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Article de revue

Retour au père et déni du féminin

Pages 25 à 36

Notes

  • [1]
    Bible de Jérusalem. (1995). Luc 15, 11-32. Paris : Le Cerf, p. 1619.
  • [2]
    Benveniste E. (1969). Le vocabulaire des institutions indo-européennes de la parenté. Paris : Les Éditions de Minuit.
  • [3]
    Freud, 1900, pp. 385-386.
  • [4]
    Shakespeare W. (V. 1601). Hamlet. Acte I, scène 5, v. 91. Paris : Aubier, 1973, pp. 116-117.
  • [5]
    Molière (1665). Don Juan. Acte IV, scène 4. Paris : Poche, 1999, p. 115.
  • [6]
    Tirso de Molina. L’abuseur de Séville. Acte II. Paris : Aubier, 1991, p. 87.
  • [7]
    Baschet J. (2000). Le sein du père : Abraham et la paternité dans l’occident médiéval. Paris : Gallimard.
  • [8]
    Ibid., pp. 22-23.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Boureau A. (1988). La Papesse Jeanne. Paris : Aubier.
  • [11]
    Godelier M. (1996). L’énigme du don. Paris : Fayard.
  • [12]
    Ibid., pp. 155-158.
  • [13]
    Lacan, 1981, p. 198.
  • [14]
    Godelier, L’énigme du don. Op. cit., p. 175.
  • [15]
    Ibid., p. 183.
  • [16]
    Eschyle. Les Euménides. In : Théâtre complet. Paris : Flammarion, 1964, p. 228.
  • [17]
    Tournier M. (1970). Le Roi des Aulnes. Paris : Gallimard.
  • [18]
    De mémoire cette phrase est empruntée au Post-scriptum aux Miettes Philosophiques.

