envoyait dans ce sens maintes lettres au procureur et au préfet, entre autres. Les choses s’éternisèrent de longs mois, jusqu’à ce qu’un article de presse mettant en lumière son sort peu enviable accélére le processus. Il fut confié au service spécialisé d’un département lointain. Son père allait l’y accompagner. À défaut de connaître le destin de ce jeune homme, nous pouvons en revanche questionner les motifs de son attitude déconcertante.
Fragilisé par la mort de sa mère, Épiménide devait sans doute avoir rendu son père coupable de cette disparition précoce et la lui faisait payer. Les attaques quérulentes de cet adolescent à l’encontre des adultes devaient aussi le défendre de s’installer dans l’état délirant où nous l’avons vu glisser. Les manipulations diverses qu’il employait pour se présenter en victime et mettre à mal l’image de ceux qu’il accusait devaient constituer un « effort pour rendre l’autre fou » [8] ; pour ne pas s’effondrer, il cherchait à « effondrer » les individus et les groupes auxquels il avait affaire. Ses extrapolations à l’encontre de son père ou de son éducateur s’apparentaient en cela à une « solution perverse » [9]. Pour se mettre à l’abri d’un sentiment de persécution, Épiménide le renversait en persécutant ses proches. Il est à penser que les agissements de cet adolescent visaient à contre-investir les angoisses paranoïdes que l’observation de son cas a progressivement révélées. En mettant son père, puis les autres adultes, en place de bourreau, Épiménide projeta à l’extérieur le fonctionnement persécuteur qui devait l’oppresser. En réussissant à faire croire en l’existence des maltraitances qu’il dit avoir subies de la part des différentes personnes chargées de son éducation, cet adolescent externalisa son sentiment de persécution en le retournant : ce n’est plus lui qui était mis en danger au contact d’autrui mais l’inverse. Les adultes ne ressentaient-ils pas la présence de ce jeune homme comme une menace ?

6 Sans doute cet adolescent, démuni sur le plan narcissique, se défendait-il contre des angoisses de morcellement et d’anéantissement en les transférant sur les autres. Faute de pouvoir accepter en lui ces angoisses, Épiménide les a faites vivre à ses « victimes ». R. Roussillon parle d’une « logique de la victime » [10]. Selon lui, la position de victime éclaire les besoins inconscients du sujet qui place l’autre en position d’être sa victime. La souffrance subie par l’un dirait quelque chose de celle que vit l’autre. Les affects douloureux et le sentiment de persécution qu’Épiménide fit éprouver à ses interlocuteurs ont en ce sens eu valeur de langage, ils étaient « messagers » (Roussillon, 2005). C’est en considérant les éprouvés que l’adolescent a induits chez les personnes à qui s’adressaient ses actes qu’on peut mieux comprendre sa problématique. Aussi proposons-nous de discuter des attentes ambiguës qui le poussèrent à briser son cadre de vie.

Mentir ou périr

7 Épiménide semblait se défendre contre un sentiment de passivité à l’égard de l’objet en essayant de dominer ceux par qui il devait se sentir dominé. Chez lui, le lien était synonyme de rapport de force et la dualité n’apparaissait concevable qu’en termes d’adversité. Il faut vaincre l’autre plutôt que de risquer d’être vaincu par lui, selon « la loi du “ moi ou lui ” » [11]. De tels adolescents essaient de surmonter l’angoisse d’être anéantis par les autres en triomphant narcissiquement d’eux. Aussi tentent-ils d’éradiquer un vécu d’annexion par l’adulte qu’ils accusent de maltraitance. Lorsqu’ils sont crus par les tiers à qui ils se plaignent, les sujets obtiennent un pouvoir vis-à-vis de la personne sur qui plane un discrédit social. Relevons que celle-ci n’est pas « choisie » au hasard. Il s’agit généralement d’un proche parent, de quelqu’un qui compte. Trop ? Sans doute.

8 Il est à penser que les actes d’Épiménide visaient à cadenasser des désirs homosexuels passifs. Ces actes qui amenaient des tiers à s’interposer entre lui et ses proches, exprimaient insensiblement quelque chose d’une barrière de l’inceste friable. Il fallait que des personnes viennent tiercéiser ses relations, que ce soit celle entre lui et son père, ou celle entre son éducateur et lui. Les allégations de l’adolescent n’avaient-elles pas conduit des autorités à se placer entre lui et eux ? On peut considérer qu’il sollicitait à l’extérieur les limites qui lui faisaient défaut à l’intérieur. Ses actes étaient parlants de désirs incestueux et parricides mal réprimés (Houssier, 2013). Ne pouvant s’étayer sur un objet interne suffisamment fiable, l’adolescent attendait de l’environnement extérieur qu’il le contienne. Cependant, ce besoin s’exprimait de manière paradoxale. En conséquence, le risque est que la société (par l’intermédiaire du juge notamment) réponde à la demande manifeste du sujet en omettant son attente plus profonde. Il faut prendre en compte la nature inconsciente de l’appel que délivre le sujet lorsqu’il accuse un parent ou un proche d’irréelles maltraitances. Il importe donc d’étudier la dimension latente de cet « acte », par le biais duquel le sujet interpelle son environnement.

9 Épiménide était sensible aux failles qu’il pressentait chez les adultes. Très tôt, il joua notamment avec la culpabilité de son père. En le menaçant de se plaindre aux passants, il touchait son angoisse de ne pas être à la hauteur. En plaçant une épée de Damoclès au-dessus de la tête de son aîné à travers ses chantages à la dénonciation, Épiménide le testait. Plus ce système fonctionnait, plus il en usait : plus son père perdait confiance en son autorité, plus son fils mettait en cause celle-ci. L’adolescent agissait ainsi car sa confiance dans la valeur d’idéal attribuée à son modèle vacillait. Aussi tentait-il de se rassurer en s’acharnant à attiser les peurs de son père. Confronté à une fragilité du parent sur qui il désirait s’étayer, l’adolescent était d’autant plus impitoyable que sa détresse était forte. Ce faisant, il était arrivé à prendre symboliquement l’ascendant sur l’adulte et devait se sentir un terrifiant pouvoir : celui de l’effondrer, et de scier en quelque sorte la branche sur laquelle il était assis. Le vaincre n’aurait pas été une fin en soi. Derrière la haine qui motivait apparemment Épiménide se cachait en fait l’espoir que sa violence soit endiguée. Ce qu’il désirait au fond, c’est savoir s’il pouvait s’appuyer sur un environnement « indestructible » c’est-à-dire « qui survi[ve] à la destruction par le sujet » [12]. Le plaisir qu’Épiménide prenait manifestement à saper l’autorité des adultes masquait un besoin inassouvi de limites structurantes. S’il inversait les rapports de pouvoir et tenait tête aux adultes, c’était pour s’assurer de leur solidité (Chapellon, 2011). Ses exactions étaient l’indice de sa quête d’un objet capable de survivre à la violence tapie au fond de lui. Elles étaient orientées par le besoin de faire héberger sa destructivité chez les autres. La relation impitoyable qu’il imposa aux différents adultes qui le prirent en charge était le fruit d’un « amour sans pitié » (Winnicott, 1947). Épiménide avait besoin de s’assurer que les adultes qui l’entouraient se faisaient mutuellement confiance (Pinel, 2010). Cet adolescent qui mettait les personnes autour de lui en porte-à-faux, les unes par rapport aux autres, vérifiait inconsciemment leur cohésion. Ainsi, lorsqu’il incrimina son éducateur auprès de l’ASE, il testait la consistance des liens censés les unir. Épiménide posait indirectement la question de la fiabilité de son cadre de vie : le groupe était-il suffisamment cohérent [13] pour lui résister ? Il était animé par l’espoir inconscient de trouver un groupe suffisamment solide pour le supporter, dans tous les sens du terme.

