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Article de revue

La souillure, l'informe et l'idéal. L'analité dans l'obésité adolescente

Pages 401 à 413

Notes

  • [1]
    Birraux, 1994, p. 19.
  • [2]
    Perrault C. (1691-1694). Peau d’âne. In : Contes. Paris : Gallimard, 1981, pp. 95-116.
  • [3]
    Abraham, 1924, p. 639.
  • [4]
    Freud, 1924, p. 640.
  • [5]
    Guillaumin, 1973, p. 990.
  • [6]
    Schaeffer, Goldstein, 1998, p. 1777.
  • [7]
    Kristeva, 1980, p. 86.
  • [8]
    Roussillon, 2007, p. 136.
  • [9]
    Lacan, 1954-1955, p. 186.
  • [10]
    Green, 1993, p. 77.
  • [11]
    Artaud A. (1998). Œuvres complètes. Paris : Gallimard, p. 1644.
  • [12]
    Green, 2002, p. 135.
  • [13]
    Kafka F. (1915). La Métamorphose. Paris : Gallimard, 1972.
« Quand le passé revient de façon imprévisible, ce n’est pas le passé qui revient, c’est l’imprévisible. »
Quignard P. (1995). Rhétorique spéculative. Paris : Calmann-Lévy, p. 189.

1La massification brutale des chairs suivant le moment pubertaire est un phénomène majoritairement féminin, toujours corrélé à une polyphagie sans vomissement et parfois subséquent à un vécu catastrophique des premières ménorrhées. Si une augmentation de la sensation de faim, inhérente aux bouleversements hormonaux, peut être évoquée comme origine de l’obésité pubertaire, elle s’avère toujours faire écran à une problématique enchâssée dans les aléas du développement de la psychosexualité. La construction fantasmatique et défensive d’un corps machine ou d’un corps hermaphrodite idéal vise souvent à nier l’identification, la sexuation et la transformation du corps infantile en « un corps inconnu, mystérieux, et mature sexuellement » [1] selon l’expression d’A. Birraux. « Je suis devenue grosse pour avoir un corps intouchable et surtout pour éviter d’être une femme », ou encore : « C’est comme si j’avais voulu avoir les deux sexes ou aucun sexe du tout ». Telles sont les sentences couramment entendues dans l’après-coup de l’apparition d’une obésité pubertaire, indiquant que de tels fantasmes s’incarnent littéralement dans la fabrique exponentielle du corps adipeux. À la suite des travaux de C. Chabert (1999, 2003) sur le féminin mélancolique dans les troubles alimentaires, et à partir de différents cas cliniques, j’ai avancé (Vargioni 2008, 2011) que certaines obésités pubertaires s’organiseraient autour d’un scénario mélancolique dans lequel l’attaque du corps aurait pour but d’expier une prétendue séduction active du père ou de la mère, afin d’éviter une insupportable passivation. Je propose de poursuivre ici ces réflexions en soulignant qu’un scénario fantasmatique central de fécalisation du Moi-corps peut doubler l’intolérable vécu de passivation à partir de l’émergence d’un fantasme faisant du sang menstruel une humeur intrinsèquement impure et sale, indexée à une double polarité d’interdit : sexuelle et anale. À la suite de quoi, je m’attacherai à mettre en lumière le processus de sphinctérisation du Moi a minima qui, à l’inverse, est susceptible d’accompagner et de tempérer les réactualisations pulsionnelles sexuelles à l’adolescence. Cette analité secondaire de bon aloi permit notamment à Camille une sortie de l’informe qu’incarnait son obésité infantile. Enfin, j’évoquerai le recours à l’analité primaire incarnée dans l’anorexie comme sortie catastrophique de l’obésité infantile.

