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Article de revue

Solitude : bouderie

Pages 37 à 50

Notes

  • [1]
    Freud S. (1915-1917). XVIe leçon. Psychanalyse et psychiatrie. in : Leçons d’introduction à la psychanalyse. In : Œuvres complètes, T. XIV. Paris : PUF, 2000, pp. 251 - 264.
  • [2]
    Freud S. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. In : Œuvres complètes, T. XVII. Paris : PUF, 1992, pp. 203-286 (p. 237). Soulignons ici l’emploi par Freud de l’expression assez recherchée seine Abschattung zum Normalen (rendue en français par : « une transition dégradée vers le normal »).
  • [3]
    Telle est, par exemple, l’impression qui ressort du petit livre, déjà ancien, de Jacqueline Marie de Chevron Villette. Le mal d’isolement (Toulouse : Privat, 1978). L’auteur, qui se situe en dehors de toute perspective universitaire (ce qui explique le caractère un peu désordonné du livre), est co-fondatrice d’une association qui se donne explicitement pour but d’aider les « isolés ». Aussi insiste-t-elle sur les dimensions objectives de l’isolement. Mais lorsqu’elle s’attache à décrire les souffrances des isolés, la plupart du temps le tableau clinique est celui de la dépression.
  • [4]
    Cf. par exemple Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. In : Œuvres. T. I. Paris : Gallimard, La Pléiade, p. 1046.
  • [5]
    « That inward eye which is the bliss of solitude. » Wordsworth W. (1804). The Inward Eye. In : Selected Poems. Londres : Penguins Books, 1996, p. 92.
  • [6]
    À cette forme de paranoïa qu’est le délire de persécution (on ne compte pas, sous la plume de l’auteur, les occurrences du mot « persécuteur ») s’ajoute cette autre qu’est le délire de grandeur : « M’y voilà tranquille au fond de l’abyme, pauvre mortel infortuné mais impassible comme Dieu même. » Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Première Promenade. Op. cit., p. 999.
  • [7]
    Cf. par ex. Paul Audy (1997). Rousseau, éthique et passion. Paris : PUF, qui évoque très judicieusement à propos de J.-J. Rousseau la philosophie de Michel Henry.
  • [8]
    Ibid., p. 189.
  • [9]
    « Je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l’être en vivant avec eux [les hommes ] », dit encore J.-J. Rousseau (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Op. cit., p. 998.
  • [10]
    Cf. l’article de 1895. Du bien fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse ». L’expression « isoliert und gesteigert » se trouve dans les Œuvres complètes, T. III. Paris : PUF, 1989, pp. 29-58 (p. 54).
  • [11]
    Début de la Dixième Promenade : « Aujourd’hui jour de pâques fleuries il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec Madame de Warens… » Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Op. cit., p. 1098.
  • [12]
    Cf. Freud S. (1937). Constructions dans l’analyse. In : Résultats, idées, problèmes, T. II. Paris : PUF, 1985, pp. 269-281 (p. 273).
  • [13]
    Freud S. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. Op. cit., p. 255. Il est assez rare que Freud parle, comme ici, d’« intention » (eines vom Ich beabsichtigten Signals).

1Il n’est pas question ici de nier que la souffrance liée à la solitude ait quelques rapports avec les conditions objectives de l’existence : être âgé, sans famille ni amis, ou encore être perdu dans un environnement étranger ou hostile, ce sont là des situations qui inclinent facilement à la mélancolie. Aussi faut-il féliciter les âmes charitables qui aident les solitaires à renouer avec autrui des liens chaleureux. On ne méconnaîtra pas non plus la valeur d’une solitude délibérément choisie : pour penser sérieusement, pour se mettre devant ses responsabilités, pour créer, il faut savoir, au moins provisoirement, rompre avec les commerces de la vie quotidienne. L’hypothèse présentée ici n’est pas iconoclaste, même si, formulée dans sa brutalité, elle peut paraître injuste et simpliste. Elle consiste seulement à rapprocher le sentiment de solitude, avec sa souffrance spécifique, d’une conduite banale, que l’on peut observer à la fois chez les adultes, chez les adolescents et chez les enfants même très jeunes, à savoir ce chantage qu’est la bouderie. Celui ou celle qui, ayant dépassé la puberté, souffre de solitude serait victime de la persistance inconsciente des efforts qu’il fit jadis (et dont il reste quelque chose dans ses conduites actuelles) pour obtenir de son entourage, par la bouderie, l’amour qu’on lui refusait (ou qu’il croyait qu’on lui refusait), bouderie qui aurait, d’une certaine façon, « dérapé » dans la mesure où son sens originaire aurait été oublié (refoulé).

