Couverture de ADO_049

Article de revue

Le signal avant-coureur de l'énigme

Pages 453 à 479

Notes

  • [1]
    B. D. Lewin compare la grotte à la cavité réceptrice des images du rêve. « Psychanalyse et préhistoire », Monographies de la Revue Française de Psychanalyse. Paris : PUF, 1994. Cf aussi Sacco F. (2003). La préhistoire aujourd’hui. Rev. Fr. Psychanal., 67, p. 575.
  • [2]
    L’une des formes du voir les plus nécessaires dans la lutte pour la vie (Bonnet, 1981, T. 2).
  • [3]
    Bonnet, 1994, p. 121.
  • [4]
    Simon, 1988, p. 27.
  • [5]
    Ibid., p. 31.
  • [6]
    On trouvera une bonne illustration de cette croyance dans l’Égypte antique dans le petit opuscule édité par le musée du Louvre en 1990 et intitulé : Heka, magie et envoûtement dans l’Égypte ancienne, p. 62.
  • [7]
    Ainsi en est-il en particulier de la légende du Basilic, célèbre au Moyen Âge (Bonnet, 1981, T. 2).
  • [8]
    Simon, 2003, p. 77sq.
  • [9]
    Ibid., p. 250.
  • [10]
    C’est ainsi qu’on appelle aussi regard l’ouverture ménagée pour voir à travers une cloison ou une porte.
  • [11]
    Bonnet, 1981, T. 1, p. 43.
  • [12]
    Un équivalent du pénis maternel, précise Freud, nous verrons pourquoi par la suite.
  • [13]
    Freud, 1915, p. 167. Cf. aussi Bonnet, 1996, p. 59.
  • [14]
    Publié dans le recueil : Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF, 1973, pp. 245-270. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
  • [15]
    Ce n’est pas la première fois que Freud souligne le rôle étrange joué par le regard chez une hystérique. Dès les Études sur l’hystérie, il raconte ceci : « L’un de mes plus beaux exemples est le suivant : il se rapporte, cette fois encore, à Fräu Cecilie. Alors âgée de 15 ans, elle gardait le lit, veillée par une grand-mère, fort sévère. Soudain, l’enfant se mit à crier car elle éprouvait une douleur térébrante au front, entre les yeux, et cette douleur persista pendant plusieurs semaines. Dans l’analyse de cette douleur qui réapparut trente ans plus tard environ, la malade déclara que sa grand-mère l’avait regardée d’une façon si “ perçante ” que ce regard avait pénétré profondément son cerveau ; elle avait craint que cette vieille dame ne l’eût considérée avec méfiance. En me faisant part de cette idée, elle éclata d’un rire sonore, et la douleur se dissipa alors de nouveau. Je trouve ici que le mécanisme de la symbolisation ne fait que tenir le milieu entre le mécanisme de l’autosuggestion et celui de la conversion. » In : Freud S., Breuer J. (1895). Études sur l’hystérie. Paris : PUF, 1981, pp. 143-144.
  • [16]
    Souligné par moi.
  • [17]
    Également souligné par moi.
  • [18]
    Souligné par moi.
  • [19]
    Alors qu’à chaque fois qu’il est question de la mère de la jeune fille, il ne manque pas une occasion de souligner combien elle était restée « séduisante ». « La mère appréciait elle-même encore d’être fêtée et courtisée par les hommes » (p. 257).

1Le jour où Freud a eu le geste inaugural tant de fois commenté par lequel il a invité ses patients à s’allonger sur son divan en lui tournant le dos, rompant ainsi la réciprocité de la vision qui unissait le thérapeute à son patient, il ne se doutait certainement pas qu’il se mettait dans les conditions requises pour mettre en évidence un élément déterminant de la vie psychique inconsciente, inconnu jusque-là. À la façon du Moïse qu’il a toujours été, il n’a pas théorisé explicitement sa découverte, il s’est contenté d’en signaler les avantages immédiats, d’en tirer parti, et aussi quelques enseignements. C’est seulement dans le courant du siècle que les philosophes et les psychanalystes, poursuivant sur sa lancée, ont fait du regard une notion à part entière, entrée depuis peu dans les dictionnaires, et qu’on utilise de plus en plus dans la réflexion théorique. Cette mise au clair toujours en cours a conduit les historiens de la pensée à rechercher l’idée qu’on se faisait du regard dans les grands mouvements culturels dont nous sommes issus, et grâce à leurs travaux, nous sommes maintenant en mesure d’en reconstituer l’histoire.

2Je présenterai d’abord un rapide parcours de cette histoire, non pour ramener l’ontogenèse à la phylogenèse, mais pour situer la découverte du regard au sens analytique du terme et en dégager l’originalité au sein de ce long cheminement. Il sera plus aisé ensuite d’esquisser une métapsychologie de cet objet bizarre qui tienne compte des principaux apports intervenus sur ce sujet depuis l’invention de la psychanalyse. J’envisagerai enfin deux éclairages cliniques, de façon à montrer comment le regard occupe dans l’esprit de l’adolescent une position prédominante dont nous commençons seulement à pressentir la portée et la signification.

L’origine du monde : « voir, c’est agir »

3Partons des représentations que nous ont laissées nos lointains ancêtres dans les grottes préhistoriques et qui suscitent tellement l’intérêt de nos contemporains : qu’ont-ils cherché à peindre au fond de leurs cavernes en dessinant en priorité les animaux qui peuplaient leur environnement, sinon… ce qui les regardait ! J’entends bien sûr ce terme au sens littéral, celui qu’on lui donne en français quand on affirme que « cela nous regarde » et dont nous verrons la pertinence dans le contexte clinique. Les préhistoriens cherchent par tous les moyens à percer la signification de ces représentations, certains psychanalystes comme Lewin ont tenté quelques approches psychanalytiques qui ne sont pas sans mérite, mais il sera toujours difficile d’étayer solidement telle ou telle hypothèse [1]. Pourtant, une chose au moins me paraît claire qui vaut pour toute la période qui a précédé l’invention de l’écriture : ces figures incarnent des regards au sens le plus immédiat, elles représentent ce qui hantait l’esprit des chasseurs, ce qui avait l’œil sur eux et sur quoi ils espéraient bien un jour mettre la main pour s’en assurer la maîtrise, fut-ce au risque de leur vie. C’est grâce à la mise en scène de ces regards qu’ils étaient en mesure de pré-voir [2], et d’assurer leur survie suivant le principe que j’ai plus d’une fois commenté : « le premier qui voit l’autre le tue » [3] qui, sous cette forme picturale, est l’une des expressions les plus anciennes de la toute-puissance de la pensée.

4Par la suite, au fur et à mesure que les hommes ont construit des sanctuaires à leur mesure, ils les ont peuplés de représentations de toutes sortes : images d’animaux, mais aussi de rois, de dieux, de héros, de peuples vaincus, etc. Avec très tôt semble-t-il, une opposition marquée entre les traditions où l’image joue un rôle prévalent, et celles qui la rejettent et s’en méfient compte tenu de la fascination qu’elle exerce, lui préférant des signes non figuratifs. Malgré tout, que ce soit sous une forme figurale ou abstraite, le mouvement par lequel l’homme avait commencé à mettre en images tout ce qui le regardait s’est étendu progressivement, dans le bassin méditerranéen en particulier où nous en avons de nombreux témoignages, et c’est sur ce terrain qu’une première réflexion est intervenue pour tenter d’en rendre compte d’une manière raisonnée.

5Cette réflexion a vu le jour en Grèce, et elle va suivre trois pistes différentes. La première est de type philosophique, avec Platon, qui estime que si l’image du monde nous regarde, nous concerne et nous touche, c’est parce qu’elle est le reflet d’autre chose, d’un réel en soi inaccessible où se situe le monde véritable. Que Platon ait inventé le mythe de la caverne pour illustrer son hypothèse n’est pas sans intérêt : il vient dire aux peintres des grottes préhistoriques qu’ils ont eu raison de mettre en scène ce qui les regardait au plus haut point, à condition de ne pas oublier que la réalité qui les touche à travers ces images est ailleurs. C’est donc une façon de mettre en cause la toute-puissance de la pensée magique pour remettre l’accent sur la réalité dont nous ne voyons que les ombres portées.