Obésité pubertaire et fantasme de fécalisation du moi-corps

2Certaines obésités pubertaires se construisent sur le fantasme d’une effraction menstruelle qui, à défaut d’être ressentie comme une inscription de la fille dans la différence sexuelle et dans le jeu des générations, est vécue comme une blessure hémorragique. Dans ce cas, la blessure peut être consécutive à un attentat imaginé comme venant de l’extérieur, puis secondairement réinteriorisé, faisant alors de la pulsion une sorte de saboteur/séducteur interne. Dans les situations où l’obésité constitue une défense contre la génitalisation de la libido, on pourrait soutenir que tel un cheval de Troie, celle-ci doit être emmurée, enfermée dans la graisse afin d’être rendue inoffensive et tenue à l’écart d’un objet de satisfaction. À l’instar du chaos pubertaire de l’anorexie mentale, ces obésités à dessein anti/anté-hémorragique s’édifient sur les fragilités du narcissisme, des autoérotismes et des enveloppes psychiques. À la seconde peau cartonnée de l’anorexie se substitue une cuirasse graisseuse informe et molle, visant autant à boucher les trous d’un Moi-peau passoire qu’à enkyster l’affect et la sexualité.

3

Danièle, à l’âge de quarante-cinq ans, avait choisi de venir me rencontrer alors que son récent licenciement réactivait une angoisse massive et une conduite ininterrompue de grignotage. Elle avait grossi de plus 30 kg en quelques mois sans aucune crise de boulimie. Danièle avait deux corps, deux garde-robes, deux vies. Le premier corps était un corps de poids normal, sa garde-robe était de taille 40 et sa vie celle d’une femme normalement active. Son deuxième corps était gros, il s’installait avant chaque vacance d’été ou après des ruptures manifestes dans le fil de son existence, et se moulait dans une taille 54. Sa vie alors se figeait autour d’une inhibition massive qui la clouait la journée entière sur son canapé, pour dévorer de grandes quantités de nourriture sans compulsion. Cette alternance de phases avait amené un psychiatre à poser un diagnostic de bipolarité, à lui prescrire un traitement qu’elle supporta très mal et interrompit. Danièle avait été une enfant en très léger surpoids et avait massivement grossi à la puberté, vers l’âge de douze ans, avant de devenir une jeune fille obèse. Élevée entre une mère déprimée et un père séducteur et pervers dans l’internat dont il était le proviseur, Danièle se souvenait avoir passé, à partir de la classe de cinquième, toutes ses soirées au réfectoire pour finir les restes des plats des autres élèves. « Je me cachais pour manger, et je cachais mon corps du regard des autres. C’est devenu un cercle vicieux. Je suis passée d’une enfant innocente à une grosse vache. J’ai choisi d’être grosse pour ne pas être une femme, pour me cacher du regard concupiscent de mon père. Ou pour ne pas être sa proie. » Elle avait maigri à l’âge de dix-neuf ans après le suicide de sa meilleure amie et le départ du foyer familial. « Si je ne perds pas 60 kg en deux ans, je me suicide aussi », s’était-elle dit alors. Elle se délesta de ce surpoids en entamant alors une première tranche d’analyse.
Durant ses périodes de prise de poids, Danièle faisait souvent référence au conte de Peau d’âne, comparant son manteau de graisse à la peau de la bête morte. Cette analogie prenait place au sein d’une chaîne associative dans laquelle son obésité la cachait du père, lui-même cachant sa perversion derrière l’apparat et la prestance de sa robe de proviseur. Le père de Danièle aimait les très jeunes femmes et avait des relations sexuelles avec ses élèves de terminale et de classes préparatoires, dans l’enceinte même de son établissement, sans se cacher de sa femme. Celle-ci était soumise, très dépressive et certainement très masochiste. Certes, il n’avait jamais rien tenté sur ses propres filles, mais Danièle disait sentir sur elle le regard lubrique de ce père, regard dont elle se sentait coupable et que seul ce corps difforme pouvait fantasmatiquement tenir à distance. Dans le conte de Charles Perrault [2], une princesse, pour se soustraire à l’inceste que son père tente de lui imposer, fait tuer un âne pourtant fort précieux pour le royaume. Danièle faisait très directement référence à deux des fonctions de la peau de l’âne dans le conte : se protéger du contact paternel par la matérialité même de la pelisse, pour elle la graisse, et repousser les regards concupiscents par le terrible aspect physique qu’octroie la peau d’âne à celle qui la porte, pour elle le corps déformé par le poids. Or le conte Peau d’âne met aussi en avant une double dimension anale de la peau de bête. L’âne vivant représente l’analité dans sa version don/prodigalité, mais l’âne mort devient un objet anal dans sa version fécalité/souillure qui confère au corps de la princesse une dimension pestilentielle tout à fait mise en avant dans le conte. Alors que je soulignais cette dimension lors d’une intervention, elle associa sur un souvenir (écran ?) : « C’est curieux ce que vous dites … Silence … J’ai grossi après avoir été réglée et lorsque je suis allée voir ma mère pour le lui dire … Silence … Et bien elle m’a engueulée. Elle m’a dit que j’étais trop jeune pour avoir mes règles … Pleurs … Et a rajouté va te laver tu es sale … Pleurs … Je me souviens m’être demandé si avoir ses règles équivalait à ne pas pouvoir retenir ses selles … Pleurs … Ça ne m’a pas aidée. » Elle reprit cela plus tard lors d’une autre séance : « Ma mère ne m’a jamais aidée … Jamais accompagnée à devenir une femme … Elle était trop prise par l’impératif de surveiller mon père et surtout de ne pas le perdre … Quand je suis grosse je me sens comme une merde mais dans tous les sens du terme : parce que je ne vaux rien mais aussi parce que j’ai le sentiment que cette graisse c’est comme un déchet qui m’entoure … C’est toute la merde que je n’ai pas réussi à éliminer et c’est ça qui me fait tellement honte que je ne peux pas sortir de chez moi … Pleurs … Ça me rappelle le va te laver de ma mère … Long silence … Et si ma mère m’avait insufflé ça pour ne pas que je séduise mon père. Elle m’aurait donc à la fois protégée et à la fois empêchée d’être une femme … Longs pleurs … C’est insoluble … »

