Couverture de ADO_086

Article de revue

L'adolescente, figure(s) de l'évanescence

Pages 1031 à 1046

Notes

  • [*]
    Note de lecture du livre de Sébastien Dupont et Hugues Paris, L’adolescente et le cinéma : De Lolita à Twilight. Toulouse : Érès, 2013.
  • [1]
    Fédida, 2008, p. 304.
  • [2]
    Ibid., p. 313.
  • [3]
    Les pages en regard des citations renvoient au livre.
  • [4]
    Beauté volée (Stealing Beauty), film italo-franco-britanno-américain de Bernardo Bertolucci, 1996.
  • [5]
    The Virgin Suicides, film américain de Sofia Coppola, 1999.
  • [6]
    Les enfants volés (Il ladro di bambini), film italien de Giannni Amelio, 1992.
  • [7]
    La raison en est, peut-être, que T. Jandrok se démarque de cette proposition d’une analyse qui s’appuierait sur le registre de la psychose, pour soutenir la dimension profondément névrotique de l’intrigue : « Selon nous, le summum de cette problématique transformiste se retrouve dans la série de jeux vidéo Resident Evil, dans laquelle le personnage principal est un clone sans mémoire qui, à chaque mort du précédent, recommence un nouveau cycle de vie. La répétition n’est plus névrotique comme dans le cas de Ripley » (p. 250).
  • [8]
    La double vie de Véronique, film franco-polonais de Krzysztof Kieslowski, 1991.
  • [9]
    On le voit bien dans l’analyse que nous propose Sébastien Dupont lorsqu’il évoque la préparation à la rencontre de Véronique avec son futur amant – un marionnettiste ! : « Plus tard, Véronique assiste à un spectacle de marionnettes et elle est fascinée par le marionnettiste (Philippe Volter). Elle ne lui parle pas, mais ils ont échangé un regard… Dès lors, elle reçoit plusieurs “messages” mystérieux et pense qu’ils lui sont adressés par cet homme : un appel téléphonique au milieu de la nuit et d’étranges colis (qui comportent successivement un lacet, une boîte de cigares, une cassette sur laquelle sont enregistrés des bruits…). Progressivement, Véronique déchiffre ces “signes”. Elle pressent qu’ils vont la mener à ce marionnettiste. Elle croit comprendre, en décodant ces messages énigmatiques, que l’homme lui propose un rendez-vous à Paris, dans un lieu précis, la gare de Lyon. C’est ainsi que la jeune femme se rend à la capitale. L’homme, effectivement, est au rendez-vous. L’amour qui naît entre les deux personnages est absolu, et s’élève au-delà des mots… » (pp. 253-254). L’animation des marionnettes apparaît comme un dispositif de contenance susceptible d’accueillir ce qui était jusqu’alors gelé ; il promeut une résurgence libidinale et la réanimation d’une pensée dans le cadre, enfin, d’un échange : « Pendant toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être à la fois ici… et ailleurs… » (p. 261).
  • [10]
    Kieslowski K. (1991). Le hasard et la nécessité. Entretien avec François Forestier. Première, 172 : 66-67.
  • [11]
    La boum, film français de Claude Pinoteau, 1980.
  • [12]
    Pauline à la plage, film français d’Eric Rohmer, 1983.
  • [13]
    Kill Bill, film américain de Quentin Tarantino, 2003.
  • [14]
    Twilight, film américain de Catherine Hardwicke, 2008.

1« Il faut en effet admettre que cette essence du féminin pour la femme elle-même et pour l’homme est éminemment évanescente » [1]. Le jugement, prononcé par P. Fédida (2008) au décours de son analyse de Lolita, pourrait représenter l’épilogue de cet ouvrage collectif dirigé par Sébastien Dupont et Hugues Paris. Figure désignée pour invoquer « le caractère éphémère de la substance corporelle du temps » [2], l’adolescente devient à travers ces multiples convocations – entre découpages cinématographiques, mises en perspective sociologique ou anthropologique et analyses d’orientation psychanalytique – l’expression même de ce qui échappe. Fondamentalement. À la saisie la plus concrète comme à l’entendement, tout au moins lorsque l’une et l’autre se flattent d’une trop grande certitude et se refusent à la nuance. Dès lors, les contributions qui forment cet ouvrage tentent, avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins d’acuité, mais toutes dans un vrai engagement à l’égard du sujet abordé, de porter chacune un éclairage gradué et complémentaire susceptible de sortir provisoirement l’adolescente du crépuscule qui la nimbe à jamais. Et s’il s’agit de crépuscule, comme l’annonce d’entrée cette somme de regards portés, c’est bien que le registre de l’entre-deux est l’opérateur structurant qui détermine le degré du rapproché.