6On retrouve pourtant cette prétention de toute-puissance dans une autre voie de réflexion qui se veut davantage scientifique et réflexive. Selon celle-ci, le regard est l’apanage du sujet lui-même, et il se confond avec la vision définie comme une capacité à envoyer un rayon visuel qui illumine les choses et permet de les voir. Ce qui fait dire aux poètes, Homère, Hésiode ou Eschyle, que « les corps célestes sont doués de la vue du fait même qu’ils répandent la lumière » [4]. Platon dans le Timée explique comment « un feu réside en nous… coule par les yeux en un flux sans mélange. Ainsi lorsque la lumière du jour enveloppe le flux visuel… se produit cette sensation par laquelle nous disons voir » [5]. Aristote insiste beaucoup sur le rôle de ce milieu transmetteur, mais continue à affirmer que tout repose sur le regard que nous portons sur les choses. C’est Euclide, vers 300 avant J.-C. qui explicite le plus clairement cette conception dans L’Optique : le regard humain est un rayon émis par le sujet, lequel s’inscrit dans un cône « qui a son sommet dans l’œil et sa base aux limites de ce qui est vu ». Les anciens n’ignorent donc pas la perspective, comme on l’a facilement énoncé, ils ont l’idée d’une perspective inversée, dont le point de référence se situe dans l’œil lui-même. Ptolémée, au second siècle de notre ère, innovera surtout en prenant en compte la vision binoculaire et en apportant la notion d’axe du cône visuel expliquant ainsi pourquoi on voit plus nettement ce qui se trouve droit devant l’œil que sur le côté. Quoi qu’il en soit, cette réflexion se veut scientifique et fait du regard un donné objectif, positif et actif : c’est une potentialité du sujet qui, à l’égal des astres, est capable de faire apparaître les choses ou de les faire disparaître à son gré. On est donc bien dans une optique de toute-puissance, qui confère à l’homme une réelle suprématie sur l’univers environnant.

7Celle-ci se heurte toutefois à une troisième conception du regard aux effets totalement opposés, qui s’affirme essentiellement dans les récits de mythes et les croyances populaires (Bonnet, 1989 ; Frontisi-Ducroux, Vernant, 1997). On peut y voir un reste des convictions dont témoignent les peintres de la préhistoire, et elles sont d’ailleurs attribuées au monde des ténèbres. Nous connaissons surtout cette conception par le cycle de Persée conquérant la tête de Méduse, mais elle se manifeste de beaucoup d’autres façons avec en particulier la croyance au mauvais œil présente en Égypte depuis de nombreux siècles [6]. Elle atteste de l’existence d’un regard maléfique, dangereux, souvent associé au sexe féminin ou aux défunts, dont on s’assure la maîtrise en les représentant d’une manière ou d’une autre. Comme précédemment, le regard tient tout entier dans un rayon émis par l’œil, à cette différence près qu’il s’agit cette fois d’un œil extérieur, malveillant, émettant un rayon dangereux, maléfique, dont les effets sont diamétralement opposés à ceux de l’œil dardant sur la réalité ses effets de lumière. En résulte une conception dualiste du regard qui va perdurer tout au long de l’antiquité et du haut Moyen Âge et marquer profondément les esprits, à tel point qu’elle nourrit un grand nombre de métaphores devenues courantes dans la littérature profane comme dans l’expression religieuse. Les textes ne manquent pas qui opposent l’œil bénéfique émis par le sujet, les dieux ou les astres, rendant le monde bienfaisant, agréable, à l’œil du mal, de l’envie, qui apporte malheur et destruction, comme en témoignent de nombreuses légendes racontées ou mises en scène aux chapiteaux des cathédrales [7], tandis que d’autres insistent sur l’illusion des images et vantent les mérites de l’œil intérieur.

8En fin de compte, la pensée antique vise à libérer le sujet de sa dépendance à l’égard des images pour mettre l’accent sur le sujet et ses potentialités visuelles dont le regard est la manifestation la plus évidente, qu’il ait des effets bénéfiques ou maléfiques. Dans cette perspective, voir, ce n’est pas seulement s’assurer la maîtrise de forces qui nous échappent, voir, c’est agir en envoyant des rayons pour faire apparaître le monde et le faire exister, contrant ainsi les effets des regards maléfiques venus des ténèbres qui nous environnent.

Quand voir et regard se distinguent

9Au XIe siècle, un savant arabe, Ibn al-Haytham, critique cette conception purement subjective et active du phénomène visuel, pour ouvrir la voie à un premier abord vraiment scientifique en développant une conception objective et réceptive de la vision et du regard : selon ce savant, la vision ne s’inscrit pas dans un rayon visuel émis par le sujet pour éclairer les choses, elle est l’effet d’un rayon lumineux venu des choses et aboutissant à former une image sur le cristallin. Par un curieux retour des choses, le regard est conçu comme dans la préhistoire, à la façon d’un donné externe, bénéfique ou maléfique selon les cas, qui tient essentiellement à notre qualité d’être physique, d’être au monde. Il est situé ailleurs, dans le monde qui m’entoure, et cette fois il n’est plus considéré sous son aspect énigmatique ou mystérieux, mais comme un signal excitant qui vient solliciter la rétine et y imprimer les représentations correspondantes [8]. Peut-être fallait-il une civilisation hostile aux représentations figuratives et poussant à bout les intuitions de Platon avec son mythe de la caverne pour que l’on reconnaisse avant tout dans l’image une construction visuelle qui nous est imposée par la réalité. La conception d’Ibn al-Haytham mettra beaucoup de temps à pénétrer l’Occident, c’est seulement à la Renaissance qu’à la conception du cône visuel se substitue celle de la perspective classique avec Alberti, donnant au point de fuite le rôle capital que l’on sait.

10Ce renversement de perspective trouve son aboutissement au XVIIe siècle et il provoque alors très vite l’éclatement des points de vue et des disciplines traitant de la vision. Kepler complète l’intuition d’Ibn al-Haytham, il démontre clairement que la vision est d’abord un phénomène physiologique et que l’image reçue se forme sur la rétine et se transmet au cerveau. Mais de l’avis de tous les historiens, c’est Descartes qui accomplit le pas le plus important en ce domaine, avec ses Dioptriques, lorsqu’il distingue l’action des rayons lumineux, sa transmission à la rétine et au cerveau, et la sensation psychique proprement dite, tout en menant une réflexion approfondie sur la place du sujet voyant. « Désormais, la perception s’analyse selon les trois phases que nous lui connaissons, physique, corporelle (pour nous, physiologique), et mentale » [9]. Physique, car l’existence des rayons lumineux est un fait établi, on est désormais en mesure d’étudier les lois présidant à leur structure et à leur propagation. Cette perception est aussi physiologique car elle suppose tout un système neurologique extrêmement complexe qui mobilise l’œil, la rétine, le nerf optique, une bonne partie du cortex, au point que la moindre atteinte dans ce système peut tout compromettre. Certains peintres vont fabriquer leur camera obscura pour que leur toile joue le rôle d’une rétine réceptive reconstituant la vision des choses dans les moindres détails, anticipant ainsi à leur façon le rôle que l’appareil photographique va jouer quelques siècles plus tard. Enfin et surtout, la vision est mentale car on constate aussi que chaque sujet humain traite l’information visuelle de façon différente, en fonction de son expérience antérieure, de sa situation, du contexte, de ses désirs.

11Mais le plus important n’est pas là : l’analyse que mènent Descartes et les philosophes qui vont suivre conduit à opérer progressivement une distinction capitale entre la vision et le regard. Descartes est aussi l’auteur du fameux : « Je pense donc je suis. » En plaçant le sujet au cœur de sa réflexion et le doute méthodique sur tout ce que nous percevons, il inscrit un écart irréductible entre les deux pôles de la perception, le sujet voyant et le monde qui se donne à voir. Il ne suffit pas qu’une réalité soit visible pour qu’elle existe ; encore faut-il que je la regarde ou bien qu’elle me regarde, au sens où elle attire mon attention et la conditionne. Le regard se détache alors de la vision proprement dite, comme élément tiers qui à la fois rend la vision possible et l’influence, et il prend trois significations différentes selon les trois phases de la vision qui ont été distinguées précédemment : ou bien il s’agit de la qualité même du visible dès lors qu’il attire ou sollicite ma vision, comme dans la préhistoire. Ou bien c’est l’appareil grâce auquel je parviens à voir les choses, – l’œil, le cerveau ou les instruments d’optique en tous genres qui, selon les cas, doublent, complètent ou perturbent mes capacités visuelles, comme l’ont très bien repéré Ibn al-Haytham et Kepler [10]. Ou bien enfin on entend par regard la façon propre qu’a le sujet de voir les choses, car on ne les perçoit pas de la même manière selon l’état d’esprit dans lequel on est et l’univers mental auquel on appartient. Ceci dit, compte tenu de la découverte de son rôle déterminant, c’est le regard au second sens du terme, celui de l’appareil conditionnant la vision qui va d’abord occuper le devant de la scène durant les deux siècles suivants (Havelange, 1998).