1Le texte biblique de la parabole L’enfant prodigue[1] fait allusion à tous les champs mythiques trouvés dans la psychanalyse, c’est-à-dire à ce problème de la relation père/fils qui en est un des points sensibles, vulnérables. Il est certain que dans cette lecture quelque chose est un peu inespéré par rapport à ce domaine habituel du mythe d’Œdipe qui sert d’ancrage à la psychanalyse. Freud a insisté beaucoup sur le parricide et l’inceste. Néanmoins où situer le refus ? Est-ce du côté du fils qui rejette le père, qui veut prendre sa place, qui veut le tuer ? Or plusieurs auteurs retournent ou éclairent les choses un peu différemment, entre autres M. Balmary et un certain nombre d’analystes lisant un peu autrement le texte d’Œdipe-Roi. Où rencontre-t-on une mise en danger ? C’est avant même la naissance du fils : on sait qu’il devrait ne pas naître. Et il est annoncé dans l’oracle que si ce fils va naître, il sera meurtrier de son père. Donc le thème du meurtre n’est pas situé dans l’histoire comme venant d’un mouvement propre au fils seul, mais d’une sorte de prédiction. Alors de quelle volonté s’agit-il ? C’est celle du corps social, moins tendre qu’on ne le dit à l’égard d’arrivée d’enfants nouveaux, imprévisibles. C’est l’interdit de naître. Sur le plan clinique, on le rencontre beaucoup ; il est énoncé avant même qu’il y ait naissance de quelqu’un : il ne faut pas qu’il naisse parce qu’il serait tueur. Alors comment le fils peut-il trouver sa place ? On peut se référer à la tradition patriarcale indo-européenne, qu’étudie E. Benveniste [2] montrant bien – et c’est important pour faire contraste avec ces textes – qu’il y a une solide tradition patriarcale où bien sûr la naissance est souhaitée, à condition que ce soit celle de l’absolument même. Il dit que quand un fils naît, à proprement parler il n’y a pas naissance parce que ce qui arrive, c’est simplement un petit grand-père, c’est-à-dire l’ancêtre réincarné. Dans cette tradition indo-européenne, on peut remarquer qu’il y a une sorte d’entrecroisement ; l’ancêtre ne se réincarne pas tout de suite dans le fils, mais dans celui qui naîtra du fils. Donc toute cette vision extrêmement importante est un déni de naissance. Elle s’éternise, mais à condition que l’on puisse dire de celui qui vient de naître : ce n’est rien de nouveau, ce n’est que la réapparition de l’ancêtre. On voit bien de quel contexte il s’agit. Il est aussi surprenant de constater à quel point ce fantasme structurant peut avoir des effets ravageurs. Dans ce qui définit toute une tradition indo-européenne, l’idée de la naissance du nouveau n’est pas possible, parce qu’on se trouve devant une obligation, d’ailleurs mise en scène par Freud dans le rêve de la dissection anatomique[3], où pour s’avancer vers l’éternité, il doit marcher sur le corps d’enfants allongés sur le pont. Ce sont ces enfants qui représentent le pont et, dans ses associations, il pense à un fantasme, à un livre où il est question de la survie d’un ancêtre à travers une suite de générations de deux mille ans. Celui-ci aura vécu avec une même identité, puisqu’apparemment à chaque naissance et reproduction, c’est lui qui reparaît. Même dans L’interprétation des rêves (Freud, 1900) on voit que les choses entre père et fils ne sont pas simples et que toute une normativité dit que le nouveau est interdit. Or cette interdiction fait le fond de la mythologie psychanalytique, si on veut mettre au départ l’histoire de Laïos et celle d’Œdipe. Freud s’est aussi tourné du côté d’Hamlet – Œdipe et Hamlet – mais dans ce qui fait la