Notes
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CUNCHILLOS Chomin, Les Voies de l’émergence. Introduction à la théorie des unités de niveau d’intégration, Paris, Belin, 2014, précédé de P. Tort, « Faustino Cordón et l’unité dans la théorie biologique ».
Marx / marxismes
Beiträge zur Marx-Engels-Forschung – Neue Folge 2014/15 – Zu den Studienmaterialien von Marx und Engels, Argument Verlag, Hambourg, 2016, 300 pages
1 La parution de la dernière livraison des Beiträge zur Marx-Engels-Forschung constitue une occasion de faire la lumière sur cette revue peu connue en France et qui constitue pourtant un lieu important de la recherche marxologique internationale. Éditée par l’association berlinoise de promotion de la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA2) dirigée par Rolf Hecker, elle propose cette année deux dossiers thématiques, l’un consacré à Friedrich Engels à l’occasion du 120e anniversaire de sa disparition, l’autre aux notes de lecture de Karl Marx.
2 La première partie du numéro s’ouvre sur une longue contribution de Richard Sperl, qui propose une synthèse à la fois méthodologique et chronologique des différents travaux scientifiques d’Engels. La lecture du dossier permet de prendre conscience de l’incroyable variété des centres d’intérêt d’Engels, qui vont de l’histoire de l’Irlande à la biologie en passant par la grammaire persane (dont l’étude par Engels fait l’objet d’un article à part entière, rédigé par Zhou Sicheng). Au-delà de la dimension érudite de l’examen, le panorama proposé par les auteurs du numéro permet surtout de mettre en évidence la méthode de travail d’Engels, fondée sur ce que Richard Sperl nomme une « lecture créative » des textes, appuyée sur une prise de notes littérale ou sur une paraphrase, orientée par des problématiques globales ou plus spécifiques. On notera cependant à ce sujet qu’Engels prend considérablement moins de notes de lecture que Marx (sur l’ensemble des notes dont nous disposons, 82 % sont de la main de Marx et seulement 18 % de la main d’Engels). Une disproportion que Richard Sperl explique en faisant d’Engels un auteur qui, tel Goethe ou Thomas Mann, s’approprie très facilement ce qu’il lit sans avoir besoin d’en garder une trace écrite. Marx, en revanche, serait à rapprocher de Hölderlin, Schiller ou Heine, des auteurs qui ne parviennent à penser que la plume à la main. Mentionnons également l’article de Jean-Numa Ducange portant sur les analyses consacrées par Engels au mouvement socialiste français dans la première partie des années 1890. S’appuyant sur la publication récente par la MEGA2 de la correspondance d’Engels entre 1891 et 1895, Jean-Numa Ducange met notamment en évidence la centralité de la référence au passé révolutionnaire de la France – en particulier la Ière République, prodrome de la dictature du prolétariat – et présente les interrogations d’Engels sur la forme républicaine du régime et sur la diffusion du marxisme en France.
3 La deuxième partie du numéro, consacrée aux notes de lecture de Marx, présente une grande variété d’angles d’approche – à l’image de la « diversité thématique » des travaux de Marx, soulignée par Rolf Hecker dans une de ses contributions. On lira notamment avec intérêt l’article de Carl-Erich Vollgraf qui propose un parcours dans les manuscrits de Marx consacrés aux dangers que le développement du capitalisme fait courir au métabolisme de la société dans son ensemble. La lecture que Marx fait de Fraas ou de Liebig va le conduire à s’intéresser aux techniques agricoles modernes et à la question de l’épuisement des ressources naturelles. On consultera également, sur le même sujet, l’article de Rolf Hecker qui analyse un manuscrit encore inédit de Marx comprenant des notes sur un ouvrage de Franz Xaver von Hlubek consacré à l’agriculture. Parmi les autres sujets abordés dans ce dossier : un article de Michael Krätke sur la conception que Marx se fait de l’histoire mondiale, ou encore une contribution de Fritz Fiehler sur la théorie des crises dans la Nouvelle gazette rhénane de 1850.
4 Le numéro s’achève sur un certain nombre de contributions – issues, pour une part, du colloque qui s’est tenu à l’occasion du soixantième anniversaire de Rolf Hecker – et de documents consacrés à l’histoire de la première et de la seconde MEGA ou encore à sa diffusion en Chine.
5 Jean QUÉTIER
Evgenij POLIVANOV, Pour une linguistique marxiste. Articles choisis, édités et présentés par Elena Simonato, trad. du russe par Elena Simonato et Patrick Sériot, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 252 pages
6 L’œuvre de Evgenij Polivanov (1891-1938), ce linguiste « mobilisé et appelé par la Révolution », suivant le mot de Maïakovski, a été longtemps tenu dans l’ombre de sa propre légende. Chercheur pionnier des langues orientales, théoricien audacieux de la phonologie et de l’évolution des langues, Polivanov est l’un de fondateurs de l’OPOJAZ, ce berceau du formalisme russe. Figure emblématique de l’édification langagière soviétique dans les années 1920 et 1930, adversaire intransigeant du marrisme, il est aussi un agent du Komintern, un des fondateurs de l’Union des Travailleurs Chinois, et sera fusillé lors de la Grande Purge en tant qu’« espion japonais ». Son livre Pour une linguistique marxiste (Za marksistskoje jazykoznanije) est enfin paru en français, bien que cette édition partage le sort de la plupart des publications de ce linguiste errant. On a parlé beaucoup de lui en se référant à un nombre très limité de textes. Ce fut le cas en France où la dernière traduction d’un article extrait de ce livre remonte à l’anthologie éditée par Maspero en 1979 Les maîtres de la langue. Il ne s’agit cette fois pas non plus de la traduction de Pour une linguistique marxiste dans sa forme intégrale, parue pour la première fois en russe en 1931 et rééditée en 2003, mais d’articles choisis, présentant parallèlement textes russes et français. On pourrait également regretter l’absence de nouveaux matériaux des archives vastes mais malheureusement dispersées de Polivanov, dont une grande partie de l’héritage reste encore inédite.