2Ce travail s’ouvre sur une préface de Serge Tisseron qui insiste sur la distinction essentielle à établir entre personnalité et identité. Cette précision liminaire pose les bases d’une opération par laquelle les auteurs vont soumettre la figure de l’adolescente à des effets de diffraction successifs. Car c’est en jouant des formes fugitives empruntées par l’idée d’adolescente (de la nymphette à la smart girl, en passant par l’ascétique, la débauchée, l’immaculée, l’ensorceleuse et l’ensorcelée, la prédatrice, la victime, la vengeresse ou la meneuse, et bien d’autres encore) et répercutées à travers les productions cinématographiques de ces soixante dernières années que l’énigme peut, à défaut d’être résolue, se préciser sous forme d’une décomposition spectrale.

3Avec cette ambiguïté première lorsque l’on parle de l’adolescence au cinéma : s’agit-il de ce cinéma pour ados – ces teensmovies –, supports au travail identificatoire intrinsèque au processus adolescent, ou de ces films qui témoignent principalement d’une reconstruction adulte de l’adolescente et des fantasmes qu’elle polarise, à son corps – plus ou moins –défendant ? Mais des deux, certainement ! Car l’adolescente est déjà un corps qui tour à tour apparaît comme le lieu d’une pulsionnalité incontrôlable – en cela, elle ne diffère guère de son homologue masculin –, et comme son agent provocateur. D’un côté, c’est l’identification qui est à l’œuvre. De l’autre, c’est la projection, le corps de l’adolescente servant d’écran aux fantasmes de réalisateurs – hommes comme femmes – qui ne se sont toujours pas remis de la rencontre.

4C’est donc à cette mise en tension, entre appropriation subjective et passivation, entre cinéma pour adolescents et cinéma sur l’adolescence, que le premier article – lecture introductive de Sébastien Dupont et Hugues Paris – nous convie en précisant, fort à propos, les différents champs convoqués par une telle étude : en particulier, tout ce qui permet une mise en perspective de l’émergence de ces figures adolescentes, à travers l’évocation des déterminants sociologiques et économiques qu’il est loisible de leur associer.

5Et puis il y a ces deux idées-phares qui ne cesseront d’être discutées tout au long de l’ouvrage : d’une part, l’autonomisation progressive de la figure de l’adolescente, passant du rôle de faire-valoir du héros masculin au statut de personnage central de l’intrigue, et d’autre part, le phénomène d’abrasement du devenir-femme, à travers l’exposition simultanée de la femme-enfant et d’une sexualisation de la petite fille, dont l’expression d’une « juvénilisation des femmes » manifeste l’ampleur contemporaine. Mouvements concomitants – d’un côté, une affirmation grandissante de l’adolescente ; de l’autre, une confusion des registres entre le courant passionnel et le courant tendre – et qui, au final, apparaîtraient comme ce qui relève d’une impossible détermination, telle qu’une certaine approche de la rencontre entre les sexes se trouve aujourd’hui être le lieu et l’enjeu.

6Ce travail collectif est structuré autour de quatre grands chapitres. Le premier s’intitule « La figure de l’adolescente au cinéma » et regroupe des écrits qui précisent tous, peu ou prou, les enjeux de subjectivation portés par l’adolescente, tels qu’ils sont exposés par un certain cinéma, en grande partie américain et hexagonal. Isabelle Csupor et Michel Vuille s’attachent à la question de l’émancipation, selon une approche diachronique, une émancipation « liée à la construction sociale de l’identité de l’adolescente » et qui serait « en partie fondée sur la réputation que la jeune fille “façonne” » [3] (p. 51). Pour Pascal-Henri Keller, c’est le principe d’autonomie qui est au centre de sa contribution, qu’il prenne forme dans l’inscription sociale du passage à l’âge adulte ou dans ces manifestations d’appropriation du désir, étape décisive lors du passage adolescent. Célia Sauvage évoque la situation de la smart girl, et du difficile combat qu’elle doit mener dans une revendication féminine affranchie du seul critère esthétique, luttant tout à la fois contre et avec les représentations normalisantes qui dissocient beauté et intelligence. Le relooking, notion autant vestimentaire que morale, s’impose comme l’expression même d’une normalisation désubjectivante, aux accents de loi définitive : l’appartenance au groupe se conjugue assez mal avec la singularité subjective.