raison de la vie d’Hamlet, le père lui apparaît comme fantôme, comme « ghost », et il lui adresse cette phrase : « Remember me » [4] – apparemment « souviens-toi de moi » – « Remembre-moi » et Hamlet devra vivre pour connaître et pour venger la faute du père, pour être une sorte de témoin, de continuation de sa vie. Ce qui lui est demandé est justement le devoir de mémoire, mais de plus, qu’il fasse de sa vie le champ d’investigation où sera mise en lumière la faute que le père a subie ou qu’il a commise. Il est évident que pour réparer le parcours paternel, le fils trouve une place. Ces traditions très lourdes sont agissantes dans l’esprit de Freud. Encore aujourd’hui on a essayé de faire des tas de lois pour permettre des donations, parce qu’il se trouvait que justement en France, les grands-parents et les parents ne se servaient pas des droits qui rendaient possible l’héritage et on a voulu suggérer aux gens de prévoir et d’accepter qu’il y ait des transmissions. Or plusieurs cas cliniques assez terribles montrent le père se raccrochant à son magot, à son héritage, comme si c’était son sang, sa vie. Cela mérite d’être interrogé psychanalytiquement : pourquoi est-ce tellement difficile de devenir parent ? Soit c’est merveilleux quand ça se passe bien, quand on est précisément dans l’acceptation du nouveau, soit on se heurte à ce qui a été rencontré par Freud essentiellement du côté féminin ; il parle de la plupart des mères qui voient dans l’enfant la fin de leur liberté. Donc ça ne va pas de soi et cette arrivée du nouveau ne se trouve qu’en rencontrant un mythe qui marque une cassure dans la mythologie patriarcale : celui de Don Juan. On sait qu’au XVIIe siècle il se passe une transformation, le passage à l’importance de la ville, donc quelque chose qui se restructure différemment : on échappe un peu au domaine patriarcal tel que l’organise la féodalité, parce qu’avant, hériter du père, c’était hériter du patrimoine, et pour ne pas le diviser, il fallait qu’il soit donné à l’aîné, si bien que la filiation n’intégrait pas tous les enfants de la même manière. Le père se reproduisait dans le fils aîné qui témoignant de cette identité par une sorte d’avoir, était celui qui représentait le patrimoine. G. Duby a aussi travaillé là-dessus en disant que le deuxième fils s’engageait dans l’armée et le troisième devenait religieux. Donc il fallait qu’ils trouvent d’autres places, parce que l’héritage direct incarnant la survie du père n’était permis qu’à l’aîné. Au XVIIe siècle quelque chose change, avec la naissance de la ville, de la finance, l’identification au patrimoine disparaît pour la possibilité de le transformer en argent, en don, ainsi de suite... Alors, on insiste beaucoup sur cette cassure, la transmission ne se fait plus par la terre, mais autrement : c’est la naissance de la bourgeoisie et de l’argent, il y a recul d’un privilège. Ainsi Don Juan, être riche et mobile, est une figure qui introduit le nouveau. Le Don Juan de Molière nous montre la rencontre entre le fils et le père qui fait tout un sermon en lui disant qu’il doit être fidèle à ses aïeux, qu’il doit en être digne, etc. Tout le discours patriarcal. Et Don Juan lui répond simplement : « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler » [5]. Il casse la statue c’est-à-dire la rigidité, la verticalité du père et, en même temps, il refuse d’être le clone du père, celui qui est pris dans la loi d’identité. C’est par là qu’il va pécher abondamment, il va aller du côté des femmes et ainsi de suite, toute une transgression est à l’œuvre.