12Ce regard, on l’incarne en effet dans la réalité sous ses formes dérivées les plus sophistiquées : c’est le triomphe des appareils d’optique et de la fantasmagorie (Milner, 1982). Les anciens n’avaient pas conscience qu’ils voyaient tout à travers le prisme de leurs préjugés et de leurs croyances, – celui-ci demeure toujours à l’œuvre d’une manière ou d’une autre, mais il se trouve désormais critiqué et corrigé grâce aux nombreux instruments qui nous permettent d’appréhender le réel et de dissiper nos erreurs. Au regard du préjugé s’oppose désormais le regard neutre et objectif du savant qui s’étaie sur des instruments efficaces. Freud lui-même n’aura de cesse qu’il n’ait mis au point un appareil pour rendre compte de la façon dont fonctionne notre vie psychique et conditionne notre être au monde.

13L’adoption de la méthode expérimentale au cours de la seconde moitié du XIXe siècle est l’occasion d’un nouveau retournement important, toujours au second plan de la vision, celui de la physiologie. Il s’agit désormais de se servir des instruments incarnant le regard au sens instrumental du terme pour explorer la vision. Les chercheurs qui animent ce courant en Autriche ont été des proches de Freud qui les cite abondamment dans ses premiers travaux (Bonnet, 1994). Il s’agit de Brücke qui a découvert que le réflexe pourpre de l’œil provient de la rétine, d’Helmholtz surtout, dont le regard scientifique sévère estime que l’œil est « mal fait », et parvient à mesurer la vitesse de l’influx nerveux puis à expliquer les origines de la sensation colorée. Il est l’inventeur de l’ophtalmoscope. Il s’agit du « grand Fechner » enfin, qui lie la sensation à la quantité de l’excitation. Freud lui-même pratique un moment cette voie de recherche en recourant aux microscopes de l’époque, et en donnant la priorité au regard dans sa version matérielle. Jusqu’à sa rencontre avec Charcot, où il découvre avec stupéfaction qu’il existe un autre regard, qui fait surgir un voir inconnu jusque-là, lequel s’exerce selon d’autres lois et conditionne le comportement de certaines personnes, et c’est pour le comprendre qu’il va chercher à mettre au point un autre appareillage, au niveau technique et conceptuel cette fois, je vais y venir par la suite.

14Car le mouvement scientifique dont il est issu se poursuit tout au long du XXe siècle selon trois voies de recherche qui vont nettement se distinguer : d’un côté, on approfondit l’étude des conditions physiques de la vision avec une connaissance de plus en plus précise de la composition du rayon visuel et des lois de la propagation de la lumière ; d’autre part, l’étude des conditions neurophysiologiques de la vision progresse de façon fulgurante avec la découverte des processus chimiques de la neurotransmission et des centres nerveux spécialisés dans la réception des messages visuels ; enfin, la psychologie de la forme et la phénoménologie prennent en compte la vision au troisième sens du terme pour en découvrir les origines et les effets dans la sphère intime et relationnelle. La séparation entre le regard et la vision s’est avérée féconde et productive à tous les niveaux de la recherche.

15Pourtant, le fait le plus décisif n’intervient qu’assez tard avec la prise en compte du regard au sens psychologique du terme que l’on étudie bientôt comme une entité spécifique. C’est une évidence vers le milieu du XXe siècle en France avec des philosophes comme Sartre, Merleau-Ponty, Foucault, et d’autres, dont certains travaux ont directement influencé Lacan. Ces philosophes ont une conception objectivante du regard et lui accordent un rôle déterminant dans notre façon d’être au monde. Selon Sartre (1943), le regard est du côté de l’autre, nous rencontrons l’existence d’autrui par et dans l’expérience du regard, expérience éminemment conflictuelle dans la mesure où elle nous met d’abord à sa merci. Pour Merleau-Ponty (1964) au contraire « “ mon regard ” est une de ces données du “ sensible ”, du monde brut et primordial, qui défie l’analyse de l’être et du néant, de l’existence comme conscience et de l’existence comme chose, et qui exige une reconstruction complète de la philosophie ». Dans Surveiller et punir, Foucault (1975) voit dans le regard une instance surmoïque qui tient toutes les activités du désir sous sa surveillance policière. Deleuze (1983) est plus proche de Lacan quand il décrit ce qu’il appelle une « image poussée ». Désormais, la philosophie et la psychanalyse vont s’influencer constamment sans toujours le reconnaître, pour parvenir à donner au regard un statut à part entière, tandis qu’on laisse l’étude de ses autres modalités aux neurophysiologistes, à la psychologie comportementale, à la sociologie et à l’histoire des mentalités.

Métapsychologie du regard

16Il fallait retracer à grands traits l’histoire précédente pour voir comment on en est venu insensiblement à considérer le regard comme une réalité à part, ouvrant ainsi la voie à sa découverte comme réalité psychique inconsciente. Freud intervient, on l’a vu, au moment précis où des chercheurs comme Fechner et Helmholtz portent un regard scientifique sur le fonctionnement de la vision, et ses premiers travaux se situent sur ce terrain-là. Charcot pense faire de même à la Salpêtrière avec les hystériques, mais Freud a tôt fait de constater qu’il incarne en réalité un autre regard, met en évidence une forme de vision qui ne correspond pas à celle qui a été mise en lumière par les chercheurs de son époque et qui a ses lois propres (Bonnet, 1994). C’est pour lui un tournant capital. S’il est le premier à rompre la réciprocité des regards dans la relation thérapeutique, ce n’est pas seulement pour suspendre l’exercice de la vision, mais plus précisément pour observer le fonctionnement de cette vision paradoxale dans la sphère propre où elle s’exerce : la sphère psychique et relationnelle. Le geste inaugural de la psychanalyse inscrit dans la réalité cette autre modalité du regard et de la vision, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle appréhension du visuel.

17Paradoxalement, il n’est pas question du regard dans les différents textes théoriques consacrés par Freud à la pulsion partielle et aux perversions qui lui correspondent, alors qu’il est explicitement mentionné dans quelques textes cliniques parmi les plus célèbres. Un mot d’abord des écrits théoriques : Freud explicite pour la première fois comment il conçoit le voir psychique dans Les trois essais (1905), à propos des perversions voyeuristes et exhibitionnistes puis quand il décrit la pulsion partielle correspondante chez l’enfant, et il note essentiellement que le voir est constitué de deux courants opposés, actif et passif qui sont constamment associés l’un à l’autre. Il n’est dit ni pourquoi ni comment, et on pourrait penser que c’est parce que le sexe génital en est l’objet, mais il est ressorti par la suite que c’est précisément parce qu’ils s’exercent sous l’action du regard (Lacan). Quand un exhibitionniste ou quand un voyeur se livrent à leur pratique, c’est le regard qui les motive, qu’ils cherchent à capter et dont ils tirent leur jouissance, chacun sur un mode différent. Dans la cure classique, l’analysant et l’analyste renoncent à l’échange des regards au sens psychologique du terme, de façon à laisser surgir ce regard inconscient sous ses divers aspects. Le regard ne se présente donc pas à la psychanalyse comme un simple élément tiers entre le sujet et l’objet, mais comme un objet provoquant, actif, dont le statut reste à définir.