4À partir des propos de Danièle, revenons sur la place de l’analité dans la sexualité féminine. En 1924, à propos de la sexualité féminine, K. Abraham écrit à Freud : « Votre conception du changement de zone directrice chez la femme lors de la puberté s’est toujours révélée exacte en pratique. Mais il m’est venu récemment une conjecture quant à savoir s’il n’y aurait pas déjà, dans la prime enfance, une première floraison vaginale de la libido féminine, destinée au refoulement, et à laquelle succéderait ensuite la prédominance du clitoris comme expression du stade phallique. Nous comprendrions mieux le complexe d’Œdipe féminin à partir d’une réaction vaginale précoce au pénis du père » [3]. Ce à quoi Freud répond sans détour : « Selon mon préjugé, la participation vaginale serait plutôt remplacée par les manifestations anales. Le vagin est en effet, comme nous le savons, une acquisition tardive par séparation d’avec le cloaque » [4]. Freud ne variera jamais sur cette conception fort contestée depuis dans la pensée analytique.

5Restons néanmoins attaché aux positions freudiennes pour éclairer l’effraction pubertaire sanglante de Danièle, vécue comme un moment excrémentiel. En construisant le fantasme suivant : « Je me suis demandé si avoir ses règles était comme ne pas retenir ses selles », Danièle suivait-elle une théorie sexuelle infantile ou une théorie sexuelle pubertaire ? Dans l’optique freudienne de la théorie cloacale, les menstruations trop précoces, malgré la réalité du temps pubertaire qui n’est plus infantile, peuvent-elles réveiller les sensations anales peu distinguées des sensations vaginales et rabattre fantasmatiquement le menstruel sur l’excrémentiel ? La honte évoquée par Danièle trouve son soubassement si l’on suit l’axe phallique/anal/fécal proposé par J. Guillaumin (1973), qui suppose que la dynamique du dégoût est antérieure à celle de la honte, et qu’elle est utilisée par cette dernière à travers des mouvements qui s’enchaînent ainsi :

  1. exhibition d’un objet phallique idéal dont le Moi se satisfait ou se glorifie ;
  2. fécalisation secondaire de cet objet idéalisé après perception du dégoût dans le regard de l’autre ;
  3. introjection anale par renversement de l’actif en passif et du devant en arrière de l’objet partiel fécalisé (l’objet de dégoût) « qui n’est plus brandi à l’extérieur mais incrusté de façon plus ou moins indélébile dans le Moi, ainsi condamné à le subir et à en craindre les effets contagieux » [5].

6Pour Danièle, le moment des règles condense un fantasme de séduction active sur le père (séduction mélancolique), un fantasme de séduction passive par le père (séduction hystérique) et un fantasme de fécalisation du corps-propre devenant un des pivots du maintien de son obésité. En effet, ce corps fécal tout à la fois la protégeait de la séduction par l’objet et la punissait de la séduction active sur l’objet. En suivant l’enchaînement des phases proposées par J. Guillaumin, le passage du phallique au fécal dans les constitutions d’obésité au moment pubertaire impliquant une honte secondaire, se déplie comme suit :

  1. le corps pré-pubère est phalliquement investi par le sujet et par autrui comme corps infantile idéal car non touché par le pubertaire. C’est un corps d’ange ;
  2. les règles sont vues avec dégoût. L’impasse du pubertaire maintient et renforce la théorie sexuelle infantile du cloaque. Menstruations = Excréments ;
  3. l’objet fécal est introjecté analement au sein du Moi-corps qui en devient le porteur. Gros corps = Corps fécal désidéalisé. Graisse = Excréments.

7Dans le fantasme de fécalisation des menstruations, celles-ci n’ont pas les qualités des excréments du stade anal infantile, à savoir une possession et/ou un cadeau suivant les phases de rétention ou de rejet ; il n’y a pas de plaisir. Ce procédé obstrue la bonne intégration de l’analité au sein du Moi féminin, c’est-à-dire la capacité de sphinctérisation fantasmatique, a minima, du Moi. La sexualité féminine étant étayée sur la contiguïté anatomique vagin/anus, la sphinctérisation secondaire du Moi par la tendresse maternelle, au moment de la puberté, vise à pallier les angoisses d’effraction et de viol de la jeune fille. Le fantasme des règles diarrhéiques figuré dans la sentence (« Je n’ai pas pu me retenir »), fait émerger une angoisse de non rétention sphinctérienne qui rejoint l’angoisse de pénétration par manque de sphincter. Pour J. Schaeffer et C. Goldstein, le fécal est « ce par quoi l’analité se perd en se solidifiant, en se rigidifiant, en refusant de se démettre. Non seulement ce n’est plus de l’analité, mais la fécalité en utilise le champ manifeste pour faire passer une démesure de haine dans la libido » [6]. J’entendrais plutôt le fécal au sens de l’excrémentiel, soit comme une liquéfaction et une non rétention des fèces, c’est-à-dire comme une analité non pas rigide mais au contraire une analité qui, ayant perdu sa dimension d’élasticité, vise à salir l’objet et le Moi dans le même mouvement. C’est d’une certaine manière une analité mélancolique dans laquelle le Moi est traité tel un excrément anti-libidinal, repoussant et sale. Des propositions de J. Schaeffer et C. Goldstein, je retiendrai en revanche la dimension haineuse évoquée à propos de la fécalité. Ici la haine est retournée contre le sujet lui-même compte tenu de la dimension mélancolique de la problématique. Ce fantasme, en tant qu’il est contigu au fantasme de séduction mélancolique, constitue dans certaines obésités pubertaires un point de butée à l’hystérisation de la vie sexuelle et l’accès à la génitalité. Par ailleurs, je suivrai très volontiers J. Kristeva (1980) lorsqu’elle précise qu’aucune culture n’attribue au sperme et aux larmes des valeurs de souillures, contrairement à l’excrémentiel et au menstruel. « L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le Moi menacé par du non Moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. Le sang menstruel, au contraire, représente le danger venant de l’intérieur de l’identité » [7]. Dès lors le fantasme de fécalisation du Moi s’adosse-t-il à un défaut de limite corporelle, à un Moi-peau poreux, rendant indistinct le dedans et le dehors et le sens des flux qui s’y déploient. Du côté du féminin, la sphinctérisation secondaire du Moi à l’apparition des règles n’est autre que l’aide maternelle au refoulement des fantasmes de viol et de pénétration disséquante.