2Alors ce qui est surprenant tout d’abord dans la relecture de ce texte évangélique de L’enfant prodigue, c’est la cassure entre l’ancien et le nouveau justement, cette permission d’être nouveau sans avoir à attendre le XVIIe siècle pour cela. Avec Don Juan, nous voyons renaître une vision de la filiation complètement subversive, magnifiée, répandue à partir de cette époque-là. Néanmoins quelque chose de cette subversion est déjà là dans ce texte biblique. L’enfant prodigue se présente comme anticipateur de cet affranchissement qu’on voit pour Don Juan avec également la thématique de la dépense, de la nutrition, les grands repas, les festins… Mais de ce point de vue-là, il semble que quelque chose d’une fracture avait lieu non seulement sur le plan de l’apport d’une autre foi, d’une autre religion, mais aussi une rupture provoquée par le christianisme dans sa vision de la filiation. Il est évident que cette parabole est prise dans tout un ensemble où la reproduction de la loi n’est pas valorisée en tant que telle car il y a place pour du nouveau. Mais à partir du moment où ça s’institutionnalise dans l’Église avec Rome et ainsi de suite, où on reprend un rituel romain, les choses sont appelées à se brouiller. On abandonne en partie la perspective de l’affranchissement et de la redécouverte d’un modèle nouveau.

3Cependant, dans cette jonction entre l’enfant prodigue et Don Juan on reste encore pris dans un immense lien père/fils. Mais il s’ouvre aussi un autre thème. Le fils est transgresseur et que voit-il arriver à lui ? Le spectre paternel vu sous la figure du commandeur. Avant de passer une partie de nuit avec la première femme, Tisbéa, Don Juan demande à son serviteur de préparer les juments pour que la fuite soit prête, immédiatement avant le forfait. Donc il traverse la femme et file sur la bête. Est-ce que les femmes sont rencontrées dans cette histoire ? Elles sont traversées mais sûrement pas rencontrées. Il y a certes beaucoup de féminin, mais on comprend que ce ne soit que du féminin en furie. Elles poursuivent, elles sont les Érinyes. Le lien père/fils est beaucoup plus sérieux dans cette façon d’aller à la mort, main dans la main. En passant par Don Juan pour aller à l’enfant prodigue, un deuxième élément mérite de s’y attarder. Même si l’immense nouveauté et la cassure se font avec le christianisme qui anticipe le XVIIe siècle, le problème c’est d’avoir l’impression que cette réconciliation – qui plus est – cette ré-adoption père/fils, ce droit d’être autre, d’improviser son chemin, laissé au fils devient le terme de toute l’histoire. Il peut transgresser, il semble que le père l’aime davantage. C’était déjà le cas, dans Tirso de Molina avec Don Juan, quand le père se fait avocat de son fils accusé en s’adressant ainsi au roi : « C’est ma propre vie que la vie de ce fils rebelle » [6]. Même si dans l’Évangile le père ne dit pas cela, on trouve dans ce thème de Don Juan la reproduction identique du même et le clonage père/fils à l’infini, mais ce n’est certainement pas la solution idéale.

