Notes
-
[1]
Chavance Bernard, Les réformes économiques à l’Est. Des années 1950 aux années 1990, Paris, Nathan, 1992.
-
[2]
Marx, Karl, Le Capital. Livre premier, Paris, Puf, 1993, pp. 400-401.
-
[3]
Kautsky, Karl, Das Erfurter Programm, Berlin, Dietz Verlag 1965, p. 115. Voir Chavance Bernard, Le capital socialiste. Histoire critique de l’économie politique du socialisme 1917-1954, Paris, Le Sycomore, 1980.
-
[4]
Bettelheim Charles, Les Luttes de classes en URSS. Troisième période, 1930-1941, Tome deuxième, Les Dominants, Paris, Seuil-Maspéro, 1983 ; Zaleski Eugène, Stalinist Planning for Economic Growth, 1933-1952, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 1980.
-
[5]
Ellman, Michael, Socialist Planning, 3rd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
-
[6]
Kornai Janos, The Socialist System. Political Economy of Communism, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 130.
-
[7]
Janos Kornai a souligné le contraste et la symétrie entre le capitalisme comme économie de surplus et le socialisme comme économie de pénurie (Dynamism, Rivalry and the Surplus Economy : Two Essays on the Nature of Capitalism, Oxford, Oxford University Press, 2014).
-
[8]
Bauer Tamas, « Des cycles à la crise ? Les développements récents dans les économies planifiées d’Europe de l’Est et la théorie des cycles d’investissement », in Bernard Chavance (dir.), Régulation et crises dans les économies socialistes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987 ; Sapir Jacques, Les Fluctuations économiques en URSS, 1941-1985, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.
-
[9]
Asselain Jean-Charles, Plan et profit en économie socialiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1981.
-
[10]
Chavance Bernard, « Hierarchical forms and coordination problems in socialist systems », Industrial and Corporate Change, 4, 1995.
-
[11]
Brus Wlodzimierz, Histoire économique de l’Europe de l’Est (1945-1985), Paris, La Découverte, 1986.
-
[12]
Kornai Janos, « The Hungarian Reform Process : Visions, Hopes and Reality », Journal of Economic Literature, 24(4), 1986.
-
[13]
Brus Wlodzimierz, Laski Kazimierz, From Marx to the Market : Socialism in Search of an Economic System, Clarendon Press, 1989.
-
[14]
Ben-Ner Avner, Neuberger Egon, « The Feasibility of Planned Market Systems : The Yugoslav Visible Hand and Negotiated Planning », Journal of Comparative Economics, 14(4), 1990.
-
[15]
Naughton Barry, Growing out of the Plan : Chinese Economic Reform, 1978–1993, New York, Cambridge University Press, 1995.
-
[16]
Heilmann Sebastian, Red Swan : How Unorthodox Policy Making Facilitated China’s Rise, Hong Kong, The Chinese University Press, 2018.
-
[17]
Heilmann Sebastian, Melton Oliver, « The Reinvention of Development Planning in China, 1993–2012 », Modern China, 39/6, 2013.
-
[18]
Hayek Friedrich (dir.), Collectivist Economic Planning, London, Routledge & Kegan Paul, 1935.
1La planification économique est une notion polysémique, qui recouvre une diversité de conceptions théoriques et d’expériences historiques. Malgré l’influence historique réciproque entre conceptions et expériences de la planification dans les économies socialistes et capitalistes, une première distinction doit être opérée entre les deux familles de système. Dans les économies socialistes, la forme canonique a été celle de la planification centrale, constituée en Union soviétique, puis transposée dans les autres pays socialistes au tournant des années 1940 et 1950. Cette forme classique sera discutée ici, en gardant toutefois à l’esprit qu’elle a connu diverses évolutions et transformations dans l’histoire contrastée des systèmes socialistes [1].