7Dans cette première partie, Hugues Paris ouvre le ban en évoquant le registre de la tentation, à travers le jeu subtil de l’adolescente « tentante » et/ou tentatrice. Où le registre de la pulsion apparaît comme ce qui intronise le sujet, dans un même mouvement, dans les rôles indissociés – car inhérents au processus adolescent – du séducteur et de l’objet séduit. Dans une telle problématique, c’est à l’autre par la manifestation de son désir, signifié sans l’ombre d’une ambiguïté, de donner sens et réalité à ce qui ne cesse d’échapper à la saisie complète du sujet et qui pourtant en constitue la matière la plus intime. L’auteur établit d’entrée une distinction entre la jeune fille tentatrice active, la jeune fille tentatrice innocente et la jeune fille tentatrice mais amoureuse. J’insiste sur cette conjonction de coordination, puisqu’elle introduit déjà un hiatus dans une dynamique libidinale dont l’espoir de maîtrise apparaît plus que jamais dans toute sa trompeuse signifiance. La tentation deviendrait acceptable – presque pardonnable – dès lors qu’elle serait associée à une recherche en altérité, dans une reconnaissance – à défaut d’être encore une véritable acceptation – du registre du manque. Une tentation donc à « humaniser » dans la rencontre avec l’autre, dans ce jeu entre activité et passivité – ou plutôt, passivation. Jeu alterné que ne semblent pouvoir assurer (assumer ?) ni la « tentatrice active », ni la « tentatrice innocente », prises chacune dans l’exclusivité de leur positionnement face au retour annoncé et immaîtrisable de la pulsion.

8GiuseppinaSapio nous propose une lecture – que viendront prolonger, par la suite, d’autres contributions – sur cette ambiguïté du regard porté sur l’adolescente, pris à la fois dans les registres identificatoire et projectif, un regard-phénomène et témoin d’une dialectique actif/passif présente chez tout sujet. L’adolescente a besoin que l’on porte un regard sur elle, avec tous les enjeux mais aussi tous les risques que représente cette nouvelle traversée par le regard de l’autre. Un regard dont toutes les postures relèvent d’un large spectre, allant de la concupiscence à l’académisme esthétisant. L’héroïne du film de Bernardo Bertolucci, Beauté volée[4], est à la recherche d’un regard subjectalisant, lequel se déclinera selon des variations différentes, en fonction des personnages qu’elle découvre et des enjeux relationnels qui se développent dans le cadre de ces rencontres.

9C’est finalement à ce constat essentiel que nous conduit la deuxième partie consacrée au « “continent noir” de l’adolescence féminine » : cette rencontre avec l’autre est-elle possible, constituera-t-elle le véritable moteur dans le processus de subjectivation ou renverra-t-elle à un impossible, représentera-t-elle alors un registre interprété par le sujet sous le seul versant de l’aliénation, avec l’intolérable que cette correspondance univoque suscite invariablement ? Questions essentielles qui s’articulent autour de la dimension du regard porté par l’autre, un regard qui s’établirait comme modèle indépassable dans cette recherche adolescente de la preuve par l’autre.

10Ce chapitre s’ouvre sur l’analyse très stimulante que Marion Haza consacre au film The Virgin Suicides de Sofia Coppola [5]. L’auteur précise cette configuration familiale qui annonce d’entrée, comme dans un drame antique, la seule résolution possible pour cette histoire – inspirée d’ailleurs d’un fait divers réel. Les cinq sœurs Lisbon, sous la double emprise d’une mère phallique et d’un père sans consistance, apparaissent comme une sorte d’organisme sororal, leur juste aspiration à la différenciation n’accédant au bout du compte qu’au statut de simple velléité se brisant sur le roc de l’emprise maternelle. Au point que l’on est en droit de s’interroger sur la possible déclinaison d’une seule et même adolescente en cinq avatars, figure morcelée, fragmentée, illustration des conséquences d’un interdit fondamental à l’égard de l’appropriation de sa sexualité. Chaque tentative pour avancer vers ce processus d’individuation est empêchée, contrariée, déniée par les réponses successives que le couple parental, parents combinés, leur opposera. Dès lors, le suicide devient la seule alternative pour, à la fois, s’affranchir d’une loi maternelle abusive et s’assurer d’une trace dans la pensée de l’autre, une trace que même la mort ne pourrait effacer. Le suicide de la plus jeune des sœurs sonne la désintrication du fragile lien sororal qui apparaissait comme l’expression d’une tentative boiteuse pour faire face ensemble à la figure omnipotente de la mère. La mort de Cécilia devient perte de substance, principe hémorragique vis-à-vis duquel les quatre autres sœurs ne peuvent résister. À moins de considérer leur suicide collectif comme l’ultime preuve de leur solidarité et de leur capacité de résistance face à une œuvre parentale en tout point déshumanisante.