7 Pour autant, on ne peut que se réjouir de la publication des quatre articles qui composent cette première édition critique, parfaitement traduits et commentés. Dans son manifeste « Linguistique historique et politique linguistique », Polivanov propose une sorte de code de l’édificateur du communisme dans le domaine des langues. Un linguiste qui a réussi à maîtriser la méthodologie du marxisme scientifique doit être en premier lieu « un édificateur réel des cultures langagières (et graphiques) », mais aussi « un artisan de la politique linguistique » non moins qu’un « linguiste général » et « historien de la culture et des cultures ethniques concrètes » (p. 71). Ainsi Polivanov affronte d’emblée le problème théorique crucial du marxisme soviétique : comment expliquer que la Révolution ait eu lieu dans l’Empire russe, pays le moins industrialisé des grandes puissances européennes ? Et surtout pourquoi le pouvoir soviétique s’est-il établi en Asie centrale et au Caucase du Nord, principalement agraires, avec un taux d’illettrisme dépassant 90 %, et non dans une zone industrielle culturellement avancée (qu’on nommait « périphérie occidentale ») comme la Pologne ou la Finlande ? La réponse à ce défi se trouvait dans la possibilité d’accélérer le tempo du développement de la société par le gouvernement révolutionnaire qui trouvait dans la « création de cultures langagières et graphiques » un moyen de moderniser la société selon un modèle soviétique.
8 On ne partage donc pas forcément l’opinion de l’éditeur selon laquelle la théorie de l’évolution du langage de Polivanov n’est révolutionnaire que sur le plan scientifique et non sur le plan politique, et que l’« on y trouve difficilement le marxisme » (p. 182). Polivanov certainement croyait (contrairement à Marr) que la linguistique était une science rigoureuse, et ses conclusions ne peuvent pas plus être contredites par le marxisme que celles de la physique et des mathématiques. Pourtant, la science des langues du xix e siècle est coupable de l’oubli du social. C’est précisément pour cette raison que, à partir de ce programme minimum de « non-contradiction », il y avait certainement chez Polivanov un programme positif d’étude sociale de la langue, basé sur les principes marxistes. Selon Polivanov, la tâche principale du marxisme dans les sciences des langues consiste à expliquer le rapport entre les facteurs intralinguistiques (directs) et extralinguistiques (indirects) de l’évolution langagière. La Révolution a déclenché ce qu’il appelle un « double élargissement du substrat » (p. 151) humain ou social de la langue, c’est-à-dire une mobilité verticale et horizontale qui allait, en quelques générations, transformer la langue sur le plan lexical aussi bien que sur les plans morphologique et syntaxique. Même si « l’action humaine » sur les langues ne peut pas changer les lois rigides de l’évolution phonétique, elle peut décider « si telle ou telle évolution aura ou n’aura pas lieu », et ainsi produire l’ « évolution différente de cette même langue avec d’autres points de départ, et par conséquent une direction et un type de processus totalement nouveaux » (p. 105). Autrement dit, tandis que les linguistes n’ont fait qu’interpréter les langues, il est désormais temps de les transformer.
9 Evgeny BLINOV
Christophe DARMANGEAT, Le Profit déchiffré. Trois essais d’économie marxiste, Montreuil, La ville brûle, 2016, 224 pages
10 Si l’on peut observer un (relatif) renouveau éditorial des études marxistes francophones dans des disciplines telles que la philosophie ou la sociologie, force est de constater que l’économie demeure quelque peu en reste alors même qu’il s’agit là de ce qu’on considère habituellement comme le nerf du discours marxiste. C’est dans ce contexte – explicable notamment par des raisons institutionnelles – qu’il faut saluer la parution de l’ouvrage de C. Darmangeat, lequel assume, comme l’indique explicitement son sous-titre, d’endosser la posture scientifique de l’économiste marxiste.
11 Le livre se compose de trois essais hétérogènes, tant par la difficulté de leur lecture que par le degré d’élaboration personnelle dont ils témoignent. Le premier, « L’énigme du profit », constitue une introduction claire et pédagogique à la théorie marxienne de l’exploitation. Le second, « Travail productif et travail improductif », est d’une part une présentation génétique et théorique du couple conceptuel utilisé par Marx et d’autre part une discussion de ses enjeux contemporains. Enfin le dernier essai, « La rente », constitue à la fois une restitution de la problématique de la rente, cette fois amendée par l’auteur lui-même, notamment pour rendre compte, non seulement de la ponction que représente cette dernière, mais également de ses effets globaux sur les rapports d’échange, jusqu’à présent laissés de côté par la plupart des marxistes.