10 Or, quand les fausses déclarations de maltraitance sont crues, le sujet se trouve en position de briser les adultes qu’il accuse. Dans l’exemple que nous avons évoqué, Épiménide « élimina » son père en le faisant condamner. Après que sa fausse déclaration eut fonctionné, il dut se sentir porteur d’une destructivité décuplée, incontrôlable. Lorsqu’un adolescent découvre que ses aînés peuvent être déchus de leur autorité par son biais, il fait l’expérience de la non-survivance de l’objet et se trouve pris au piège d’une angoisse de nature à briser sa confiance dans la vie. On peut ici s’inspirer de la formule d’H. de Balzac : « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit » [14]. Sans doute la « victoire » d’Épiménide sur son père représentait-elle ce pouvoir destructeur. Seul l’enfant qui est empêché de « tuer » l’adulte dans la réalité peut s’autoriser à désirer le faire dans son fantasme. Il doit donc sentir que sa haine n’a pas de conséquences réelles, que les adultes ne tombent pas sous ses coups. C’est une condition indispensable à sa sécurité psychique.

11 

12 D.-W. Winnicott écrit : « c’est la pulsion destructrice [du sujet] qui crée la qualité de l’extériorité » [15], soit de son environnement,… à condition que ce dernier ne soit pas détruit. Or, dans le contexte des faux signalements de maltraitance, ce peut être le cas. Souvent ? Il est difficile de le déterminer, tant les études quantitatives et qualitatives en la matière manquent. Il semble donc opportun de se pencher sur ce phénomène encore trop peu étudié. Cette démarche facilitera la prise en charge des adolescents concernés, en permettant notamment d’envisager la nature du soutien familial requis. Ici, nous nous sommes efforcés de démontrer qu’en mettant en cause les adultes, parents ou éducateurs, dans leur autorité et leur éthique, l’adolescent lanceur d’alerte teste la solidité de ses liens d’attachement. Cependant, quand il est cru, il détruit son environnement. Sa haine n’est plus symbolisable puisqu’elle possède un impact réel, trop réel. Le fantasme mortifère qui le pousse à agir de la sorte percute la réalité, l’anéantissant. Quand une décision de justice déchoit symboliquement un parent de son pouvoir, grandir à ses côtés semble devenir une tâche impossible. Les effets du phénomène que nous avons observé s’avèrent ainsi délétères. Il s’agit donc de prendre en compte son existence. Surtout, il importe de ne pas mésestimer la dimension messagère de ce phénomène, car à travers lui le sujet adresse le signe d’une profonde détresse à son environnement.

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Mots-clés éditeurs : Mensonge, Destructivité, Anaclitisme négatif, Ascendance, Haine

Date de mise en ligne : 07/07/2015

https://doi.org/10.3917/ado.092.0405

Notes

  • [1]
    Robin, 2006, p. 42.
  • [2]
    Dupré, 1925, p. 17.
  • [3]
    Bensussan, Rault, 2002, p. 232.
  • [4]
    Madeira V., Vital-Durand B. (2006). J’ai menti. Paris : Stock.
  • [5]
    Le cas de cet adolescent baptisé ainsi en référence au paradoxe d’Épiménide le crétois, à savoir : « Un homme disait qu’il était en train de mentir. Ce que l’homme disait est-il vrai ou faux ? » [Eubulide de Milet (IVe siècle. av. J.-C.). Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres, V. 2. Paris : Librairie générale française, 1999, p. 108] a déjà été succinctement présenté dans un article consacré au rôle de la société dans la vie psychique des adolescents (Chapellon, 2010, pp. 190-193).
  • [6]
    MECS, Maison d’Enfants à Caractère Social.
  • [7]
    ASE, Aide Sociale à l’Enfance.
  • [8]
    Searles, 1975, pp. 23-47.
  • [9]
    Marty, 2001, p. 277.
  • [10]
    Roussillon, 2002, p. 1175.
  • [11]
    Bergeret, 1984, p. 219.
  • [12]
    Winnicott, 1969, p. 236.
  • [13]
    Notons qu’il n’est pas possible d’appréhender plus précisément ici les mécanismes trans-subjectifs à la base des conflits interpersonnels que des sujets comme Épiménide génèrent autour d’eux. Aussi le lecteur est-il renvoyé à l’article où, avec F. Houssier (2015), nous décrivons les discordes qu’une patiente de Freud a fait germer entre les premiers analystes.
  • [14]
    Balzac H. de (1838). La peau de chagrin. Paris : Imprimerie de Béthune et Plon, p. 48.
  • [15]
    Winnicott, 1969, p. 241.

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