La sphinctérisation du moi ou la sortie de l’informe

8Dans la sphère de l’analité, la maîtrise sphinctérienne est à la pulsion ce que l’emprise sur l’objet fécal est à la relation d’objet. Le traitement des pulsions orales par l’analité est à l’œuvre de manière cyclique dans la boulimie via le cycle maîtrise/lâchage/fécalisation qui peut être un levier pour sortir de l’obésité. Ce renoncement provisoire ou résolutif trouve la possibilité d’advenir lors de réaménagements psychiques liés au processus adolescens (Gutton, 1996) initiés par un travail analytique. On peut par ailleurs appréhender la sortie de l’obésité infantile comme un dégagement de l’informe et de l’idéal hermaphrodite via une relance des théories sexuelles infantiles et un accès à la génitalité. La modification des mouvements identificatoires au sein du groupe de pairs, la transformation de l’idéal du Moi et la réactualisation d’une analité différenciatrice, font partie des soubassements qui permettent d’accompagner les changements corporels. Dans de nombreux cas, ces mouvements sont vécus pareillement à de véritables métamorphoses salvatrices. Toutefois, il arrive qu’un comportement boulimique avec vomissements, plus ou moins durable, survienne à la suite de frustrations alimentaires drastiques telles que les imposent les sentiments d’élation inhérents aux amaigrissements rapides. Le risque de ces comportements, à défaut de demeurer transitoires, est de constituer une véritable addiction secondaire aux cycles gavages/vomissements, ce qui ne fut pas le cas pour Camille.