2Dans la tradition marxiste, la planification était considérée comme l’antithèse et le dépassement de la coordination marchande. Elle représentait l’organisation consciente et a priori de la production sociale, par opposition à la régulation a posteriori, coûteuse et anarchique effectuée par le marché. Elle impliquait une maîtrise de la production et de la répartition par une société des producteurs associés. Dans Le Capital Marx avait opposé, dans une critique adressée à Adam Smith, deux modalités de la coordination de la division du travail : la planification délibérée du capitaliste au sein de l’entreprise, et l’ajustement ex post de la production aux besoins sociaux à travers le système généralisé d’échange marchand, au sein de la société [2]. Au début du xxe siècle, les marxistes avaient souvent poussé l’analogie jusqu’à comparer la future économie socialiste planifiée à « une énorme entreprise industrielle [3] ». L’extension de la planification de la fabrique à toute l’économie était considérée comme une tâche aisée (simplicité), fondée sur une délibération démocratique (par opposition au caractère despotique de la planification par le capitaliste), effectuée par l’intermédiaire d’une comptabilité en temps de travail, sans la médiation et les illusions monétaires (transparence), et mise en œuvre par la libre soumission à l’autorité (collective).
3Les traditions marxistes ont été confrontées à un dilemme entre les implications centralisatrices du modèle économique d’une économie planifiée et la perspective décentralisatrice d’une démocratie politique (telle que la fédération de communes). Renoncer à la centralisation économique impliquait de rompre avec la conception anti-marchande de Marx : ce fut souvent le cas des modèles de socialisme de marché. Au contraire, abandonner la décentralisation politique pour retrouver une correspondance avec la centralisation économique, conduisait à tourner le dos à l’antiétatisme marxien. Ce fut la voie suivie par Kautsky, Lénine, le marxisme soviétique.
La planification centralisée : une vue d’ensemble
4La constitution du système de planification centrale en URSS fut un processus long et conflictuel. Ses grandes caractéristiques institutionnelles datent des années 1930 [4], mais sa stabilisation est postérieure à la Seconde Guerre mondiale, puis à son exportation dans les autres économies socialistes. La propriété d’État domine, l’organisation administrative est un système hiérarchique sectoriel, schématiquement à trois niveaux : le centre, les ministères de branche, les entreprises. Le processus de planification opère du niveau macro au niveau micro : les objectifs macro-économiques d’ensemble sont désagrégés en objectifs sectoriels (ministères), puis ces derniers sont divisés en instructions obligatoires pour les entreprises de chaque branche.
5Les plans d’ensemble sont quinquennaux, mais les véritables plans opérationnels sont les plans annuels. Les objectifs essentiels sont exprimés en termes physiques (quantités de produits) et monétisés selon les prix, eux-mêmes administrés. La réalisation du plan est le critère d’évaluation essentiel des ministères, mais surtout des directeurs d’entreprise (nommés par le ministère de branche).
6Les produits intermédiaires, les inputs de la production, sont alloués aux entreprises par la hiérarchie administrative, qui fixe également les prix des inputs et des outputs. Cette fixation des prix des biens de production et des biens de consommation, accompagnée d’un principe de stabilité des prix, débouche sur une diversité des rentabilités des branches et des entreprises, qui tend à s’accentuer avec le temps. La cohérence du système est assurée par la centralisation et la redistribution des profits très différenciés des entreprises, qui apparaît comme une nécessité systémique. Le commerce extérieur est réglé par un système dual de prix, internes et externes (mondiaux), les profits et pertes des entreprises et des branches étant ici aussi compensés par une centralisation et une redistribution centrales.
7Le problème de l’information, essentiel dans tout processus de planification aussi bien que dans un système de marchés, est critique. L’information tend à être peu fiable, pour des raisons systémiques et de conflits d’intérêts. La planification centrale évolue en fait dans une sorte de smog informationnel. Les causes « naturelles » (le fog systémique) découlent de la grande complexité du système ; elles résident dans le problème de l’agrégation des données, dans le changement souvent rapide des circonstances et du contexte, et surtout dans l’impossibilité pratique de rassembler, de stocker et de traiter à temps la totalité de l’information nécessaire pour prendre des décisions globales cohérentes. Les facteurs « artificiels » (smoke) sont la dissimulation ou la manipulation délibérée de l’information aux différents niveaux de l’appareil, fondées sur des conflits d’intérêt entre les divers échelons de la hiérarchie et sur l’« identification avec son organisation » de la part des agents (directeurs d’entreprise, ministères, centre).
8Dans la pratique, la planification centrale fonctionnait de fait comme un système de priorité, où la politique globale de l’investissement était essentielle. La séquence de construction du plan national débutait par les produits prioritaires (les « maillons directeurs »), avec la méthode des « balances matérielles », recherchant un équilibre entre les besoins définis centralement et la production de biens déterminés, puis venaient le travail et les salaires, et enfin l’investissement [5]. Avec le temps, la multiplication des priorités a contribué à affaiblir la cohérence de la planification, obligeant à une hiérarchisation implicite des objectifs.
Les problèmes structurels de la planification
9Loin de supprimer l’indétermination du futur propre au marché capitaliste, et d’assurer une meilleure prévisibilité des court, moyen et long termes, la planification centrale a engendré des formes particulières d’incertitude pour les acteurs gestionnaires. Les plans manquent souvent de cohérence, et sont souvent révisés par les autorités supérieures au cours de leur réalisation. Les contraintes et les exigences des modalités complexes d’élaboration et d’application des plans ont conduit à des processus d’apprentissage et à des comportements d’adaptation des agents aux différents niveaux de l’appareil, qui ont débouché sur l’émergence de relations, de règles et d’institutions, qui se sont articulées dans une interdépendance systémique forte. « Le contrôle bureaucratique direct, qui inclut la planification, est un curieux mélange d’ordre et de désordre, de prévoyance et de précipitation, de service de grands intérêts communs et d’affirmation sans vergogne d’intérêts partiels [6]. »
10Dans leur configuration classique, les systèmes socialistes ont été marqués par un régime d’accumulation à dominante extensive, et une régulation pénurique. La pénurie s’impose comme état normal : un mode de régulation spécifique, perdurant au-delà des phases d’industrialisation accélérée [7]. Celle-ci est caractérisée par une variation séquentielle de l’intensité des pénuries dans les diverses sphères de l’économie (investissement, production, consommation) et dans le commerce extérieur, un enchaînement de tensions marquées par un véritable cycle de l’investissement, à distinguer toutefois d’une grande crise comme celle qui s’imposa dans les années 1980 [8].
11En complément et en interaction avec les relations formelles du processus de planification centrale, des rapports informels stabilisés conditionnent la viabilité de l’organisation économique.
12Les entreprises s’efforcent de constituer des réserves non officielles (matières premières, équipement, main d’œuvre) afin de mieux s’ajuster aux fluctuations de l’approvisionnement ; des « pousseurs » sont envoyés chez les fournisseurs pour les inciter à livrer les inputs déficitaires ; les relations de réseaux entre unités de production contournent et lubrifient à la fois les rapports hiérarchiques de la planification. L’économie seconde, non officielle, est en partie une échappatoire au plan, mais aussi une auxiliaire à sa réalisation. Son rôle est ambivalent : prédatrice du secteur d’État, elle contribue en même temps à son meilleur fonctionnement. Une de ses causes essentielles est l’économie de pénurie et les problèmes de la réalisation du plan qui en résultent pour les entreprises.
13Le phénomène du marchandage, formel et informel, illustre le rôle de l’approximation comme condition d’un certain réalisme, dans le système de planification une fois stabilisé. Dans l’ensemble du système, il convient de distinguer la méga-hiérarchie, ou appareil administratif de contrôle, et la micro-hiérarchie de l’entreprise d’État ; le directeur de cette dernière, représente le point de contact des deux hiérarchies (figure 1). Celles-ci constituent des systèmes de pouvoir, où se nouent des relations réciproques, et asymétriques, entre niveaux. Le directeur est engagé d’un côté dans un marchandage vertical vis-à-vis de la méga-hiérarchie, et de l’autre au sein de la micro-hiérarchie, mais également dans des relations de marchandage horizontal en amont et en aval. Il cherche à influencer le futur plan de production qu’il recevra, en jouant sur l’information : il surestime les approvisionnements nécessaires et sous-estime ses capacités effectives. Puis s’engage le marchandage vers le bas au sein de la micro-hiérarchie, en vue de réaliser le plan de production, dans lequel les travailleurs ont recours à la menace de la mobilité ou de la rétention d’activité afin d’obtenir un compromis acceptable en termes de salaires, de normes de production et de conditions de vie.
14Dans les relations horizontales nous trouvons le marchandage en amont avec les fournisseurs, concernant les livraisons qui sont en général incertaines (quant aux délais, à la quantité et à la qualité) : l’entreprise est ici en position défavorable. Dans le marchandage en aval avec les consommateurs de ses produits, c’est l’inverse qui est vrai : le pouvoir se trouve du côté du directeur. Cette situation asymétrique est conditionnée par les marchés de vendeurs dominants, qui sont caractéristiques d’une économie de pénurie. La reproduction des différents types de marchandage s’accompagne de processus d’apprentissage, conduisant à la stabilisation de routines particulières et de compromis au sein des hiérarchies.
15Un exemple bien connu est celui de la procédure de « planification à partir du niveau atteint », où les ministères fixent les objectifs planifiés de l’entreprise au niveau des résultats effectifs de la dernière période, auxquels s’ajoute un pourcentage « raisonnable » de croissance désirée ; c’est le point de départ du marchandage sur le plan. Ce genre de règle pragmatique découle de l’impossibilité de formuler précisément les objectifs d’ensemble et de la difficulté de choisir entre différentes variantes à chaque niveau de la hiérarchie. C’est aussi une conséquence du marchandage dans un contexte de smog informationnel, car la règle fournit une norme raisonnable et une convention à partir de laquelle les négociations ordinaires peuvent s’opérer au sein de la hiérarchie. Les routines de marchandage et de planification ont des conséquences ambivalentes : elles permettent de stabiliser et de réguler le système, mais elles contribuent à sa rigidité dans une perspective de plus long terme.
16Dans une vaste économie complexe, comme l’était celle de l’URSS, les niveaux intermédiaires de l’administration – entre le centre et les entreprises – ont manifesté une tendance à l’autonomisation [9]. Avec le principe sectoriel d’organisation, ce furent les ministères de branche qui évoluèrent vers la construction d’« empires industriels » ; quant à la tentative de Khrouchtchev d’y substituer un principe régional (les sovnarkhozy), elle engendra une tendance au protectionnisme territorial. Parmi les hypothèses irréalistes du projet de planification centralisée, il y a celle de la loyauté et de l’obéissance des différents niveaux de la hiérarchie de contrôle aux instructions du centre, autrement dit l’absence de conflits d’intérêts ou de divergences cognitives fortes entre échelons de l’appareil multi-niveaux de l’État.
Les expériences de réforme de la planification
17Face aux effets problématiques de la planification centralisée, et à son écart vis-à-vis des avantages espérés en comparaison des marchés capitalistes, diverses expériences de réforme du cadre institutionnel et d’ajustement du processus du plan ont été développées. Mentionnons trois cas nationaux significatifs [11].
18Dans la République démocratique allemande, une concentration industrielle croissante avait été accompagnée d’un cycle de décentralisation/recentralisation de la décision dans le secteur d’État. Dans les années 1980, un système de grandes unités est organisé pour l’industrie, conjuguant intégration verticale et horizontale : 150 grands combinats, regroupant chacun de 20 à 40 entreprises et de 5 000 à 70 000 employés. La planification impérative est effectuée au sein des combinats, simplifiant et réduisant en principe la tâche coordinatrice du centre. L’amélioration attendue doit résulter des économies d’échelle, d’une meilleure intégration recherche/ production, d’un approvisionnement (interne) simplifié, de l’accès plus décentralisé au commerce extérieur. Toutefois ce modèle de centralisation intermédiaire révèle des limites sérieuses : gigantisme, monopolisme accentué, pertes de spécialisation et productions redondantes (biens d’équipement, mais aussi de consommation) ; interventions directes et indirectes peu cohérentes du centre. La recherche d’une « flexibilité administrée » conduit à l’échec, dans la dernière décennie du système.
19Le « nouveau mécanisme économique » introduit en Hongrie en 1968 constitue la réforme la plus conséquente de la planification en Europe centrale. Elle présente un caractère global, et repose sur la suppression de la planification et de l’approvisionnement centralisés, à la recherche d’un « marché réglementé » pour le secteur d’État, avec une direction paramétrique de l’activité, où des instruments macro-économiques d’orientation doivent remplacer les instructions obligatoires antérieures. La formation des prix est assouplie, accompagnée d’une politique des revenus, les entreprises peuvent conserver une fraction du profit réalisé, le crédit bancaire est activé, le monopole du commerce extérieur est rendu moins rigide.
20Dans la décennie qui suit la réforme, l’intensité des pénuries décroît, la consommation et le niveau de vie s’améliorent. Les rapports de marché ont été partiellement activés, toutefois la dépendance des entreprises vis-à-vis de l’appareil administratif reste dominante : c’est une « coordination bureaucratique indirecte », où les défauts traditionnels de l’économie planifiée ont été atténués mais sont toujours présents ; l’amélioration relative de l’économie semble devoir beaucoup à la tolérance accrue vis-à-vis du secteur privé [12]. Une recentralisation partielle se produit dans les années 1970, l’économie se stabilise dans un état hybride, « ni plan ni marché » (Tamás Bauer). Le modèle hongrois perd son aura d’alternative réformée au cours des années 1980 [13].
21L’expérience yougoslave a divergé fortement du groupe des économies socialistes d’Europe. Après une imitation et une transposition fidèle du modèle soviétique à partir de 1945, la rupture avec l’URSS s’accompagne de l’introduction de l’autogestion des entreprises ; une planification indicative se développe dans les années 1950, avec maintien du contrôle fédéral de l’investissement. La redistribution centrale décline, l’économie est progressivement décentralisée vers les républiques, les communes et les entreprises ; la propriété d’État est remplacée par la « propriété sociale » (non-étatique, articulée à l’autogestion). La réforme de 1965 est fondée entièrement sur la coordination par le marché ; chômage, inflation et émigration se développent.
22Dans les années 1970, dans une tentative de correction de l’évolution observée, un ambitieux projet de planification contractuelle est lancé. Les entreprises autogérées sont fragmentées en unités restreintes. La planification doit passer par des « accords autogestionnaires » des unités de base, intégrés progressivement jusqu’à un plan d’ensemble de l’économie nationale, fondé sur des relations autogestionnaires librement négociées. L’irréalisme du projet apparaît très vite : manque de cohérence des accords, marchandages et compromis entre divers niveaux, temps perdu dans d’innombrables négociations, bureaucratisme, rigidité des accords une fois conclus – dans un contexte international rapidement changeant ; le bilan est un échec total, au moment où l’ensemble de l’économie entre dans une crise systémique cumulative à la fin des années 1970. Tant l’expérience pratique que les considérations théoriques montrent que « le système de planification négociée contient trop de lacunes pour être considéré comme une alternative viable à un système de marché ou à un système planifié [14] ».
23Après le changement de système des économies socialistes européennes ou soviétiques, la « transition à l’économie de marché » a vu l’appareil de planification et l’expérience correspondante entièrement abandonnés, dans un monde global néolibéral où même les politiques industrielles étaient mises en cause comme inefficaces ou perverses.
24Une expérience peu connue – et unique – de mutation de la planification centralisée vers une forme inédite est celle de la Chine (voir la contribution de Nathan Sperber dans ce numéro d’Actuel Marx). La planification inspirée du modèle soviétique a effectivement été réduite graduellement dans les années 1980, l’introduction d’un système dual de prix et de coordination conduisant l’économie à une « croissance hors du plan [15] ». Dans les années 1990, la planification classique disparaît, mais de nouvelles modalités de planification du développement sont graduellement mises en œuvre. Elles s’accordent avec la coordination dominante par le marché, tout en ajustant la capacité de l’État à influencer l’économie et en préservant le contrôle politique du Parti, qui a toutefois réduit nombre de ses anciens pouvoirs [16].
25La Chine postsocialiste, à partir d’une sortie de la planification centrale traditionnelle a réalisé une innovation institutionnelle – en coévolution avec son régime politique autoritaire – à savoir une conjugaison sui generis de planification indicative et impérative, qui est devenue l’une des caractéristiques centrales du capitalisme étatique dans ce pays. Parmi les objectifs affichés de ce nouveau type de planification figurent l’information, la mobilisation et la concentration des ressources (pour des objectifs sectoriels, technologiques ou environnementaux), mais aussi la stabilisation macro-économique contra-cyclique et la prévention des crises [17].
Quelques leçons générales
26L’expérience de planification centralisée doit être considérée dans le contexte des formes institutionnelles propres aux systèmes socialistes : régime politique dictatorial ou autoritaire, domination de la propriété d’État, administration hiérarchique de l’économie, ainsi que des caractéristiques idéologiques de ces systèmes : une méfiance du marché et des catégories monétaires.
27La capacité d’adaptation du système, au lieu d’être améliorée par la centralisation et la planification impérative, s’est révélée réduite : seules des décisions centrales étaient capables d’amorcer des changements significatifs. Les caractéristiques institutionnelles et la centralisation sont apparues en définitive comme une contrainte majeure sur l’innovation, non seulement l’innovation de produit et l’innovation de procédé, mais aussi l’innovation organisationnelle et l’innovation institutionnelle – domaines dans lesquels les capitalismes ont finalement conservé un avantage comparatif sans doute ambivalent, mais essentiel.
28L’expérience de la planification centrale dans les systèmes socialistes a mis davantage en lumière les rapports complexes entre les modalités de coordination micro, méso et macro dans de grandes économies développées. Elle a reposé sur une combinaison inattendue de constructivisme et d’évolutions spontanées, débouchant sur un système relativement cohérent, mais marqué par une capacité déclinante de s’adapter au changement, et dont les diverses tentatives de réforme n’ont pu lever les limites structurelles.
29Dans une perspective de long terme, la planification centralisée a effectivement fonctionné et contribué à des transformations significatives en termes d’industrialisation, contrairement à la thèse libérale de son impossibilité de principe [18]. Mais au regard du projet dont elle était porteuse – constituer une alternative progressiste aux modes de coordination des systèmes capitalistes et à leurs défauts – elle a constitué un échec historique.
Mots-clés éditeurs : économies socialistes, administration hiérarchique, planification centrale, organisation institutionnelle
Date de mise en ligne : 29/03/2019
https://doi.org/10.3917/amx.065.0026Notes
-
[1]
Chavance Bernard, Les réformes économiques à l’Est. Des années 1950 aux années 1990, Paris, Nathan, 1992.
-
[2]
Marx, Karl, Le Capital. Livre premier, Paris, Puf, 1993, pp. 400-401.
-
[3]
Kautsky, Karl, Das Erfurter Programm, Berlin, Dietz Verlag 1965, p. 115. Voir Chavance Bernard, Le capital socialiste. Histoire critique de l’économie politique du socialisme 1917-1954, Paris, Le Sycomore, 1980.
-
[4]
Bettelheim Charles, Les Luttes de classes en URSS. Troisième période, 1930-1941, Tome deuxième, Les Dominants, Paris, Seuil-Maspéro, 1983 ; Zaleski Eugène, Stalinist Planning for Economic Growth, 1933-1952, Chapel Hill (NC), University of North Carolina Press, 1980.
-
[5]
Ellman, Michael, Socialist Planning, 3rd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
-
[6]
Kornai Janos, The Socialist System. Political Economy of Communism, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 130.
-
[7]
Janos Kornai a souligné le contraste et la symétrie entre le capitalisme comme économie de surplus et le socialisme comme économie de pénurie (Dynamism, Rivalry and the Surplus Economy : Two Essays on the Nature of Capitalism, Oxford, Oxford University Press, 2014).
-
[8]
Bauer Tamas, « Des cycles à la crise ? Les développements récents dans les économies planifiées d’Europe de l’Est et la théorie des cycles d’investissement », in Bernard Chavance (dir.), Régulation et crises dans les économies socialistes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987 ; Sapir Jacques, Les Fluctuations économiques en URSS, 1941-1985, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.
-
[9]
Asselain Jean-Charles, Plan et profit en économie socialiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1981.
-
[10]
Chavance Bernard, « Hierarchical forms and coordination problems in socialist systems », Industrial and Corporate Change, 4, 1995.
-
[11]
Brus Wlodzimierz, Histoire économique de l’Europe de l’Est (1945-1985), Paris, La Découverte, 1986.
-
[12]
Kornai Janos, « The Hungarian Reform Process : Visions, Hopes and Reality », Journal of Economic Literature, 24(4), 1986.
-
[13]
Brus Wlodzimierz, Laski Kazimierz, From Marx to the Market : Socialism in Search of an Economic System, Clarendon Press, 1989.
-
[14]
Ben-Ner Avner, Neuberger Egon, « The Feasibility of Planned Market Systems : The Yugoslav Visible Hand and Negotiated Planning », Journal of Comparative Economics, 14(4), 1990.
-
[15]
Naughton Barry, Growing out of the Plan : Chinese Economic Reform, 1978–1993, New York, Cambridge University Press, 1995.
-
[16]
Heilmann Sebastian, Red Swan : How Unorthodox Policy Making Facilitated China’s Rise, Hong Kong, The Chinese University Press, 2018.
-
[17]
Heilmann Sebastian, Melton Oliver, « The Reinvention of Development Planning in China, 1993–2012 », Modern China, 39/6, 2013.
-
[18]
Hayek Friedrich (dir.), Collectivist Economic Planning, London, Routledge & Kegan Paul, 1935.