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Article de revue

La construction de l'identité de genre à l'adolescence

Pages 165 à 179

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Adolescence : le corps en questions », organisé par l’association Parentel (Daniel Coum) et la revue Adolescence (Jacques Dayan), le 12 avril 2011 à Rennes.
  • [1]
    Beauvoir S. de (1949). Le deuxième sexe. Paris : Gallimard.
  • [2]
    Castel, 2008, p. 233.
  • [3]
    Héritier F. (2007). Le grand entretien, avec Anne Chemin : Le vade-mecum du mâle dominant, Le Monde, 2-3 février 2007, pp. 18-25 (p. 24).
  • [4]
    Moati S., Lessana C. Mes questions sur les trans, Documentaire (France 5), diffusé en mai et juin 2011.
  • [5]
    Diamond, 1996, p. 142.
  • [6]
    Fausto-Sterling, 2000, p. 53.
  • [7]
    Colapinto J. (2000). As nature made him, The boy who was raised as a girl. London : Quartet Books.
  • [8]
    Eugenides J. (2002). Middlesex. London : Bloomsbury Publishsing.

1« Identité de genre » est la traduction de gender identity, expression qui n’est pas immédiatement compréhensible sauf à être sociologue ou spécialiste de ce qu’on appelle aux État-Unis les Women’s Studies, ou encore militant féministe ou membre de la communauté LGBTIQ (Lesbienne Gay Bi Trans Intersexe Queer). Un préalable terminologique semble donc nécessaire.

2L’identité sexuée commence à se construire en même temps que le sentiment de la continuité d’exister, le self ; à l’adolescence, elle se confirme. Le plus souvent, en pensant à la puberté qui marque une césure dans le vécu du corps propre, c’est le retentissement de la possibilité d’une sexualité complète et féconde sur l’identité qu’on vise à propos des changements pubertaires. Tout un mouvement propose d’inclure le choix sexuel dans l’identité et de parler d’identité sexuelle, terme traditionnellement utilisé pour désigner ce que nous appelons maintenant identité sexuée ou identité de genre. Indépendamment du choix exclusif ou préférentiel de l’objet, le sujet adolescent se sent homme ou femme. Les changements du corps à la puberté vont parachever l’identité que l’enfant reconnaissait déjà pour sienne en faisant sortir la personne d’une certaine androgynie de l’enfance. Les enfants se différenciaient certes par leurs organes sexuels externes, ce dont ils prennent conscience à la fin du premier semestre de la seconde année (Roiphe, Galenson, 1981) ; mais, comme l’être humain ne se montre pas constamment à l’état de nature, en costume d’Ève ou d’Adam, mais habillé en costume culturel, une non-distinction était possible avant la puberté. Désormais, des caractères sexués secondaires sont présents : les seins de la fille poussent, la barbe du garçon apparaît et la voix mue. Tout annonce qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon.

3Comment cette transformation est-elle accueillie ? À la fierté et à la joie se mêle souvent un certain malaise de s’accoutumer à ces changements. Le garçon a grandi, mais ne s’est pas encore étoffé. Les règles chez la fille ne donnent pas nécessairement lieu aux manifestations décrites par H. Deutsch (1945) et reprises par Simone de Beauvoir [1].

4Chez certains sujets, ces changement pubertaires – qu’ils surviennent ou ne surviennent pas – déclenchent une véritable crise dramatique. Des garçons vivent dans l’enfance comme un malheur extrême d’être un garçon et non une fille, et la survenue de la puberté réduit à néant leur rêve d’une transformation spontanée de leur corps en femme. Des filles se sentent garçon et se désespèrent à la puberté de voir pousser des seins qui les dénoncent comme filles. D’autres enfants refusent le passage à l’adolescence, sans que ce refus soit centré sur la distinction de sexe/genre, et ce peut être une composante de l’anorexie mentale ; très rarement, il peut y avoir cumul de l’anorexie mentale et du transsexualisme. D’autres enfants ne voient pas apparaître une puberté conforme à leur sexe d’assignation et vont découvrir une problématique liée à un trouble du développement du sexe qu’ils ignoraient complètement ou dont ils ne mesuraient pas l’ampleur.