9

Camille, jeune fille de dix-huit ans, très intelligente et douée pour l’analyse, était boulimique depuis deux ou trois mois lorsqu’elle choisit de consulter. Elle était en thérapie depuis presque un an mais n’avait jamais parlé de sa boulimie. C’est en tant que « spécialiste » (sic) qu’elle venait me voir. Lors du premier entretien, elle mit un certain temps à dire le motif de ce rendez-vous, me laissant attendre, et semblant vouloir laisser le temps en suspens. Elle parlait d’une voix très douce, presque berçante. Les mots qu’elle murmurait s’échappaient de ses lèvres avec un sifflement imperceptible. Voulait-elle m’attacher à leur forme, pour ne pas déjà livrer le contenu de sa souffrance ? Camille, qui était encore un peu ronde, avait été obèse entre six et seize ans. Après plusieurs régimes, plusieurs pertes et reprises de poids, voilà qu’une nouvelle solution (symptôme) s’était proposée puis imposée à elle : se gaver et puis vomir, annuler l’acte honteux par un second acte, dont la honte était au départ plus facilement refoulable (ou réprimable) que pour le premier. Camille se faisait vomir plusieurs fois par jour. Elle était parvenue à ritualiser certains de ces gavages, notamment le soir, mais parfois la machine s’emballait, la compulsion prenait le dessus, et l’acte devenait fou. Quand elle était triste, déçue, vide ou frustrée … se demandait-elle ? Elle ne savait pas trop. Après lui avoir demandé ce qu’elle nommait boulimie, elle dit : « Je mange de tout et de rien … »
– J. V. : « Tout et rien ce n’est pas pareil. »
– Camille : « C’est tout, mais c’est du rien. Je mange jusqu’à l’écœurement, puis je vomis. Si je suis trop vide, je remange, si alors je suis trop pleine, je revomis, jusqu’à ce que ce soit équilibré. Alors je peux manger des choses qui ne sont pas du rien. Des vraies choses que j’aime ou qui sont saines. Mais là, je me perds un peu, je ne sais plus trop si j’aime ou s’il faut que j’aime, c’est pour ça que je viens vous voir. Au début les crises de boulimie c’était une vraie solution. Quand j’étais grosse, je ne pouvais pas jouer avec le vide et le plein, avec le bon et le mauvais. C’était du plein jusqu’au malaise ou du manque. Être boulimique j’ai l’impression que c’est un moyen de combler du manque par un vide qui ne le restera pas puisqu’on maîtrise. C’est comme faire tenir ensemble le plein et le vide. Avant je mangeais tout le temps, j’avais toujours quelque chose à la bouche. Personne ne me disait : Arrête ! J’étais grosse, voilà tout, c’est un état de fait. Aujourd’hui je suis boulimique, c’est devenu une vraie maladie. Quand ma mère s’est aperçue que je me faisais vomir elle m’a dit : Tu fais ça parce que tu es malade, il faut voir un médecin. J’ai pensé alors : Et quand je m’empiffrais au point de ressembler à un hippopotame, je n’étais pas malade peut-être ? Ma mère est grosse, comme sa mère, donc pour elle c’était normal et héréditaire. Elle pense n’importe quoi ! Et bien non, quand on est grosse ce n’est pas par hérédité, c’est parce qu’on mange n’importe quoi ! »
– J. V. : « N’importe quoi, ce n’est pas comme tout ou rien ? »
– Camille : « Non justement, c’est différent, je crois. N’importe quoi c’est comme si ça n’avait pas de forme, comme mon corps de grosse, c’est du gras qui dégouline. Tout et rien, ça s’annule et ça se complète : manger et vomir, c’est un système fermé. Mais pourquoi je m’inflige ça ? »
– J. V. : « Peut-être parce que vous imaginez que le seul moyen d’échapper au “n’importe quoi” que votre mère dit et que votre mère mange, c’est de le vomir. Vous savez comme les bébés, ils ne peuvent pas parler alors pour manifester leur mécontentement ils recrachent. Mais vous … vous pouvez parler … n’est-ce pas ? Vous pouvez dire non. »
Après une dizaine d’entretiens thérapeutiques Camille cessa de venir. Elle m’écrivit un an après l’arrêt de nos rencontres. Elle avait interrompu ses études universitaires pour aller vivre chez son père à Marseille et préparer le concours d’entrée aux Beaux-Arts. Ses vomissements avaient cessé. Elle joignit une photo d’une de ses sculptures récentes. Sculptures au sujet desquelles elle dit durant nos entretiens : « Mes sculptures ont changé depuis que j’ai maigri. J’ai toujours fait des femmes, avec une grande chevelure. Avant elles étaient plus grosses, maintenant elles ont de petites fesses et des petits seins, mais je leur fais toujours des gros doigts et parfois des gros pieds. Comme des parties de moi qui sont restées grosses. Je n’arrive pas à faire les visages, alors elles ont les cheveux qui leur cachent le visage. Peut-être que c’est un prétexte, je pourrais apprendre à faire les visages. » La photo jointe à son courrier était celle d’un buste de femme aux cheveux attachés et au visage poupin. Camille était-elle toujours tentée par une certaine régression dans le but de retrouver la mère préœdipienne ? Ou cette figuration du visage signait-elle l’accès à un objet total – si l’on appréhende le visage comme figuration de l’objet total – révélant l’intégration de l’image de son corps ?
Le cas de Camille dévoile sa tentative d’auto-emprise sur son corps-propre obèse, en partie identifié au corps maternel, par un recours à une analité secondaire en tant que moyen de traiter l’informe et de maîtriser l’objet par le truchement d’un symptôme boulimie/vomissement. Ce symptôme transitoire, grâce aux entretiens et à la capacité de sublimation de la patiente, n’évolua pas vers un comportement boulimique chronique. Le « tout et le rien » découverts dans le comportement boulimique suivi de vomissements participaient de l’omnipotence de Camille visant à se départir du « n’importe quoi » comme objet informe.