4Avec le fils prodigue, il n’y a pas valorisation de la transgression mais le fils qui revient est mieux traité et rencontre effectivement plus de joie. Donc ce qui reste valorisé c’est le fait d’avoir inventé son chemin, d’avoir retrouvé sa voie d’accès vers le père. Comme pour Don Juan, le prix à payer est celui de retrouver toute la puissance affective du lien père/fils, chose extrêmement précieuse. Est-il nécessaire de procéder à une éclipse du féminin ? Dans ce texte, bien sûr, aucun mal n’est dit des femmes. Et cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas là. Pour qu’il y ait tant de repas à préparer, il doit y en avoir. Mais dans ce que dit le texte, le père est vu comme le nourricier, ce qui prolonge d’ailleurs une vision de Dieu dans l’Ancien Testament, comme celui qui ouvre les ailes pour accueillir et en même temps nourrir. Cela contraste avec la vision moderne du père qui serait du côté de la loi, qui doit trancher, séparer. Dans l’Ancien Testament, la figuration du père est autre et la coupure père/mère est beaucoup moins nette qu’on ne le voudrait dans un certain milieu psychanalytique. Donc il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas du maternel, mais il est non dit. Il n’y a pas de sœur non plus dans la parabole de L’enfant prodigue, il est bien entendu que c’est l’histoire d’un père avec son fils, il ne pourrait pas agir ainsi avec sa fille. Si le nouveau est bien, pourquoi ne pas le mettre du côté du féminin ? Le père effectivement est doté d’un pouvoir d’enveloppement, de nutrition, il est là comme un complément de la mère. Donc il y a un frère, et pas de sœur, mais il y a des femmes qui sont tout de même nommées par le frère, et elles sont illicites : des courtisanes ou des prostituées, selon les versions. Alors, dans le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, un « foyer de nuptialité » est peut-être déplacé. Dans l’Ancien Testament, le rapport entre Dieu et son peuple est au centre de l’Alliance. Dans certains textes, le peuple est vu comme son épouse, comme dans tous ces passages autour du prophète Osée, où est célébré le rapport amoureux entre Dieu et l’ensemble du peuple (pas dans tous les récits car il est vrai que Dieu peut aussi être vu comme le père qui corrige son peuple, parce qu’il a fait des bêtises). Donc il reste bien cette figuration du peuple et du croyant comme confronté à un père. Comme le masculin et le féminin n’ont pas à être particulièrement séparés dans leurs rôles, ces textes sont extrêmement précieux. Dans l’espace religieux différent de l’espace laïc, tout être – homme ou femme – est dans une certaine mesure féminisé. On ne voit pas de texte qui dise : Dieu est l’épouse et le croyant l’époux. Donc une sorte de féminité de fond est rendue possible dans l’espace chrétien. Alors faut-il le déplorer ? Pas forcément. Simplement ce « foyer de nuptialité » fait partie même de la vie affective, intérieure, amoureuse. Au niveau de l’Évangile il se serait apparemment un peu déplacé. Il reparaît ensuite dans tous les textes de l’Église. N’oublions pas aussi Le Cantique des Cantiques dans la Bible. Mais pour le texte de L’enfant prodigue, le « foyer de nuptialité », au lieu d’être entre époux et épouse, ne s’est-il pas déplacé entre père et fils ? Et ce qui est extrêmement valorisé, c’est cette relation d’amour nuptial entre eux, essentiellement par un christianisme des débuts. Il est vrai que, dans l’Évangile, il n’y a pas d’équivalent à la phrase : « le disciple que Jésus aimait ». Aucune femme n’est promue à cette place, même les saintes femmes, même Marie-Madeleine. Et pourtant il y a beaucoup de féminin, de femmes dont le rôle est important puisqu’elles découvrent Jésus qui survit. Mais dans l’autre sens, un manque est manifeste : le mouvement amoureux vers la femme est plus discret même s’il n’est pas du tout interdit. Alors face à cette hypothèse, peut-on dire que ce fameux « foyer de nuptialité » s’est déplacé dans la relation père/fils devenue effectivement quelque chose d’un foyer brûlant ? Cela pose des questions, certes. Il est essentiel de revenir au travail sur le texte, sans le sacraliser, comme s’il fallait le pétrifier d’emblée. Quand on parle d’histoire sainte, ce qui est saint ce n’est pas la philosophie ni la théorie, mais c’est le mouvement, l’histoire, quelque chose qui va bouger constamment. Alors en reprenant ainsi les choses, certains écrits montrent cette féminisation immense du père, surtout des prêtres, de tous les hommes. L’éclipse du féminin va se trouver amplifiée surtout au Moyen Âge, question travaillée par certaines théologiennes espagnoles. Dans un colloque où se trouvaient des femmes des instituts de psychologie, des femmes professeurs, des féministes très passionnées, elles découvraient des horizons tout à fait étonnants en étudiant les transformations dans la mise au point des textes de l’Évangile, selon la date, les influences, les transformations quand il y a réécriture dans une autre langue. Toute une influence historique est passionnante.