12 Dans chacun de ces trois essais, l’auteur tâche de pointer l’actualité des notions dégagées pour penser des phénomènes contemporains et les ramener à ce qu’ils sont vraiment, des émanations de la dynamique capitaliste. C’est cette dernière qui demeure l’arrière-fond constant du livre et amène par exemple C. Darmangeat à reprendre la définition marxienne du travail productif comme travail salarié fonctionnel à l’accumulation capitaliste. Les conséquences politiques de cette méthodologie sont immédiates, comme en témoigne la polémique menée contre J.M. Harribey (poursuivie ensuite notamment dans les colones de Contretemps) : là où ce dernier entend réhabiliter politiquement le travail « improductif » des fonctionnaires en menant la bataille sur un plan idéologique pour décerner à ces derniers le statut de travailleurs productifs, C. Darmangeat pointe au contraire la contradiction profonde entre les deux logiques et l’impossibilité tendancielle de leur pure et simple coexistence (et a fortiori de leur articulation fonctionnelle, thèse keynésienne par excellence). On retrouve là un débat très actuel touchant la question des pratiques non capitalistes de la valeur et de leur potentiel élargissement au sein de ou contre le capitalisme contemporain. Quoi qu’on pense de sa position, l’orthodoxie du marxiste Darmangeat a au moins le mérite de pointer, à travers la cohérence du discours marxiste, la cohérence du capitalisme qu’il décrit.
13 On pourrait regretter, cela dit, que cette « orthodoxie » s’accompagne d’une lecture parfois très ricardienne du marxisme, particulièrement sensible dans le troisième essai, où les rapports d’échange sont réduits à leur dimension quantitative, elle-même résultant du mélange entre des déterminations techniques et des rapports de force politique influant la distribution de la valeur (la question étant de savoir qui s’approprie quelle partie de la survaleur) sans que la dimension qualitative des formes sociales capitalistes soit abordée. Cela est d’autant plus dommage qu’à une époque où le salariat commence à faire place à d’autres formes d’exploitation (via l’auto-entreprenariat, le phénomène de la sous-traitance etc.) il apparaît également important de réfléchir en marxiste à la genèse capitaliste de ces formes. Cette dimension qualitative, partie intégrante de la spécificité de l’économie marxiste, devrait elle aussi faire l’objet d’une actualisation.
14 Guillaume FONDU
Philosophie
Carlo Umberto ARCURI et Andréas PFERSMANN (dir).m « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman », Romanesques, n° 8, 2016
15 À l’occasion du centenaire de la parution de La Théorie du roman, la revue Romanesques (revue du Centre d’études du roman et du romanesque) a consacré un numéro à l’œuvre esthétique du philosophe hongrois György Lukács : « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman » (sous la dir. de C. U. Arcuri et A. Pfersmann). Les contributions de ce numéro s’intéressent tout autant à La Théorie du roman qu’à ses résonnances dans les écrits esthétiques plus tardifs de Lukács et dans les réflexions de certains de ses contemporains. Il s’agit de rendre manifeste, sous ses différentes facettes, l’héritage d’une œuvre dévalorisée dans le monde académique en raison de son caractère marxiste et du rapport complexe de son auteur au stalinisme. Si le volume se présente comme un hommage collectif, il dépasse cependant la simple célébration ponctuelle pour défendre la pertinence d’une lecture actuelle et sérieuse de Lukács, attentive à la « force et à la patience des concepts » qu’il élabore.
16 Les onze articles qui composent son dossier principal défendent ainsi la richesse et la cohérence de l’œuvre de Lukács, en insistant sur l’intérêt majeur que présente aujourd’hui l’étude des ses écrits esthétiques. M. Löwy et R. Sayre partent du concept de romantisme pour rendre raison de la vision du monde lukacsienne qui précède son engagement communiste. J.-M. Lachaud restitue le contexte politique et théorique des années 1930, dans lequel s’inscrit la défense lukacsienne de la notion de « grand réalisme ». P. Rusch examine le rôle du concept de totalité et de la métaphore cosmologique dans La Théorie du roman. V. Charbonnier repart quant à lui des définitions du roman et du réalisme pour montrer que l’œuvre lukacsienne est toute entière traversée par la question de l’humanisme. J.-P. Morbois, V. Charbonnier, I. Landry et L.-T. Leguerrier insistent dans leurs articles respectifs sur la continuité organique du travail de Lukács, en liant sa philosophie politique aux mots d’ordre du réalisme et de la Widerspiegelung (« reflet ») artistique. N. Poirier, D. de Carné et J. Lederer mettent en lumière certains contours de l’œuvre esthétique de Lukács en la confrontant à des auteurs, phénomènes historiques et objets d’étude qui lui sont extérieurs (Castoriadis, Bakhtine, le récit médiéval, le milieu littéraire français des années 1960). C. U. Arcuri, enfin, explicite le trajet conceptuel de Lukács en direction de l’ontologie par l’analyse des notions d’épos, de Kultur et de Gattungswesen (« être générique »). Le dossier sur Lukács se clôt par un entretien d’A. Pfersmann avec l’écrivain autrichien Robert Menasse. Le numéro contient par ailleurs un texte d’A. Schaffner et un essai de la romancière B. Gopegui. Ce dernier texte, sans porter sur l’œuvre de Lukács, apporte un éclairage sur ses enjeux spécifiques en s’interrogeant sur la façon dont la politique complexifie, entrave ou enrichit la lecture et l’analyse d’un roman.
17 Le volume contient en outre la traduction inédite (par J.-P. Morbois) d’un article de Lukács sur la littérature paru en 1931 dans la revue allemande Die Linkskurve, « Reportage ou figuration ? Remarques critiques à propos d’un roman d’Ottwalt ». Partant d’une réflexion sur le roman-reportage, Lukács y critique le psychologisme littéraire et revient sur des concepts centraux de son esthétique en soulignant la nature méthodologique et non stylistique du débat. La lecture de cet article permettra de compléter notre connaissance de la critique lukacsienne du naturalisme et du romantisme tardif qui se déploie dans ses textes des années 1930 déjà disponibles en français.
