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Article de revue

L'ado et ses avatars

Pages 591 à 600

Notes

  • [1]
    Bordage P. (1997). Wang, T. 1 et T. 2 Paris : L’Atalante.
  • [2]
    La force de persuasion de cette métaphore a d’ailleurs parfois fait oublier qu’il ne s’agissait que d’une métaphore.
  • [3]
    Cette polarité, initiée autour de la peau, trouve ensuite un prolongement dans les deux usages complémentaires de chacun de nos sens : il existe un usage du regard qui nous fusionne imaginairement avec ce que nous regardons et un autre qui met à distance, de la même façon qu’il existe un usage de l’audition qui crée l’illusion d’une immersion et un autre qui permet de mesurer la distance entre une source sonore et nous. Quant à l’olfaction, bien qu’elle soit peu valorisée dans notre culture, elle réalise évidemment ces deux aspects : se sentir plongé dans une odeur ou tenter d’en repérer la source et les composants (Tisseron, 2002).
  • [4]
    Le psychanalyste les appelle plus précisément des objets « partiels ». Ce sont « des parties du corps, réelles ou fantasmées, et leurs équivalents symboliques » (Laplanche, Pontalis, 1967, p. 294).
  • [5]
    C’est le vieux rêve de l’humanité que Wim Wenders met en scène dans son film Jusqu’au bout du monde. Un scientifique met au point une machine destinée à permettre à sa femme devenue aveugle de revoir les souvenirs de son passé comme si elle y était « pour de vrai ». Mais la machine est vite détournée de cette fonction précise pour servir à visualiser les rêves intimes de chacun. Il ne s’agit plus de rentrer dans ses souvenirs comme dans un espace réel, mais dans ses rêveries diurnes et ses rêves nocturnes comme s’ils étaient vrais. Ceux qui se laissent aller à cette tentation sont évidemment perdus : la fascination exercée sur eux par les espaces virtuels les détourne de toute autre activité…

1 L’existence des adolescents est aujourd’hui inséparable de leurs avatars. Mais que signifie ce mot ? Pour ceux qui ne sont pas familiers des nouvelles technologies, il désigne probablement les ennuis qui peuvent brutalement tomber sur quelqu’un. Mais pour les usagers des espaces virtuels, il sert de terme générique pour les figurines chargées de les représenter dans les mondes virtuels auxquels ils accèdent par leurs écrans. L’avatar peut être réduit à une sorte de logo ou enrichi d’un grand nombre de détails personnels, mais, dans tous les cas, il est aussi indispensable pour entrer et interagir dans les espaces virtuels que notre carte bancaire pour retirer de l’argent à un distributeur ! Les plus connus sont les petits personnages de MSN qui permettent de repérer si notre interlocuteur est « présent » ou « absent », mais on peut considérer que les étoiles qui figurent chaque usager d’un site de vente en ligne comme eBay en font également partie. Nous nous intéresserons dans ce qui suit aux plus complexes et aux plus spectaculaires de ces créatures que sont les avatars des jeux vidéo. Car c’est indiscutablement de ce côté-là que s’organisent leurs enjeux les plus intéressants du point de vue des bouleversements de notre relation à nous-mêmes, au monde et aux autres.

Habiter une autre peau

2 Dans son roman Wang[1], Pierre Bordage imagine notre monde en 2214. Notre monde ou plutôt ce qu’il est devenu, à savoir un territoire divisé en deux par le REM, un rideau électromagnétique infranchissable séparant un Ouest hyper développé et nanti d’un Est soumis à des tyranneaux locaux et privé des nouvelles technologies. Le seul contact entre les uns et les autres est organisé par l’ouverture régulière du REM qui permet le passage d’un certain nombre d’immigrés de l’Est vers l’Ouest. C’est alors seulement que ceux qui ont réussi découvrent leur destin : être transformés en esclaves des jeux grandeur nature dont l’Occident s’est entiché. Il s’agit de guerres fictives reconstituant les conflits du passé dans lesquels les protagonistes se blessent, souffrent et meurent pour de vrai. Mais rien des émotions et des sensations des combattants n’échappe aux riches habitants de l’Ouest.