11Hubert Stoecklin s’intéresse aux conditions et aux enjeux des premiers émois amoureux, de cette première rencontre sexuelle qui condense sans la réduire l’avènement d’une inscription génitale, s’organisant autour « d’un temps pour se construire dans un mouvement long et tumultueux de déliaison et de construction identitaire nouvelle » (pp. 126-127). Sébastien Dupont poursuit, quant à lui, l’analyse qui prend pour objet l’étude de la figure du père dans la construction féminine de l’adolescente. Là encore, c’est à travers la dynamique du jeu des regards, d’un jeu en regards, que se précisent les enjeux du devenir femme, dans cette déclinaison des adresses et des réceptions contenues dans chacun des regards portés sur le corps de l’adolescente. Dans cette « optique », la retraversée par le regard du père a une importance toute particulière. Elle apparaît dans sa valeur de schibboleth, expérience révélatrice, sésame indispensable dans l’appropriation par l’adolescente de son corps sexué. On touche ici à la question de la recherche d’un regard qui viendrait garantir le régime d’un « féminin indestructible » (Hurstel, 2004), l’assurance que l’intemporel peut s’incarner dans le sujet par un regard porté, vivant, animé, mais suffisamment dégagé de toute signification incestueuse.

12La contribution de Kathryn Martin aborde le registre de la grossesse adolescente en exposant, là encore, la dynamique du regard à travers l’investissement désirant que les adultes sont – ou non – susceptibles de produire devant le corps de l’adolescente. On accède ici à ce que je serais tenté d’appeler la figure de la « Gravida » – à ne pas confondre avec la Gradiva freudienne –, corps-matrice mais qui ne prend vie que par un regard qui enfante, qui déroulerait l’objet du fantasme à l’origine du souhait de devenir mère, un regard tiers et que ne peuvent se garantir, seules, certaines adolescentes prises dans le réel de leur situation. L’héroïne de Juno apparaît en effet comme étrangère à ce qui la touche dans son corps, spectatrice plus qu’actrice dans cette étape de sa vie. La grossesse ne représente pour elle qu’une « parenthèse » que d’autres parents prothèses – représentés par les parents adoptants, mais aussi une infirmière – auront tout loisir de signifier et de subjectiver à sa place. Il manque, me semble-t-il, dans cet article l’analyse circonstanciée qui permettrait d’éclairer dans toute leur complexité les enjeux et les impasses des grossesses dites précoces. La précocité est-elle due simplement à l’âge ou bien aussi aux attendus psychiques qu’une telle expérience nécessite chez un sujet ? Encore faut-il reconnaître l’évocation, dans l’article, de ce registre par lequel le fait de « tomber enceinte » pourrait s’apparenter dans certains cas à la solution retenue par le sujet pour fuir la sexualisation du corps pubère. Mais cette mention est bien trop fugace pour porter à elle seule le poids d’une analyse qu’il conviendrait de prolonger.

13De même, la contribution de Richard Poulin, bien documentée, peine à sortir du seul procès en pornographisation d’une société hypermoderne qui, bien qu’elle proclame haut et fort son dégoût pour toute expression pédophilique, entretient une coupable ambiguïté avec elle. L’absence d’une analyse approfondie des mouvements à l’origine de cette équivoque induit une impression de complaisance à l’égard d’une réalité qu’il semble salutaire de dénoncer. Pourquoi et comment cette double posture est-elle rendue possible ? Certes, les explications économique et sociologique ne sont pas en reste. Mais elles ne suffisent pas à intégrer cette réalité dans un circuit de pensée qui la dégagerait du seul constat et de la dénonciation. Cela est d’autant plus dommageable que les pistes ne manquent pas et qu’il serait utile de les évoquer brièvement : la pornographisation accrue apparaît comme une tentative de substituer au génital, et au registre de la rencontre avec l’autre, la seule génitalité. De quelle angoisse cette négation est-elle la conséquence ? S’agit-il d’une manière de se soulager du rapport à l’évanescence dont l’adolescente est tout entière l’expression ? Et dans ce cas, qu’est-ce que cette question de l’évanescence est censée révéler chez tout sujet qui s’y confronte et dont l’adolescente impose inexorablement la vision ? Les registres de l’éphémère et de la finitude font-ils partie de l’équation soumise alors au sujet ? Dès lors « l’adocentrisme » actuel viendrait subvertir le passage adolescent, en l’excluant d’une logique de processus pour l’inscrire dans le cadre d’un ajournement indéterminé car désangoissant.

14Fort heureusement, l’analyse de la dynamique inhérente à la scène pornographique est le contenu même de l’article qu’Éric Bideau consacre à la part de l’obscène dans la construction adolescente. L’obscène, loin de ne représenter qu’une conséquence désolante de la sexualisation qui prend au corps l’adolescent, serait au centre même de la dynamique pubertaire, il en constituerait le centre de « gravité » par la profondeur même du questionnement qu’il instaure : « De Méduse à Baubô se mène une lutte d’obscénité d’où procède le sujet »(pp. 168-169). C’est ici la question d’une humanisation de l’expérience pubertaire qu’il est possible d’évoquer. Un défi d’humanisation dont la résolution n’est jamais assurée par avance. Tout l’enjeu est de se protéger du risque de fascination présent dans la rencontre du regard de l’autre, en tant qu’il viendrait condenser le « radicalement autre », une pure altérité. La visagéification est définie comme ce qui « désigne ce jeu de découvrement-recouvrement du corps propre comme nécessaire médiation dans la rencontre des regards » (p. 170). Pour se risquer à la rencontre de l’altérité et se déprendre du risque de sidération provoqué par l’obscène, il faut au préalable attribuer un visage au sexe, pour en humaniser la fascination. On devine dès lors combien le recours à la pornographie s’apparente aussi à une stratégie pour surmonter le registre de l’obscène et l’angoisse de castration qui lui est associée. La convocation pornographique s’inscrirait paradoxalement dans cette stratégie de recouvrement qui consiste à prévoir la survenue annoncée de l’effroi. L’écran en est l’outil principal : Persée le démontrera avec succès dans sa rencontre avec Méduse. L’assignation d’un visage en est l’antidote. La représentation – dont la pornographie procède aussi – se manifeste dans toute sa dimension conjuratoire : c’est au prix du « porno » que peut se subjectiver pour de nombreux adolescents l’obscénité absolue de l’autre sexe. Le temps promu par la scène pornographique apparaît comme ce qui consacre l’espoir d’une possible délivrance face au risque médusant : « Ce film ne finit pas, il s’arrête » (p. 171). Éric Bideau termine son étude par une sorte d’apologie de l’ennui, qualifié d’« écran de la rêverie transgressive » (p. 173), ce qui renforce définitivement l’importance d’un travail de figuration dans le processus de subjectivation à l’adolescence.

15Frédéric Moulène clôt ce chapitre en évoquant la prostitution à l’adolescence. L’auteur s’emploie à présenter les stigmates des abus sexuels, à travers ces indices peu visibles mais durables, témoignant des ravages psychologiques que de telles atteintes produisent sur la vie psychique. C’est à travers l’analyse du film Les enfants volés[6]du réalisateur italien Gianni Amelio que cette problématique est exposée.

16Au seuil de la troisième partie, l’article de Xavier Pommereau apparaît dans son rôle de jointure entre le précédent et le nouveau chapitre. Il prend la forme d’une ode à l’adolescente contemporaine, assujettie aux oscillations pubertaires entre pulsions de vie et pulsions de mort. C’est « en rouge et noir » (p. 193) que la transformation adolescente actuelle et passée – car si tout se transforme, « rien ne change » (p. 194) – s’établit au plus fort des flambées pubertaires. Dès lors, c’est l’occasion de rappeler la spécificité de cette traversée pubertaire : « Mais aujourd’hui, plus précocement et radicalement que jamais, les ados.com se disent davantage à travers ce qu’ils donnent à voir, bien mieux qu’à travers ce qu’ils contestent avec des mots »(p. 198) ; et l’importance renforcée d’« interfaces » figuratives susceptibles de garantir et de relancer les conditions de la rencontre.

17Mais c’est Brice Courty qui engage véritablement les hostilités en proposant une lecture éclairée des slashers – comprenez les films d’horreur pour et avec des adolescents – auxquels il a déjà consacré un grand nombre de ses travaux. À travers l’évocation de trois films d’anthologie, c’est toute la confrontation pulsionnelle dans la construction subjectale qui s’expose au plus vif de ses enjeux. Le positionnement entre l’actif et le passif fait l’objet de déclinaisons qui se prêtent au bout du compte comme propositions de modèles résolutifs : « […] l’adolescente incarn[e], dans le film d’horreur pour adolescents, une posture face à la pulsion, sur laquelle peut s’appuyer le jeune spectateur pour, à son tour, trouver une position subjective tenable »(p. 215). Les personnages et les héroïnes rencontrés sont des archétypes, au même titre que les héros des récits mythiques. L’enjeu reste toujours la radicalisation des rôles, dans le but de mieux appréhender les enjeux du processus de subjectivation. B. Courty insiste sur la reprise de certains mécanismes de défense (en particulier, le recours à l’ascétisme et l’extériorisation), envisagés à l’adolescence pour refuser, de manière plus ou moins provisoire, les exigences du travail pubertaire, et que les figures archétypales des films d’horreur incarneraient, animeraient et représenteraient. C’est également l’effet persécuteur de la pulsion qui est convoqué et mis en scène, avec toujours pour visée d’en conjurer la portée. Le principe est bien connu : décomposer la dynamique pulsionnelle en attribuant à chacun de ses éléments une figure incarnée (la jeune fille « innocente » pour signifier la passivité, le monstre aux attributs phalliques pour désigner l’effraction pulsionnelle, etc.). Cela renvoie à l’idée, déjà développée par A. Birraux (1994), qu’il est plus facile d’avoir peur de quelque chose – parce que l’objet est enfin désigné – que d’être soumis à l’angoisse diffuse et non circonscrite d’une menace inconnue et térébrante.

18Renaud Evard poursuit cette étude sur l’effet persécuteur de la pulsion, et son incarnation, à travers l’évocation de l’adolescente hantée, c’est-à-dire à la fois victime d’une sexualité qui la déborde et dont elle devient l’instrument dévastateur. Le ravage entre mère et fille s’impose ici comme la trame explicative de ce basculement dont l’on ne sait plus très bien, lorsqu’il se produit, s’il représente l’ultime étape d’une catastrophe désubjectivante ou le cabrement subjectal d’une reprise en main – un sursaut salutaire. Son intensité horrifique ne peut être mesurée qu’à l’aune de l’emprise maternelle précédente. À travers cette ambiguïté, on est rattrapé par ce qui avait déjà été esquissé dans l’analyse de Marion Haza, lors de sa lecture de The Virgin Suicides : assiste-t-on à une désintrication, une déliaison létale, ou aux effets d’une résistance subjectale ?

19Thierry Jandrok nous donne l’occasion de lire la saga des Aliens comme les variations d’un fantasme familial originaire. Le lieutenant Ripley – dont le nom évoque le registre de la répétition et le retour insistant des rejetons d’un inconscient pour le moins envahissant – est renvoyé sans sortie possible (puisque même lorsqu’elle choisit la mort, la science la fait réapparaître à travers un clone) à l’obscénité d’une radicalité absolue, vecteur idéal d’une pulsionnalité qui s’exprimerait sans entraves. Le monstre d’Alien se révèle, au cours des épisodes, comme l’exact envers d’une pièce dont Ripley serait l’avers. Ils sont tous deux unis, dans un attachement indéfectible malgré les destructions et les rejets multiples, sans possibilité d’être durablement différenciés. Par là même, il s’agit de rappeler combien tout être humain est attaché à sa part pulsionnelle, combien cette expérience essentielle constitue le principe même d’une mise en intrigue du drame humain. Si l’auteur articule bien les différentes scènes de ces films aux fantasmes archaïques et prégénitaux, il manque néanmoins une étape ultime dans cette présentation : la référence au roman familial psychotique tel que M. Thaon l’a, en son temps, défini [7]. On se souvient que cet auteur (Thaon, 1986), en s’appuyant sur l’analyse d’une nouvelle de P. K. Dick, « Le père truqué », avait mis à jour les mécanismes d’une construction imaginaire qui échoue à subjectiver – et donc à humaniser – la haine et l’amour de l’enfant pour les parents décevants. Le roman familial du névrosé fonctionne à partir d’un équilibre subtil entre idéalisation et clivage opérant. Un clivage destiné à protéger la famille de l’hostilité provoquée par les parents frustrants. Dans le roman familial psychotique, l’idéalisation est commuée en persécution, le clivage échouant à garantir un principe de bon ordonnancement de la psyché et la protection des figures parentales vis-à-vis des attaques internes, pulsionnelles. Et les équipages successifs qui ont le tort de traverser l’histoire de Ripley en savent quelque chose…

20Sébastien Dupont change de registre, quittant les rives d’un fantastique dont l’exotisme sidéral radicalise la question de l’altérité, pour aborder celles de l’inquiétante étrangeté. De clivage, il en est bien question dans cet article, à travers la situation évoquée par Krzysztof Kieslowski dans La double vie de Véronique[8]. Mais un clivage dont la dynamique éclaire, cette fois, la problématique dépressive. Il s’agit essentiellement d’un dispositif mis en place au cœur du psychisme pour protéger le sujet des effets d’une perte intolérable, et destiné à être levé au rythme de ses possibilités d’élaboration. L’expérience dépressive renvoie à la problématique d’un en deçà de l’altérité, et donc à la nécessaire rencontre d’un double pour jouer psychiquement du principe d’indifférenciation. La mère est déjà bien trop différenciée, et il faut lui substituer quelque chose de plus originaire encore. C’est alors la matrice et la figure du double (Triandafillidis, 1998) qui assurent le dégel progressif d’éléments psychiques inassimilables dans la trame subjective car trop marqués par l’altérité ; l’une et l’autre s’offrent comme modèles pour penser le régime de la perte. Car l’évocation – l’animation – de ces motions produit une surexcitation dont le sujet doit se prémunir. Ainsi la dépression se caractérise-t-elle fondamentalement par un trop de présence, un « trop animé » (Fédida, 2001). Le préambule à toute possibilité de sortie de la dépression s’inscrit dans l’instauration d’un registre de l’adresse et de la réception, promu dans un en deçà du langage parlé, fait de signes et d’indices dont l’énigme à déchiffrer prépare et prédispose au travail d’élaboration [9]. Le clivage peut enfin s’énoncer et se confronter à un mouvement de la pensée « en présence de », ce qui détermine la dynamique psychothérapique. Se manifeste alors la fiction privée d’un réalisateur – Kieslowski lui-même – abritant en son sein une adolescente gelée – une variation sur le thème de la Belle au Bois Dormant, en quelque sorte –, figure d’une évanescence jusqu’alors inélaborable mais qui le devient à force de création : « Ma théorie : tout ce qui est bien se dégrade et meurt. Tout ce qui commence bien se termine mal. Tout ce qui commence mal se termine encore plus mal » [10].

21Le dernier chapitre aborde le registre des films dits cultes. J’avoue avoir été moins conquis par cette dernière partie. Peut-être parce que le film culte renvoie, par définition, à des considérations à haute définition subjective et convoque les tenants de ce qui est à l’origine du processus de subjectivation de chacun : les discussions sont sans fin pour déterminer ce qui fait l’objet d’un culte ou non… Néanmoins, ce qui apparaît comme opérateur à travers ce nouvel éclairage, c’est la constitution d’une mythologie contemporaine avec ses invariants et ses singularités, ses jeux entre identification collective et singulière. Noémie Gachet-Bensimhon avec La boum[11], Joëlle Roseman et Pauline à la plage[12], le survol des films de danse par Sébastien Dupont, l’évocation de Kill Bill[13] par Hugues Paris, l’incontournable Twilight[14] par Thierry Goguel d’Allondans ou Sébastien Dupont : dans toutes ces dernières contributions, s’institue comme effet persistant ce qui avait pu être déjà énoncé précédemment : la constitution, à travers ce cinéma fabriqué pour et avec des adolescents, d’une base de données faite de supports identificatoires, de mises en exposition de situations traversées, fantasmées, redoutées à l’adolescence, avec, au bout du compte, une mise en intrigue salutaire dans le cadre général du processus de subjectivation.

22Pour terminer, soulignons que cet ouvrage se clôt – justement – sans conclusion, comme si cette diffraction des figures de l’adolescente était à considérer avant tout dans une dynamique d’ouverture et dont l’effet kaléidoscopique ne pourrait être interrompu si aisément… Effet de fascination ? À chaque lecteur d’en juger.