10Dans la lignée des travaux de K. Abraham, son disciple R. Fliess (1956) propose l’existence d’une divided line entre les organisations non névrotiques (états limites, prépsychoses et psychoses) et les états névrotiques ou normaux. Cette ligne est échafaudée sur une ligne de partage psychogénétique qui sépare des états de fixation et de régression d’une part au niveau du premier sous-stade anal et, d’autre part, au niveau du second sous-stade anal. Dans le premier groupe, les pulsions continuent de fonctionner sous le primat d’une agressivité plus ou moins envahissante et/ou d’une extrême dépendance à l’objet suivant le degré d’évolution. Dans ce premier groupe, on trouvera les obésités infantiles évoluant vers des obésités adolescentes et marquées par la grande précarité des limites. Dans ce cas, le sein non métaphorisable assume le rôle d’un objet libidinal de premier plan, et en devient une partie du corpspropre vis-à-vis duquel une agressivité mal différenciée alterne avec une forme d’auto-nourrissage. Dans le second groupe, l’accès à la maîtrise anale aide le narcissisme à se consolider, et limite les aspects destructeurs de l’oralité. Il permet de sortir du fantasme de fusion primaire avec toute l’agressivité que cela implique, et de bénéficier d’un gain narcissique, ce qui, dans la sortie de l’obésité, s’appuie sur la (re)construction d’un narcissisme féminin de vie et d’une sortie de l’informe.

11Le travail adolescens fut l’occasion pour Camille d’accéder à ce second groupe. La sortie de l’informe est donc, par le recours à une analité secondaire adolescente bien tempérée, une sortie du même, une sortie du « tout, tout de suite, tout seul, tout ensemble » [8], selon l’expression de R. Roussillon, ce dont l’adolescente obèse travaillée au corps par un fantasme de fusion primaire avec la mère préœdipienne ne peut s’extraire. La présente formule de J. Lacan : « La chair dont tout sort, au plus profond du système, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse. Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation du tu es ceci – tu es ceci qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe » [9], traduit parfaitement l’emprisonnement dans les chairs maternelles informes que certains obèses évoquent. La sortie du tout conditionne l’accès au langage par l’acquisition du rejet, puis du jugement d’attribution qui préfigure le non. Ainsi la boulimie, en tant que symptôme transitoire et non qu’unité syndromique morbide, peut-elle ouvrir un chemin vers le langage et l’oralité logique telle que la définit P. Fédida (1972) : une oralité dans laquelle parole et nourriture peuvent concomitamment occuper la bouche sans s’y mélanger, sans former le magma informe que Camille qualifiait si pertinemment de « n’importe quoi ».

L’analité primaire ou l’anorexie comme destin idéal

12Le recours à l’analité pour tenter le contrôle sur l’oralité débridée, doit s’opérer comme « bonne réactualisation » de la devided line décrite par R. Fliess pour qu’elle demeure transitoire et non pathologique. Si elle se trouve marquée par une rigidification outrancière du narcissisme et des limites corporelles, elle pourra comme dans les passages catastrophiques des obésités infantiles aux anorexies pubertaires, laisser la place à une analité primaire dans laquelle « Le narcissisme anal donne à ces sujets un axe interne, véritable prothèse invisible, qui ne se maintient que par l’érotisation inconsciente des conflits » [10]. Le recours à l’analité traduit la fragilité du narcissisme et du rapport intime à l’objet que l’abandon de l’obésité laisse à découvert. Ce processus s’impose parfois en tant que dernier bastion face à un effondrement psychotique – la défusion d’avec le sein, la démélancolisation du lien à la mère primitive, ne pouvant passer par une analité structurante pour le Moi et organisatrice pour les limites dedans/dehors et pour les frontières entre les instances.

13« Pour exister il suffit de se laisser aller à être, Mais pour vivre, Il faut être quelqu’un, Pour être quelqu’un, Il faut avoir un os, Ne pas avoir peur de montrer l’os, Et de perdre la viande en passant » [11], écrit Antonin Artaud. Telle serait la visée de l’idéal anorexique comme sortie de l’obésité. S’accrocher à ce rempart anal archaïque rigide pour tenter de subsister en se donnant l’impression de vivre. Ainsi Marie, une jeune patiente d’une vingtaine d’années, ancienne obèse, devenue anorexique au début de son adolescence après un chagrin d’amour qui l’avait laissée « comme morte », disait-elle au début de sa thérapie : « Avant j’étais molle de partout, je ne m’en rendais pas compte. Aujourd’hui mon ventre est dur comme de la pierre, ça me fait mal à l’intérieur. Je sens mes os, mes côtes, mes hanches, je peux marcher droite dans la rue. J’aimerais aller mieux et sortir de tout ça mais d’un autre côté c’est la seule chose que j’ai. C’est mon dernier abri. » À propos de l’analité primaire, A. Green note : « Cette défense acharnée du territoire subjectif s’explique par un sentiment permanent d’empiétement par les autres » [12], empiétement contre lequel nous pouvons nous demander si l’obésité infantile de Marie ne constituait pas déjà une défense durant la période de latence. Faut-il rappeler à quel point la menace d’empiétement masque celle de perdre l’objet et vice et versa ? Ce qui, pour cette patiente, eut lieu dans ce chagrin d’amour qui la laissa, selon ses dires, « pour morte ».

14A. Birraux (1994) analyse la nouvelle de Franz Kafka, La Métamorphose[13], comme une allégorie tragique et démesurée de l’étrangeté des transformations pubertaires, ici placées sous le regard de parents atterrés, révulsés et finalement rejetants. Cette métamorphose laisse le héros, Gregor, dans une inquiétante sidération. Plus qu’une allégorie de l’adolescence, cette nouvelle me semble être une allégorie des impasses du pubertaire. En effet, la métamorphose n’est pas une transformation mais un fantasme agi qui, précisément, s’oppose à l’acceptation des transformations pubertaires. L’analité, en tant qu’elle offre une pluralité de couples d’opposés (ouverture/fermeture, rigidité/élasticité, dépendance/autonomie, rétention/expulsion), s’impose comme un axe essentiel pour penser ces métamorphoses corporelles particulièrement spectaculaires dans l’obésité et l’anorexie adolescentes qui visent à accrocher la perception. Ces dernières ne doivent cependant pas être uniquement appréhendées comme des entités nosographiques clairement délimitées, mais aussi approchées avec nuance en ne perdant jamais de vue qu’elles peuvent, comme nous l’avons démontré, constituer des manifestations pathologiques transitoires, voire des phénomènes résolutifs.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : métamorphose, sphinctérisation du Moi, séduction mélancolique, informe, fécalisation du Moi-corps, idéal hermaphrodite

Date de mise en ligne : 11/07/2014

https://doi.org/10.3917/ado.088.0401

Notes

  • [1]
    Birraux, 1994, p. 19.
  • [2]
    Perrault C. (1691-1694). Peau d’âne. In : Contes. Paris : Gallimard, 1981, pp. 95-116.
  • [3]
    Abraham, 1924, p. 639.
  • [4]
    Freud, 1924, p. 640.
  • [5]
    Guillaumin, 1973, p. 990.
  • [6]
    Schaeffer, Goldstein, 1998, p. 1777.
  • [7]
    Kristeva, 1980, p. 86.
  • [8]
    Roussillon, 2007, p. 136.
  • [9]
    Lacan, 1954-1955, p. 186.
  • [10]
    Green, 1993, p. 77.
  • [11]
    Artaud A. (1998). Œuvres complètes. Paris : Gallimard, p. 1644.
  • [12]
    Green, 2002, p. 135.
  • [13]
    Kafka F. (1915). La Métamorphose. Paris : Gallimard, 1972.

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