18Le second écrit théorique du corpus freudien concernant le voir psychique se situe dans « Pulsions et destins de pulsions » (1915). Cette fois, Freud veut illustrer les processus de retournement et de renversement qui articulent les courants opposés en prenant pour exemple les différents destins de la pulsion de voir, et il propose pour cela deux schémas successifs : selon le premier, l’articulation s’opère autour du corps, le voir est d’abord actif, puis donne naissance à deux courants passif et réfléchi. Selon le second, l’articulation s’opère autour et à partir du sexe génital, le voir est d’abord réfléchi et se distingue ensuite en deux courants actif et passif [11]. On notera que le premier schéma reprend l’évolution historique que nous avons décrite précédemment à partir de la pensée grecque, en accordant la priorité à un regard actif, producteur du rayon visuel, alors que le second est plus conforme à ce que Descartes a décrit de l’évolution du voir psychique qui se développe d’abord dans un contexte narcissique, avec un regard intériorisé, avant de se distinguer en deux courants opposés. Cette fois encore, la question du regard n’est pas explicitement posée, mais on notera que c’est dans cet article que Freud ajoute la notion de poussée aux notions de source, objet et but déjà mises en place pour décrire le mouvement pulsionnel dans son ensemble : c’est un premier pas pour donner un statut au regard.

19Par la suite, il va préciser sa pensée avec deux textes cliniques particulièrement suggestifs : l’article sur le cas d’homosexualité féminine en 1920, et celui sur le fétichisme en 1927. Dans le premier, Freud décrit en termes très précis comment le regard du père a été l’élément déclenchant du passage à l’acte de la jeune fille, qui, surprise au bras de son aimée et réprimandée par elle, s’est jetée sur une voie ferrée au risque de sa vie. L’action du regard évoque ici celle que Charcot exerçait sur les hystériques. Je reviendrai plus longuement sur cette histoire en abordant la clinique du regard à l’adolescence car elle est exemplaire du rôle particulier qu’il joue à cette période cruciale de la vie. Dans l’article sur le fétichisme, Freud cite le cas de cet homme pour qui le fétiche était représenté par un brillant sur le nez, que le sujet peut octroyer à son gré à la femme qu’il désire. Il s’agit en réalité d’un Glanz auf der Nase (en allemand), traduction de glance at the nose, en anglais, la langue maternelle du patient et qui signifie très précisément : regard sur le nez. Cette fois, la chose est claire, le regard est bien considéré pour lui-même, et situé comme un objet fictif, un éclat en lui-même insaisissable, qui pousse à voir, qui déclenche le désir et que le fétichiste projette en tel ou tel objet[12]. Le texte précise à ce propos qu’il existe un certain degré de fétichisme dans toute vie amoureuse. Si Freud n’a pas proposé une véritable métapsychologie du regard, il en a jeté les bases et opéré un premier repérage dans la clinique, même s’il tend alors à confondre le regard avec le sexe proprement dit, on verra pourquoi par la suite.

20À partir de là, trois courants théoriques se développent dans la psychanalyse qui donnent au regard une place prépondérante : le premier a pris naissance dans le sillage de la découverte par Freud de la seconde topique, le second s’est d’abord développé outre-Manche avec les travaux de Winnicott et de Meltzer en particulier, et le troisième a pris naissance en France avec l’apport de Lacan. Le premier courant tend à faire du regard un simple attribut du surmoi : dans les Nouvelles conférences en effet, en 1932, Freud présente le surmoi comme une instance englobante qui comporte trois fonctions : « auto-observation, conscience morale et fonction d’idéal ». Aussi la même année, dans ses Principes de psychanalyse, Nunberg émet-il l’hypothèse d’« une instance d’auto-observation primaire » et donc d’un regard intérieur précoce qui serait l’un des précurseurs du surmoi. Lagache (1959) dans son article sur « La psychanalyse et la structure de la personnalité » conforte cette interprétation qui tend à faire du regard une instance se suffisant à elle-même.

21Avec les Anglo-Saxons, l’action du regard est envisagée essentiellement d’un point de vue génétique et dans une optique euclidienne. Pour Winnicott (1971), la réciprocité des regards durant les premiers mois est l’un des facteurs majeurs de la maturation psychique et Lebovici souligne combien le regard que la mère porte sur son enfant l’éclaire, le baigne de sa lumière, et comment à l’inverse, les perturbations qui s’y manifestent l’atteignent de plein fouet au point d’entraîner parfois des troubles persistants (Pinol-Douriez, 1984). Comme le fétichiste dont parle Freud, ces auteurs ne font pas la différence entre la fonction et la réalité psychique correspondante : le regard désigne à la fois la façon dont la mère regarde l’enfant dans la réalité et ce dont il est porteur au plan psychique proprement dit ; par contre, le regard est clairement distingué du sexe proprement dit. Il en va de même pour Meltzer (1988) qui, avec sa théorie du conflit esthétique, inverse pourtant les données du problème : selon cet auteur, c’est le regard de l’enfant qui compte avant tout, lorsque venant au monde, il jette un regard émerveillé et poétique sur le visage maternel et l’univers qui l’entoure : il est partagé entre la fascination pour ce qu’il découvre et son attirance persistante pour le monde invisible qu’il vient de quitter. Ce qui le pousse à voir, le regard, surgit de l’entre-deux, il renvoie en définitive au monde perdu, et se présente comme un véritable précurseur de l’objet fétiche. Nous avons donc là des points de vue différents, qui mettent tantôt l’accent sur le regard de la mère, tantôt sur celui de l’enfant, tantôt sur leur influence réciproque, mais qui concourent à en faire une réalité psychique à part entière et distincte du sexe proprement dit.

22Paradoxalement, il reviendra à l’auteur du rapport sur la fonction de la parole et du langage de donner vraiment au regard ses lettres de noblesse, en le dégageant à la fois de son identification au surmoi et de sa récupération perverse (Lacan, 1964). Avec Lacan en effet, le regard devient non seulement une notion analytique à part entière, mais il est situé au cœur du panthéon des objets partiels qui régissent notre vie inconsciente. Dans son Séminaire Livre XI consacré aux quatre notions essentielles, et plus précisément aux chapitres consacrés à la pulsion scopique qu’il considère comme exemplaire, il reprend à son compte la différence entre l’œil et le regard et il approfondit l’approche initiée par Sartre et surtout Merleau-Ponty pour en préciser la signification dans la vie inconsciente. Le résultat le plus décisif de cette approche est de distinguer nettement le regard de l’œil et du sexe. Si l’œil est la source de la pulsion scopique, le regard en est l’objet, mais non pas au sens où l’entend Freud quand il parle du « membre sexuel », mais l’objet cause, l’objet poussée. Lacan parle à ce propos de « la schize du regard », car le regard introduit dans le fonctionnement psychique la coupure entre ce que je vois et ce que je veux voir, entre l’accessible et l’inaccessible, et relance constamment l’envie de voir à tout prix. Pour Lacan « l’objet a » par excellence, se situe au cœur de la vie amoureuse, pour le meilleur et pour le pire : « Je t’aime parce que inexplicablement j’aime en toi quelque chose, l’objet a. » Mais ce que le sujet cherche alors à situer en son point d’ancrage premier et décisif lui revient aussi de partout dès qu’il affronte les autres et la réalité. D’où l’autre versant de l’expérience : « Je ne vois que d’un point, mais je suis regardé de partout. » Entre la logique paranoïaque du regard et sa logique schizophrénique, le balancement est incessant, ouvrant l’espace à un éventail très varié de manifestations paradoxales qui vont de l’amour fou au fétichisme et à la dissociation pure et simple.

23Peut-on aujourd’hui préciser d’une manière un peu plus rigoureuse d’où lui vient l’attraction qu’il exerce et à quoi elle correspond exactement ? Laplanche a clairement montré le rôle que joue le regard dans le processus de séduction dont tout créateur rend témoignage dans son œuvre (1999), et partant de là, je proposerai pour ma part la formule suivante. Le regard est l’indice de l’énigmatique qui caractérise les messages du même nom adressés par l’adulte, il en signale le noyau sexuel impénétrable. Il se présente comme un clignotant annonçant qu’il y a du message énigmatique dans l’air, quelque chose qui me regarde au plus haut point, compte tenu à la fois de sa teneur inconsciente sexuelle et de l’effet qu’il a sur moi. Il incarne de fait un « je ne sais quoi » que je m’efforce de saisir par tous les moyens qui sont à ma disposition.

24Fait regard, tout ce qui évoque aujourd’hui l’un ou l’autre message dans ses effets actuels, tout élément faisant écho à ce que les adultes étaient supposés voir ou concevoir concernant le sujet avant qu’il soit en état de comprendre, et donc à fortiori la composante sexuelle des origines. Ce regard est d’abord ressenti comme dangereux, destructeur, – surtout dans une optique narcissique, et c’est pourquoi un regard réel bienveillant s’avère si nécessaire pour qu’on parvienne à le supporter comme l’a très bien vu Winnicott. Il entraîne a priori une angoisse de (faire) disparaître, et donne lieu en retour selon les cas à hallucination, à envie sexuelle, à révélation, à création, en fonction des diverses modalités de la réversibilité incluse dans les désirs visuels.

25Le regard est à l’origine du sentiment d’inquiétante étrangeté dont parle Freud, et dans la névrose, il suscite une angoisse diffuse, indéfinissable, si bien que le sujet est partagé entre d’une part le recours au fantasme pour tenter de donner une explication à ce qu’il ressent sans comprendre, et d’autre part à l’un ou l’autre processus comme le refoulement, le déplacement ou la suractivité, selon le type de structure. Dans la perversion, le sujet cherche à faire surgir le regard dans la réalité, à lui donner corps pour s’en assurer la maîtrise et en tirer un plus de jouir au risque d’en masquer à jamais la source et l’origine. Dans la psychose, le regard se fait réalité, il prend corps dans des hallucinations, des idées délirantes, et on assiste à un investissement de l’énigmatique pour lui-même, de l’ésotérique pur, qui se transforme alors en mystère. C’est pourquoi il est si nécessaire de le situer à sa vraie place : c’est un simple signal, qui, à la différence du signal d’angoisse, renvoie à un message accessible mais problématique. L’impression produite par le regard tient en effet tout entière à l’émergence de ce message, à sa proximité et à la possibilité enfin de l’affronter pour lui-même. Lorsque je me sens regardé, c’est parce que l’un ou l’autre message domine la scène, et que le moment est venu de me laisser à nouveau questionner au lieu de chercher à éteindre le clignotant ou bien de l’affecter à d’autres sources qui n’ont rien à voir avec lui. L’hypnose, depuis Mesmer utilisait déjà le regard sans le savoir, c’était pour subjuguer le patient et lui imposer tel ou tel message ; la psychanalyse inverse la démarche en donnant la priorité au message intériorisé par le sujet et en se laissant guider par le regard correspondant.

26Les anciens ont instauré un clivage entre bon et mauvais regard, en les projetant l’un et l’autre dans la réalité, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que pour les situer, ils ont eu recours à la métaphore de l’ombre et de la lumière. Ils ont perçu confusément qu’il s’agissait en effet d’un clignotant, d’un signal lumineux, positif et constructif quand il concernait des messages connus, accessibles, et négatif et dangereux quand il concernait les messages issus des profondeurs inaccessibles. Au fur et à mesure que l’on a mis en place les distinctions entre les différentes phases de la vision et du regard, on s’est aperçu que le regard est une notion subjective, propre à l’homme, puis à l’inconscient de l’homme, et qu’il renvoie non pas seulement à l’autre ou au discours de l’autre, mais aux messages dont il m’a imprégné à jamais.

27En résumé, le regard est une réalité psychique majeure, déterminante, il se présente à l’analyste à la façon de ces éléments de la physique des particules qui échappent à la saisie directe, et il n’a de sens que par rapport aux messages dont il annonce la couleur. Si Freud l’a d’abord confondu avec le sexe, ou avec une instance, c’est parce qu’il l’a envisagé dans le circuit de la pulsion partielle, et donc en fonction du fantasme auquel on a souvent recours pour s’en défendre, mais il en a dégagé le rôle premier et essentiel : le regard déclenche en effet une envie de comprendre, une envie de voir, et sous cet angle il incarne la poussée à voir : « Par poussée d’une pulsion, écrit-il, on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou la mesure d’exigence de travail qu’elle représente » [13]. Lacan a opéré les distinctions qui s’imposent en y voyant le représentant de cette poussée. Mais pour lui donner sa véritable signification, il faut le situer par rapport au message énigmatique : c’est un signal qui avertit de la dangerosité du message et déclenche le travail de traduction incessant qui s’impose. Le névrosé y fait face en construisant un fantasme ou des théories, le pervers en le confondant avec le sexe, le psychotique en lui donnant une forme fantasmagorique, et le créateur en produisant une œuvre.

La puissance du regard à l’adolescence : la jeune homosexuelle

28Pour expliciter la notion et préciser la place et le rôle du regard à l’adolescence, je vais d’abord revenir sur l’article que Freud a intitulé : « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » [14], où il est explicitement mentionné, après quoi j’envisagerai un cas actuel.

29Dans son article de 1920, Freud nous présente une jeune fille de dix-huit ans, dont la mère a accouché quelque temps auparavant, et qui entretient une liaison pour le moins équivoque avec une dame plus âgée. Son père l’amène en consultation parce qu’elle vient de faire une grave tentative de suicide.

30Dans chacun des récits qu’il donne de ce passage à l’acte, Freud écrit que le regard du père en a été l’élément déterminant[15].

31

« Un jour ce qui devait arriver dans ces circonstances arriva : le père rencontra sa fille dans la rue… Il les croisa toutes deux en leur lançant un regard furieux[16] qui ne présageait rien de bon (Er ging mit einem zornigen Blick der nichts Gutes ankündigte). Immédiatement après la jeune fille s’arracha au bras de sa compagne, enjamba un parapet et se précipita sur la voie du chemin de fer… ».
(p. 246)

32

« Un jour elle alla se promener avec elle dans un quartier et à une heure où une rencontre avec son père n’était pas invraisemblable. Effectivement, le père les croisa et jeta un regard furieux à sa fille[17] (warf einem wütenden Blick auf sie) et à sa compagne, qu’il connaissait déjà de vue. Quelques instants plus tard elle se précipitait sur la voie du chemin de fer urbain. Le motif qu’elle invoqua pour ce coup de tête ne laissait pas d’être plausible. Elle avait avoué à la dame que le monsieur qui leur avait lancé un regard si mauvais était son père, qui ne voulait absolument rien savoir de leur relation. La dame s’était alors emportée, et lui avait ordonné de la quitter aussitôt… ».
(p. 260)

33Une première chose est claire : le regard du père, qualifié dans les deux récits de « furieux », est présenté comme l’élément déclenchant du passage à l’acte, un acte que Freud interprète à la lettre. Le verbe utilisé pour désigner l’acte : Niederkommen signifie en effet aussi accoucher, et Lacan a longuement glosé autour de cette interprétation dans son Séminaire du 9 janvier 1957. La jeune fille exprimerait son désir de prendre la place de la mère, pour donner un enfant au père comme le veut la théorie œdipienne la plus classique, le regard incarnant l’élément fécondant selon un symbolisme largement répandu dans la culture.

34Pourtant, Freud le souligne aussi, cette rencontre n’a pas été le simple fait du hasard, la jeune fille l’a très probablement prévue, auquel cas c’est elle qui a provoqué l’apparition du regard courroucé du père. On peut donc y voir le fruit d’une projection, projection d’un regard qui la travaillait en profondeur et qu’elle supportait difficilement. C’est pour le contenir et lui faire contrepoids qu’elle avait noué une liaison rassurante avec une autre femme. Que signifie-t-il exactement ? Ce qu’elle donne à voir au père en se promenant au bras de son aimée, autrement dit la sexualité en ce qu’elle a d’intrusif, de choquant. Et on peut penser que si elle l’affiche sous cette forme provocante, c’est en réponse à ce que ses parents lui ont infligé sans s’en rendre compte. En résumé, elle fait d’abord en sorte que se reflète dans le regard du père ce qui l’a regardée, elle, de façon excessive, et aussitôt après, elle mime le message énigmatique dont ce regard était l’indice ou le signal, le jouant dans la réalité pour signifier à qui veut bien l’entendre en quoi il lui est insupportable. Le geste de la jeune fille symbolise donc bien un accouchement, mais en tant qu’il témoigne sans équivoque possible de la sexualité des parents et oblige l’adolescente à s’y confronter.

35Les adolescents vivent souvent assez mal la grossesse de leur mère, ils ressentent à nouveau le malaise que l’enfant éprouve dans la proximité du coït des parents, et c’est plus vrai encore quand ils sont en position d’aînés et que cette naissance en rappelle d’autres qu’ils ont plus ou moins bien vécues. Face à ce nouvel événement, ils se retrouvent littéralement entourés de regards menaçants, et ils tentent de projeter dans le regard d’un autre les éclairs annonciateurs de l’orage grondant du contenu du message en question.

36Dès les premiers entretiens avec Freud, la jeune fille s’offre à son regard clinique, exactement comme elle s’était exposée précédemment au regard paternel, et en nourrissant les mêmes intentions : y projeter la teneur sexuelle des messages qui la travaillent en profondeur. Avec une différence toutefois qui innove par rapport à la situation de passage à l’acte : en se prêtant à l’analyse, elle espère s’approprier cette fois ce qu’il a vu dans ce qu’elle a montré au risque de sa vie. Il s’agit pour elle de voir, et de voir ce qui l’a poussée au sens le plus trivial du terme. C’est probablement la raison pour laquelle elle se révèle aussi coopérante.

37Elle en arrive ainsi à préciser ce qui l’a poussée au passage à l’acte :

38

« … la jeune fille nous garantit qu’elle avait développé dans son inconscient de puissants désirs de mort contre l’une ou l’autre moitié du couple parental. Peut-être était-ce par vengeance contre le père destructeur de son amour, mais plus vraisemblablement contre la mère aussi, du jour où elle était devenue enceinte de son petit frère[18] ».
(p. 261)

39Cette ouverture amène Freud à formuler un autre aspect de son geste que j’ai précisé en analysant la violence du voir. Si elle s’est jetée sur la voie ferrée, dit-il en substance, ce n’est pas seulement pour mimer le message qui la tourmente, c’est aussi pour retourner sur elle la violence dont son désir est porteur et dont elle n’a pas idée.

40

« En effet l’analyse nous a fourni pour l’énigme du suicide cette explication, que peut-être personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne pas là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne… L’inconscient de tous les vivants est rempli de ces désirs de mort, même contre les personnes au demeurant aimées ».
(p. 261)

41Pourtant, il faut préciser que c’est de la violence du voir qu’il s’agit. Car dans l’inconscient primitif, pour voir vraiment ce que l’autre a signifié et s’approprier ce qu’il est supposé avoir voulu dire, il faut le faire disparaître. Si le regard est poussée à voir, c’est qu’il incarne le noyau de l’énigme, et s’il est vécu comme dangereux, c’est qu’on ne peut chercher à savoir sans éprouver l’impression de provoquer la mort de ceux qui l’ont envoyé. Freud explique cette violence en termes de conflit œdipien, d’identification, de désir mortifère à l’égard des parents, de la mère enceinte, etc. sans en mettre en lumière les véritables ressorts et ses conséquences dans l’analyse. En fait cette violence froide et déterminée naît en réponse au regard originaire des parents, à une violence antérieure, toujours en cours, y compris dans l’analyse où Freud en a pris le relais, et qui tient à sa signification sexuelle [19]. D’autre part, cette violence est ici essentiellement d’ordre visuel, et son objectif n’est pas uniquement de faire disparaître l’autre, mais surtout de s’approprier ce qu’il est supposé voir, c’est-à-dire le secret de ce qui l’impressionne. Si cette violence provoque un passage à l’acte, c’est en raison d’un dérapage du voir à l’agir, initié à leur insu par la mise en acte des parents.

42On comprend alors pourquoi Freud va se trouver piégé à son tour. Lorsque la jeune fille lui raconte les fameux rêves où elle se voit mariée et mère de famille, il se méfie : « Averti par je ne sais quelle impression légère je lui expliquai un jour que je n’avais pas confiance en ces rêves, qu’ils étaient mensongers ou hypocrites, et que son intention était de me tromper comme elle avait coutume de tromper son père » (p. 264). Or il ne cherche pas à décoder ce jeu de tromperie, – inévitable, note Lacan –, et à juste raison. Car l’essentiel n’est pas dans le contenu manifeste de ces rêves, il est bien placé pour le savoir, mais dans la capacité de la jeune fille à refléter cette fois le désir qu’elle lui prête à son endroit pour qu’il l’amène à dévoiler le sien en retour.

43Il est toujours délicat d’entreprendre un travail analytique avec un adolescent quand le parent qui en fait la demande est partie prenante du conflit, ce qui est très souvent le cas. Surtout lorsque l’analyste se trouve associé au parent en question, en raison de son âge, de son sexe, de l’autorité morale qu’il représente dans le contexte social du moment. Freud s’est trouvé dans ce cas de figure, et c’est pourquoi sans doute il a décidé de ne pas pousser plus avant l’analyse en tirant profit de ce qu’il a découvert. Mais ce faisant, il fait le jeu du regard que la jeune fille lui prête, et il clôt cette cure sur un nouveau passage à l’acte qui n’a pas cessé d’interroger les commentateurs par la suite.

44Pour ma part, il me paraît d’autant plus remarquable qu’il est la reprise inversée de l’acte symptomatique initial. D’abord parce que Freud se prête au jeu de la projection initiée par la jeune fille dans la mesure où il reproduit en l’inversant le premier effet du regard paternel. Non seulement il adresse à l’adolescente un « regard réprobateur » – comme le père – mais il s’en sépare, la renvoie dans les bras d’une femme, une autre analyste. C’est une façon de rejeter de son côté la part sexuelle du message en l’invitant à trouver à nouveau une autre femme pour l’assumer. En conséquence de quoi, il met finalement l’accent sur ses aspirations homosexuelles, alors que celles-ci ne constituent qu’un aspect de cette problématique.

45De plus, il va faire de cette analyse un « cas », ce qui n’est pas anodin si l’on joue sur l’ambiguïté du terme allemand correspondant (eine Falle). Elle s’était jetée pour mimer l’accouchement, et maintenant c’est lui qui la jette, comme s’il n’avait d’autre solution que de remettre en acte le message qui avait tellement bouleversé la jeune fille. Retour à la case départ donc ? Pas tout à fait quand même, dans la mesure où il a fait en sorte que cette histoire nous regarde et nous oblige à pénétrer plus avant un scénario dont il n’est pas parvenu à déchiffrer complètement la teneur.

Un adolescent ébloui

46Xavier, quinze ans, est venu en consultation de son propre chef car il se demande s’il n’est pas en train de devenir un obsédé sexuel. Il est l’aîné, dans une famille de tradition chrétienne au sein de laquelle il a été éduqué de façon relativement sévère, et il se sent de plus en plus en décalage avec les siens. Pourtant, ce qu’il raconte au premier entretien n’a rien de très étonnant pour un garçon de son âge :

47

« Quand je croise une fille dans la rue, je suis irrésistiblement attiré par la vision de ses seins. Je ne vois que ça. Ce qui me stupéfie, c’est que je ne les voyais pas avant, je n’y prêtais absolument pas attention, même quand je voyais des filles ou des femmes à moitié dépoitraillées. Maintenant, c’est plus fort que moi, j’ai très peur qu’on le remarque, et puis surtout, je ne cesse pas d’y penser, ce qui me rend incapable de me concentrer sur quoi que ce soit, et surtout d’aborder les filles. »

48À première vue, le problème est relativement simple, banal même et l’analyste a tous les atouts en mains pour apporter l’éclairage attendu par son jeune patient. Celui-ci est en plein émoi pubertaire (Gutton 1991), la différence des sexes s’impose à lui d’autant plus brutalement qu’elle vient bouleverser un univers familial et psychique particulièrement confortable jusque-là, et son obsession des seins est le symptôme de ce chambardement. L’analyste ne manque pas de le lui signifier au cours des entretiens qui suivent de façon à créer un climat de confiance, espérant ouvrir un espace de parole un peu plus vaste que celui que cette confidence a permis de créer.

49Car si l’on tient compte de la signification du regard en psychanalyse, – ici, un regard sur le sein –, on peut supposer qu’il ne s’agit pas seulement d’un souci adolescent banal et passager. La question posée par Xavier se formule dans les termes suivants : pourquoi se sent-il concerné et regardé par les seins au point qu’il ne voit que cela et succombe à leur fascination ? Pourquoi n’est-il ici regardé que d’un point… ou presque ? Pourquoi le regard au sens analytique du terme est-il venu se fixer à cet endroit précis de l’anatomie féminine ? Car le premier intérêt de la métapsychologie du regard que je viens d’esquisser à grands traits est là : nous inviter à dégager le regard de la réalité avec laquelle il est venu se confondre. Nous rappeler aussi que cette confusion a probablement une signification : si le regard est un indice, la réalité qui l’incarne n’est pas le fruit du hasard, et elle présente l’avantage de nous guider vers l’origine du message concerné. Nous sommes donc invités à rechercher à quoi nous renvoie ce regard, de quel message il est le signe, et pour y parvenir, à nous laisser conduire un peu comme les mages par l’étoile en question.

50Après quelques séances consacrées à parler sexualité, – elles n’ont pas été inutiles –, Xavier en vient à évoquer par bribes éparses l’histoire de sa famille avec laquelle, contrairement à beaucoup de ses camarades, il entretient des relations qu’il estime positives. Son père est un homme simple et ouvert, avec lequel il échange volontiers, qu’il admire beaucoup, et il a l’impression qu’ils n’ont pas de secrets l’un pour l’autre. Quant à sa mère, il la trouve très exigeante, trop parfois, surtout concernant ses résultats scolaires qu’elle voudrait toujours plus performants, mais cela ne nuit pas vraiment à leurs relations. Il a pourtant l’impression qu’il lui en veut parfois, mais sans savoir exactement pourquoi. Quant à son frère et à sa sœur, plus jeunes que lui, il se montre toujours très protecteur à leur endroit.

51Quand il évoque la sexualité, Xavier s’exprime en termes très phalliques, faisant l’impasse sur la féminité proprement dite dont il parle fort peu. Cette dernière se caractérise principalement à ses yeux par la possession des seins avec ce qu’ils représentent d’excitant, de stimulant, et il évoque très peu les autres attributs féminins sinon pour exprimer un dégoût à peine déguisé, quand il a aperçu des linges intimes par exemple. Côté masculin, c’est un peu la même chose, il centre tout son intérêt sur son sexe et il aimerait quant à lui en être moins préoccupé et même s’en libérer si possible.

52Comme souvent, c’est un événement extérieur, survenu au bon moment, qui a permis de faire avancer les choses, encore qu’il n’aurait sans doute pas eu cet impact si un transfert ne s’était pas solidement établi. Alors qu’il est oisif chez lui, à l’occasion de petites vacances, la mère de Xavier lui demande s’il ne pourrait pas se rendre à la mairie de son arrondissement pour effectuer une démarche administrative : travaillant dans la journée, elle ne peut se libérer aux heures d’ouverture des guichets. Xavier accepte volontiers, et elle lui confie le livret de famille qui est indispensable pour effectuer cette démarche. Ce n’est pas la première fois que le garçon a ce livret entre les mains, il l’a feuilleté avec curiosité à diverses reprises, et il le fait encore machinalement en attendant que s’affiche le numéro qu’il a tiré en rentrant dans le bureau de la mairie. Mais ce jour-là, il a un choc : il constate qu’à la page où il est question de son père, il est écrit « fils légitime de… » avec le nom et le prénom de sa grand-mère paternelle, et c’est tout. Bref, Xavier vient tout à coup de réaliser de ses propres yeux que son père est né de père inconnu et qu’il a vécu jusque-là sans s’en apercevoir.

53Interrogés, ses parents lui affirment qu’ils ne lui ont jamais rien caché, que c’était évident, qu’ils croyaient qu’il savait cela depuis toujours. Malgré tout, cette découverte a sur Xavier l’effet d’un cataclysme, au point que sa famille se demande, comme c’est souvent le cas en pareille occasion, si le travail d’analyse qu’il menait alors depuis une bonne année n’était pas en train d’en faire un révolté. Il serait trop long de détailler toutes les réactions qui ont suivi et je me limiterai à l’éclairage qui en est résulté quant à son symptôme initial. Xavier est venu au monde dans un contexte où personne ne savait qui était le père de son père, sa grand-mère ne voulant absolument pas qu’il en soit question, au grand dam bien sûr de son fils aîné, le père de Xavier, et surtout de son épouse qui avait été élevée dans une « bonne famille ». Chacun sait combien dès qu’un enfant vient au monde, on cherche des ressemblances du côté de ses ascendants, et on peut imaginer sans peine qu’en constatant certains traits spécifiques chez Xavier, sa mère se soit demandée sans oser le dire s’ils ne venaient pas du grand-père inconnu et de l’acte sexuel indigne perpétré par sa belle-mère. C’est une situation qui donne matière à nombre de messages énigmatiques qui se traduisent réellement par des regards sur l’enfant qui ne vont plus cesser de le poursuivre par la suite.

54Que ces regards soient associés aux seins maternels n’a donc rien d’étonnant, au sens où on peut imaginer que pendant que le bébé tétait sa mère, il ressentait le pouvoir qu’elle exerçait sur lui et dont il ne pouvait se faire la moindre idée. De son côté, en ne voulant pas savoir ce problème d’origine, alors qu’il aurait pu le demander plus tôt, Xavier a préféré longtemps continuer à lui accorder ce pouvoir, la maintenir dans son statut de mère phallique. De ce fait, il était fasciné par les seins qui présentifiaient ce regard, mais il ne pouvait s’en approcher dans la mesure où cela aurait aussi signifié se les approprier et s’approprier ce dont ils étaient le signe, et donc aussi faire disparaître pour de bon celle qui les incarnait, la mère phallique toute-puissante. À la suite des nombreuses mises au point suscitées par ce non-dit familial pourtant si familier, Xavier est parvenu progressivement à surmonter son inhibition : son attirance pour les seins a persisté, mais au lieu d’être un obstacle elle est devenue un élément moteur dans ses rencontres ; bien plus, l’approche du sexe féminin ne l’a plus rebuté.

55L’histoire peut paraître banale et je ne l’aurais pas rapportée ici si un événement n’était pas survenu quelques années plus tard qui l’a rendue tragique. C’est arrivé trois ans après que Xavier eût terminé son travail d’analyse. Il venait d’atteindre sa majorité quand ses deux parents sont décédés brutalement dans un accident de voiture. Sur le moment même, il a très bien réagi : il semble même qu’il ait été tout un temps sur le versant maniaque, très excité, voulant s’occuper de toutes les démarches importantes, rationalisant beaucoup autour de ce qui était arrivé. Et puis au bout de quelques semaines, une fois retombée l’immense émotion suscitée par l’événement, il a éprouvé une angoisse indicible, l’impression qu’il ne survivrait pas à ce qui était arrivé. On lui a conseillé de revenir voir son analyste, ce qu’il a fait, et heureusement, car il nourrissait malgré lui des pensées suicidaires à la limite du passage à l’acte.

56Il a donc fallu éclaircir la nature de ce malaise qui était davantage de l’ordre du remords que de la culpabilité (Bonnet, 2002), et au fil des séances, il est apparu ceci : en s’autorisant à voir la vérité en face grâce à l’analyse, Xavier avait laissé libre cours à son désir de voir et à la violence mortifère dont il était porteur. Dans le cadre de l’analyse, il était parvenu à intérioriser ce désir, à le vivre sur une scène fictive. Malheureusement, en survenant dans le sillage de cette libération, la mort réelle de ses parents était venue en quelque sorte concrétiser son désir, le prendre au mot, le mettre en acte, et le renvoyer dans une logique archaïque d’œil pour œil que nourrit le remords avec toutes ses conséquences. Le travail de deuil est toujours infiniment plus difficile pour les sujets qui sont enclins au remords, car ils sont aspirés par une logique de réciprocité difficilement surmontable. Heureusement, Xavier ne s’y est pas enfermé, et il est parvenu au fil des années suivantes à affronter les regards mortifères en s’investissant dans d’autres relations.

57Je termine : au terme de ce parcours, je définirai le regard en psychanalyse comme ce vécu inquiétant qui me donne l’impression que quelque chose m’excite ou me fait signe sans que je sache ni pourquoi ni comment. Il signale qu’il y a du message énigmatique dans l’air, sous une forme parfois très proche comme pour la jeune analysante de Freud, ou de façon différée pour Xavier. Il condense le noyau sexuel du message et pousse le sujet à lui donner corps d’une manière ou d’une autre. Il détermine les conditions dans lesquelles nous exerçons nos sens. Tantôt il en décuple les potentialités, au risque de nous ouvrir à des visions insensées, tantôt au contraire il les bloque. Ce n’est pas seulement un troisième terme entre nous et le monde, il est le déclencheur qui le fait exister à nos yeux. C’est pourquoi le risque est grand d’isoler le regard du message concerné et de le prendre en compte pour lui-même, soit en le projetant en l’autre, soit en jouissant directement de sa teneur sexuelle sans vouloir en connaître la source comme le font les pervers par exemple.

58Quand on parvient à le relier au message qu’il annonce, – et l’analyse y travaille, le regard fait naître un intense désir de voir et de savoir qui n’est pas non plus sans risques. L’affrontement du message énigmatique et la remise en cause des différentes théories ou traductions élaborées jusque-là pour en rendre compte supposent en effet la mise à mort fictive de l’autre supposé savoir, l’assomption par le sujet de ses visées mortifères et l’acceptation de ses propres limites.

59C’est la raison pour laquelle le regard est toujours ressenti comme excitant et dangereux à la fois. Excitant, dans la mesure où il se présente comme l’écho du big bang originaire, la réédition de l’impact des messages premiers. Dangereux, car il déclenche une poussée à voir qui suppose la mise à mort de l’autre et une connaissance qui est toujours bien en deçà de ce que l’on aurait pu espérer. La pulsion de voir a bien pour objet l’objet sexuel, comme Freud l’a dit et redit dans la métapsychologie, mais le terme désigne plus précisément ce qu’il y a de sexuel dans le regard, que la pulsion cherche à fixer sur le sexe génital proprement dit ou sur tout autre attribut sexuel quel qu’il soit.

60Le regard bienveillant qu’on peut rencontrer dans la vie courante constitue une protection contre le regard inconscient, une façon de le maintenir à distance, et c’est pourquoi il est si apprécié dans les relations de face à face ; pourtant, il empêche souvent l’émergence du regard inconscient et de ce qui tourmente le sujet en profondeur. Sauf là où celui-ci s’impose d’une manière telle qu’on peut difficilement l’ignorer, comme dans les moments de crises graves où la présence d’un regard bienveillant n’est pas de trop pour limiter les débordements excessifs.

BIBLIOGRAPHIE

  • assoun p.-l. (1995). Le regard et la voix. Paris : Anthropos/Economica.
  • bonnet g. (1981). Voir-Être vu. Paris : PUF, T. 1 et 2.
  • bonnet g. (1989). Du rayon visuel au rayon lumineux. Psychanalyse à l’Université, 14 : 121-131.
  • bonnet g. (1994). « Le premier qui voit l’autre… ». Hystérie et désir de voir. Psychanalyse à l’Université, 19 : 41-64.
  • bonnet g. (1996). La violence du voir. Paris : PUF, 2000.
  • bonnet g. (2000). Le remords, psychanalyse d’un meurtrier. Paris : PUF.
  • bonnet g. (2002). Le remords. De l’auto-analyse de Freud à la clinique des adolescents. Adolescence, 20 : 697-728.
  • deleuze g. (1983). L’image mouvement. Paris : Les Éditions de Minuit.
  • descartes r. (1637). Œuvres. Paris : Gallimard/Pleiade, 1983.
  • euclide. L’Optique et la Catoptrique. Paris : Blanchard, 1959.
  • fabre n. (2004). L’inconscient de Descartes. Paris : Bayard.
  • foucault m. (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard.
  • freud s. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris : Gallimard, 1987.
  • freud s. (1915). Pulsions et destins de pulsions. OCF.P, XIII. Paris : PUF, pp. 161-185.
  • freud s. (1920). Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine. In : Névrose, psychose et perversion. Paris : PUF, 1981, pp. 245-270.
  • freud s. (1927). Le fétichisme. In : La vie sexuelle. Paris : PUF, 1969, pp. 133-138.
  • freud s. (1932). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard, 1984.
  • frontisi-ducroux f., vernant j.-p. (1997). Dans l’œil du miroir. Paris : Odile Jacob.
  • gutton p. (1991). Le pubertaire. Paris : PUF.
  • havelange c. (1998). De l’œil et du monde. Paris : Fayard.
  • lacan j. (1964). Le séminaire Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.
  • lagache d. (1961). La psychanalyse et la structure de la personnalité. In : Œuvres IV (1956-1962). Agressivité, structure de la personnalité et autres travaux. Paris : PUF, 1982, pp. 191-237.
  • laplanche j. (1987). Nouveaux fondements pour la psychanalyse. Paris : PUF, 2000.
  • laplanche j. (1999). Entre séduction et inspiration : l’homme. Paris : PUF.
  • meltzer d. (1988). L’appréhension de la beauté. Larmor-plage : Éd. du Hublot, 2000.
  • merleau-ponty m. (1964). Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard.
  • milner m. (1982). La fantasmagorie. Paris : PUF.
  • nunberg h. (1932). Principes de psychanalyse. Paris : PUF.
  • pinol-douriez m. (1984). Bébé agi, bébé actif. Paris : PUF.
  • platon. La République (VII, 514). Paris : Gallimard, Pléiade.
  • sartre j.-p. (1943). L’Être et le Néant. Paris : Poche.
  • simon g. (1988). Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’antiquité. Paris : Seuil.
  • simon g. (2003). Archéologie de la vision. Paris : Seuil.
  • winnicott d.w. (1971). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant. In : Jeu et réalité. Paris : Gallimard, 1975, pp. 153-162.

Mots-clés éditeurs : objet a, regard, signifiant énigmatique, mauvais œil, poussée (de la pulsion)

Date de mise en ligne : 01/09/2004

https://doi.org/10.3917/ado.049.0453

Notes

  • [1]
    B. D. Lewin compare la grotte à la cavité réceptrice des images du rêve. « Psychanalyse et préhistoire », Monographies de la Revue Française de Psychanalyse. Paris : PUF, 1994. Cf aussi Sacco F. (2003). La préhistoire aujourd’hui. Rev. Fr. Psychanal., 67, p. 575.
  • [2]
    L’une des formes du voir les plus nécessaires dans la lutte pour la vie (Bonnet, 1981, T. 2).
  • [3]
    Bonnet, 1994, p. 121.
  • [4]
    Simon, 1988, p. 27.
  • [5]
    Ibid., p. 31.
  • [6]
    On trouvera une bonne illustration de cette croyance dans l’Égypte antique dans le petit opuscule édité par le musée du Louvre en 1990 et intitulé : Heka, magie et envoûtement dans l’Égypte ancienne, p. 62.
  • [7]
    Ainsi en est-il en particulier de la légende du Basilic, célèbre au Moyen Âge (Bonnet, 1981, T. 2).
  • [8]
    Simon, 2003, p. 77sq.
  • [9]
    Ibid., p. 250.
  • [10]
    C’est ainsi qu’on appelle aussi regard l’ouverture ménagée pour voir à travers une cloison ou une porte.
  • [11]
    Bonnet, 1981, T. 1, p. 43.
  • [12]
    Un équivalent du pénis maternel, précise Freud, nous verrons pourquoi par la suite.
  • [13]
    Freud, 1915, p. 167. Cf. aussi Bonnet, 1996, p. 59.
  • [14]
    Publié dans le recueil : Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF, 1973, pp. 245-270. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
  • [15]
    Ce n’est pas la première fois que Freud souligne le rôle étrange joué par le regard chez une hystérique. Dès les Études sur l’hystérie, il raconte ceci : « L’un de mes plus beaux exemples est le suivant : il se rapporte, cette fois encore, à Fräu Cecilie. Alors âgée de 15 ans, elle gardait le lit, veillée par une grand-mère, fort sévère. Soudain, l’enfant se mit à crier car elle éprouvait une douleur térébrante au front, entre les yeux, et cette douleur persista pendant plusieurs semaines. Dans l’analyse de cette douleur qui réapparut trente ans plus tard environ, la malade déclara que sa grand-mère l’avait regardée d’une façon si “ perçante ” que ce regard avait pénétré profondément son cerveau ; elle avait craint que cette vieille dame ne l’eût considérée avec méfiance. En me faisant part de cette idée, elle éclata d’un rire sonore, et la douleur se dissipa alors de nouveau. Je trouve ici que le mécanisme de la symbolisation ne fait que tenir le milieu entre le mécanisme de l’autosuggestion et celui de la conversion. » In : Freud S., Breuer J. (1895). Études sur l’hystérie. Paris : PUF, 1981, pp. 143-144.
  • [16]
    Souligné par moi.
  • [17]
    Également souligné par moi.
  • [18]
    Souligné par moi.
  • [19]
    Alors qu’à chaque fois qu’il est question de la mère de la jeune fille, il ne manque pas une occasion de souligner combien elle était restée « séduisante ». « La mère appréciait elle-même encore d’être fêtée et courtisée par les hommes » (p. 257).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions