Notes
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[1]
Freud, 1921, p. 208.
-
[2]
Lacan, 1949, p. 94.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Rey A. Éds. (1998). Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert, p. 1776.
-
[7]
Freud, 1914, p. 220.
-
[8]
Freud, 1921a, pp. 49-54.
-
[9]
Ibid., pp. 50-51.
-
[10]
Marion, 1990, p. 25.
-
[11]
Ibid., p. 163.
-
[12]
Freud, 1927, p. 165. C’est nous qui soulignons.
-
[13]
Freud, 1895, p. 626.
-
[14]
Ibid., p. 627.
-
[15]
Freud, 1939, p. 192.
-
[16]
Freud, 1895, p. 639.
-
[17]
Ibid., p. 671.
-
[18]
Freud, 1905, p. 160.
-
[19]
Ibid., p. 87.
-
[20]
Rey A. Éds. (1998). Dictionnaire historique de la langue française. Op.cit., p. 1053.
-
[21]
Marion, 1990, p. 30.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Mondzain, 1996, p. 109.
-
[24]
Freud, 1895, p. 639.
-
[25]
Freud, 1939, p. 193. C’est nous qui soulignons.
-
[26]
Voir par exemple : Urbach E. E. (1979). Les sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud. Paris : Cerf Verdier, 1996, p. 29 ; et Halbertal M. (1998). Coexisting with the enemy : Jews and pagans in the Mishnah. In : G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (Eds.), Tolerance and Intolerance in Early Judaism and Christianity. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 159-172 (p. 171).
-
[27]
Voir par exemple Deut 7 : 1-5.
-
[28]
Deut 12 : 3 (notre traduction de l’hébreu).
-
[29]
Talmud de Jérusalem, traduction en langue française par Moïse Schwab, T. 6, Traité Avoda Zara, Paris : Maisonneuve et Larose, 1977, 3. 14.
-
[30]
Talmud de Jérusalem. Op. cit., 4. 5. Notons ici une difficulté concernant la règle de soustraction que nous dégagions avec l’acte de comprimer. Il s’agit selon les commentaires d’entasser la forme avec un marteau. L’acte est celui de détruire la forme et il reste en accord avec l’idée de porter atteinte au déploiement de la forme dans sa totalité.
-
[31]
Freud, 1921, p. 225.
-
[32]
Ibid., p. 226.
-
[33]
Freud, 1895, p. 641.
-
[34]
Ibid., p. 641.
« Que l’on pense à la troupe exaltée de femmes et de jeunes filles amoureuses qui se pressent autour du chanteur ou du pianiste qui vient de se produire. Sans doute, en faudrait-il peu à chacune d’entre elles pour être jalouse de l’autre, mais devant leur nombre et l’impossibilité qui y est liée d’atteindre le but de leur sentiment amoureux, elles y renoncent, et au lieu de se prendre aux cheveux les unes les autres, elles agissent comme une foule unie, elles rendent hommage à l’idole dans des actions communes et seraient heureuses, par exemple, de se partager ses boucles de cheveux » [1].
2Cette citation de Freud qui reste d’une étonnante fraîcheur nous rappelle en quoi l’idole est une figure qui habite l’adolescence. Plus encore, on aura l’impression que tout sujet, quel que soit son âge, dans cet état d’adoration passionnelle, d’exaltation débordante, retrouve un air d’adolescent.
3Mais l’idole, originairement, est une figure qui vient du domaine du religieux. Ainsi pour saisir les enjeux psychiques de ce phénomène contemporain de la clinique adolescente, il faudra l’éclairer en passant par des références religieuses, voire esthétiques.
4La pratique sociale moderne de l’idole, véritable culte, qui d’ailleurs apparaît comme telle seulement à partir du XIXe siècle, sera appréhendée comme un moment foncièrement religieux pour nos jeunes sujets, et sera donc à comprendre à partir de la scène théologique.
Le moi est foncièrement idolâtre
5Qu’est-ce que l’idole ? « Idole » vient de eidôlon, image, dérivant de eidos, forme, de la racine indoeuropéenne Weid, « voir ». Elle est tout d’abord l’incarnation d’une forme totale. L’idole est cette image qui ne supporte pas le manque. Elle ne renvoie à aucune extériorité que la totalité qu’elle incarne. Si l’on pense au stade du miroir de J. Lacan, le Moi connaît, à son origine, précisément un tel moment « religieux ».
6Le stade du miroir part d’un état d’« impuissance motrice » [2], d’une « incoordination », d’un « désarroi organique original », d’une « insuffisance » qui est inscrite sur le corps. Ce « défaut » organique vient s’inscrire en opposition à une image « totale » dans le miroir, qui a une fonction de « je-idéal » [3]. C’est par la forme totale du corps que « le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance » [4]. La dialectique de la formation du Moi, dit J. Lacan, va de « l’insuffisance à l’anticipation » d’une forme totale. La constitution du Moi va du corps morcelé à une image totale du Moi posée comme lieu d’une fiction idéale. Cette rencontre avec l’image idéale, avec une Gestalt totale, est au fondement de la formation du Moi qui connaît à ce moment précis un instant d’« assomption jubilatoire » [5]. Le stade du miroir met en acte la toute première jubilation devant une forme idéale et totale. C’est un moment où le Moi s’adore face à sa complétude. On rejoint par là une des définitions, qui date du XIIIe siècle et perdue depuis, du mot « idole » comme une « image vue dans un miroir » [6]. Le stade du miroir est un moment fondamentalement religieux du Moi qui nous montre en quoi celui-ci est, par sa constitution et structuralement, idolâtre : adorateur d’une forme totale qui ne supporte pas le manque en cherchant chroniquement à restaurer ce premier moment jubilatoire.
Le moi a horreur de la sexualité
7Concevoir ainsi le Moi nous permet de comprendre pourquoi la psychanalyse a souligné l’horreur qu’il manifeste devant la sexualité. Freud a repéré [7] que libido du Moi et libido d’objet se trouvent dans un rapport proportionnellement inversé. Plus on investit l’objet, plus le Moi s’appauvrit de la libido du Moi qui le « narcissise ». La sexualité vient donc décompléter le Moi de sa jouissance narcissique, en quoi elle le menace. La sexualité s’inscrit en conflit avec cette jouissance idolâtre que le stade du miroir donne à percevoir. L’objectalité qu’elle implique décomplète le Moi de sa forme totale imaginaire.
8C’est d’ailleurs cette peur du Moi qui rend la psychanalyse, aux yeux de certains de ses adversaires, comme une pratique perçue comme « dangereuse ».
9Cette passion pour l’idole qui a l’air d’être sur-érotisée sera donc, au contraire, si peu sexualisée. Cela ne sera pas un rapport désirant avec l’objet mais un rapport foncièrement narcissique. La situation hypnotique peut nous être utile pour ressaisir l’enjeu psychique. En effet, il y a une concordance entre le moment idolâtre et la situation hypnotique. On retrouve la même « surestimation », « l’idéalisation », la « soumission humble » et « l’absence de critique ». Freud a remarqué cette homologie entre l’hypnose et l’exaltation amoureuse, cet amour « céleste » chez l’adolescent [8], cette passion amoureuse qui a un air religieux. Ce qui est en jeu dans cet état, comme dans l’hypnose, c’est que l’objet est mis à la place de « l’idéal de Moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le Moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour la satisfaction de son narcissisme » [9]. Le but de l’opération serait donc de re-compléter le Moi, de saturer ce lieu d’écart qui est le lieu du manque, pour que le Moi retrouve, à travers l’objet, passionnément adulé, sa forme totale narcissique. Ce qui est évité dans cet investissement céleste, c’est un certain rapport à l’objet, celui plutôt du « désir sensuel » qui suppose que le manque puisse être supporté. L’hypnose donc, comme la passion idolâtre, donne à voir un certain rapport à l’objet qui ne serait pas de l’ordre du désir mais de la saturation du lieu de son émergence.
L’état de désaide comme scène originaire des représentations religieuses
10Si l’idole vient étymologiquement du verbe voir, c’est qu’il est fondamentalement un phénomène perceptif qui touche, au visible. La référence à J.-L. Marion nous permet de saisir ses qualités perceptives particulières. L’idole « ne consiste même qu’en ceci, qu’elle se peut voir, qu’on ne peut que la voir. Et la voir si visiblement que le fait même de la voir suffise à la connaître ». Ainsi l’idole serait « ce qui se connaît du fait même qu’on l’a vu […]. Elle ne captive le regard qu’autant que le regardable le comprend […]. Elle s’épuise dans le regardable ». Elle vient comme ce qui « comble le regard » [10]. Comment comprendre ce statut particulier de l’idole qui sature le regard et écrase, par le regard même, la soif de la connaître ? Quelle est la fonction psychique de l’idole et quel est son statut perceptif ?
11On sait que Freud localise la racine du « besoin religieux » [11] dans l’état de désaide (Hilflosigkeit) de l’enfant. Là où la scène totémique permet de saisir la généalogie du religieux, l’état de désaide donne à penser « la signification psychologique des représentations religieuses » [12]. Pour comprendre l’idolâtrie et pour avoir ses repères métapsychologiques, nous proposons de revenir sur la scène de l’état de désaide, indiquée comme scène originaire des représentations religieuses.
12Rappelons brièvement l’expérience de satisfaction freudienne décrite dans le projet d’une psychologie scientifique dans la mesure où c’est là que Freud articule la question de la perception d’une image de souhait et le passage de la perception à la représentation qu’on retrouve rejoué sur la scène théologique. Freud pose à l’origine l’incapacité de retrouver la satisfaction ou la suppression d’un stimulus interne, sans l’aide de « l’action spécifique » [13] par « l’aide étrangère » qu’est la mère. Avec la détresse, Freud pense un décalage structural entre besoin et satisfaction, car le circuit de la satisfaction est impossible sans l’action spécifique de la mère. Première apparition de la pensée de la disjonction, d’un défaut fondamental, chez Freud, car la satisfaction a besoin d’un élément extérieur, hétérogène, non préformé, qui vient faire suppléance. Plus encore, on constate ici la première esquisse de la triangulation œdipienne car, si la mère s’absente, c’est qu’elle désire ailleurs. La réapparition ultérieure d’un état de souhait ou de poussée urgente va conduire à un réinvestissement de l’image mnésique du souhait ce qui produira une hallucination, conforme à l’image souhaitée. Cette hallucination est condamnée à une « déception » [14].
13Le sujet doit donc avoir une première affirmation de cette perte qui le conduit à renoncer à l’identité de la perception pour tenter de retrouver une identité de pensée. La déception pousse le sujet à un renoncement et à un travail d’apprentissage de la réalité. À partir de l’affirmation d’une première perte, le sujet s’engage sur la voie de la pensée, qui ne sera qu’un long détour, pour chercher à retrouver la perception extérieure de l’image de l’objet souhaité dans la réalité.
14L’analyse freudienne du passage théologique du matriarcat au patriarcat développé à l’autre extrémité de son œuvre dans L’homme Moïse et la religion monothéiste reste en parfaite cohérence. « La maternité est attestée par le témoignage des sens, alors que la paternité est une hypothèse édifiée sur une déduction et un présupposé. Le parti pris d’élever le processus de pensée au-dessus de la perception sensorielle s’avère être un pas lourd de conséquences » [15]. Dans l’interdiction de faire une image, le monothéisme affirme la perte. Dans un deuxième temps, et parce qu’il est animé par le Wunsch religieux, il produit une illusion par la représentation paternelle.
L’image dé-totalisée et la fonction fétichiste de l’idole
15Comment situer la fonction de cette image nommée idole et qui se nomme telle, de par ses qualités perceptives particulières ?
16Pour retrouver la satisfaction mythique de la première expérience, le sujet cherche à retrouver une coïncidence parfaite entre d’une part l’image mnésique de souhait, c’est-à-dire l’image du premier objet de satisfaction, et d’autre part la perception d’une image identique dans la réalité.
17Or Freud précise que l’être-humain-proche, le Nebenmensch est plutôt à saisir comme un « complexe de perception » [16] qui se découpe en deux modalités de perception : la Chose (das Ding) qui sera la « partie inassimilable » [17], inconnaissable, une altérité radicale et la partie qui sera connaissable à partir du mouvement du corps du sujet, de sa voix, qui seront là en position d’élément intermédiaire.
18Il y a donc un décalage structural entre l’image mnésique de souhait et l’objet perçu dans la réalité dans la mesure où il y a une partie, la Chose, qui échappe chroniquement à la ressemblance parfaite. C’est ce point opaque, qui résiste à son assimilation, inatteignable, qui va relancer en permanence le mouvement du désir et de la pensée qui prennent leur origine à partir de ce lieu vide.
19Avec la Chose, Freud pense autrement encore une perte, un point aveugle pour le champ perceptif qui détotalise la perception, mais qui l’institue en même temps. Ce point aveugle, inassimilable, qui est un point de coupure, est paradoxalement ce qui rend la perception possible tout en constituant l’objet comme perdu. Freud le confirmera dans Les trois essais : « la représentation globale » [18] de la mère implique une perte. Ce point aveugle qui constitue une perte sépare finalement le sujet de la scène perceptive, en dé-totalisant la jouissance de voir permettant ainsi d’instaurer le regard.
20Le statut perceptif de l’idole sera de présenter une image saturée qui dénie la perte qu’implique la Chose en tant qu’insaisissable. C’est une image dans laquelle le lieu de la Chose est saturé. La disjonction structurale entre image mnésique de souhait et complexe de perception détotalisé, est déniée. C’est une fonction fétichiste qu’on trouve au fondement de l’idole dans la mesure où le lieu vide, celui du point aveugle, se trouve saturé. Selon Freud « ce n’est pas sans raison que l’on compare » le fétiche sexuel au premier et historique « fétiche dans lequel le sauvage voit son dieu incarné » [19]. Cette comparaison prend sa racine de la fonction qu’ils remplissent l’un comme l’autre, celle de soutenir et suggérer la possibilité d’une totalité sans manque. Mais l’idole n’est pas un objet sexualisé qui se soutient d’un manque comme l’objet partiel, voire même l’objet fétiche qui indique le manque tout en l’obturant. C’est un objet purement spéculaire, une image totale, narcissique, fabriquée pour le Moi. L’idole n’est pas un objet qui met en travail le désir par la libido d’objet, mais qui narcissise le Moi. On rejoint ainsi l’étymologie du « désirer », desiderare en latin, qui signifie littéralement « cesser de contempler (l’étoile, l’astre [et… la star]) » [20].
21On comprendra pourquoi, dans son étude comparative entre idole et icône, J.-L. Marion introduit avec l’icône précisément la fonction d’un point de manque. L’icône « tente de rendre visible l’invisible comme tel, c’est-à-dire de faire que le visible ne cesse de renvoyer à un autre que lui-même, sans que cet autre ne soit pourtant jamais reproduit » [21].
22L’icône convoque « le regard à se surpasser en ne se figeant jamais sur un visible, puisque le visible ne se présente qu’en vue de l’invisible. Le regard jamais ne peut se reposer, s’il regarde une icône, mais toujours doit comme rebondir sur le visible, pour remonter en lui le cours infini de l’invisible. En ce sens, l’icône ne rend visible l’invisible qu’en suscitant un regard infini » [22]. Il y a un point aveugle dans l’icône qui fonctionne comme un moteur, un point qui relance en permanence le regard en tant que celui-ci est soutenu par un point d’impossible. L’icône, contrairement à l’idole, dit M.-J. Mondzain, se présente comme une énigme, comme « la délivrance d’un sens à mots couverts, une parole cryptée qui laisse soudain à découvert ce qui était jusque-là un pur mystère » [23]. Il renvoie par le visible à un point qui échappe au visible et qu’il y a à dé-couvrir.
23À bien y regarder, c’est la même dynamique de l’économie du désir qui s’instaure à partir d’un point du manque qu’il vise, inlassablement, à saturer et surtout, sans succès.
24On comprendra ainsi ce rapport passionné de certains jeunes à l’idole non pas comme un rapport désirant mais au contraire, comme une forme exaltée d’un amour moïque qui vient écraser le manque inhérent au désir.
25Revenons au complexe de perception de l’être-humain-proche qui sera le modèle sur lequel le sujet « apprend à reconnaître » [24]. Ce complexe est composé des deux parties : la Chose inassimilable et une autre qui peut être « comprise ». Freud précise que cette deuxième partie assimilable n’est peut-être reconnue et comprise que par sa comparaison avec les images du mouvement du corps du sujet lui-même. Je comprends le monde à partir des mes propres mouvements du corps. L’idée par exemple d’une spiritualité, d’un esprit (apparenté par le langage au souffle du vent : animus, spiritus, en hébreu : ruach, souffle) va surgir chez nos ancêtres, à partir de « l’air en mouvement dans la respiration de l’être humain qui cesse avec la mort » [25].
26Or l’idole précisément est ce corps sans mouvement, une image arrêtée, qui vient court-circuiter, voire anéantir le processus de connaissance du monde qui se relance par l’écart entre la ressemblance du mouvement du corps et la dissemblance inconciliable de la Chose.
La politique talmudique contre l’idolâtrie
27Si l’idole est une image où le point aveugle est saturé, une forme totale à l’image du Moi, quelle est l’opération religieuse anti-idolâtre ? Comment le monothéisme fait-il face à l’idole ? Pour saisir la posture de la religion juive envers l’idolâtrie nous proposons de relire le traité talmudique de l’Avoda-zare (l’idolâtrie), dédié entièrement à cette question.
28La question essentielle que cherchent à élucider les auteurs [26] qui ont travaillé ce texte est le décalage important entre la posture biblique envers l’idolâtrie et la posture talmudique. En effet, dans la Bible, il est formulé qu’avec la conquête et l’arrivée à la terre promise, Dieu demande la destruction totale et le refus de toute alliance avec les peuples idolâtres. L’exigence sera de jeter au feu toute divinité idolâtre [27]. Le déracinement devrait être total : « […] et vous avez fait disparaître leurs noms de ce lieu » [28].
29Par contre, le Talmud, de son côté, ne fait aucune référence explicite à ce commandement de destruction. Il met plutôt en place des techniques interprétatives diverses pour la réduire ou la limiter. Mais plus encore, le Talmud introduit, et c’est cela le point novateur, un acte qui permet d’annuler l’idole par une action de soustraction.
30Le Talmud le formule ainsi : « Comment procède-t-on à l’annulation de l’idole adorée en un arbre ? Si l’idolâtre a enlevé de l’arbre des souches sèches, ou des branches vertes, ou s’il en a découpé un bâton ou une verge, fût-ce seulement une feuille, l’idole se trouve annulée. Si l’une de ces opérations a été faite en vue du profit de l’arbre, il reste interdit ; si elle a eu lieu sans profit pour l’arbre (avec intention manifeste de rupture), l’arbre redevient permis » [29].
31Ou encore : « Comment annule-t-on l’idole ? En lui coupant par exemple le bout de l’oreille, ou le bout du nez, ou l’extrémité du doigt. Comprimer l’idole, sans rien lui enlever, suffit à l’annuler. Cracher sur elle, ou uriner devant elle, ou la traîner dans la boue, ou jeter une ordure sur elle, ce n’est pas l’annuler […] » [30].
32L’acte d’annulation, modifie la brisure biblique en soustraction talmudique. Pour annuler l’idole, il faut la décompléter de quelque chose. Cet acte est précisément celui de l’introduction d’un lieu de manque. On notera ce décalage étonnant entre la gravité de la question de l’idolâtrie et la facilité presque comique de son annulation. Le texte refuse une annulation passionnelle, celle d’uriner, de jeter de l’ordure sur l’idole, etc. Il demande un acte précis, presque dérisoire et comique, celui de l’annulation par la dé-totalisation de sa forme entière.
33Pour conclure, l’idole vise à produire une image perceptive où le point aveugle qui la constitue, comme lieu de désir, est saturé. D’où l’effet qu’elle produit, d’être non pas un objet à connaître, un objet pour la connaissance, mais un objet dont le regard sature la connaissance, un objet sans point de manque qui relancerait le désir et le regard.
34Derrière l’image adorée, il y a paradoxalement la haine de l’objet sexuel qui se constitue par sa perte. On comprendra mieux en quoi cette image, érigée énergiquement pour dénier le manque, a une fonction d’anti-deuil, protégeant le sujet d’une mélancolisation. C’est ce qui donne cet air maniaque à la foule freudienne des adorateurs face à leur idole. Dans ce moment de « fête magnifique », d’« exaltation », de « sensation de triomphe » [31] sans inhibitions, il semble que le « Moi et l’idéal du Moi [l’idole] ont conflué » [32].
35Pourquoi l’adolescent plus particulièrement, fait-il appel à la figure de l’idole ? Comment articuler cette solution religieuse avec cette figure de l’adolescence ? Pourquoi l’adolescent se prête-t-il à cette pratique « religieuse » ?
36On sait qu’avec la puberté le sexuel acquiert sa valeur traumatique en après coup. Mais pourquoi exactement ? Si le sujet reconnaît le monde à partir de sensations et d’images de mouvement du corps, d’expériences corporelles, « tant que celles-ci font défaut, la partie variable du complexe de perception reste incomprise » [33]. La sexualité, dira Freud, reste incomprise ou énigmatique tant qu’elle ne peut pas être comparée avec les expériences corporelles. « C’est ainsi, par exemple, que toutes les expériences sexuelles ne peuvent manifester aucun effet […] tant que l’individu ne connaît pas de sensation sexuelle, c’est-à-dire en général jusqu’au début de la puberté » [34]. C’est à l’adolescence donc et avec les premières expériences sexuelles que la sexualité, en après coup, peut être appréhendée. Mais ce décodage, en après coup, de ce qui, dans le complexe de perception, était jusque-là incompréhensible, donne paradoxalement corps à la Chose qui restera à jamais inassimilable. C’est en voyant plus clair que l’adolescent est confronté plus que jamais au point aveugle dans l’image. C’est en s’approchant au plus près de la Chose que celle-ci émerge. Les expériences sexuelles vécues à l’adolescence font émerger le trou inhérent au sexuel. Pour le dire autrement, c’est dans l’acte sexuel que paradoxalement le sujet est confronté de plus près avec le manque. Du coup, ce qui est traumatique, n’est pas le plus-de-savoir, ou la « compréhension » de la sexualité qui était jusque-là énigmatique, mais la confrontation, à cette occasion, avec le fait que le sexuel fait trou au savoir en y échappant définitivement. C’est face à ce trou du sexuel que l’adolescent se tourne vers l’idole, cette image saturée sans faille.
Bibliographie
Bibliographie
- Freud S. (1895). Projet d’une psychologie scientifique. In : Lettres à Wilhelm Fliess. 1887-1904. Paris : PUF, 2006, pp. 593-692.
- Freud S. (1905). Trois essais sur la vie sexuelle. In : Œuvres complètes, T. VI. Paris : PUF, 2006, pp. 59-182.
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- Freud S. (1921). Psychologie des foules et analyse du Moi. In : Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 2001, pp. 137-241.
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- Freud S. (1939). L’homme Moïse et la religion monothéiste, In : Œuvres complètes, T. XX. Paris : PUF, 2010, pp. 76-218.
- Lacan J. (1949). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je. In : Écrits. Paris : Seuil, 1998, pp. 93-100.
- Marion J.-L. (1990). Ce que nous montre l’idole. In : L’idolâtrie, Rencontre de l’école du Louvre. Paris : La documentation Française, pp. 23-34.
- Mondzain M.-J. (1996). Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain. Paris : Seuil.
Mots-clés éditeurs : trauma, de-totalization, Hiflosigkeit, Talmud, idolatry, la Chose
Mise en ligne 06/01/2014
https://doi.org/10.3917/ado.086.0885Notes
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[1]
Freud, 1921, p. 208.
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[2]
Lacan, 1949, p. 94.
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[3]
Ibid.
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[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
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[6]
Rey A. Éds. (1998). Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert, p. 1776.
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[7]
Freud, 1914, p. 220.
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[8]
Freud, 1921a, pp. 49-54.
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[9]
Ibid., pp. 50-51.
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[10]
Marion, 1990, p. 25.
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[11]
Ibid., p. 163.
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[12]
Freud, 1927, p. 165. C’est nous qui soulignons.
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[13]
Freud, 1895, p. 626.
-
[14]
Ibid., p. 627.
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[15]
Freud, 1939, p. 192.
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[16]
Freud, 1895, p. 639.
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[17]
Ibid., p. 671.
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[18]
Freud, 1905, p. 160.
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[19]
Ibid., p. 87.
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[20]
Rey A. Éds. (1998). Dictionnaire historique de la langue française. Op.cit., p. 1053.
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[21]
Marion, 1990, p. 30.
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[22]
Ibid.
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[23]
Mondzain, 1996, p. 109.
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[24]
Freud, 1895, p. 639.
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[25]
Freud, 1939, p. 193. C’est nous qui soulignons.
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[26]
Voir par exemple : Urbach E. E. (1979). Les sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud. Paris : Cerf Verdier, 1996, p. 29 ; et Halbertal M. (1998). Coexisting with the enemy : Jews and pagans in the Mishnah. In : G. N. Stanton, G. G. Stroumsa (Eds.), Tolerance and Intolerance in Early Judaism and Christianity. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 159-172 (p. 171).
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[27]
Voir par exemple Deut 7 : 1-5.
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[28]
Deut 12 : 3 (notre traduction de l’hébreu).
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[29]
Talmud de Jérusalem, traduction en langue française par Moïse Schwab, T. 6, Traité Avoda Zara, Paris : Maisonneuve et Larose, 1977, 3. 14.
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[30]
Talmud de Jérusalem. Op. cit., 4. 5. Notons ici une difficulté concernant la règle de soustraction que nous dégagions avec l’acte de comprimer. Il s’agit selon les commentaires d’entasser la forme avec un marteau. L’acte est celui de détruire la forme et il reste en accord avec l’idée de porter atteinte au déploiement de la forme dans sa totalité.
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[31]
Freud, 1921, p. 225.
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[32]
Ibid., p. 226.
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[33]
Freud, 1895, p. 641.
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[34]
Ibid., p. 641.