3 Chacun des combattants a en effet subi une opération destinée à fixer une puce informatique entre ses deux lobes frontaux, de telle façon que les habitants de l’Ouest ont la possibilité d’éprouver exactement leurs sensations et leurs émotions en s’installant dans leur fauteuil et en fixant des récepteurs sur leur propre corps. Bref, dans Wang, les « avatars » des jeux vidéo – ces créatures de pixels chargées de donner accès à des émotions et des sensations inhabituelles – ont été remplacés par de vrais humains robotisés… pour plus d’efficacité.

4 La fiction de P. Bordage nous plonge ainsi au cœur du problème des avatars. Leur but n’est pas fondamentalement de nous transformer en acteur d’événements exceptionnels. Il est de permettre à leurs usagers d’éprouver des émotions et des sensations extrêmes sans courir aucun des risques réels qui y sont normalement attachés. Autrement dit de changer de peau.

5 Cette question du changement de peau évoque bien entendu les travaux de D. Anzieu sur ce qu’il a appelé « le Moi-peau » (1985). Cet auteur s’est attaché à montrer comment l’enveloppe cutanée est une métaphore privilégiée de nos limites psychiques et des interfaces de notre Moi [2]. Chacun est « dans » sa peau et on n’entre en contact avec le monde environnant qu’à travers elle. Dans le film Avalon de Mamoru Oshii, ce fantasme trouve une traduction littérale dans le fait que les concepteurs d’un gigantesque jeu vidéo ont fini par entrer dans le programme qu’ils ont eux-mêmes créé, d’où ils invitent les joueurs les plus expérimentés à y entrer à leur tour. Ce film met ainsi en scène l’accomplissement du désir principal qui nous anime face à tout personnage virtuel : entrer dans sa peau après l’avoir créé et confondre la sienne avec la nôtre. La relation double que nous établissons avec notre peau – tantôt support d’insertion et tantôt surface de séparation et d’interaction [3] – constitue le prototype de nos relations au virtuel. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le fantasme d’un contact « charnel » à distance habite les mythologies du virtuel depuis le début. Se sentir « peau contre peau » et « faire l’amour » par capteurs interposés constituent un horizon des rêveries du virtuel.

Un assemblage d’objets partiels

6 Pour comprendre ce qu’est un avatar, imaginons ce que serait une sorte de « strip-tease » de l’une de ces créatures. L’exercice n’a rien d’artificiel puisque chacun peut s’y livrer sur Second Life.

7 Vous ôtez à votre avatar sa chemise, sa jupe ou son pantalon, puis ses sous-vêtements jusqu’à ce qu’il soit aussi nu qu’une poupée Barbie dans sa boîte de base. Mais l’effeuillage de l’avatar ne s’arrête pas là. La chevelure, le sourire, l’expression du regard, la façon de marcher et de se mouvoir, les ongles, les poils et jusqu’à la peau peuvent être enlevés tour à tour. À la fin, votre avatar n’est pas seulement aussi nu qu’un fœtus, il est aussi lisse et inexpressif que lui… et aussi peu « désirable ». Car ces différents éléments que vous avez successivement enlevés à votre avatar sont justement ce qui a le pouvoir d’éveiller le désir. La logique des mondes virtuels n’est pas différente en cela de celle qui prévaut dans la vie réelle : là aussi, ce sont une mimique, une posture ou une intonation qui déclenchent le désir, souvent de façon aussi inattendue qu’irrépressible ! La différence est que l’avatar n’a pas de capital génétique avec lequel il doit composer. La puissance du calcul des ordinateurs est la seule limite imposée à leur fantaisie.

8 Il en découle que les expressions utilisées pour désigner les sources du désir sont différentes dans la « vraie vie » et dans les mondes virtuels. Dans celle-ci, nous distinguons les vêtements et accessoires qu’on peut ôter des caractéristiques anatomiques qui, elles, sont inséparables de notre corps, comme une certaine façon de sourire ou de marcher.

9 Dans les mondes virtuels, au contraire, les diverses caractéristiques de votre avatar que vous pouvez successivement lui ôter sont désignées d’un seul mot : elles sont des « objets ». Autrement dit, votre avatar n’est rien d’autre qu’un assemblage d’objets numériques. L’informaticien et le psychanalyste se rejoignent ici sur un point : on peut désigner comme « objets » tout ce qui est susceptible de mobiliser le désir, celui de la personne qui décide de s’en parer comme celui de celle qui en est séduite. Il n’y a pas de différence, de ce point de vue, entre une paire de gants, un chapeau, des lunettes, un pénis, une façon de marcher, une coupe de cheveux ou un certain éclat dans le regard [4]… Tous sont des objets partiels susceptibles de mobiliser le désir.

10 Mais il existe encore une autre différence entre la place jouée par ces objets dans la vraie vie et dans les mondes virtuels. Dans ceux-ci, les objets qui mobilisent le désir sont aussi le seul moyen par lequel l’usager de ces espaces est invité à le satisfaire. L’avatar n’est pas seulement un point de départ du désir, il est aussi son point d’arrivée. Le désir, éveillé par l’avatar, est censé se satisfaire dans l’avatar : alors que la plus belle fille du monde peut donner ce qu’elle a et ne montre pas, le plus bel avatar du monde ne peut rien donner d’autre que ce qu’il montre. Car dans les mondes virtuels, pas question de toucher ou de flairer. Tout y est visuel, délicieusement ou désespérément, selon votre aptitude à vous en satisfaire. Il faut donc se contenter de ce que notre regard et notre oreille peuvent saisir : la plastique d’une belle chevelure, la démarche chaloupée d’une fille sexy, le mouvement étrangement réaliste des vagues qui viennent mourir sur la plage, le bruit du vent dans le feuillage. On est invité à en jouir sans se préoccuper d’une réponse qui ne viendra de toute façon pas. C’est pourquoi les objets partiels jouent, dans les espaces virtuels, un rôle sans commune mesure avec celui qu’ils ont dans la vie réelle. Ils sont l’alpha et l’oméga des désirs, le lieu où ils s’embrasent et celui où ils sont appelés à venir mourir.

11 Si cette situation peut paraître étrange à la plupart d’entre nous, il existe pourtant une personnalité à qui elle est familière. C’est le fétichiste. Celui-ci déplace en effet sans cesse son intérêt sexuel sur de petits objets qui recueillent toute son attention. Plus encore, il cherche avec eux un plaisir de contact partiel qui implique rarement tous les sens. Il préfère notamment souvent regarder, et s’il aime caresser ou flairer, c’est toujours de toutes petites zones de contact. De ce point de vue, Second Life introduit à un fétichisme généralisé car il est réduit à des objets numériques dont on peut profiter en les regardant et en les écoutant, mais sans jamais pouvoir les toucher. Bien sûr, des procédés informatiques complexes permettront bientôt de croire les « toucher », voire de les embrasser en ayant la sensation de poser ses lèvres sur eux, mais le problème ne sera que déplacé. Il sera encore longtemps impossible de les étreindre…