5Au niveau de cet immédiat après le christianisme, un texte tout à fait étonnant est celui de J. Baschet : Le sein du père, Abraham et la paternité dans l’occident médiéval[7]. Il montre que là, effectivement dans l’évolution du christianisme, on est passé à l’idée de la parenté spirituelle, donc on peut avoir tous les sexes. Par exemple tel directeur de couvent, tel père, écrira pour dire à l’âme qu’il est en train de suivre, au frère, qu’il a pour lui les sentiments les plus maternels qui soient. On peut être père spirituel, mère spirituelle, enfant spirituel. Donc la redistribution des cartes est intégrale. Dans ce remaniement, il faut bien voir que l’élément que l’on s’accapare, au moins à ce moment-là, ce n’est pas l’élément masculin, car tout le monde ne veut pas être homme. C’est comme si « être masculin » était laissé au Seigneur. Et comme si les figures auxquelles on s’identifiait étaient maternelles. Néanmoins, si on revient aux repères posés par la psychanalyse, on se heurte à un défaut de symbolisation concernant le féminin. La promotion phallique « avoir ou n’avoir pas » a pour conséquence une disparition symbolique du sein, en dépit de l’importance que revêt pour l’enfant cette partie du corps maternel. Or c’est dans le champ religieux que s’ébauche une symbolisation latérale des emblèmes féminins maternels. Abraham est ainsi vu comme l’équivalent d’une figure maternelle. Beaucoup d’iconographies dans les églises, justement des fresques, dont certaines sont magnifiques mais souvent en train de s’effacer sur les murs, représentent Abraham tenant par les deux bouts une sorte de drap qui est comme un creux, un ventre, ou un berceau dans lequel se trouvent tous ceux qui sont au paradis, c’est-à-dire dans le sein d’Abraham. La valorisation de cette figure est magnifique. Elle est tout à fait dans le prolongement du père de l’enfant prodigue. Simplement, ce qu’il y a de gênant, c’est que le sein est valorisé en territoire masculin et on fait comme s’il n’y en avait pas en territoire féminin. J. Baschet dit : « Abraham dans sa fonction paradisiaque se révèle un père bien étrange, il enveloppe les élus de mille manières, jouant de fluides formes textiles ; il les couve, les berce comme un nouveau père affectueux, la relation est si intime et parfois si fusionnelle qu’on proposera de définir le séjour des élus dans le sein du patriarche comme une inclusion corporelle » [8]. C’est intéressant parce que l’inclusion, dans le texte de Freud, est précisément ce que fait la mère qui inclut le pénis de l’homme et aussi l’enfant. « La connotation paraît nettement maternelle, de sorte qu’Abraham devient au ciel la mère qui porte les élus en son sein » [9]. Dans cette vision d’un homme féminisé, cela va tellement loin que même Marie est vue dans une image comme dans le sein de son Fils, puisque ce sont les hommes qui sont parturients dans l’histoire : le ventre, le sein, cette image très belle se retrouve aussi dans le texte de Freud, lorsque l’analyse reconstitue les étapes par lesquelles l’enfant reconstruit la participation du père. Cette reconstruction n’est possible que si l’enfant peut concevoir la pénétration du père dans le « logis » ou « l’espace creux » féminin. Le féminin se définit alors, selon la piste suivie dans le Paradigme féminin (Schneider, 2004), comme « lieu de l’Autre ». Or, dans toute une reprise de l’héritage religieux, surtout chrétien, on découvre une élaboration symbolisante du féminin, mais placée en territoire masculin, tout comme ce qui est très lié à la vie. Dans Généalogie du masculin (Schneider, 2000), ce qui est caractéristique chez l’homme est du côté de la transmission, de la réserve de vie, par exemple au niveau sexuel les testicules sont vus ainsi et se trouvent retranchés. Si on veut en retrouver la valorisation, il faut aller la chercher en territoire pontifical. Dans le livre d’A. Boureau, La Papesse Jeanne[10], de peur qu’une papesse prenne le trône, on met en place tout un cérémonial qui conduit à valoriser chez le pape, lors de la vérification de sa virilité, ces précieux appendices que sont les testicules, désormais nommés les « pontificalia ». Ainsi on a séparé le pénis qui serait comme le sceptre, l’épée, l’instrument tranchant, en oubliant que l’homme y est aussi pour quelque chose dans le fait qu’il y a du vivant et pas uniquement de la séparation. Or il se trouve qu’un clivage s’opère entre l’espace laïc qui, pour définir la masculinité, préfère un instrument tranchant, un instrument symbolisant le pouvoir, et l’espace religieux qui inclut la symbolisation d’un emblème corrélé, non au pouvoir, mais à la manifestation du vivant. On ne parvient à reconnaître, chez le père, un pouvoir de susciter le vivant que si on le situe dans la proximité d’une symbolisation habituellement située en territoire féminin.

6Or, dans cette représentation d’Abraham abritant un espace creux, non seulement l’image de l’identité est donnée, comme le nom, mais on rencontre véritablement cette possibilité d’un don de vie, même si on s’est trouvé dans une sorte de valse de jeu des différences tout à fait effarante dans cette époque médiévale. Mais dans cette appropriation d’éléments féminins par des figures masculines, ce n’est pas une sorte de faute quant à la mise en place d’une scène différente, mais la reconnaissance de ce qui, dans le masculin, est non seulement porteur du nom, mais porteur d’un pouvoir de vie, que Freud place uniquement en territoire féminin. Une question reste cependant : pourquoi la rencontre du féminin, au lieu d’être symbolisée par celle avec un autre être, se trouve-t-elle insérée dans la représentation d’un seul être, Abraham, père et mère à la fois ? Il est étonnant de voir cette intégration du féminin dans certaines cultures. M. Godelier, dans L’énigme du don[11], montre que dans les cérémonies initiatiques, la puissance qu’on révèle officiellement masculine a été volée à des femmes et qu’en réalité c’est un pouvoir féminin qui a été annexé par le pouvoir masculin. « Il en va ainsi de l’objet sacré qui contient le pouvoir de faire croître les êtres humains. Or cet objet n’existe pas seul. Il fait partie d’une paire dans laquelle il est, soit mâle, soit femelle. Le plus puissant des deux, le plus “ chaud ” c’est le “ kwaimatnié ” femme ; le nombre et la nature de ces couples de kwaimatnié et le fait que le plus puissant des deux soit femme, sont des choses tenues tout à fait secrètes pour les femmes, pour les enfants et pour les initiés des premiers stades » [12]. Donc il nous donne du même coup les instruments permettant d’entendre cette question posée par Lacan : « Y a-t-il symbolisation du sexe de la femme ? » Or les deux réponses qu’il donne sont différentes : « Il n’y a pas… symbolisation du sexe de la femme comme tel » mais il ajoute : « En tous les cas, la symbolisation n’est pas la même, n’a pas la même source » [13]. La seconde phrase est plus parlante que la première. Dans ce texte de M. Godelier, apparaissent certains symboles du féminin. Dans la flûte de bambou, il y a un cercle de jonc terminé par des défenses de cochon. Donc ces deux éléments sont considérés comme précieux, à côté des symboles masculins. M. Godelier confirme : « La conclusion est claire et c’est là le plus secret des Baruya : dans l’objet sacré qui manifeste le pouvoir des hommes se trouvent les pouvoirs des femmes que les hommes ont réussi à s’approprier quand ils leur ont volé les flûtes. Depuis ces temps primordiaux, les hommes peuvent ré-engendrer les garçons hors du ventre des femmes mais doivent maintenir en permanence celles-ci séparées, disjointes de leurs pouvoirs propres, aliénées dirions-nous par rapport à elles-mêmes » [14]. Et il ajoute : « C’est parce que les pouvoirs dérobés aux femmes restent toujours féminins dans leur origine et leur essence, même lorsqu’ils sont entre les mains des hommes, qu’ils ne peuvent être complètement appropriés par ceux-ci. Et si les hommes se permettaient de relâcher, ne serait-ce qu’un seul jour, […] la contrainte qu’ils exercent sur les femmes, ces pouvoirs retourneraient vers les femmes et le désordre surgirait à nouveau. […] C’est pourquoi les hommes se condamnent eux-mêmes, à vivre, à la fois dans la dénégation des capacités réelles des femmes et dans la crainte que les pouvoirs qu’ils leur prêtent dans l’imaginaire ne ressuscitent. L’homme face aux femmes est pris entre l’envie et le mépris » [15]. Donc ce texte extrêmement riche est très proche de ce que montrera J. Baschet soulignant qu’Abraham lui fait penser à ce qui se passe chez les Baruya. Il y a insertion d’un pouvoir féminin dans un pouvoir masculin. En un sens, on n’a pas à faire les esprits forts en psychanalyse, étant donné la façon dont Freud définit le passage de la mère au père, dont il fait le grand progrès de la civilisation. Il se réfère à la dernière pièce de la trilogie d’Eschyle, Les Euménides, et à la déclaration d’Athéna : « Je n’ai aucune mère à qui je doive la vie, puisque je suis en tout et pour tout du côté du père » [16]. En effet, un creux, un lieu masculin s’est présenté comme l’équivalent d’un ventre féminin, c’est le cerveau de Zeus qui a enfanté Athéna. Ce qui n’est pas dit par Eschyle et qui n’est évidemment pas repris par Freud, c’est que Zeus n’a pu accomplir son exploit qu’après avoir avalé la mère, Métis. Donc ce phénomène tout à fait étrange d’un avalement ne touche pas simplement une personne mais un symbole. Freud peut difficilement rendre compte de ce phénomène de capture du féminin par le masculin, puisqu’il le répète. Rien d’étonnant à ce que la question se pose à nouveau dans cette revendication, chez un certain nombre d’hommes, à pouvoir occuper certaines positions féminines. Il est évident que nous sommes dans une crise de la sexuation un peu comme dans le premier christianisme dont parlait J. Baschet : le féminin ne se trouve pas que chez les femmes et la protestation masculine ne doit pas nécessairement être prise à la lettre, mais du moins être écoutée. Disons seulement que, d’une part, cette figure du père donné comme celui de l’enfant prodigue, père féminisé, correspond à une puissance qui existe effectivement chez lui. L’important c’est qu’elle ne soit pas posée comme n’étant que celle du père, qu’il ne soit pas seul à avoir le sein, le ventre, etc. Alors ça travaille aussi dans les champs littéraires, comme dans la transgression du roi des Aulnes [17] et dans le désir de porter un enfant.

7Or il est significatif que Freud, quand il définit le rôle des parents, parle du Nebenmensch de l’être humain à côté. Il ne dit ni la mère ni le père, mais que ce Nebenmensch est attentif aux appels de l’enfant. Il est donc en même temps un interprète. Donc il n’y a pas à revenir à une position durcie. On peut garder en quelque sorte cette figure d’un père qui est enrichi de capacités qui sont inscrites du côté du féminin, mais qui ne sont pas que du féminin. Ce partage du féminin n’est cependant pas à confondre avec une appropriation et il y a probablement possibilité de dire que les femmes aussi peuvent être un ventre, un sein, etc. Mais dès qu’on convoque la psychanalyse, celle-ci déroule nécessairement une histoire. Donc à partir du moment où on lit ces textes, on ne voit pas uniquement ce qui est écrit car des effets d’après-coup peuvent réintroduire ce qui a été comme volé à l’intérieur du récit. Terminons par un appel à Kierkegaard mettant l’essentiel du côté du mouvement : « Ce n’est pas la vérité qui est la vérité, c’est la voie qui est la vérité » [18]. Donc on peut avancer.

Bibliographie

Bibliographie

  • freud s. (1900). L’interprétation des rêves. Paris : PUF, 1967.
  • lacan j. (1981). Le Séminaire. Livre III. Paris : Seuil.
  • schneider m. (2000). Généalogie du masculin. Paris : Aubier.
  • schneider m. (2004). Le paradigme féminin. Paris : Aubier.

Notes

  • [1]
    Bible de Jérusalem. (1995). Luc 15, 11-32. Paris : Le Cerf, p. 1619.
  • [2]
    Benveniste E. (1969). Le vocabulaire des institutions indo-européennes de la parenté. Paris : Les Éditions de Minuit.
  • [3]
    Freud, 1900, pp. 385-386.
  • [4]
    Shakespeare W. (V. 1601). Hamlet. Acte I, scène 5, v. 91. Paris : Aubier, 1973, pp. 116-117.
  • [5]
    Molière (1665). Don Juan. Acte IV, scène 4. Paris : Poche, 1999, p. 115.
  • [6]
    Tirso de Molina. L’abuseur de Séville. Acte II. Paris : Aubier, 1991, p. 87.
  • [7]
    Baschet J. (2000). Le sein du père : Abraham et la paternité dans l’occident médiéval. Paris : Gallimard.
  • [8]
    Ibid., pp. 22-23.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Boureau A. (1988). La Papesse Jeanne. Paris : Aubier.
  • [11]
    Godelier M. (1996). L’énigme du don. Paris : Fayard.
  • [12]
    Ibid., pp. 155-158.
  • [13]
    Lacan, 1981, p. 198.
  • [14]
    Godelier, L’énigme du don. Op. cit., p. 175.
  • [15]
    Ibid., p. 183.
  • [16]
    Eschyle. Les Euménides. In : Théâtre complet. Paris : Flammarion, 1964, p. 228.
  • [17]
    Tournier M. (1970). Le Roi des Aulnes. Paris : Gallimard.
  • [18]
    De mémoire cette phrase est empruntée au Post-scriptum aux Miettes Philosophiques.
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