Préalable terminologique

5On connaissait le genre grammatical, présent dans les langues indoeuropéennes, masculin et féminin, avec ou sans neutre. L’ethnocentrisme pousse à croire que le genre, c’est-à-dire une classe de noms qui gouverne des accords grammaticaux, existe dans toutes les langues. Or il n’en est rien, il existe des langues n’ayant aucune distinction de genre et des langues en ayant jusqu’à vingt (Corbett, 1991). On peut aussi dénoncer l’illusion de ceux qui croient que le sentiment d’appartenir à un sexe naît du langage et du moment, vers trois ans, où l’enfant peut dire : « Je suis un garçon » ou « Je suis une fille ».

6C’est le psychologue J. Money qui invente le genre identitaire à partir de ses études sur les « intersexes » ou « pseudo-hermaphrodites ». Il utilise l’expression gender role dans des textes de 1955 pour désigner tout ce qu’une personne dit ou fait pour révéler son statut de garçon ou d’homme, de fille ou de femme, ce qui comprend, sans y être restreint, la sexualité au sens de l’érotisme. L’expression gender identity sera introduite par E. Hooker (Money, 1985) dans sa correspondance avec J. Money et reprise par R. Stoller. Dès lors, quand on parle de « sexe », on se réfère au biologique et, quand on parle de « genre », au psychologique et au social.

7Le genre va faire fortune auprès des sociologues, dans les Women’s studies auprès des féministes. Il connaît une telle inflation qu’il se substitue au sexe et dès lors, obscurcit les discussions plus qu’il ne les éclaire. On ne mesure pas à quel point les deux termes sont « des polarités logiques indissociables » [2] comme le montre vigoureusement P.-H. Castel (2008). Finalement, on peut proposer de parler en français de « sexué » quand on se réfère à la distinction entre les sexes, et de « sexuel » quand on désigne la conjonction entre les sexes, les relations sexuelles, et considérer ce qui se passe au triple plan biologique, psychologique et social. L’identité sexuée correspond à ce que l’on a longtemps appelé « identité sexuelle » en français, et qui renvoie maintenant à l’orientation sexuelle ou préférence sexuelle si l’on en fait une identité – ce qui est discuté.

Construction de l’identité sexuée

8Contrairement à ce qui est couramment dit, on doit défendre la position que l’identité sexuée n’est pas secondaire, survenant après une période d’identité primaire qui serait neutre. L’enfant a d’emblée un sexe dans la tête des parents. On constate même que les parents sont incapables d’élever un « neutre » : quand il y a incertitude sur le sexe d’assignation, il ne faut pas tarder à prendre une décision, sinon les parents ne parviennent pas à établir une relation satisfaisante avec le nouveau-né et se construisent une « conviction » personnelle, comme le montre remarquablement A.-M. Rajon (1998).

9De ce sexe dans la tête des parents, l’enfant n’est pas d’emblée conscient, mais il a un vécu du corps propre différent selon qu’il est garçon ou fille. Les « bébélogues » ne se sont jusqu’ici guère interrogés sur ce vécu du corps propre ; on ne connaît que quelques évidences sur le surplus de tonus moteur, d’activité motrice, de décharges motrices du garçon et sur ses érections. Les différences de taux hormonaux s’effacent après le troisième mois pour réapparaître à la puberté.

10On s’est attaché à montrer que les conduites parentales différaient entre père et mère et, pour chacun des parents, selon le sexe de l’enfant. Une découverte intéressante et fortuite a été faite par I. Lézine et al. (1975) : dès les premiers jours, les mères respectent le rythme de tétée des nourrissons au biberon davantage pour le bébé garçon que pour le bébé fille ; elles renforcent ainsi un stéréotype social sur ce que doit être le garçon, fort et puissant. Il est intéressant de rapprocher ce constat expérimental de l’observation anthropologique faite par F. Héritier : « Chez les Samos du Burkina Faso, où j’ai longtemps travaillé, j’avais ainsi remarqué que lorsqu’un bébé garçon pleurait, sa mère cessait toute activité pour lui donner le sein. Si c’était une petite fille, elle finissait ce qu’elle avait à faire avant de la nourrir. Quand je demandais pourquoi, on me répondait toujours qu’un garçon a le “cœur rouge”, qu’il se met en colère facilement et qu’il serait en danger si on le laissait pleurer. Il faut donc lui donner satisfaction dès qu’il exprime un désir. En revanche, me disait-on, une fille devra être patiente toute sa vie : il faut donc lui apprendre à attendre dès sa naissance » [3]. On tente de façonner ainsi l’enfant selon les stéréotypes de la culture et il s’y plie plus ou moins.

11Au début de sa vie, ce que l’enfant éprouve est un absolu ; il ne sait pas qu’il y en a d’autres qui vivent des expériences différentes et que, parmi ces autres, certains sont plus « autres » que les autres en fonction de leur sexe. Les enfants le découvrent progressivement, mais ne savent pas distinguer filles et garçons par leurs organes génitaux avant la fin du premier semestre de la seconde année (Roiphe, Galenson, 1981). À trois ans, ils disent qu’ils sont des garçons ou des filles. Mais il existe une certaine androgynie. C’est seulement quand l’enfant est nu que la différence des sexes apparaît clairement par la différence des organes génitaux externes.

12Avec la puberté, les caractères sexués secondaires rendent totalement apparent le sexe auquel on appartient : barbe, mue de la voix, pomme d’Adam, seins, règles … Cette sortie de l’androgynie est généralement bien acceptée, même s’il y a des stations devant le miroir, ou de l’acné qui peut prendre des formes gênantes. Les adolescents sont mieux informés des transformations pubertaires et de la vie sexuelle qu’autrefois. Ils sont fiers de sortir de l’enfance et de devenir (presque) des hommes et des femmes. Il n’y a toutefois pas d’équivalent chez le garçon de ce que peut représenter la menstruation pour la fille : les pollutions nocturnes n’évoquent pas une blessure comme l’écoulement du sang menstruel, puissant en ce qu’il annonce la fécondité possible, et en même temps réputé sale, impur et dangereux. Dans cette « période », l’entrée des temples hindous est interdite à la femme ; souvent elle doit se purifier, voire vivre à l’écart. Sur les parois des grottes de Lascaux, l’organe féminin est dessiné comme une blessure pénétrée par une flèche. Cependant, les sociétés imposent des rites de passage plus importants et plus douloureux aux garçons.

13Dans notre culture, la sortie de l’androgynie est, le plus souvent, bienvenue ; elle est en même temps un sas d’entrée dans le monde des adultes d’une manière qui, malgré les progrès accomplis, demeure souvent plus favorable aux garçons qu’aux filles, pour les libertés accordées et pour le droit à disposer de leur corps. L’accès à la contraception, que les adolescentes hélas n’utilisent pas toujours, a néanmoins changé leur condition et transformé leur rapport à la sexualité.

14Dans d’autres cultures, les filles sort nettement moins bien traitées : on excise et on infibule. À l’adolescence, la fille peut perdre le peu de liberté qu’elle avait, on la marie à un homme qu’elle ne choisit pas, elle est rejetée si elle produit des filles et non des garçons.

Le refus du sexe d’assignation à la puberté

15Des enfants, en l’absence de toute atypie du développement du sexe, refusent parfois leur sexe d’assignation, bien qu’il soit leur sexe biologique. On observe ce refus plus souvent et plus tôt chez les garçons que chez les filles ; en effet, aujourd’hui dans notre culture, la fille peut porter des pantalons de la crèche à l’université et toute sa vie durant, elle peut prendre part à des activités longtemps réservées aux garçons, notamment sportives. À l’inverse, le garçon qui veut mettre des jupes est vite stigmatisé. On voit plus de garçons que de filles en consultation pour « troubles de l’identité de genre », sans qu’on soit véritablement capable d’établir un taux de prévalence de ce refus du sexe d’assignation et un sexe ratio : on ne voit en consultation qu’une partie des enfants concernés.

16Ce refus n’est pas le caprice d’un moment, le choix occasionnel de compagnons de jeux ou de jouets de l’autre sexe. Il s’accompagne d’un chagrin profond. J’ai vu des garçons adorables sangloter parce qu’ils n’étaient pas des filles. « Adorables » (Zucker et al., 1993), jugés tels par leurs parents, facilement pris dans leur landau pour une fille par l’étranger qui passe dans la rue : cette caractéristique phénotypique déclenche des interactions d’un autre type qu’avec un enfant turbulent, éprouvant le besoin de manifester sa force, ce qu’ont été un certain nombre de filles qui refusent leur sexe biologique (Fridell et al., 1996).

17Le garçon ou la fille avec un gid (Gender Identity Disorder) ou tig (Trouble de l’Identité de Genre) prient Dieu de les transformer ; le garçon espère que son zizi va tomber, n’est accroché à son corps que par une sorte de bouton-pression ; la fille espère qu’un zizi va lui pousser. Elle a parfois réussi à se faire passer pour un garçon et à s’inscrire dans une équipe de sport masculine ; mais, avec la puberté, ses seins la trahissent, même si elle les bande. La puberté pour l’enfant gid/tig est une catastrophe.

18D’autres ont été des enfants mal à l’aise, isolés, solitaires, souvent en échec scolaire. C’est seulement à la puberté qu’ils en viennent à penser que leur malaise intense est lié au fait que le sexe de leur corps ne correspond pas au sexe de leur « âme ». Ils découvrent dans les médias le nom de leur trouble : « transsexualisme » et, en même temps, le remède : « la transformation hormono-chirurgicale du sexe » (thc). Les militants disent « transsexualité », sans s’expliquer vraiment sur ce choix, que certains considèrent comme une incongruité. Le mot « transsexualisme » a été inventé par H. Benjamin, dont ils ont fait le héros éponyme d’une de leurs associations : l’Association du Syndrome de Benjamin. Pourtant les patients qui viennent demander une thc parlent de transsexualisme, précisent qu’il s’agit de leur identité et non de leur sexualité, ne se reconnaissent pas une « transidentité », ils veulent vivre après la « transition » incognito homme au milieu des hommes ou femme au milieu des femmes. Quant au remède, la thc, ils n’en mesurent pas toujours les conséquences, avec la nécessité d’un traitement à vie. Les médias simplificateurs disent : « Aujourd’hui on peut transformer un homme en femme ou une femme en homme. » En réalité, on peut changer l’apparence et l’état civil, mais si un homme biologique qui se sent une femme psychologiquement peut devenir une femme pour la société, il ne deviendra jamais une femme biologique. On lui a ôté la verge et les testicules, on a créé un néo-vagin qui lui permet des rapports sexuels, mais on n’a pas remplacé sa prostate par un utérus, ni changé ses chromosomes comme certains adolescents croient qu’on peut le faire. La fille n’aura plus de seins, ni d’utérus, ni d’ovaires, mais elle n’aura pas un pénis fonctionnel. Néanmoins, si la possession d’une phalloplastie avec prothèses gonflables est importante pour quelques femmes biologiques qui demandent la thc, le plus important demeure ailleurs : ce qui est insupportable au transsexuel, c’est d’être traité en homme (mf) ou en femme (fm).

19Il ne s’agit pas du statut social, mais de la position qu’on occupe au milieu des siens, de la manière dont on est traité dans toutes les circonstances de la vie quotidienne. Le garçon d’un an qui, lorsqu’il commence à marcher, met les pieds dans les chaussures de sa mère, ou emprunte les vêtements des petites filles à la crèche, ne sait rien de ce qui attend un homme dans la société. La petite fille de trois ans n’est pas une militante féministe précoce. Elle vit un malaise intense et pense, sans le formuler avec des mots mais en l’agissant, que tout irait mieux si elle appartenait à l’autre sexe. De même le petit garçon en vient à penser que tout irait mieux s’il était une fille. L’un et l’autre refusent leur position et veulent « l’autre position ». Seulement la situation n’est pas la même dans les deux cas de figure, mutatis mutandis comme disait Freud ; la révolte contre leur position n’est pas la même. La fille qui se veut garçon veut s’affirmer, être une personne sur qui on se repose ; le garçon qui se veut fille a soif de séduire, il veut être « la plus belle de toutes les filles » [4] Tous ceux qui accompagnent des transsexuels dans leur parcours voient bien les différences entre personnes transsexuelles féminin vers masculin (fm) et personnes transsexuelles masculin vers féminin (mf), différences qui retentissent sur leur vie sociale et sur ce qu’on appelle la « comorbidité » parce qu’il ne serait pas politiquement correct de parler de « formes cliniques » différentes, de « pathologiser » le transsexualisme.

20Alors que, dans l’enfance, on parvient souvent en travaillant avec l’enfant et chacun de ses parents, en améliorant leurs interactions, à ce que l’enfant accepte son sexe d’assignation, à l’adolescence, la « conviction » du sujet s’est solidifiée. Il se présente encore parfois avec une interrogation angoissante : « Suis-je fou ? ». Mais l’accompagnement psychologique nécessaire ne lui sera utile que si le thérapeute est neutre quant à son projet et prêt à l’aider quel que soit son choix final. Parfois, l’évolution du sujet se fait de la demande transsexuelle à la possibilité d’assumer l’homosexualité ; parfois, la famille préfère à l’homosexualité la solution transsexuelle qui permet le changement d’état civil et le mariage avec une apparence de maladie biologique liée à la thc.

21Le problème de l’éradication des caractères sexués secondaires est tel qu’on a proposé de suspendre la puberté à l’âge de douze ans pour éviter les man œuvres esthétiques diverses destinées à faire disparaître la barbe, la pomme d’Adam, modifier la voix, etc. À l’heure actuelle, cette suspension de la puberté est pratiquée à Amsterdam et dans quelques autres lieux. L’effet délétère sur le développement des os de la suspension de la puberté par des analogues de la Gn-Rh serait compensé par l’administration d’hormones de sexe contraire à seize ans. On ne sait rien de l’effet sur le cerveau et l’ensemble du corps et de l’effet à long terme. Les spécialistes de la physiologie de l’adolescence sont partagés.

La problématique des intersexes

22« Intersexe » est un terme imprécis, il est utilisé aujourd’hui par les militants. Dans le passé, les médecins parlaient d’intersexualité bien qu’il fût question de sexuation et non de sexualité. Un consensus s’est fait en 2005 dans les équipes médicales autour du terme Disorders of Sex Development (DSD), mal traduit en français par « troubles du développement sexuel » ; il s’agit du « développement du sexe » ou « développement sexué ». Certains militants intersexes refusent ce nouveau terme parce qu’il fait référence à des disorders ou troubles ; ils refusent toute médicalisation de leur situation ; ils tiennent à être considérés comme des « variations on a normal ontogenetic theme » [5]. D’autres reconnaissent la nécessité de soins médicaux dans un certain nombre de conditions génératrices de dsd, par exemple l’hyperplasie congénitale des surrénales qui, si elle n’est pas traitée, peut aller jusqu’à entraîner la mort dans les formes avec perte de sel ; d’ailleurs le dépistage est, depuis 1995, systématiquement fait en France au 3ème jour de la vie par dosage radio immunologique de la 17 hydroxyprogestérone en même temps que les autres dépistages.

23Qu’est-ce que le dsd ? Il s’agit de « conditions congénitales dans lesquelles le développement du sexe chromosomique, gonadique ou anatomique est atypique » (Lee et al., 2006), c’est-à-dire d’atypies très variées. L’enfant peut ne pas avoir toutes les composantes biologiques de son sexe ou combiner des composantes des deux sexes. Le travail mené par A. Fausto-Sterling peut donner une idée de l’ordre de grandeur de ce qu’elle appelle « développement sexuel non dimorphique » [6] : 1,728%. Le nombre de cas où l’atypie entraîne une interrogation sur le sexe à assigner au bébé avec des investigations approfondies est bien moindre : un cas sur 4500 naissances (Hughes et al., 2007). La décision à prendre est difficile et requiert une équipe pluridisciplinaire qui ne peut qu’éclairer et conseiller les parents. La décision leur revient, et procède des conflits entre leur désir personnel d’avoir une fille ou un garçon, la « valence différentielle des sexes » dans leur culture, selon l’expression de F. Héritier (1996), et ce que l’équipe médicale conseille.

24Quelles considérations guident l’équipe médicale ? Les militants attaquent J. Money, psychologue au John Hopkins Hospital, à Baltimore, dont les recommandations ont prévalu pendant un demi-siècle. Il considérait qu’il était plus facile de construire un vagin suffisamment fonctionnel qu’un pénis qui ne l’est jamais vraiment ni du point de vue urinaire, ni du point de vue sexuel. Il recommandait donc assez facilement d’élever en fille un enfant xy avec organes génitaux mâles absents ou par trop imparfaits ; il pensait que l’enfant se sentirait appartenir au sexe dans lequel ses parents l’auraient élevé, s’ils l’avaient fait avec conviction. Il s’appuyait sur des données cliniques : par exemple sa statistique de 1957 (Money et al., 1957), selon laquelle à conditions médicales égales, 100 enfants sur 105 se sentaient appartenir à leur sexe d’assignation et d’éducation. Certains biologistes, comme M. Diamond dès 1965, n’ont jamais pu admettre que l’éducatif pouvait l’emporter sur le biologique. Un discrédit total et excessif (les premiers travaux de J. Money gardent de l’intérêt) a été jeté sur J. Money à partir de la lamentable histoire de John/Joan, comme les prénomme le journaliste J. Colapinto dans son livre As nature made him[7]. M. Diamond a joué un grand rôle dans la dénonciation de cette histoire. L’écrivain J. Eugenides s’en est inspiré dans son roman Middlesex[8].

25Voici l’histoire : John avait un frère jumeau homozygote et les deux garçons avaient été programmés au huitième mois de la vie pour une intervention sur le prépuce en raison d’un phimosis. L’intervention débute par John, mais le cautère dérape et l’ampute de la plus grande partie de son pénis. Très perplexes sur la conduite à tenir, les parents aboutissent chez J. Money quand John a dix-sept mois et le médecin conseille d’élever le garçon en fille. On achève donc l’amputation de la verge et on complète par une orchidectomie. J. Money se révèle assez bizarre, enseignant la masturbation à l’enfant et ne tenant pas compte de ce que la mère rapporte sur la difficulté de l’enfant, rebaptisé Joan (prénom féminin), à accepter son assignation de fille. À l’adolescence, devant le malaise croissant de Joan, les parents lui raconteront son histoire dans toute sa vérité. Joan demande à redevenir John, malgré les dégâts faits à son corps d’homme. Apparemment tout va bien. John épouse une femme, mère de deux enfants, à qui il sert de père, et le livre de J. Colapinto se termine sur un happy end. Mais en 2002, son jumeau se suicide. John divorce et finalement se suicide lui aussi en 2004.

26Dans d’autres cas de perte traumatique du pénis, l’évolution s’est faite vers une identité féminine (Bradley et al., 1998). On peut dire qu’aujourd’hui la « conviction » que les parents peuvent avoir n’est plus la conviction qu’ils élèvent une fille, par exemple en cas d’insensibilité totale aux androgènes, mais qu’il vaut mieux élever en fille leur enfant malgré ses chromosomes xy. Dans l’étude rétrospective de K. Gueniche et al. (2008) portant sur des sujets xy élevés en fille, il apparaît que tous les sujets se sentent femme. Néanmoins, ils ont des difficultés à se considérer comme des femmes aussi attractives sexuellement que les autres, à l’exception de deux sujets dont la découverte du dsd s’est faite seulement à l’adolescence, et qui avaient donc été considérés sans arrière-pensée comme des filles pendant toute leur enfance.

27Les recommandations de J. Money étaient d’intervenir sur le plan endocrinien et chirurgical aussi précocement que possible pour que les organes génitaux externes soient plausibles pour le sexe d’assignation. On favorisait ainsi la possibilité du sujet de se considérer comme appartenant à son sexe d’assignation et la possibilité de l’entourage (les parents, les pairs) de le considérer comme tel. Aujourd’hui, nous entendons des militants en colère contre ce qu’on leur a fait dans l’enfance sans leur demander leur avis quant au choix du sexe et quant à leurs organes génitaux, avec la plainte d’une sensibilité érotique diminuée, par exemple quand on a raccourci le clitoris hypertrophié. La plainte porte souvent plus sur la sexualité que sur l’identité. On ne sait pas, faute d’études prospectives, la proportion des mécontents sur l’ensemble des sujets traités et ce que pensent ceux qui ne s’expriment pas. Ceux qu’on n’entend pas sont peut-être silencieux parce que, sans être satisfaits d’avoir une atypie, ils ne sont pas mécontents des médecins.

28L’adolescence est le moment où l’atypie prend toute sa dimension par rapport à la vie sexuelle et par rapport à la possibilité d’avoir des enfants. Les informations qui ont été données aux enfants revêtent un sens nouveau. Il arrive aussi que l’atypie soit diagnostiquée seulement au moment de la puberté, qui ne se fait pas comme on l’attend en fonction du sexe d’assignation. C’est évidemment un traumatisme pour une jeune fille de quinze ans d’apprendre qu’elle n’a pas ses règles parce qu’elle n’a pas d’utérus et qu’elle ne pourra pas porter d’enfants. Les adolescentes qui se découvrent atteintes d’un syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser (absence d’utérus, ébauche de vagin, présence d’ovaires) se sentent des femmes et veulent avoir des enfants nés de leurs ovocytes, d’où leur lutte pour la légalisation de la gestation pour autrui. C’est aussi un traumatisme d’apprendre qu’on n’a pas de règles parce qu’on n’a ni utérus ni ovaires et des chromosomes xy. Avoir des chromosomes xy est immédiatement assimilé à être un homme, alors qu’on se sent femme et qu’on est reconnue comme telle.

29Il n’y a d’issue à ces problèmes que si l’on dissocie les trois plans biologique, psychologique et social. On peut se sentir psychologiquement homme en s’identifiant aux valeurs masculines et paternelles de sa culture et vouloir obtenir une position, un statut d’homme, alors qu’on est une femme biologique et vice versa pour l’homme biologique qui se sent femme, mais ne peut pas devenir une femme biologique. Il n’est pas nécessaire pour autant de dénier l’importance de la réalité biologique qui s’atteste de manière qualitative dans le caractère sexué de la procréation et de manière quantitative dans les fréquences différentielles, chez les hommes et les femmes biologiques, de maladies qui ne portent pas sur les organes sexuels (plus de maladie de Parkinson chez les hommes, plus de sclérose en plaques chez les femmes par exemple).

30Nous n’avons pas évoqué ici le mouvement transgenre, les « trans’ », de la communauté lgbtiq (Lesbienne Gay Bi Trans Intersexe Queer) où Bi veut dire bisexuel, Trans transgenre et Queer mot anglais signifiant étrange, utilisé pour désigner péjorativement les homosexuels, est repris avec fierté par les militants pour se proclamer d’aucun genre ou de l’un et l’autre genres, et se libérer ainsi du genre vécu comme carcan. Nous nous sommes essentiellement limités aux aspects médicaux, laissant de côté les problèmes sociétaux considérables qui vont jusqu’au fait de réclamer la suppression de toute distinction de sexe. Le combat légitime pour que cesse la persécution des homosexuels entraîne des excès qui tournent à l’« hétérophobie ». Monique Wittig dit qu’elle n’est pas femme, mais lesbienne. On déclare « homosexuel » quiconque ayant une fois eu un fantasme homosexuel, à plus forte raison une relation homosexuelle, créant ainsi des « hétérosexuels contrariés » comme on peut créer des « droitiers contrariés » à l’apparition du moindre geste de gaucher.

31J. Butler (1990) est passée de l’affirmation en 1990 que la distinction des sexes était purement sociale, inventée comme support pour les prescriptions normatives de genre, l’infériorisation des femmes et la persécution des homosexuels, à l’affirmation en 2004 qu’il fallait supprimer dans le genre ce qui rendait la vie invivable à certaines personnes (Butler, 2004). Ce n’est évidemment pas la même chose et l’on peut se rallier à cette dernière position. Mais il n’est pas toujours simple de trouver ce qui va être accepté de tous. En créant des mesures particulières, on court le risque soit de stigmatiser ceux qui en sont l’objet (créer une troisième case « Autres » à cocher à côté de m et f), soit de léser les autres en les privant de ce qui les satisfait (si l’on supprime toute distinction entre homme et femme pour ceux qui se sentent à l’aise d’être homme ou femme).

32L’adolescent d’aujourd’hui, dont on ne marque pas le corps lors de rites de passage, s’invente des manières de se marquer lui-même : scarifications, piercing, tatouage. L’adolescent à qui on donne des libertés que les générations précédentes n’avaient pas est écrasé sous leur poids. L’expérience d’un certain nombre d’entre nous a mis en évidence le sentiment de sécurité que procure une éducation où les parents savent respecter l’enfant tout en posant des limites (Jeammet, 2008), ce qui n’invite pas à suivre ceux qui préconisent les identités multiples et la position transgenre comme culture d’avenir.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bradley S. J., Oliver G. D., Chernik A. B., Zucker K. J. (1998). Experiment of Nurture : ablatio penis at 2 months, sex reassignment at 7 months, and a psychosexual follow-up in young adulthood. Pediatrics, 102 : 91-95. Consultable en ligne, http://www.pediatrics.org/cgi/content/full/102/1/e9
  • Butler J. (1990). Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity. New York, London : Routledge. Tr. fr., Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Paris : La Découverte, 1999.
  • Butler J. (2004). Undoing Gender. New York : Routledge. Tr. fr., Défaire le genre. Paris : Amsterdam.
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Mots-clés éditeurs : sexe, identité, intersexe, transgenre, transsexualisme, genre

Mise en ligne 11/04/2014

https://doi.org/10.3917/ado.087.0165

Notes

  • [*]
    Communication au colloque « Adolescence : le corps en questions », organisé par l’association Parentel (Daniel Coum) et la revue Adolescence (Jacques Dayan), le 12 avril 2011 à Rennes.
  • [1]
    Beauvoir S. de (1949). Le deuxième sexe. Paris : Gallimard.
  • [2]
    Castel, 2008, p. 233.
  • [3]
    Héritier F. (2007). Le grand entretien, avec Anne Chemin : Le vade-mecum du mâle dominant, Le Monde, 2-3 février 2007, pp. 18-25 (p. 24).
  • [4]
    Moati S., Lessana C. Mes questions sur les trans, Documentaire (France 5), diffusé en mai et juin 2011.
  • [5]
    Diamond, 1996, p. 142.
  • [6]
    Fausto-Sterling, 2000, p. 53.
  • [7]
    Colapinto J. (2000). As nature made him, The boy who was raised as a girl. London : Quartet Books.
  • [8]
    Eugenides J. (2002). Middlesex. London : Bloomsbury Publishsing.
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