L’avatar est la vraie originalité des espaces virtuels

12 Si tout homme s’engage dans la fabrication ou la consommation d’images, c’est parce que son corps est le premier dispositif d’images auquel il ait affaire. Il n’est donc pas étonnant que le modèle de nos liens aux images matérielles qui nous entourent se trouve dans les relations que nous établissons avec celles qui nous habitent. Et avec les images virtuelles, il est clair que le modèle de l’image n’est plus le monde réel, mais la réalité intérieure, c’est-à-dire l’image psychique [5]. Cette référence à nos images du dedans est très importante, car elle nous permet de comprendre ce que nous cherchons dans les images matérielles : la même chose, à savoir pouvoir y entrer comme dans un espace réel, et en même temps pouvoir les transformer bien plus facilement que celui-ci, d’un simple clic ! Ces deux désirs correspondent aux deux formes d’opérations psychiques qui sont la condition de notre imagination et que j’ai appelé respectivement les schèmes d’enveloppe et les schèmes de transformation (Tisseron, 1995). Ce sont ces schèmes, projetés sur les images matérielles qui nous entourent, qui sont à l’origine des pouvoirs que nous prêtons à celles-ci et de nos attentes à leur égard. Autrement dit, les pouvoirs que nous attribuons aux images sont le reflet des opérations psychiques de base qui nous permettent de penser nos images intérieures.

Les pouvoirs d’enveloppement des images

13 Les schèmes d’enveloppe projetés sur les images environnantes font d’elles des espaces d’illusion qui fonctionnent de trois façons complémentaires.

14 Tout d’abord, chaque image est constituée en un territoire dans lequel nous sommes invités à entrer pour l’explorer, un peu comme s’il avait le pouvoir de nous « contenir ». Ces mêmes pouvoirs sont également à l’origine de la capacité des images d’éveiller des expériences émotionnelles et sensorielles comme si les objets représentés étaient présents en réalité. Toute image est en effet porteuse de l’illusion de « contenir » tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture « d’animiste » ou de « fétichiste » – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec les images, et constitue un élément essentiel de la satisfaction qu’elles nous procurent. Il ne s’agit bien entendu pas d’une réalité physique : les images ne contiennent jamais « en réalité » – c’est-à-dire « pour de vrai » – une partie de ce qu’elles représentent. Mais ce désir est essentiel à prendre en compte pour comprendre les relations que nous entretenons avec elles. Enfin, – et c’est le troisième aspect du pouvoir d’enveloppement des images –, voir, c’est toujours « voir avec ». Autrement dit, à chaque fois que nous regardons une image, nous imaginons qu’elle est vue de la même manière par l’ensemble de ses spectateurs passés, présents et à venir. Cela fait d’elle une sorte de bain qui enveloppe en même temps tous ceux qui peuvent la regarder de telle façon que tous ont l’illusion d’en jouir ensemble.

Les pouvoirs de transformation des images

15 Alors que les pouvoirs d’enveloppement des images nous invitent à perdre tout repère, leurs pouvoirs de transformation nous invitent à en construire. Ils ont également trois aspects complémentaires – qui sont, encore une fois, le reflet de nos opérations mentales. Tout d’abord, les images peuvent contribuer à modifier l’objet qu’elles figurent, que les sémiologues appellent leur « référent » : tel est par exemple le cas des images de synthèse qui servent de support à la création d’objets réels. Les images peuvent également contribuer à changer leur spectateur : c’est le principe de toutes les pédagogies en images, qu’elles soient axées sur la transformation de la personnalité ou sur celle des connaissances. Enfin, toute image constitue le point de départ d’une suite infinie d’images légèrement différentes et pourtant presque semblables. Ces transformations peuvent être dirigées par le spectateur, mais aussi engendrées par un dispositif qui transforme les images selon une logique qui échappe à tout contrôle. Cette éventualité est au cœur du désir d’en fabriquer parce qu’elle renoue avec la logique de nos images intérieures. Celles-ci ne cessent pas de se transformer, c’est pourquoi l’homme a toujours rêvé de fabriquer des images qui aient le pouvoir de se transformer toutes seules sous son regard. Et c’est le cas avec les avatars !

Être le spectateur de ses propres actions

16 Mais la fascination pour les avatars n’est pas seulement liée à la façon dont ils permettent, mieux que les images précédentes, d’y entrer et d’y interagir. Ils permettent aussi à leurs utilisateurs, pour la première fois dans l’histoire des relations de l’homme aux images, de devenir le spectateur de leurs propres actions. Cette clé, c’est l’avatar.

17 Ce serait en effet une grande erreur de croire qu’avec les jeux vidéo, le bouleversement principal s’organise autour de l’abandon d’une position passive – qui serait celle du spectateur de cinéma ou de télévision – au profit d’une position active – qui serait celle de l’internaute. Ce n’est pas le passage de la passivité à l’activité qui est fondamental dans le passage de l’écran de télévision ou de cinéma à l’écran d’ordinateur, mais la capacité offerte à chacun de devenir le spectateur de ses propres actions. Cette caractéristique est essentielle dans la mesure où elle crée, dans le jeu vidéo, le mouvement qui permet de prendre du recul. Ce mouvement n’est en effet assuré ni par la durée en temps limité des films – comme au cinéma – ni par la frustration imposée tôt ou tard par une position passive devant un écran sur lequel se déroule un programme auquel on ne peut rien changer – comme face au flux télévisuel.

18 Mais le fait que les avatars invitent le joueur à être le spectateur de ses propres actions ne veut pas dire que cette possibilité soit utilisée à chaque fois. Certains joueurs évitent même de s’y confronter en adoptant un jeu répétitif et stéréotypé. Mais il s’agit souvent chez eux d’une façon de se défendre contre un danger plus grand qui est celui de devenir le spectateur de représentations traumatiques qu’ils cherchent à fuir par tous les moyens possibles.

Un triple support de symbolisation

19 Si mon avatar est pour l’autre un assemblage d’objets partiels destinés à susciter le désir, il est d’abord pour moi un espace privilégié de symbolisation. Celle-ci emprunte les trois voies complémentaires de l’image, des symbolisations mimo gestuelles, et bien entendu du discours.

La symbolisation imagée

20 Créer un avatar confronte d’abord à la nécessité de lui donner une apparence : sa morphologie, sa chevelure, l’aspect de son visage, la couleur de ses yeux… tout pourra de plus en plus y être choisi, et chacun de ces choix est évidemment le support possible d’une symbolisation. En faisant d’un avatar notre représentant obligé sur Internet, les mondes virtuels nous engagent à séparer définitivement notre aspect réel de l’apparence par laquelle nous entrons en contact avec autrui. L’avatar, qui est appelé à nous représenter de plus en plus, nous ressemble en effet de moins en moins ! Ou plus précisément, il ressemble de moins en moins à l’image que le miroir nous renvoie pour constituer le lieu d’une mise en scène plus ou moins fantaisiste. Second Life pousse cette logique du travestissement plus loin qu’un simple jeu vidéo. Sa philosophie explicite est que le particularisme de l’apparence est le lieu premier de l’affirmation de la liberté de chacun. C’est pourquoi une grande partie de l’énergie des nouveaux arrivants est donc consacrée à la particularisation de leur avatar, perçue comme indispensable pour « exister vraiment ».

La symbolisation mimo gestuelle

21 La symbolisation engagée par l’avatar est ensuite sensori-motrice. Mon avatar peut se rapprocher, s’éloigner, fuir, mais aussi – dans Second Life – offrir des fleurs ou une coupe de champagne, hocher la tête, bousculer, s’esclaffer, etc.

La symbolisation verbale

22 Enfin, le choix du nom de son avatar, et les propos qu’on lui fait tenir, relève évidemment des formes verbales de la symbolisation.

23 L’ensemble de ces trois formes de symbolisation me permet d’engager mon avatar dans une histoire et de transformer mon jeu en construction narrative.

24 Pour finir d’introduire ce numéro, disons encore que le clinicien de l’adolescence a en effet deux bonnes raisons de s’intéresser aux avatars des nouveaux adolescents. La première concerne leur bon usage. Ils sont un élément majeur de la nouvelle culture… qui sera probablement dans dix ans la culture de chacun : celle des identités multiples. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle version de la fameuse épidémie de « personnalités multiples » qui a frappé les États-Unis dans les années 1980, avant que les conséquences désastreuses de cette façon d’envisager les choses ne soient dénoncées. Les identités multiples sont autant de facettes de la personnalité unique de chacun, toujours en transformation et impossible à appréhender dans sa complexité. Les avatars donnent consistance à ces facettes. Chez l’adolescent, ils sont un moyen pour tenter de reprendre l’initiative sur les métamorphoses permanentes dont son corps est l’objet, et qui lui échappent. Ils peuvent aussi, selon les moments et les attentes de chacun, incarner le sujet lui-même (dans ses aspects souhaités ou ignorés), un proche (aimé ou haï), voire un ancêtre ou une figure mythologique familiale connue du sujet seulement par ouï-dire. Ils participent en cela aux processus de symbolisation, par chacun, de son histoire personnelle, familiale et sociale.

25 La seconde raison de nous intéresser aux avatars concerne leurs impasses et leurs ratés. Car leur bon usage suppose que l’adolescent puisse traiter les mondes virtuels comme des espaces transitionnels. Quand ce n’est pas le cas, il court le risque de se « scotcher » à son avatar comme à un indispensable compagnon imaginaire qu’il ne veut pas quitter un seul instant. À la limite, son désir de constituer avec lui une sorte de « dyade numérique » peut produire une forme de dépendance pathologique au virtuel.

BIBLIOGRAPHIE

  • Anzieu D. (1985). Le Moi-Peau. Paris : Dunod.
  • Laplanche J., Pontalis J.-B. (1967). Objet partiel. In : Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF, pp. 294-295.
  • Tisseron S. (1995). Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel. Paris : Dunod.
  • Tisseron S. (2002). Les bienfaits des images. Paris : Dunod.

Mots-clés éditeurs : réel, imaginaire, présence, avatar, absence

Date de mise en ligne : 26/10/2009

https://doi.org/10.3917/ado.069.0591

Notes

  • [1]
    Bordage P. (1997). Wang, T. 1 et T. 2 Paris : L’Atalante.
  • [2]
    La force de persuasion de cette métaphore a d’ailleurs parfois fait oublier qu’il ne s’agissait que d’une métaphore.
  • [3]
    Cette polarité, initiée autour de la peau, trouve ensuite un prolongement dans les deux usages complémentaires de chacun de nos sens : il existe un usage du regard qui nous fusionne imaginairement avec ce que nous regardons et un autre qui met à distance, de la même façon qu’il existe un usage de l’audition qui crée l’illusion d’une immersion et un autre qui permet de mesurer la distance entre une source sonore et nous. Quant à l’olfaction, bien qu’elle soit peu valorisée dans notre culture, elle réalise évidemment ces deux aspects : se sentir plongé dans une odeur ou tenter d’en repérer la source et les composants (Tisseron, 2002).
  • [4]
    Le psychanalyste les appelle plus précisément des objets « partiels ». Ce sont « des parties du corps, réelles ou fantasmées, et leurs équivalents symboliques » (Laplanche, Pontalis, 1967, p. 294).
  • [5]
    C’est le vieux rêve de l’humanité que Wim Wenders met en scène dans son film Jusqu’au bout du monde. Un scientifique met au point une machine destinée à permettre à sa femme devenue aveugle de revoir les souvenirs de son passé comme si elle y était « pour de vrai ». Mais la machine est vite détournée de cette fonction précise pour servir à visualiser les rêves intimes de chacun. Il ne s’agit plus de rentrer dans ses souvenirs comme dans un espace réel, mais dans ses rêveries diurnes et ses rêves nocturnes comme s’ils étaient vrais. Ceux qui se laissent aller à cette tentation sont évidemment perdus : la fascination exercée sur eux par les espaces virtuels les détourne de toute autre activité…

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