18 Ce numéro s’est proposé de défendre la cohérence de l’œuvre lukacsienne et la continuité de son élaboration : continuité d’un point de vue conceptuel et méthodologique, malgré l’apparition de nouveaux outils d’analyse, mais aussi continuité des problématiques qui constituent le moteur des élaborations de Lukács, malgré son évolution politique et son installation dans différents champs théoriques (philosophie, politique, esthétique, ontologie). On prend ainsi la mesure du caractère pluridisciplinaire de l’œuvre de Lukács, qui constitue un riche matériau pour les spécialistes de littérature aussi bien que d’histoire et de philosophie. La revue Romanesques nous offre donc ici un numéro intéressant à plus d’un titre : espérons qu’il contribuera à rendre à l’œuvre de Lukács une partie de la place qui lui revient dans le champ académique.
19 Alix BOUFFARD
Enrico DONAGGIO, Direi di no. Desideri di migliori libertà, Milan, Feltrinelli, 160 pages
20 Écrit dans un langage et un style accessibles à un public non spécialiste, l’ouvrage d’Enrico Donaggio, Direi di no (« J’aimerais mieux pas », le mot du Bartleby d’Herman Melville) tente de prendre en compte les impasses et les apories que la critique du capitalisme doit affronter aujourd’hui, après les échecs du « court xx e siècle » et le crépuscule du communisme réellement existant. Le but de l’essai est double : d’un côté, faire face aux difficultés que la critique rencontre quand elle s’en prend à un système social qui, malgré son absurdité et ses pathologies évidentes, sait aussi rendre heureux bon nombre de personnes ; de l’autre, situer la critique au niveau du quotidien, en la déboulonnant du ciel abstrait de la théorie pour la faire descendre dans la matérialité de la vie de tous les jours. Le maximum de critique pour le plus grand nombre possible, peut-on synthétiser. Voilà les deux lignes de fuite qui se découpent sur un horizon postpolitique assumé, c’est-à-dire par-delà la possibilité – ou le souhait – de (re)construire des organisations structurées qui se donnent la tâche de changer stratégiquement l’ordre des choses existant. Si la première partie du livre, « Freak show », articule une généalogie anatomique et phénoménologique des formes dans lesquelles s’est incarnée la passion de la critique (chapitre 1 : « Pitié pour les monstres », et chapitre 2 : « De loin, personne n’est normal »), la deuxième partie, « Prison break », montre les désirs et les dangers qui ont entouré et entourent cette passion, de la Grèce ancienne à nos jours (chapitre 3 : « La syndrome de Monte-Cristo », et chapitre 4 : « Ça a été ? »).
21 L’auteur mobilise trois notions qui délimitent le rayon d’action de l’acte, non seulement discursif, mais aussi pratique, de « dire non » – ce moment préalable à toute subjectivation, individuelle ou collective : a) « camarades par hasard », b) « meilleures libertés », c) « lieu commun d’humanité ». En postulant la centralité de l’idée de bonheur personnel dans toute critique sociale, les éléments de philosophie morale qui nourrissent la réflexion du livre sondent le côté « psychopolitique » – pour emprunter une expression de Peter Sloterdijk, philosophe de la « critique de la raison cynique » qui hante ces pages – de la condition présente, à la recherche d’élans vers un monde différent. Inspiré par les aphorismes et les micrologies d’Adorno, de Benjamin, de Bloch ou de Kracauer, E. Donaggio identifie les sources de l’aspiration minimale au dépassement de ce qui est ici et maintenant, là où les théories critiques traditionnelles, dans leur maximalisme, ne voient souvent qu’une tentative d’évasion ou la recherche de simples compensations à des besoins insatisfaits. En réalité, le sport, la religion, l’usage de stupéfiants, ou toute autre occasion de rupture avec la routine représentent autant d’opportunités contradictoires qui, si elles n’annoncent pas des lendemains qui chantent, ouvrent au moins les portes à une prise de distance par rapport à l’éternel retour. Tel est l’un des paris de l’ouvrage : les réserves de passions critiques ne sont pas épuisées, mais il faut considérer différemment les désirs de « meilleures libertés » qui s’expriment au sein du mode d’existence capitaliste qui anime aujourd’hui les individus « humains, trop humains ».
22 Par-delà l’insistance quelque peu étrange – au moins pour quiconque a grandi après 1989 – sur les risques missionnaires ou pastoraux de la critique (un spectre, au fond, déjà largement neutralisé par l’altermondialisme, et dont beaucoup de mouvements sociaux actuels, fils légitimes d’un certain féminisme, s’écartent de façon décidée) ou sur l’effet démobilisant des capacités métaboliques du capitalisme (cette fameuse capacité à « récupérer » les provocations et les critiques qui, en réalité, devrait encourager la posture critique au lieu de la décourager), le livre offre une élaboration stimulante pour quiconque entend se confronter à certaines thématiques d’une brûlante actualité. Il y est question du rôle qui revient à l’« esprit du capitalisme » dans la transformation sociale et de son rapport, par exemple, aux processus de violence extrême, de plus en plus manifestes du fait de la persistance de la crise (exploitation, domination, répression, guerre, etc.) ; des relations entre théorie, politique et style de vie ; ou, encore, de l’hétérogénéité des fins posées par la critique. Contentons-nous pourtant d’exprimer une remarque critique à propos d’une série de propositions qui, peut-on penser, résume les espoirs manifestés par cet ouvrage : les propositions qui s’orientent vers les pratiques coopératives, alter-économiques, collaboratives et « conviviales » qui cherchent à investir autrement le travail, en faisant de celui-ci un « lieu commun d’humanité », un lieu d’association et de partage. Du point de vue de l’auteur, ce sont ces pratiques qui peuvent ouvrir une brèche imaginaire et matérielle dans la reproduction de la chaîne capitaliste, et non le revenu social garanti (« un trompe-l’œil létal d’étourdis enfants gâtés » écrit E. Donaggio). En réalité, ce sont les théoriciens-militants de ces pratiques (de Michel Bauwens à Bernard Stiegler, en passant par Paul Mason, Toni Negri, Alain Caillé) qui sont les premiers défenseurs de la socialisation du revenu. Preuve, peut-être, qu’il ne faut pas abandonner trop vite l’espoir d’une théorie critique articulée qui se placerait au service de l’action.
23 Davide GALLO LASSERE
Stéphanie ROZA, Comment l’utopie est devenue un programme politique. Du roman à la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2015, 398 pages
24 Dans cet ouvrage, Stéphanie Roza traite, en monographies successives suivant l’ordre chronologique, des œuvres de trois auteurs importants pour la pensée utopique au xviii e siècle, Morelly, Mably et Babeuf, représentants des « Lumières radicales ». À ces auteurs qui n’appartiennent pas au panthéon classique, elle applique la finesse d’une lecture philosophique et d’une histoire de la pensée, les faisant dialoguer avec la grande tradition (Locke et Rousseau notamment). Elle montre que les plus récents ont lu leurs prédécesseurs. Néanmoins, son propos n’est pas celui d’une recherche – toujours incertaine – des influences ; tout au plus souligne-t-elle des points communs liés à des affinités, à des problèmes communs plus qu’à une réelle filiation. Ces problèmes communs évoluent néanmoins en fonction du contexte d’écriture : là est sans doute le grand mérite de ce livre, qui montre la porosité d’une pensée de l’utopie aux positions des auteurs et aux enjeux immédiats du réel.
25 L’utopie sert traditionnellement à Morelly comme critique d’une société existante qui paraît contre nature ; néanmoins, il est peut-être le premier à faire l’expérience de pensée d’une histoire alternative, contrefactuelle, à penser une trajectoire historique. Mably, lui, « utopise le passé », c’est-à-dire qu’il illustre ses propositions radicales à partir des exemples passés de la tradition républicaine, ancrant ainsi (quoiqu’il se défie de l’utopie) l’avenir possible dans le passé et ce qui fut. Avec Babeuf, l’utopie devient ressource pour un passage à l’action dans l’histoire, pointe ultime de ce qui est pensé comme une ligne évolutive.
26 Cette évolution tient aux manières différentes qu’ont ces auteurs d’aborder la question de la nature humaine. Morelly et Mably hésitent entre une anthropologie optimiste, opposant un état de communauté primitive idyllique à un état de propriété dégradé, et une anthropologie pessimiste expliquant la dénaturation de l’homme par ses passions et conduisant vers la nécessité des lois. Babeuf, lui, oscille entre une anthropologie individuelle (le droit naturel) et une anthropologie holiste (conduisant à l’idée de droits sociaux) mais la situation révolutionnaire lui permet de penser l’action de la puissance publique et sa capacité à compenser ce que les lois naturelles ont de défectueux.
27 L’aspect le plus audacieux de l’ouvrage est aussi le plus problématique : tout en se défendant de reconduire une ancienne historiographie à tendance téléologique, S. Roza fait de ces trois auteurs des étapes dans l’élaboration d’une théorie de la communauté des biens qui sera ensuite portée par le socialisme du xix e siècle. Or, si la critique du droit de propriété, dans sa capacité à réviser le jusnaturalisme et sa déclinaison physiocratique, est magistralement analysée pour les trois auteurs, la compréhension de ce que ceux-ci désignent exactement par communauté des biens aurait sans doute gagné à s’ancrer non pas seulement dans une histoire intellectuelle de l’utopie, mais aussi dans les contextes sociopolitiques propres à chacun (tout particulièrement pour Babeuf, feudiste et bon connaisseur des campagnes, dont le concept de communauté des biens gagnerait à être pensé à l’aune de la question des biens communaux). Mais la richesse de l’analyse philosophique rend l’ouvrage passionnant, prenant le lecteur dans le mouvement même d’élaboration de la réflexion, sans hésiter à souligner les points indécidables.
28 Déborah COHEN
Patrick TORT, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs,, Paris, Belin, 2016, 992 pages
29 Dans cette nouvelle somme théorique qui rappelle par sa forme et son étendue La Pensée hiérarchique et l’évolution (1983) et La Raison classificatoire (1989), Patrick Tort tient le double pari de caractériser le matérialisme et d’expliciter la méthode qui lui permet d’installer sur des bases entièrement renouvelées ce que l’on appelait au temps de Foucault l’« histoire des systèmes de pensée ». Poursuivant le dialogue avec Marx, mais aussi avec l’ensemble des sciences biologiques et humaines, l’auteur avance sur un terrain que ses travaux fondateurs sur Darwin ont largement contribué à défricher. Sa démarche matérialiste s’accorde avec l’idée marxienne d’une « sortie de la philosophie » et, corrélativement, avec le projet revendiqué par Marx lui-même lorsqu’il rêve d’élaborer une théorie unitaire des processus immanents, une sorte de matérialisme intégral qui articulerait la science de la nature transformée par Darwin et la science de la société révolutionnée par ses soins. Pour Tort, comme pour Marx, un tel projet passe inévitablement par une « désaliénation du langage » puisque l’affranchissement de toute connaissance objective s’effectue contre l’emprise du discours des idéologies comme forces historico-sociales qui entravent ou dévoient ses développements au bénéfice de pouvoirs perpétuellement intéressés à s’en défendre ou à s’en emparer. À ce titre, l’un des axes de l’Analyse des complexes discursifs (ACD), nouvelle discipline d’étude construite par l’auteur, a pour but notamment de « théoriser le rapport entre l’historicité innovante des sciences en devenir et la transhistoricité parasitaire (sous la forme du « retour ») des idéologies parascientifiques ». Étayant son propos par de nombreuses études de cas, il invite le lecteur à une véritable praxis de la compréhension des actes discursifs en situation, c’est-à-dire à un décryptage permanent de leurs enjeux.
30 Le matérialisme de l’auteur est ainsi « la condition de possibilité de toute connaissance objective. Posant la matière comme existence première et source de toutes les catégories de phénomènes, il est par nécessité moniste. Il implique donc également la production d’une théorie de la genèse matérielle des phénomènes de conscience et d’intentionnalité, longtemps confisqués par la métaphysique ». Âge adulte de la connaissance et résultat d’une « conversion », le matérialisme décrit par Tort « se confond historiquement, de fait, avec l’élaboration de la science moderne s’affranchissant graduellement des contrats de parole qui l’asservirent longtemps à la métaphysique et à la théologie ». Il est évident que ce « matérialisme scientifique » est autre chose que le réductionnisme théorique grossier qui se révèle impuissant à penser la nouveauté évolutive, ainsi que son corrélat, l’agnosticisme méthodologique des savants que l’on nomme aujourd’hui le « non-empiètement des magistères », compromis typique de ceux qui acceptent le réductionnisme et ses limites en réservant de ce fait la « science de l’inconnaissable » aux multiples représentants des familles spirituelles.
31 Pour l’auteur, le « chaînon retrouvé » de la cohérence du matérialisme est l’« effet réversif de l’évolution ». C’est la formalisation du mécanisme réel de divergence évolutive qui s’applique chez Darwin à la pensée du « passage » de la nature à la civilisation, c’est-à-dire du règne d’une sélection éliminatoire à son remplacement par un altruisme solidaire, l’élargissement indéfini de la « sympathie » et la reconnaissance de l’autre comme semblable. En d’autres termes, l’une des leçons profondes du monisme matérialiste de Darwin c’est que l’espèce humaine se libère dans une grande mesure du déterminisme sélectif, et ce jusqu’à inverser les rapports induits par la lutte pour l’existence en rapports coopératifs réglés par la sympathie et la raison.
32 La constitution de ce matérialisme suppose nécessairement l’abandon de la conception strictement nécessitariste du « déterminisme » impliquée par la reprise du modèle réductionniste des premiers atomistes (Leucippe, Démocrite). Une alternative est la physique d’Épicure avec la déclinaison spontanée des corps ou particules élémentaires. Ce matérialisme « actif » inscrit la contingence, c’est-à-dire la propriété d’autonomie et le comportement spontané au sein même de la matière. « Ainsi », écrit Tort, « la “liberté” ne s’exclut pas du déterminisme, ni ne l’exclut. Elle en est une partie. Un acte libre est un acte que détermine la spontanéité d’un agent ». La spontanéité de l’atome n’est pas sans cause, « indéterminée » (mauvaise traduction du latin « incertus » dans le poème de Lucrèce, démontre Tort), mais constitue une « détermination imprédictible ». Ainsi, le modèle physique d’Épicure met en place « la possibilité de penser, sans vide théorique et sans appel à un principe hétérogène ou transcendant, le matérialisme requis par la théorie moderne de l’évolution, celui qui sera apte à écrire, avec Darwin, à travers le continuum phylogénétique, l’histoire naturelle de la liberté ». Chomin Cunchillos a lui aussi emprunté cette voie dans le cadre de la réflexion épistémologique accompagnant son propre travail de biochimiste, auprès de Faustino Cordón, sur la base de la théorie des « unités de niveau d’intégration » [1]. En somme : physique du clinamen, théorie des unités de niveau d’intégration, effet réversif de l’évolution, sont les trois étages de l’intelligence de ce nouveau matérialisme en construction dont Patrick Tort, à travers l’ACD, est aujourd’hui le maître d’œuvre.
33 Lilian Truchon
Histoire
Toni NEGRI, Storia di un comunista, Milano, Ponte alle Grazie, 2015, 607 pages
34 Dans cette « autobiographie philosophique » unique en son genre, le celèbre penseur raconte, avec beaucoup d’esprit et de finesse, et non sans une distance critique, sa jeunesse, ses premiers travaux et ses combats dans le mouvement pour l’autonomie ouvrière. Politisé au sein de la Jeunesse catholique italienne dans les années 1950, Negri devient communiste avant de decouvrir Marx. Passant assez vite « de la laïcité radicale à l’athéisme vertueux », il s’inscrira – sans grandes illusions – au Parti socialiste italien (PSI), paralysé par la division entre la tentation social-démocrate et la soumission au stalinisme. Mais dès 1961 il adhère à l’operaismo de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri, Mario Tronti) qui propose un retour aux usines pour fonder, à partir des luttes locales, une politique ouvrière anticapitaliste. Le jeune Negri s’intéresse beaucoup à Kant, Hegel, Dilthey, Max Weber, Karl Mannheim, qui font l’objet de ses premiers travaux philosophiques, mais reste indifférent à Marx, encore identifié au diamat stalinien. Ce n’est qu’au cours des années 1960 qu’il découvrira, grâce à Lukács, et à ses amis operaistes, le Marx de la lutte de classes.
35 Proche de Mario Tronti, dont les travaux mettent en avant le travail vivant comme subjectivité ouvrière subversive, il s’en sépare lorsque celui-ce décide de rejoindre le Parti communiste italien en 1967. C’est alors que le communiste Negri fonde, avec des comités d’usine radicalisés, le journal Potere Operaio, puis peu après, en 1969, une organisation politique du même nom qui s’oppose au « réformisme » du PCI et se définit comme « le parti de l’insurrection ». Negri ne poursuit pas moins une carrière académique brillante, devenant, à l’université de Padoue, le plus jeune professeur universitaire italien. Son enseignement porte sur « les doctrines de l’État » à partir de trois grands penseurs antiétatistes dont il se réclame : Condorcet, Jefferson, et Lénine !
36 L’attentat fasciste de la Piazza Fontana à Bologne (1969), dont est faussement accusé l’anarchiste Pinelli (prétendument « suicidé » lors d’un interrogatoire par la police) suscite une vague d’indignation dans le pays. L’opuscule (rédigé par un collectif auquel participe Negri) Massacres d’État, dénonçant la collision des « services » étatiques avec les millieux fascistes, se vendra à un million d’exemplaires. Des tentatives unitaires de Potere Operaio avec Lotta Continua échouent, et celles initiées par Il Manifesto de Rossana Rossanda, ou par l’éditeur « guévariste » Giangiacomo Feltrinelli (tragiquement décédé lors d’une tentative de sabotage) seront éphémères (1970). Tout en travaillant avec les comités d’usine et en rédigeant des tracts incendiaires, le philosophe de Padoue écrit un livre sur Descartes, défini comme « le principal idéologue de la révolution capitaliste en Europe continentale » et, d’une certaine façon, comme l’inspirateur du PCI, ce « parti cartésien ». Toni Negri est partisan de « l’illégalisme de masse » des mouvements sociaux, se traduisant par des actes de sabotage et des expropriations de supermarchés (l’une d’elles sera mise en scène par Dario Fo), mais reste opposé à la militarisation du mouvement. Ces désaccords conduiront à la scission de Potere Operaio, et à la création par Negri et les comités d’usine d’un nouveau mouvement politique, Autonomia Operaia (1973), qui jouera un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l’année 1977 – le « Mai 68 » italien.
37 Analysant les divisions de l’opéraisme italien au cours des années 1970, Negri distingue deux grands courants : les « scolastiques thomistes » (Panzieri, Tronti, Cacciari) qui insistent sur « l’autonomie du politique » et le rôle hégémonique du Parti, et les « augustiniens » (Negri et ses amis) qui parient sur l’autonomie ouvrière, et s’opposent aussi bien au capitalisme qu’à toute tentative d’hégémonie par un Parti ou une Église. Curieusement Antonio Gramsci est absent de son horizon intellectuel à cette époque – assimilé au PCI – et ne sera découvert que tardivement, en 1978, lors d’un séjour… à Paris !
38 Autonomia Operaia s’oppose frontalement à la proposition d’Enrico Berlinguer, le secrétaire général du PCI, d’un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne, et Negri fait, dans un opuscule de 1977, l’apologie du sabotage comme « la clé fondamentale de la rationalité ouvrière ». Mais il s’oppose au militarisme amoral et verticaliste des Brigate Rosse, qui commencent leurs pratiques d’« exécutions d’ennemis » à cette époque. Negri refuse catégoriquement l’homicide politique : « Nous n’avons jamais tué. Nous laissons le meurtre à l’État ». Dans ses écrits, il commence à avancer la thèse de « l’ouvrier social » qui ne se limite plus aux seules usines, mais s’étend à toute la vie sociale urbaine. Lors d’un séjour à Paris en 1978 il enseigne à l’École Normale de la rue d’Ulm, où il dispense un séminaire sur Gramsci avec Robert Paris, et rencontre Félix Guattari, Gilles Deleuze, Jacques Rancière, Guy Hocquenghem et Alain Krivine, entre autres.
39 Inquiet d’apprendre l’enlèvement d’Aldo Moro par les Bridages Rouges, Negri s’associe aux tentatives de pression sur les Brigadistes pour qu’ils libèrent Moro. En vain : comme l’on sait, celui-ci sera assassiné. Peu après le philosophe sera arrêté (1979) sous l’accusation absurde d’être « le cerveau intellectuel des Brigades Rouges » et donc le responsable de l’assassinat d’Aldo Moro ! Le récit s’arrête ici, mais nous savons que cette arrestation sera le début d’un interminable calvaire judiciaire et carcéral du philosophe. On attend avec intérêt la suite de ces passionnants mémoires.
40 Michael LÖWY
« Les gauches autrichiennes, de Bauer à Kreisky », Austriaca. Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche , n° 80, juin 2015, 252 pages
41 La revue Austriaca consacre son dernier numéro aux « gauches autrichiennes, de Bauer à Kreisky ». L’histoire de la gauche autrichienne, relativement peu connue en France – moins étudiée, par exemple, que les socialismes allemand ou scandinave – a pourtant de quoi retenir l’attention : dans les premières décennies du siècle, une solide et riche production théorique, adossée à un mouvement ouvrier vigoureux ; à la Libération, une position originale et délicate entre Est et Ouest ; et, dans les années 1970, une longue et précoce expérience de gouvernement social-démocrate, qui fut à l’époque citée en exemple par les partis socialistes d’Europe occidentale.
42 Si le dossier d’Austriaca ne couvre pas, et pour cause, l’ensemble de son sujet, les différents articles réunis ici jettent un éclairage appréciable sur certains traits originaux et sur des moments cruciaux de l’histoire de la gauche autrichienne. Derrière la disparité apparente des articles (qui, conformément aux traditions de la revue, sont publiés tantôt en français, tantôt en allemand), on peut distinguer plusieurs blocs thématiques cohérents, dont deux sont particulièrement susceptibles d’intéresser les lecteurs d’Actuel Marx.
43 Un premier ensemble porte sur ce qu’il est convenu d’appeler, faute de mieux, l’austro-marxisme. La réflexion marxiste développée par Max Adler, Otto Bauer, Karl Renner, Friedrich Adler ou Rudolf Hilferding, a trouvé en France un certain écho dans les années 1960 et 1970, suscitant une série de traductions et d’études (Michel Charzat, Yvon Bourdet, Georges Haupt, Claudie Weill & Michael Löwy…), mais a ensuite largement sombré dans l’oubli. On ne peut donc que se réjouir que quelques articles attirent à nouveau l’attention sur cette « école » qui n’a pas craint de mettre à l’épreuve la pensée de Marx. Christian Ferrié revient sur la synthèse opérée, dans l’austro-marxisme, entre Marx et Kant, et montre que cette appropriation du kantisme n’était pas l’apanage de la « droite » de l’école. Max Adler, par exemple, ne cherche pas chez Kant une caution philosophique au service d’une option « révisionniste », ou d’un quelconque amollissement politique, mais donne au contraire à la pensée kantienne « une inflexion militante » et s’efforce de trouver ce qui, chez le philosophe de Königsberg, annonce et permet de fonder (hors de l’hégélianisme dominant) la revendication socialiste. Michael Krätke, dans un article de synthèse, tente de faire le point sur l’économie politique de l’austro-marxisme : il rappelle le contexte intellectuel et institutionnel dans lequel Hilferding, mais aussi Bauer ou Renner, ont élaboré leur pensée économique, avant d’évoquer quelques-uns des grands thèmes et problèmes neufs traités par les austro-marxistes : l’essor du capital financier, les enjeux économiques de l’impérialisme, l’avènement d’un capitalisme organisé par les trusts ou l’État… Ce faisant, il souligne l’ambition et l’indépendance d’esprit des austro-marxistes qui, tout en se situant explicitement dans le sillage de Marx, ont toujours considéré qu’il fallait confronter sa pensée aux réalités nouvelles, pour la mettre à jour, la prolonger, et, pourquoi pas, la corriger. Enfin, un article de Liya Ma retrace les grandes étapes de la redécouverte d’Otto Bauer en Chine, où les austro-marxistes, identifiés au « révisionnisme », n’avaient pas bonne presse.
44 Un second bloc de textes porte sur le communisme autrichien de l’après-guerre. Un article de Manfred Mugrauer examine l’attitude du KPÖ à l’époque du gouvernement provisoire de Karl Renner. Dans une Autriche libérée des armées nazies, mais qui reste occupée par les Alliés, et dont le sort politique est incertain, le KPÖ hésite entre radicalité socialiste et politique d’unité nationale, et se retrouve rapidement marginalisé, puis exclu de la coalition gouvernementale. Dans leurs contributions, Thomas Kroll et Michaël Löwy s’attachent quant à eux à la figure d’Ernst Fischer, théoricien et dirigeant du KPÖ, qui travailla pour le Komintern, fut brièvement ministre, puis prit progressivement ses distances avec l’orthodoxie soviétique, quitta le KPÖ après l’intervention de Prague, et devint une « icône de la nouvelle gauche ». Le premier, empruntant les outils de la sociologie religieuse, choisit de décrire cette trajectoire « déviante » comme une « conversion » faisant passer Fischer d’une croyance « sacramentelle » (attachée à l’institution-parti) à une croyance « utopique » (assumant la visée critique du marxisme). Le second étudie les différents textes que Fischer, philosophe de l’art, a consacré à Kafka, et montre comment l’analyse et la défense de Kafka, écrivain irrécupérable, condamné par le dogme jdanovien, lui permet d’articuler une critique de l’URSS.
45 Souhaitons que ce numéro, où l’on trouvera également des portraits (la pacifiste Bertha von Suttner, le satiriste Robert Ehrenzweig-Lucas) et un ensemble de contributions relatives à l’ère Kreisky et à la mémoire de la social-démocratie, réveille un peu l’intérêt français pour l’histoire de la gauche autrichienne, sa « petite Internationale » et ses penseurs.
46 Antony BURLAUD
Notes
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[1]
CUNCHILLOS Chomin, Les Voies de l’émergence. Introduction à la théorie des unités de niveau d’intégration, Paris, Belin, 2014, précédé de P. Tort, « Faustino Cordón et l’unité dans la théorie biologique ».