Notes
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[1]
Berger, 1972, pp. 150-151.
-
[2]
Mijolla-Mellor, 2003, p. 106.
-
[3]
Gauchet, 1998, pp. 107-109.
-
[4]
Hillesum E. (2002). Les écrits. Journaux et lettres 1941-1943. Paris : Seuil, 2009.
-
[5]
Guindon, Richard, 1996, p. 67.
-
[6]
Cité par M. Juergensmeyer, 2003, p. 124.
-
[7]
Sans négliger, bien sûr, que des groupes ou des populations entières puissent être concernées. Ce qui nous intéresse ici est que beaucoup fassent le choix du fondamentalisme sans paraître y être prédisposés par leur héritage culturel, politique ou religieux.
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[8]
Nous appelons « autoportance » la situation où le jeune est amené à porter lui-même le lien avec l’autre, et à soutenir, en une grande solitude, la flèche de sa propre existence.
-
[9]
Voir notre travail sur Marie de la Trinité, mystique quasi contemporaine analysée par J. Lacan (Arènes, 2012).
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[10]
Bobin C. (1992). Le Très-Bas. Paris : Gallimard.
-
[11]
Suau A. (2010). Voyage aux limites du désir. Paris : Éditions du Cerf, p. 163.
Une énigmatique fin du religieux
1Selon le sociologue américain P. Berger « nous vivons », au cœur de l’univers désenchanté, « dans un monde où la transcendance ne se manifeste plus que par une vague rumeur... » [1]. Que fait la position adolescente de cette « rumeur » ? Laquelle peut d’ailleurs s’avérer assourdissante ! Le monde d’après la religion n’est pas « vide » de dieux. La religiosité y resurgit de multiples manières. Le désenchantement du monde selon M. Gauchet consiste dans le passage de la notion de religion comme structure – comme altérité fondatrice du social – à la religion comme culture (Gauchet, 1983).
2La « rumeur » de la transcendance se révèle assourdissante, parce que la fin du religieux se conçoit tout à fait dans une société qui ne compterait que des croyants. Quand l’ordre fondateur du religieux s’évanouit, chacun est renvoyé à sa production subjective du croire. Dans ce contexte, les voies adolescentes d’approche de l’idéal sont diverses. Elles côtoient, nous allons d’abord explorer cet aspect, une étrange solitude, en relation avec l’hétérogénéité contemporaine de l’objet religieux. Elles peuvent basculer dans des postures plus rigides, voire fondamentalistes. Elles sont souvent complexes, clivées, comme condamnées à une créativité autarcique. Nous terminerons ce parcours par quelques illustrations de cette paradoxalité adolescente où rigidité et fluidité tentent, tour à tour, d’aborder l’objet religieux diffracté de l’univers contemporain.
Idéalisation adolescente et portance psychique de la culture
3Dans cette perspective de la sortie de la religion, comment se reconfigure l’idéalité adolescente, notamment dans le champ spirituel, et comment s’effectue le travail d’idéalisation/désidéalisation inhérent à cette période de la vie ? Le temps de l’adolescence est, en effet, celui de l’appropriation, ou de la désappropriation du fait religieux, et de l’expérience spirituelle personnelle (Richard, 1988). L’adolescent met à l’épreuve ses convictions anciennes, et cherche à élaborer une vision personnelle des buts existentiels et religieux. Le début de l’adolescence serait la période d’une foi conventionnelle, alors que l’entrée dans l’âge adulte susciterait, au contraire, une démythologisation (Fowler, 1981).
4Cette « désidéalisation » concernant la sphère des adultes proches, liée à la fin de l’adolescence, est corrélative de la recherche d’autres idéaux, voire d’autres idoles. Un certain type d’idéalisation, tel qu’il surgit à l’issue de la désidéalisation de l’univers parental, serait le fruit de l’échec de l’internalisation de l’idéal. Ce type d’idéalisation impliquerait de croire que l’idéal peut s’incarner dans un objet réel. La fin de l’adolescence côtoie alors, cela n’est pas nouveau, le risque de réaménagement des enjeux libidinaux en des termes figés autour de cet idéal réifié [2].
5Ce processus de désidéalisation/réidéalisation s’effectue actuellement dans un cadre culturel diffus. Les objets religieux divers ne proposent pas un champ unifié de constitution de l’idéal. Le déficit de portance psychique de la culture contemporaine entraîne le sujet adolescent à créer par lui-même des rites de subjectivation, et à solliciter le divin comme étayage narcissique (Arènes, 2010). L’objet divin, perçu comme « faible », est néanmoins recherché comme pouvant apporter une portance psychique. L’angoisse d’abandon et de perte du lien n’est jamais loin, en même temps qu’est assumée une autarcie du cheminement du sujet, loin de toute institution religieuse. Le « schéma » subjectivant d’une internalisation de l’idéal peut-il alors se développer heureusement dans notre contexte où l’objet religieux, et ceux qui sont censés le représenter, sont en défaut de transmission, et de portance ? La religion adolescente comporte l’enjeu d’une « construction monothéiste », inaugurée par la « position dépressive » où le jeune expérimente l’Exode de l’enfance, et se trouve comme exilé entre deux cultures (Gutton, 2006). Cette construction susciterait une resubjectivation au cœur même de la discontinuité de l’expérience. Mais cette « construction monothéiste » peut-elle s’effectuer dans un contexte d’une portance culturelle fragile ?
Étrange solitude et douloureuse sublimation
6La question du « spirituel » apparaît aujourd’hui marquée par l’émergence insistante de la recherche de soi. « La légitimité a basculé de l’offre de sens vers la demande de sens. » La morale est de nouveau centrale pour l’autoconstitution de l’individu, mais d’une autre manière. Ce n’est plus la morale du sacrifice et du devoir, « mais la morale comme pouvoir de se rendre compte à soi-même des raisons en fonction desquelles orienter sa conduite » [3].
7Ce paysage d’autodéfinition du sujet se déploie dans la fluidité. Le Père protecteur de la religion freudienne ne l’est plus que par moments et par morceaux. Il agit au sein du pluralisme des valeurs. La « construction monothéiste » se fragilise. La solitude n’est jamais loin. Thérèse de Lisieux inaugura, dans la mystique chrétienne, une époque, qui est encore la nôtre, où la problématique du lien, et de sa perte possible, s’avère centrale dans le cheminement religieux (Arènes, 2012). Lucille, une jeune chrétienne, narre son affrontement à la solitude. « Je sais que c’est absurde de vouloir posséder un lien. » C’est l’incorporation de l’autre qui aiderait à ne pas être seule. Elle se souvient du tableau de Rembrandt où la reine Artemisia, femme de Mausole d’Halicarnasse, boit à une coupe contenant les cendres diluées de son mari. « Ce serait terrible et fascinant d’avoir mon ami à l’intérieur de moi. Je serais capable de faire un truc pareil. J’ai le fantasme de cette symbiose totale. »
8Beaucoup de jeunes en cheminement spirituel trouvent intérêt, comme Lucille, à la lecture d’Etty Hillesum, jeune femme juive hollandaise morte en 1943 à Auschwitz, qui détient aujourd’hui un grand succès en tant qu’écrivain et guide spirituel. Lucille dépeint la paradoxalité de sa solitude. Elle se souvient d’une année où tout allait bien, avec, en même temps un sentiment de grande solitude. À la lecture d’Etty, elle s’est rendu compte de sa propre solitude. Les institutions religieuses sont absentes du parcours d’Etty Hillesum, et le processus de libération de sa trajectoire comporte, indéfectiblement liées, une composante de « travail sur soi » et une recherche de Dieu [4]. Avec Etty Hillesum, Lucille apprend péniblement à faire silence, parce qu’elle est rarement en capacité de se supporter seule.
9Dans cette solitude revendiquée, croire est alors un risque pris au cœur du travail subjectif intense. Le risque d’effondrement narcissique peut être relayé par l’adhésion à une posture plus rigide. Le même jeune, qui se mouvait auparavant dans la fluidité des connexions et dans l’angoisse de la solitude, se crée alors une carapace solide. Sa trajectoire côtoie alors le fondamentalisme.
10La portée idéalisante de la subjectivation adolescente prend ainsi parfois le chemin risqué d’une certaine forme de sublimation. Nous introduisons ici une acception de la sublimation qui en cerne la négativité. La sublimation, celle de l’artiste, du mystique ou de l’adolescent, inaugure un risque de déliaison en raison de son rapport au narcissisme. La création spirituelle à l’adolescence, en notre univers de la fin du religieux, s’effectue en une prise du risque qui engage le Moi lui-même dans son auto-engendrement devant un Autre. La sublimation peut en cela frôler la psychose, alors que l’enjeu même de la survie psychique du psychotique serait de sublimer. Quand l’objet culturel est clignotant, et quand l’objet religieux est toujours à reconstruire, la création spirituelle, dans son registre sublimatoire, accomplit « plus » qu’elle ne mobilise, déployant une créativité au cœur de la perte. Une sublimation protectrice du narcissisme se déploie parfois au prix d’une restriction singulière des rapports avec autrui (Green, 1994). La création poétique, la création spirituelle serait alors une guerre. L’adolescent, le créateur va devoir se battre avec le vide (Lekeuche, 2011). Si l’idéalisation, dans sa réification de l’idéal, pose l’objet idéalisé comme un fascinant miroir, la visée sublimatoire contemporaine est un risque pris par le Moi dans sa tentative d’exister, et de faire exister l’objet auquel il tente de croire.
Tentations fondamentalistes
11L’idéalisation détient en son cœur secret une source inépuisable de destructivité. La sublimation elle-même n’est donc pas exempte de risque. Cette destructivité, pouvant impliquer l’adolescent dans son cheminement spirituel, se joue aujourd’hui dans le contexte de la création autarcique de sens. Un aménagement possible des voies d’idéalisation adolescente se situe du côté du fondamentalisme, ou de toutes les approches traditionnalistes ou intégristes, qui constituent parfois un temps de la trajectoire du jeune.
12Ce fait n’est pas nouveau. Un certain type de rapport au monothéisme engendre une idéalité mortifère. Mais, cet idéal se déploie d’une manière particulière en notre temps, dans une configuration nihiliste qui se greffe sur des trajectoires de vie naviguant entre les deux mondes d’une religion, et d’une société, plus traditionnelles d’un côté, et la marche en avant, souvent hypomaniaque, de type occidental, d’un autre côté. Entre carence et hyperexcitabilité croyante, le jeune cherche sa voie. L’adolescence est la période de « l’idéologie », où apparaît un registre « fanatique » dans lequel les idéaux sont non questionnables. La fin de l’adolescence est ainsi un moment favorable de « recrutement » des groupes fondamentalistes (Strozier, 1994). Dans les périodes historiques marquées par une régression de l’activité psychique collective, une partie de la jeunesse a tendance à s’investir dans des positions extrémistes donnant l’illusion de rétablir le sens au sein du vide.
Le fondamentalisme : un enfant de la postmodernité
13Le diagnostic général de sécularisation qui s’appliquerait aujourd’hui au monde global recouvre une réalité hétérogène, pour laquelle on peut évoquer une forme de « réenchantement » (Berger, 2001). Un pays comme les États-Unis, fondamentalement imprégné par le questionnement religieux, est un bon exemple du « réenchantement » sur fond de sécularisation. Le monde américain est traversé de puissants mouvements de type religieux et, en même temps, il est soumis à d’autres forces, très sécularisées, tout aussi puissantes, notamment dans les médias et l’Université.
14La résurgence du religieux, sous d’autres formes, se manifeste dans ces groupes qualifiés de « fondamentalistes », qui se réfèrent à une pratique contraignante, et un rapport de conflictualité avec la sécularisation. La postmodernité est donc plus caractérisée par ces mouvements conflictuels entre sécularisation et contre-sécularisation, que par une sécularisation homogène. Le dynamisme des « nouvelles » religions prend d’ailleurs racine dans les formes de la mondialisation – le développement des réseaux en particulier – et dans leur adaptabilité. La palette de l’offre religieuse s’élargit, et se trouve par là même relativisée. Les adolescents peuvent trouver leur compte dans la souplesse d’une telle offre.
15La question du fondamentalisme ne peut se comprendre sans une référence à la postmodernité. L’univers postmoderne est diffus : toute croyance y devient une construction sociale, et il n’existe plus de point de vue privilégié. La connaissance de la vérité est éminemment personnelle, ou issue de groupes autarciques. À un extrême du positionnement par rapport au religieux, certains pensent détenir la vérité comme les fondamentalistes, mais aussi les intégristes scientistes ou laïcs. À l’autre bout du spectre, les « constructionnistes » manifestent l’idée que toute vérité est construite.
16L’adolescent en recherche spirituelle oscillera parfois entre les deux attitudes. La quête intense d’une vérité éminemment personnelle sera suivie par des périodes d’adhésion à une posture intégriste. Le fondamentalisme est un aspect essentiel de la réaction religieuse à la sécularisation. L’individu en quête d’absolu évolue dans une société globale qui égalise les systèmes de références, rendant impossibles « les identités collectives, et les mobilisations sociales » [5]. Le fanatisme se constitue en miroir du relativisme. Les traditions religieuses ont proposé des objets de centration du désir, mis à mal par le morcellement postmoderne ; la vérité comme indiscutable est alors une manière d’échapper à la dispersion mentale. En place d’une « construction monothéiste », souple et dialogale, nous assistons alors à un forçage monothéiste. L’individu est tenté, en raison de l’absence d’une référence interne stable, et ce afin d’élaborer son identité, de se faire porteur de la vérité, et de s’identifier à elle. Mais, notre culture est fascinée par ceux qui se veulent gardiens de l’origine. L’écrivain américain Don DeLillo affirme ainsi : « seul le fanatique, celui qui est prêt à tuer et à mourir pour sa foi est pris au sérieux dans la société moderne » [6].
Trajectoires clivées et confrontation à l’absolu
17L’attitude fondamentaliste concerne spécifiquement certaines trajectoires individuelles clivées, des sujets déchirés entre deux univers [7]. Mohamed Atta, l’un des kamikazes du 11 septembre, diplômé d’urbanisme de l’université de Hambourg, a trouvé la mort en jetant un avion contre l’un des symboles de l’urbanisme moderne. C’est à Hambourg qu’il fera la connaissance de l’un de ses complices, Ziad Amir Djarrah : mêmes convictions islamistes inattendues, mêmes familles de notables incrédules devant l’itinéraire de rejetons qui promettaient en tant qu’intellectuels formés à la logique occidentale, mêmes trajectoires brûlantes au cœur même de la faille séparant l’origine gardée, conservée jalousement, et le monde qui s’emploie à la transformer.
18La culture qui fait face au fondamentalisme, lui renvoie en miroir une vision de lui-même qui « respecte » au fond son propre respect de l’absolu : si le fondamentaliste se met en rapport avec un absolu investi comme objet idéalisé, la culture désenchantée qui s’oppose à lui, lui renvoie l’image d’un absolu investi comme dangereux. Le versant narcissique de l’unification du Moi (Freud, 1920) coïncide avec une ouverture à l’autre, s’il s’effectue dans de bonnes conditions psychogénétiques et/ou culturelles – c’est-à-dire si la cohésion du Moi ne semble pas mise en danger par l’épreuve de l’altérité. En d’autres cas, le sujet fait porter à l’autre les parties négatives de son expérience interne. La réaction à la fragmentation et au manque suscite la fabrication d’une armure, au service d’un mode de pensée totalisant. Le clivage concerne aussi la trajectoire temporelle du fondamentaliste, qui dans sa narration autobiographique, évoque un « avant » et un « après » de la rencontre avec l’objet religieux idéalisé. Cette rhétorique s’élabore sur une division des représentations du monde et de l’autre corrélative d’une défense contre l’ambivalence. La posture fondamentaliste souligne les impasses de subjectivation caractéristiques de ceux qui ont tenté de tenir, dans leur psychisme, la tension entre deux visions du monde.
19Nous assistons maintenant à l’émergence de nouvelles figures de fondamentalistes dont la trajectoire n’est pas clairement liée à un groupe. Certains apprentis djihadistes s’organisent d’une manière autarcique, contactant ponctuellement des groupes auprès desquels ils vont se former, pour ensuite continuer leur trajectoire solitaire. On émarge à Al Qaida tout en restant à distance des organisations. Les armées de l’ombre paraissent constituées de kamikazes imprévisibles. À l’instar du tueur d’Oslo, ceux-ci poursuivent leur « mission » en parasitant les grandes idéologies, qui les hébergent sans leur donner de consistance collective. Plus ou moins fragiles psychiquement, ou plus ou moins délinquants, ces profils de « loups solitaires » nourrissent leur haine du monde au cœur de la prolifération vidéo-textuelle d’une toile globalisée qui les enserre autant qu’elle leur donne l’illusion de s’ouvrir au monde.
20Beaucoup plus largement, de nombreux adolescents en recherche spirituelle élaborent leur cheminement dans une tension, parfois fructueuse, entre foi et non-foi. Les réactions de rigidité – sur le plan rituel ou dogmatique, par exemple – semblent ne pas empêcher une vie affective personnelle qui n’est pas toujours proche des dogmes religieux. Dans ce continuum confus de la recherche adolescente d’idéalité, chacun gère la tension interne, le feuilletage complexe des discours et des versions du monde. La rigidité fondamentaliste fait suite à d’autres périodes de vie caractérisées par la fluidité des pratiques de soi, dans des trajectoires d’existence jalonnées de changements de cap. Il s’agit toujours de répondre à la même question : pas uniquement celle de l’étrangeté externe, mais bien celle de l’étranger en soi-même. Les intégristes, fondamentalistes ou fanatiques, se battent contre l’étranger en soi. Ils luttent contre la contamination par le mode de pensée autre qu’il s’agit d’expulser hors de soi.
21Mais, le rapport avec l’étranger en soi est souvent plus subtil que celui de la crispation fondamentaliste. Certains adolescents en questionnement religieux s’affrontent à une double étrangeté. D’une part, ils gèrent l’écart généré par la multiplicité des discours rendant compte de leur expérience intérieure et spirituelle. Et, d’autre part, leur expérience elle-même les confronte sans cesse au sentiment d’être hors d’eux-mêmes, comme spectateurs de leur vie. Les mots et les discours sont impuissants à accomplir le désir de l’unification de leur trajectoire, et ces jeunes quêtent un lieu irréel où l’étrangeté à soi trouverait le repos.
Vie fragmentées et secrètes mystiques
22Terminons cette exploration du rapport contemporain des adolescents avec l’idéal religieux par quelques illustrations donnant à voir la fluidité côtoyant la rigidité, ainsi que l’hypersubjectivité du cheminement spirituel. La posture fondamentaliste est alors un idéal-type qui permet de saisir certains aspects des trajectoires croyantes d’adolescents ou post-adolescents. Des jeunes adultes croyants adoptent une attitude religieuse assez traditionnelle d’une manière rigide, ou rigide par « secteurs » quand ils se sont confrontés à un contexte « d’autoportance » narcissique qui les a amenés à structurer eux-mêmes leur approche religieuse [8].
Mychkine, mais seulement le soir et le week-end
Juliette a traversé, au cours de son adolescence, des épisodes de bouffées délirantes. Le clivage est chez elle fonctionnel. Le croyant tente d’adhérer à une réalité culturelle multiple, traversée par le continuum diffracté de toutes les possibilités du croire et du non-croire. Les différents secteurs de l’existence sont alors abordés avec des attitudes fondamentalement différentes. Juliette déploie beaucoup d’énergie dans une activité professionnelle valorisante. Brillante et d’une extrême fragilité, elle s’est façonné un squelette externe qui l’aide à porter sa vie face à un couple parental fortement défaillant. Après un investissement impressionnant dans ses études, elle fait mémoire de son idéal effondré quand elle a expérimenté cette période, maintenant lointaine, de décompensation psychique. « J’étais forte, et je me suis retrouvée d’une faiblesse incroyable. » Elle déplore son manque de référence externe à l’autorité, et déclare avoir édifié seule son « gendarme intérieur » : « il est encore plus puissant quand on se le construit soi-même. » Elle fait appel à un Dieu rassurant qui la consolerait d’une critique interne trop acérée. Les parties négatives d’elle-même, au lieu d’être imputées à l’autre, sont réchauffées sous le soleil de son Dieu qui est pour elle douceur et force, et la libèrerait de la sévérité surmoïque.
Romain, un autre jeune adulte, tout aussi brillant professionnellement, a compartimenté sa vie. Sa vie spirituelle, quasi mystique, est retranchée dans ses soirées et ses week-ends. Il aurait aimé s’engager dans la vie religieuse, mais il ne s’y est jamais résolu. Il ne peut « fonctionner » qu’en mettant en place un rapport réglé à l’absolu. Il narre sa vie intérieure comme occupée par plusieurs personnages, plusieurs témoins qui prennent tour à tour le devant de la scène selon les moments. Le plus profond, le plus intérieur, qu’il nomme Mychkine, par référence à l’Idiot de Dostoïevski, est celui par lequel la vie vaut la peine d’être vécue. Les différents mondes de Romain se combattent et s’entrecroisent. Ils prennent tour à tour de l’importance, sur un fond pulsionnel fortement maîtrisé. La tension sublimatoire de Romain côtoie constamment la répression féroce de la pulsion. Il se débat avec ses mondes, dont l’équilibre et la séparation stricte l’enferment et le contiennent en même temps. La tristesse fait rapidement place à une forme d’excitation naïve, sur un fond de cynisme désenchanté.
L’idéal demeure secret, et fortement investi. Il est incarné en Mychkine, mais il est aussi représenté comme l’alliance curieuse de Mychkine avec l’efficacité professionnelle. L’appétit d’organiser rejoint paradoxalement la tentation mystique. La tension vertigineuse entre les deux pôles de la mystique et de l’activisme engendre une excitation. Cette tension est une des caractéristiques du fait spirituel contemporain [9]. En secret, cependant demeure le désir de passer de l’autre côté du miroir, d’aller sur cet autre rivage de lui-même « qu’il est si facile de ne pas voir ». « Ce n’est pas compliqué c’est un ruisseau à traverser », mais la peur d’être englouti est sans doute trop forte.
Les fissures, c’est cadeau
24Dans certains cas, l’objet religieux n’est plus agrandi psychiquement pour soutenir le narcissisme. Il peut même être tout petit. Il est recherché au cœur d’une quête spirituelle radicale sur fond dogmatique incertain, et dans une mise en acte, parfois originale et créatrice, d’un idéal fragile. La crispation n’est pas absente, dans un registre de fragilité assumée.
L’idéal se satisfait d’un objet clignotant. Le sujet cherche sa transformation dans cette rencontre tant désirée avec l’impossible. Ce n’est pas l’institution ecclésiale qui bénéficierait d’une idéalité solaire. Les églises demeurent lointaines, et le face à face avec le dieu fragile se déploie dans un risque narcissique assumé et fascinant.Matthieu s’est ainsi lancé, à la fin de l’adolescence, dans une quête religieuse radicale qui l’a amené à tenter le noviciat dans une congrégation religieuse traditionnelle. Il a conservé la radicalité, mais n’a pas retenu le dogme. Depuis cette époque, dit-il, il y a un rapport particulier entre la mort et lui. Le lieu de sa quête est celui de la faille. « Où il ne reste rien, c’est mon lieu. » La quête de sens se déploie dans le quotidien des jours. Matthieu a démissionné de la fonction publique et affirme expérimenter une forme de joie dans un petit boulot. Son but, en lien faible avec la communauté croyante : être proche du monde de la rue. Solitaire mais ouvert à toute rencontre, il se veut dépossédé. « Je ne souhaite pas avoir de pouvoir sur les gens. » La vraie vie fuirait l’institution. Ce serait une vie nue qui ne chercherait aucune légitimité, et évoluerait dans l’attente magique de la rencontre.
C’est la nouveauté qu’il faut créer au cœur du vide. La rencontre, si elle devient événement, interne et externe au sujet, fait surgir le nouveau. Le trauma de la rencontre serait créateur de sens, qui serait passage qualitatif du chaos à un niveau d’organisation précaire.
La solitude n’est jamais sûre. « Il y a peut-être d’autres fous sur la terre. » Il se déclare émerveillé d’être là où il est. Il justifie sa trajectoire accidentée et cherche à continuer à avancer. « Rien n’est jamais perdu, et il y a des chemins bizarres. Les choses qui s’arrêtent, ce n’est pas grave ; l’essentiel est de le regarder et de reprendre le chemin. » La seule relation solide, affirme-t-il, serait celle avec Dieu. Il s’agit d’être en vérité, et d’assumer l’expérience d’être un extra-terrestre.
Julien consentira à rester quelques mois dans une amorce de cure, mais que cherche-t-il chez un psychanalyste ? Il attend d’abord une rencontre avec laquelle il pourra nouer la narration de sa trajectoire complexe. Il rassemble un peu son histoire éparpillée, mais imprégnée d’une volonté farouche. Il a, pendant ces quelques mois, essayé d’être un peu moins léger, un peu moins étranger à lui-même. Julien ne souffre pas seulement de son histoire – il raconte au passage quelques bribes de son enfance, marquée par l’évanescence du lien, et notamment du lien premier avec sa mère – mais de la fragilité de l’inscription de celle-ci dans sa psyché. Il ne souffre pas de son histoire, mais de l’inappropriation de celle-ci.
« Je ne suis pas responsable. Les choses se passent comme elles doivent se passer. Avant, j’avais la volonté de tracer un chemin. Il fallait que je fasse quelque chose des choses. Il manquait de la respiration. Quand je regarde les choses, maintenant, je regarde les fissures, mais c’est cadeau. » Son nihilisme secret ne le porte pas vers le « Très-Haut », mais plutôt vers le Très-Bas, selon la formule d’un poète [10]. Son cheminement fait écho à la quête radicale d’un Antoine Suau, jeune contemporain narrant une rencontre mystique radicale à l’âge de quinze ans, se tenant loin de l’Église, apostrophant les « abrutis » qui la fréquentent, et louant le vide où Dieu se tient, au cœur de l’impossible. « La vie commence quand l’impossible est notre projet. Marche où tu ne peux pas marcher, si tu veux vivre » [11].
Bibliographie
Bibliographie
- Arènes J. (2010). La création de rites de subjectivation à l’adolescence. Adolescence, 28 : 581-596.
- Arènes J. (2012). Croire au temps du dieu fragile. Psychanalyse du deuil de Dieu. Paris : Éditions du Cerf.
- Berger P. (1972). La rumeur de Dieu. Paris : Le Centurion.
- Berger P. (2001). Le réenchantement du monde. Paris : Bayard.
- Fowler J.-W. (1981). Stages of Faith. The Psychology of Human Development and the Quest for Meaning. Harper : San Francisco.
- Freud S. (1920). Le Moi et le Ça. In : Œuvres Complètes, T. XVI. Paris : PUF, 2003, pp. 255-301.
- Gauchet M. (1983). Le désenchantement du monde. Pais : Gallimard.
- Gauchet M. (1998). La religion dans la démocratie. Paris : Gallimard.
- Green A. (1994). Le travail du négatif. Paris : Les Éditions de Minuit.
- Guindon G., Richard R. (1996). Le fanatisme : une maladie du sacré ? In : T. de Saussure (Éds.), Les miroirs du fanatisme. Genève : Labor et Fides, pp. 63-72.
- Gutton Ph. (2006). Enfance, adolescence du religieux. Topique, 96 : 75-84.
- Juergensmeyer M. (2003). Au nom de Dieu, ils tuent. Paris : Autrement.
- Lekeuche P. (2011). Création, sublimation, idéalisation. Cahiers de psychologie clinique, 36 : 19-33.
- Mijolla-Mellor S. de (2003). Idéalisation et sublimation. Topique, 82 : 93-108.
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- Strozier C. (1994). Apocalypse, On the psychology of fundamentalism in America. Eugene, OR : Wipf and Stock Publishers.
Mots-clés éditeurs : portance psychique, désenchantement du monde, fondamentalisme religieux, idéalisation
Date de mise en ligne : 06/01/2014.
https://doi.org/10.3917/ado.086.0801Notes
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[1]
Berger, 1972, pp. 150-151.
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[2]
Mijolla-Mellor, 2003, p. 106.
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[3]
Gauchet, 1998, pp. 107-109.
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[4]
Hillesum E. (2002). Les écrits. Journaux et lettres 1941-1943. Paris : Seuil, 2009.
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[5]
Guindon, Richard, 1996, p. 67.
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[6]
Cité par M. Juergensmeyer, 2003, p. 124.
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[7]
Sans négliger, bien sûr, que des groupes ou des populations entières puissent être concernées. Ce qui nous intéresse ici est que beaucoup fassent le choix du fondamentalisme sans paraître y être prédisposés par leur héritage culturel, politique ou religieux.
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[8]
Nous appelons « autoportance » la situation où le jeune est amené à porter lui-même le lien avec l’autre, et à soutenir, en une grande solitude, la flèche de sa propre existence.
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[9]
Voir notre travail sur Marie de la Trinité, mystique quasi contemporaine analysée par J. Lacan (Arènes, 2012).
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[10]
Bobin C. (1992). Le Très-Bas. Paris : Gallimard.
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[11]
Suau A. (2010). Voyage aux limites du désir. Paris : Éditions du Cerf, p. 163.