2Une telle hypothèse a ses limites ; j’en suis parfaitement conscient. D’abord, celles de toute interprétation « compréhensive » au sens diltheyen ou jaspersien du mot : jusqu’à quel point le fait de « comprendre » un symptôme comme l’expression d’une conduite ayant un sens dans la vie quotidienne nous en révèle-t-il la « vérité » ou, plus simplement, nous permet-il de le « guérir » ? Cette perspective, qui eut jadis son heure de gloire (Jaspers, Politzer, Binswanger), est depuis longtemps passée de mode. Rappelons cependant qu’elle a une place dans l’œuvre même de Freud : interprétation, dans Deuil et mélancolie, de la mélancolie à partir des sentiments liés au deuil ; interprétation, dans le chap. XVI des Leçons d’introduction à la psychanalyse, de la jalousie délirante qu’éprouve une femme à propos de son mari comme expression de ses propres désirs d’adultère [1] ; ou encore ce passage d’Inhibition, symptôme et angoisse où le mécanisme névrotique d’annulation rétroactive est donné comme la forme extrême de la décision normale « de traiter un événement comme “ non arrivé ” » [2]. D’ailleurs il n’y a de progrès en psychothérapie ou en psychanalyse que si, à un moment ou à un autre, le patient découvre que ce qui était jusqu’alors vécu comme symptôme a un sens, non point un sens plaqué de l’extérieur en vertu de l’acceptation de quelque théorie, mais un sens dans le cadre de la vie quotidienne. Donc, même si la bouderie n’est pas la cause pleine et unique des souffrances du solitaire (mais qui, en psychiatrie, peut prétendre déterminer la cause unique d’un symptôme ?), on a quelques chances, en ayant recours à ce concept, d’en révéler une dimension intéressante (voire – cf. ci-après, in fine de jeter quelques lumières sur la question actuellement à la mode du « sujet » en psychanalyse).

3La seconde limite de mon hypothèse réside dans la difficulté de savoir jusqu’à quel point des conduites comme la bouderie infantile peuvent « déraper », non seulement du point de vue psychologique (oubli ou refoulement de leur finalité première) mais encore du point de vue physiologique, et installer des dysfontionnements organiques (respiratoires, circulatoires, digestifs, sexuels, cérébraux, etc.) difficilement réversibles. À une telle question, je ne possède bien entendu pas la réponse. Mais comme, pour le moment, la science n’est pas encore, que je sache, parvenue à la trouver, l’hypothèse mérite, jusqu’à plus ample informé, d’être retenue.

4Demandons nous donc comment la bouderie, et plus précisément la bouderie infantile, pourrait être à l’origine des souffrances qui sont souvent attribuées à l’isolement – absence ou rareté des relations humaines habituelles (conjugales, familiales, amicales, professionnelles, associatives, etc.) – mais qui ressemblent beaucoup à celles de la dépression [3].

5Il n’y a pas que les enfants qui boudent. Adolescents et adultes s’y risquent aussi, mais avec prudence. En effet, pour bouder efficacement, il faut être très sûr de son public et savoir s’arrêter à temps, sinon on va à l’encontre du but cherché : on sombre dans le ridicule ou on irrite.

6Imaginons un groupe d’amis, réunis en joyeuse compagnie autour d’une table et discutant d’un peu tout, par exemple des prochaines vacances : on fait des projets, on se groupe par affinités, chacun se voit assigner une tâche et des compagnons de voyage. Mais voilà que tout à coup l’un des membres du groupe se tait, fait triste mine, semble se désintéresser de la conversation, cesse de rire, de manger et de boire, éventuellement quitte la table. S’il est aimé ou respecté, les autres vont s’inquiéter : lui aurait-on, dans les projets en voie d’élaboration, proposé un rôle désagréable ou indigne de lui ? Bien vite, on réparera l’« erreur » commise ; il retrouvera sa bonne humeur et la bouderie aura réussi. Mais c’était de justesse, car il eût suffi que quelqu’un dise : « Je me demande quelle mouche l’a piqué », ou encore : « Il boude, laissons le cuire dans son jus », pour que ça rate. On aurait ri du chantage et flairé l’enquiquineur. Par la suite, ses vrais amis lui auraient conseillé de dire franchement à l’avenir ce qu’il a sur le cœur au lieu de chercher à culpabiliser autrui, bref de rester solidaire du groupe au lieu de jouer les solitaires. Car quand je boude, j’ai beau me taire, je ne suis ni muet, ni même aphone ; j’ai beau faire la tête, je ne suis pas vraiment triste ; j’ai beau m’abstenir de manger ou de boire, je ne suis pas vraiment dégoûté ; et si je m’isole, c’est pour réintégrer le groupe avec les honneurs dus à mon rang ou à mes prétentions. Bref, je joue la comédie, et les autres le savent. Donc, sauf l’exception rare signalée plus haut, après la puberté la bouderie est un combat perdu d’avance. Alors pourquoi s’y risquer ? Peut-être tout simplement parce qu’elle a dans l’enfance des racines si profondes qu’elle est toujours là, prête à affleurer.

7Chez l’enfant, en effet, la bouderie est une comédie « sérieuse » et le chantage n’est pas gratuit. Peut-être joue-t-il la tristesse pour capter l’amour des parents dont il imagine qu’ils lui préfèrent son frère ou sa sœur, mais dans une certaine mesure il est vraiment triste ; il a vraiment le souffle coupé ou du moins la respiration diminuée ; il n’a plus faim et il se croit vraiment seul ; alors que l’adolescent ou l’adulte boudeur ne paie pas vraiment de sa personne – c’est ce qui risque de le rendre odieux – l’enfant boudeur n’a pas cette prudence. En effet, si subtile soit-elle, la bouderie est une conduite très primitive. On hésite à croire l’enfant capable de cette conduite sophistiquée qui consiste à faire semblant de ne plus aimer ceux-là mêmes (en général ses parents) dont on veut forcer la préférence. Mais les chats eux-mêmes boudent : laissez pendant quelques semaines votre chat à la garde des voisins ; il souffrira certainement de votre absence, mais à votre retour, au lieu de venir tout de suite vous caresser, il vous tournera le dos et vous obligera à reconquérir son « amour », exactement comme certaines femmes lâchées veulent être reconquises lorsque leur amant revient vers elles. La contrepartie de cette précocité, c’est que l’enfant ne se dit pas, comme le ferait l’adulte, qu’à force de feindre l’indifférence envers ceux qu’il aime, il risque de perdre leur amour. Après la puberté on mesure les effets de la bouderie et on ne compromet que des relations auxquelles on tient moyennement ; mais l’enfant, lui, s’engage à fond, il met en jeu ses amours essentielles et s’expose à toutes les conséquences possibles de sa bouderie : altérations physiologiques, enlisement dans des « bénéfices secondaires », refoulements destructeurs de sens.

Altérations physiologiques

8Du tableau clinique de la bouderie on ne retient en général que la mise en œuvre provisoire et réversible de processus psychiques et physiologiques banals et, comme tels, sans danger : le boudeur fait semblant de ne pas avoir faim et, à supposer même qu’il ressente effectivement sur le moment du dégoût, nul ne pense que ses fonctions digestives courent le risque d’en être durablement altérées. Mais chez le très jeune enfant, ne peut-il pas y avoir « dérapage » ? Après tout, lorsque des adultes font la grève de la faim, il y a bien un moment où les dégâts risquent de devenir irréversibles et où, s’ils ne veulent pas s’arrêter, on est obligé de les nourrir de force. Le jeune enfant, lui, ne sait pas s’arrêter et peut-être franchit-il assez vite la ligne au-delà de laquelle s’installe un trouble digestif permanent. Il pourrait en être de même pour d’autres fonctions physiologiques.

9Soit, par exemple, la respiration. Que l’enfant qui boude respire moins fort et moins bien que l’enfant qui rit et s’excite en joyeuse compagnie, c’est probable. Mais il n’ira pas, en général, jusqu’à se couper le souffle au point de mettre sa vie en danger. Toutefois, comme il y a des grévistes de la faim, il y a des grévistes de la respiration, tel le célèbre Pépé, fils de Soupalognon y crouton dans Astérix en Hispanie, qui menace de retenir son souffle jusqu’à en mourir si on ne cède pas à ses désirs. Là encore on peut imaginer qu’un enfant plus jeune, conduit à réduire son souffle dans des conduites de bouderie, ne sait pas toujours s’arrêter avant le moment où sa respiration sera affectée durablement.

10On pourrait continuer. Il est difficile de voir quels sont les risques d’ordre sexuel que court le jeune enfant du fait de la bouderie. Mais songeons à la femme adulte qui boude les rapports sexuels avec son mari ou avec son amant parce qu’elle s’estime lésée dans un autre domaine. En apparence, elle ne subit d’autre dommage qu’une privation provisoire de plaisir (largement compensée, en général, par celui d’embêter son partenaire) : elle se rattrapera plus tard, avec lui ou avec un autre. Mais en réalité, ne compromet-elle pas déjà quelque peu son aptitude à éprouver, devant un homme, les émotions de confiance spontanée qui font le prix des rapports sexuels ? Transposons cela dans le monde délicat et obscur de cette sexualité infantile qui inclut – Freud nous l’a enseigné ou du moins rappelé – l’ensemble des rapports affectifs de l’enfant avec le monde, les autres et lui-même : l’enfant qui fait semblant de ne pas désirer ne risque-t-il pas de diminuer gravement ses capacités générales de désir ?

11En effet ce sur quoi joue la bouderie, ce sont à la fois les attraits du monde et mon aptitude à désirer : l’adolescent ou l’adulte qui boude dit que la conversation n’est pas intéressante ou qu’il se sent atone. C’est-à-dire qu’il joue à être déprimé (l’éternelle plainte des déprimés et des mélancoliques, relayée par toute la littérature romantique étant bien : le monde n’est plus rien pour moi et je suis sans désir). Or si, à la différence de ce qui se passera après la puberté, l’enfant qui boude éprouve vraiment le monde comme triste et lui-même comme anorexique (l’anorexie étant entendue ici au sens général d’absence de désir et pas seulement d’appétit), ne risque-t-il pas de voir cette tristesse et cette anorexie s’installer en lui et d’être victime de son chantage ? On commence à connaître, de nos jours, les processus physico-chimiques cérébraux qui conditionnent les états dépressifs (sérotonine, noradrénaline, etc.), mais on connaît encore fort mal ceux qui les régulent : ne pourrait-on imaginer que des conduites comme la bouderie, qui singent l’humeur triste pour agir sur autrui, puissent les altérer durablement et installer ainsi un état dépressif chronique qui sera parfois vécu comme un sentiment de solitude ?

12Ainsi ces symptômes, qui constituent le tableau clinique du sentiment de solitude, ne seraient pas seulement l’effet d’une situation objective d’isolement mais la persistance ou le retour des conséquences d’une conduite infantile de bouderie. En effet, en dehors de situations robinsonesques purement imaginaires, l’isolement, pour être parfois réel (perte des parents, des amis, des collègues de travail) reste difficile à apprécier : bien des hommes et des femmes qui ont avec autrui des relations très limitées ne se sentent jamais isolés, alors que d’autres souffrent de solitude dans la foule, et même entourés d’amis et de parents. L’isolement « objectif » ne serait donc que l’occasion du déclenchement de souffrances ayant leur source dans la bouderie infantile. Et cela d’autant plus que, par certains côtés, elle ne produit pas que des souffrances ; elle comporte aussi quelques bénéfices secondaires.

Bénéfices secondaires

13Le dégoût (alimentaire) n’est pas en lui-même source de plaisir, mais le jeûne prolongé ou la grève de la faim produisent parfois des états d’exaltation dans lesquels se sont complus les mystiques. De même, bien que la baisse de la respiration soit source de souffrance pour ceux qui la subissent par suite d’une maladie, certains raffinés jouissent de se faire étouffer au point parfois d’en mourir. Très peu de boudeurs vont jusque-là, mais peut-être sont-ils plus nombreux qu’on ne croit à en prendre le chemin et à y trouver des raisons pour préférer la bouderie à des formes plus saines de réaction à la frustration, comme, par exemple, celle qui consiste à dire clairement ce dont on se plaint.

14A fortiori pour l’humeur : la transformation de la tristesse en jouissance est tout à fait banale. On a parfois pitié de l’adulte boudeur parce qu’on voit qu’il souffre ; mais on voit bien qu’aussi il jouit, et c’est ce qui fait qu’on lui en veut. Quant à l’enfant, nul ne peut savoir à quel point la conduite de bouderie ajoute des jouissances de tous ordres à ses souffrances. Si, sur ce point, l’observation psychologique est encore balbutiante, les grands écrivains nous ont indirectement renseignés : c’est le thème, bien classique, des joies de la solitude. Faut-il parler de joie, de plaisir, de bonheur ? J.-J. Rousseau – qui s’y connaît – exclut le dernier terme comme désignant un état durable enraciné dans le monde, alors que le plaisir que l’on éprouve ainsi à se replier sur soi a quelque chose d’extramondain [4]. Au mot happiness, W. Wordsworth préfère bliss, jouissance due à l’« œil intérieur » [5], expérience fascinante, qui sera cultivée pour elle-même et dans laquelle beaucoup ont vu un sommet de la réflexion philosophique et de la spiritualité. C’est ce que veut nous faire croire (ou croit lui-même) le Rousseau des Rêveries, dont la solitude, qu’il prétend avoir choisie parce que persécuté, conduit à la jouissance décrite dans ce texte de la Cinquième Promenade qui, depuis plus de deux siècles, fait également les délices de ses lecteurs. Il y a là une sorte d’autisme de génie, dont le caractère pathologique est indéniable [6], mais qui se présente comme ayant valeur en lui-même (sublimation ?) et où l’on n’a pas manqué de trouver une véritable « philosophie de l’existence » [7]. Une chose est certaine en tout cas, c’est que la solitude boudeuse a ses charmes et qu’assez facilement celui qui commence par bouder pour obtenir les faveurs d’autrui en vient vite à bouder pour les plaisirs spécifiques qu’engendre sa bouderie, et qui peuvent être d’un très haut niveau.

15Mais aussi d’un niveau un peu moins haut : on se moque beaucoup, de nos jours, des condamnations dont la masturbation fut jadis l’objet, tant de la part de la Bible que des médecins moralisants du XIXe siècle. À la Genèse (38, 8-11), qui reproche à Onan de gâcher un sperme qui aurait pu produire des fils d’Israël, on répond que les spermatozoïdes sont en surabondance ; et aux médecins qui prétendaient que la masturbation rend sourd ou débile on oppose le fait que cette hypothèse n’a pas été vérifiée. Mais la seule hygiène que nous proposons aujourd’hui est de remplacer la masturbation par le coït, conseil qui vaut pour l’adulte, et à la rigueur pour l’adolescent, mais non pour l’enfant, et laisse entière la question. En fait, la vieille morale n’avait pas totalement tort lorsqu’elle parlait de « vice solitaire », car si le masturbateur est « solitaire », ce n’est pas seulement parce qu’il n’a pas de partenaire sexuel, mais aussi parce que la masturbation fleurit, à côté d’autres plaisirs plus raffinés, dans le contexte d’une solitude non point subie mais « voulue » dans le cadre d’une bouderie. Et ce qui la rend « vicieuse », ce ne sont ni les dégâts qu’imaginaient les médecins du XIXe siècle, ni les pertes de descendance que déplorait la Bible mais plutôt qu’elle y est, au même titre que les autres plaisirs de la bouderie (dont certains sont peut-être fort « relevés ») contaminée par des souffrances ou par des comportements pathologiques. Quand, refusant de céder au chantage, on dit de l’adolescent ou de l’adulte boudeur : « laissons le cuire dans son jus », on entend bien qu’en plus des souffrances gentilles qu’il étale pour nous apitoyer (tristesse, manque d’appétit, etc.), il en subit d’autres moins avouables. Il ne se contente pas de bouder, mais il bout (de colère, d’impatience, de dépit) et les bénéfices qu’il pouvait tirer de sa bouderie en sont empoisonnés.

16Que l’on songe encore une fois au Rousseau des Rêveries. Il nous demande – et surtout ses commentateurs nous demandent – de prendre pour argent comptant et indépendamment de leur contexte les expériences spirituelles élevées qui germent dans le contexte de sa solitude. Or ce contexte est pathologique : non seulement il comporte des souffrances avouées et, pour ainsi dire, honorables, mais il fourmille de récriminations, d’accusations, d’efforts de justification plus ou moins paranoïaques. Cela ne signifie pas qu’il faille récuser comme inauthentique la philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau. Mais il faut souligner le fait que, prise globalement et considérée du point de vue psychologique, la toile de fond des Rêveries est – c’est le moins qu’on puisse dire – suspecte. P. Audi a bien montré comment, dès la Première Promenade, Rousseau s’inscrit dans une « étrange position », une sorte de « rêve » [8]. Les rêveries ne sont pas le fait d’un homme qui se promène seul faute de trouver un compagnon et qui, à l’occasion de ces promenades, se met à rêver ; c’est d’emblée, avant toute promenade, qu’il est « rêveur et solitaire », d’emblée qu’il est dans cet état complexe et relativement stable fait de souffrance, de plaisir, de récrimination, de ressentiment, d’accusation et de culpabilité niée, état qui apparaît comme l’effet d’une attitude de défense globale et non comme la découverte « innocente » des charmes de la solitude.

17Moins marqués que chez J.-J. Rousseau, tous ces traits se retrouvent à des degrés divers dans bien des formes plus banales de solitude. Le « solitaire » – si l’on peut désigner ainsi celui qui éprouve ces sentiments qui font songer à la dépression plutôt que celui qui est socialement isolé – serait ainsi celui qui porte avec lui un état de souffrance et de plaisir qui ne peut s’expliquer exclusivement par le fait qu’il est privé des relations interhumaines habituelles. Une telle structure psychique pourrait être assez courante, car bien des hommes qui entretiennent avec autrui des relations normales et même chaleureuses, voire sont des boute-en-train, n’en sont pas moins intérieurement des « solitaires » parce qu’ils n’ont jamais pu se délivrer des conséquences d’une bouderie généralisée. Cette structure de base leur fait peur ; ils la combattent par une hyperactivité et l’on parle parfois à leur propos de dépression cachée. Les situations dans lesquelles ils ont été conduits à bouder ont depuis longtemps disparu, mais les conséquences de la bouderie mise en œuvre pour les gérer sont encore là. On n’arrive pas à en sortir, on est victime de son propre chantage. D’où vient cette impossibilité ?

Refoulements

18La première cause pourrait en être tout simplement les bénéfices secondaires dont il vient d’être question : plus ils sont intenses, moins on a envie d’y renoncer pour reprendre la conduite globale de la bouderie comme chantage. C’est le cas de l’enfant qui, découvrant la masturbation dans un tel contexte, trouve cela plus simple et d’un agrément plus sûr que l’effort toujours risqué et aléatoire pour, par exemple, inventer une autre façon de demander à ses parents d’être un peu plus gentils avec lui et un peu moins avec son petit frère. Mais il en est de même de J.-J. Rousseau qui, dans les Rêveries, se félicite d’avoir renoncé aux rivalités littéraires mondaines et de leur préférer les plaisirs de sa solitude : le combat pour la gloire littéraire, les controverses avec les rivaux sont toujours pénibles et aléatoires, alors que la jouissance autistique qu’il tire des rapports avec lui-même et avec la nature est une valeur sûre. Oublions donc les premiers pour ne plus penser qu’aux seconds [9]. Mais c’est justement dans cet oubli que réside le danger.

19S’il ne s’agissait, en effet, que de ce faux oubli qui consiste à retenir de la bouderie son aspect le plus plaisant tout en continuant à savoir quel en est le sens global, ce ne serait qu’un moindre mal : il est sage de faire contre mauvaise fortune bon cœur. C’est d’ailleurs ce que pense faire J.-J. Rousseau : persécuté par les hommes, il « oublie » leur méchanceté pour se réfugier en lui-même et dans la nature. Il se fait – ou prétend se faire – solitaire parce qu’il est persécuté. Mais en réalité il oublie – mais cette fois-ci réellement, au sens du refoulement – qu’il s’est rendu boudeur et solitaire pour reconquérir l’estime et l’amour d’autrui. Il croit qu’il se sépare de ses persécuteurs parce que ceux-ci le persécutent, alors qu’en réalité il s’éloigne d’eux pour contraindre autrui à l’aimer. C’est en cela que sa conduite est névrotique, voire psychotique. Ce qui lui échappe – et J.-J. Rousseau n’est qu’une forme particulièrement remarquable d’un comportement plus largement répandu – c’est le sens global de sa conduite. Tout comme, dans les premiers écrits de Freud, les symptômes de la névrose d’angoisse sont les éléments « isolés et amplifiés » d’une conduite sexuelle « oubliée » [10], les plaisirs et les souffrances du promeneur solitaire deviennent les éléments privés de leur vrai sens d’une structure d’ensemble désormais refoulée.

20Certes, pris à la lettre, le texte même des Rêveries ne semble pas justifier un diagnostic de bouderie : quelle que soit l’ampleur de ses récriminations et de ses plaintes, J.-J. Rousseau n’avoue jamais avoir boudé pour se faire aimer. Peut-être est-il trop fier pour cela. Mais surtout il ne peut pas le faire sans que s’effondre la manœuvre névrotique d’ensemble qu’est la rédaction des Rêveries. La bouderie n’est pas dans le texte, mais dans la décision d’écrire le livre. En effet, pour quoi – non pas pour quelle raison, mais dans quel but – un auteur, persécuté peut-être mais très célèbre, éprouverait-il, à l’âge de soixante-quatre ans (si la rédaction des Rêveries a été commencée en 1776), le besoin de dire qu’il est lésé, méprisé, persécuté et que, pour cela, il entre en solitude ? J.-J. Rousseau sait très bien qu’il n’écrit pas que pour lui tout seul et que tout texte sorti de sa plume va être lu avidement par les milliers d’admirateurs qu’il compte en Europe. Le sens général du livre – à commencer par le titre – pourrait donc bien être une demande d’amour par le biais de la bouderie. Cette demande ne s’adresse peut-être (ni même probablement) pas à ceux qu’il désigne comme ses persécuteurs : elle a des racines plus profondes. La vie de J.-J. Rousseau a fait et continue de faire l’objet de tant de savants travaux qu’il n’est pas question ici d’y rechercher, parmi les innombrables déceptions et pertes d’amour ayant pu provoquer la réponse de bouderie, celles qui furent déterminantes pour la genèse de sa névrose (ou psychose). Remarquons seulement que si les Rêveries sont un livre « inachevé » en ce sens que la Dixième Promenade ne compte que deux pages, en un autre sens elles pourraient être un livre « achevé ». En effet, les deux pages de la Dixième Promenade ont été écrites le 12 avril 1778, dimanche des Rameaux [11], et J.-J. Rousseau n’est mort que le 2 juillet ; mais ces deux pages sont consacrées à Madame de Warens, « la meilleure des femmes », celle qu’il appelait « Maman », mais qui, pourtant, après avoir vécu avec lui, l’avait éloigné d’elle en 1737. Comme si J.-J. Rousseau ayant enfin avoué que tout son jeu de la solitude n’était pas une réponse aux persécutions dont il était l’objet de la part de ses contemporains mais une façon détournée et désespérée de capter l’amour de figures du passé (Madame de Warens était morte le 29 juillet 1762), toute addition aux Rêveries devenait inutile.

21Plus généralement, ce qu’il y a de grave dans le devenir de la bouderie, c’est que son sens originaire risque d’être refoulé. Le boudeur en subit alors toutes les conséquences sans plus savoir pourquoi il boude, ni même qu’il boude, le désarroi de la perte de sens s’ajoutant aux plaisirs et aux souffrances qu’il feignait (plus ou moins) d’éprouver dans le cadre d’une conduite de chantage. De ces « symptômes » on cherche alors vainement la cause soit dans la pure physiologie, soit dans les circonstances extérieures, soit encore dans un événement passé considéré comme tel. Or ce qui fait que tel adulte puisse souffrir de solitude, ce n’est pas – pour reprendre un exemple freudien [12] – le fait même qu’à tel ou tel âge la naissance d’un petit frère soit venue troubler son dialogue avec sa mère mais l’habitude prise de bouder pour récupérer cet amour, ses prolongements lorsque son sens premier fut oublié et ses répercussions dans la vie actuelle. On s’étonne parfois que des hommes qui ont effectivement manqué d’amour dans leur enfance (parce qu’ils étaient orphelins ou que leur mère était sur ce point déficiente) deviennent des adultes sains et équilibrés alors que d’autres, élevés dans un contexte chaleureux, éprouvent des sentiments de solitude qui semblent accuser rétrospectivement leurs parents de déficience. Mais c’est que la névrose ne vient pas d’un simple manque, mais de la façon dont a été gérée une situation conflictuelle. L’enfant qui a joué à ne plus aimer sa mère, celle-ci fût-elle aimante, afin que – comme dans une scène de dépit amoureux – elle lui donne la preuve d’amour qu’il désire, va « oublier » qu’il l’aime encore, ne plus savoir qui il aime vraiment, et continuer indéfiniment à jouer des bribes du scénario de la bouderie sans plus jamais savoir que c’en est une. Jusqu’au jour peut-être où, finissant par découvrir la persistance en lui de cette bouderie infantile, il sera délivré des sentiments de solitude qui en résultaient.

Avènement du « sujet » ?

22En terminant sur cette note optimiste, on pourrait se demander jusqu’à quel point l’hypothèse présentée ici illustre et justifie la tendance actuelle de la psychanalyse française à se défendre contre l’invasion des psychiatries chimique et comportementale en insistant sur l’autonomie, la responsabilité, la liberté du « sujet ».

23C’est une chose assez étrange que les disciples de Freud, après avoir été accusés pendant toute la première moitié du XXe siècle de professer de l’homme une conception matérialiste et déterministe, de l’avoir considéré comme le jouet de ses pulsions, se présentent aujourd’hui comme porteurs de valeurs d’apparence spiritualiste. D’aucuns s’emploient même à faire de la psychanalyse une philosophie du sujet ! Certes, l’indéniable talent avec lequel ils mènent cette entreprise n’emporte pas la conviction en ce qui concerne Freud, qui serait probablement fort étonné de se trouver, dans les controverses actuelles, de ce côté-là de la barrière. Il existe pourtant chez lui, outre (cf. ci-dessus) des interprétations compréhensives de type diltheyen qu’il oppose aux explications purement classificatoires de la psychiatrie de son époque, des textes pouvant être utilisés dans cette perspective « subjectiviste ». C’est ainsi qu’en 1925 il fait d’un affect apparemment subi comme l’angoisse un « signal intentionnellement donné par le moi, afin d’influencer l’instance plaisir-déplaisir » [13]. De tels textes n’étaient pas du goût de la psychanalyse française des dernières décennies, car ils semblaient donner des arguments à cette ego psychology hartmanienne dont on disait tant de mal. Aujourd’hui, au contraire, ils pourraient être invoqués en faveur de l’attribution à Freud d’une « philosophie du sujet ». Disons seulement que le concept bien vulgaire, bien banal de bouderie (qui ne figure dans aucun dictionnaire philosophique, psychologique ou psychanalytique) permet de penser que, là où je crois subir comme un destin la solitude et les sentiments dépressifs qui l’accompagnent, je pourrais peut-être découvrir que c’est « moi » qui les produis comme résultats d’une manœuvre de chantage que, dans une certaine mesure, je « veux ». Maintenant de quel « moi » et de quelle « volonté » s’agit-il ? Il ne suffit pas de dire que c’est « inconscient », mais il serait imprudent de croire qu’il s’agit du moi et de la volonté tels que les conçoit la philosophie traditionnelle, par exemple Descartes. Disons tout simplement qu’on a repéré une conduite là où l’on ne voyait qu’un symptôme ou un processus.


Mots-clés éditeurs : dépression, Jean-Jacques Rousseau, bouderie, refoulement, solitude, chantage

https://doi.org/10.3917/ado.051.0037

Notes

  • [1]
    Freud S. (1915-1917). XVIe leçon. Psychanalyse et psychiatrie. in : Leçons d’introduction à la psychanalyse. In : Œuvres complètes, T. XIV. Paris : PUF, 2000, pp. 251 - 264.
  • [2]
    Freud S. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. In : Œuvres complètes, T. XVII. Paris : PUF, 1992, pp. 203-286 (p. 237). Soulignons ici l’emploi par Freud de l’expression assez recherchée seine Abschattung zum Normalen (rendue en français par : « une transition dégradée vers le normal »).
  • [3]
    Telle est, par exemple, l’impression qui ressort du petit livre, déjà ancien, de Jacqueline Marie de Chevron Villette. Le mal d’isolement (Toulouse : Privat, 1978). L’auteur, qui se situe en dehors de toute perspective universitaire (ce qui explique le caractère un peu désordonné du livre), est co-fondatrice d’une association qui se donne explicitement pour but d’aider les « isolés ». Aussi insiste-t-elle sur les dimensions objectives de l’isolement. Mais lorsqu’elle s’attache à décrire les souffrances des isolés, la plupart du temps le tableau clinique est celui de la dépression.
  • [4]
    Cf. par exemple Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. In : Œuvres. T. I. Paris : Gallimard, La Pléiade, p. 1046.
  • [5]
    « That inward eye which is the bliss of solitude. » Wordsworth W. (1804). The Inward Eye. In : Selected Poems. Londres : Penguins Books, 1996, p. 92.
  • [6]
    À cette forme de paranoïa qu’est le délire de persécution (on ne compte pas, sous la plume de l’auteur, les occurrences du mot « persécuteur ») s’ajoute cette autre qu’est le délire de grandeur : « M’y voilà tranquille au fond de l’abyme, pauvre mortel infortuné mais impassible comme Dieu même. » Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Première Promenade. Op. cit., p. 999.
  • [7]
    Cf. par ex. Paul Audy (1997). Rousseau, éthique et passion. Paris : PUF, qui évoque très judicieusement à propos de J.-J. Rousseau la philosophie de Michel Henry.
  • [8]
    Ibid., p. 189.
  • [9]
    « Je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l’être en vivant avec eux [les hommes ] », dit encore J.-J. Rousseau (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Op. cit., p. 998.
  • [10]
    Cf. l’article de 1895. Du bien fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse ». L’expression « isoliert und gesteigert » se trouve dans les Œuvres complètes, T. III. Paris : PUF, 1989, pp. 29-58 (p. 54).
  • [11]
    Début de la Dixième Promenade : « Aujourd’hui jour de pâques fleuries il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec Madame de Warens… » Rousseau J.-J. (1776-1778). Rêveries du promeneur solitaire. Op. cit., p. 1098.
  • [12]
    Cf. Freud S. (1937). Constructions dans l’analyse. In : Résultats, idées, problèmes, T. II. Paris : PUF, 1985, pp. 269-281 (p. 273).
  • [13]
    Freud S. (1925). Inhibition, symptôme et angoisse. Op. cit., p. 255. Il est assez rare que Freud parle, comme ici, d’« intention » (eines vom Ich beabsichtigten Signals).
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