Bibliographie

Bibliographie

  • Birraux A. (1994). L’adolescent face à son corps. Paris : Bayard.
  • Fédida P. (2001). Des bienfaits de la dépression : Éloge de la psychothérapie. Paris : Odile Jacob.
  • Fédida P. (2008). « Lolita » de Vladimir Nabokov. Adolescence, 26 : 301-321.
  • Hurstel F. (2004). Le regard du père. Adolescence, 22 : 553-560.
  • Thaon M. (1986). Philip K. Dick : le roman familial psychotique. In : M. Thaon,G. Klein, J. Goimard et al., Science-fiction et psychanalyse : L’imaginaire social de la science-fiction. Paris : Dunod, pp. 190-220.
  • Triandafillidis A. (1998). Le didyme placentaire. Adolescence, 16 : 49-74.

Mots-clés éditeurs : altérité, pulsion, teens movies, ephémère et évanescence

Mise en ligne 06/01/2014

https://doi.org/10.3917/ado.086.1031

Notes

  • [*]
    Note de lecture du livre de Sébastien Dupont et Hugues Paris, L’adolescente et le cinéma : De Lolita à Twilight. Toulouse : Érès, 2013.
  • [1]
    Fédida, 2008, p. 304.
  • [2]
    Ibid., p. 313.
  • [3]
    Les pages en regard des citations renvoient au livre.
  • [4]
    Beauté volée (Stealing Beauty), film italo-franco-britanno-américain de Bernardo Bertolucci, 1996.
  • [5]
    The Virgin Suicides, film américain de Sofia Coppola, 1999.
  • [6]
    Les enfants volés (Il ladro di bambini), film italien de Giannni Amelio, 1992.
  • [7]
    La raison en est, peut-être, que T. Jandrok se démarque de cette proposition d’une analyse qui s’appuierait sur le registre de la psychose, pour soutenir la dimension profondément névrotique de l’intrigue : « Selon nous, le summum de cette problématique transformiste se retrouve dans la série de jeux vidéo Resident Evil, dans laquelle le personnage principal est un clone sans mémoire qui, à chaque mort du précédent, recommence un nouveau cycle de vie. La répétition n’est plus névrotique comme dans le cas de Ripley » (p. 250).
  • [8]
    La double vie de Véronique, film franco-polonais de Krzysztof Kieslowski, 1991.
  • [9]
    On le voit bien dans l’analyse que nous propose Sébastien Dupont lorsqu’il évoque la préparation à la rencontre de Véronique avec son futur amant – un marionnettiste ! : « Plus tard, Véronique assiste à un spectacle de marionnettes et elle est fascinée par le marionnettiste (Philippe Volter). Elle ne lui parle pas, mais ils ont échangé un regard… Dès lors, elle reçoit plusieurs “messages” mystérieux et pense qu’ils lui sont adressés par cet homme : un appel téléphonique au milieu de la nuit et d’étranges colis (qui comportent successivement un lacet, une boîte de cigares, une cassette sur laquelle sont enregistrés des bruits…). Progressivement, Véronique déchiffre ces “signes”. Elle pressent qu’ils vont la mener à ce marionnettiste. Elle croit comprendre, en décodant ces messages énigmatiques, que l’homme lui propose un rendez-vous à Paris, dans un lieu précis, la gare de Lyon. C’est ainsi que la jeune femme se rend à la capitale. L’homme, effectivement, est au rendez-vous. L’amour qui naît entre les deux personnages est absolu, et s’élève au-delà des mots… » (pp. 253-254). L’animation des marionnettes apparaît comme un dispositif de contenance susceptible d’accueillir ce qui était jusqu’alors gelé ; il promeut une résurgence libidinale et la réanimation d’une pensée dans le cadre, enfin, d’un échange : « Pendant toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être à la fois ici… et ailleurs… » (p. 261).
  • [10]
    Kieslowski K. (1991). Le hasard et la nécessité. Entretien avec François Forestier. Première, 172 : 66-67.
  • [11]
    La boum, film français de Claude Pinoteau, 1980.
  • [12]
    Pauline à la plage, film français d’Eric Rohmer, 1983.
  • [13]
    Kill Bill, film américain de Quentin Tarantino, 2003.
  • [14]
    Twilight, film américain de Catherine Hardwicke, 2008.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions