Notes
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[1]
Cet article constitue une reprise des éléments publiés dans M. Postone, « The Subject and Social Theory : Marx and Lukács on Hegel », in A. Chitty et M. McIvor (éd.), Karl Marx and Contemporary Philosophy, Houndmills, Hampshire and New York, Palgrave Macmillan, 2009. Je tiens à remercier Mark Loeffler et Robert Stern pour leurs retours critiques.
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[2]
K. Marx, Le Capital, Livre I, postface à la seconde édition allemande, Paris, PUF, 1993, pp. 17-18.
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[3]
Voir, par exemple, V. I. Lénine, « Cahier sur la dialectique de Hegel », Œuvres complètes, tome 38 : « Cahiers philosophiques. 1895-1916 », Paris, Éditions sociales, 1971.
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[4]
K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », in K. Marx, F. Engels, L’Idéologie Allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 2.
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[5]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
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[6]
Ainsi Lukács critique-t-il Ernst Bloch pour avoir postulé la dimension strictement économique de la critique du capitalisme (au détriment de l’analyse d’un système de forme définissant la vie réelle de l’humanité), et pour l’avoir par là même suppléée par une pensée religieuse utopique (ibid., p. 199).
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[7]
Ibid., pp. 251-252.
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[8]
Ibid., p. 252.
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[9]
Ibid., pp. 142-143.
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[10]
Ibid., pp. 110-142.
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[11]
Ibid., p. 118.
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[12]
Ibid., pp. 127-129.
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[13]
Ibid., p. 123.
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[14]
G.W.F Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 59 (je souligne).
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[15]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 133-155, 163, 176, 191-193, 200, 215, 231-233.
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[16]
Voir, par exemple, P. Piccone, « General Introduction », in A. Arato et E. Gebhardt (dir.), The Essential Frankfurt School Reader, New York, Continuum, 1982.
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[17]
K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 50.
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[18]
Pour une analyse précise de la conception marxienne du travail abstrait comme forme abstraite de médiation sociale historiquement spécifique, voir M. Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.
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[19]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 173-174.
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[20]
Habermas prétend que sa théorie de l’agir communicationnel déplace le système de référence de la théorie critique par rapport au paradigme sujet-objet. Je suggère que Marx, dans l’œuvre de la maturité, opère déjà un tel déplacement. J’ajouterai – quoique je ne puisse le démontrer ici – que la concentration marxienne sur les formes de médiation sociale permet une analyse plus rigoureuse de la modernité capitaliste que le tournant habermassien vers l’agir communicationnel. Voir J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Paris, Fayard, 1987, p. 400.
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[21]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 115.
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[22]
Ibid., p. 117.
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[23]
Ibid., p. 130.
-
[24]
Id.
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[25]
Ibid., p. 136.
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[26]
Ibid., p. 130.
-
[27]
Ibid., pp. 178-188.
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[28]
Ibid., p. 185.
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[29]
Ibid., pp. 185-188.
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[30]
Ibid., p. 189.
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[31]
Ibid., pp. 189-199.
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[32]
Ibid., p. 227. Lukács rapporte implicitement cette distinction entre tendances historiques et faits empiriques aux différences de niveau logique de l’analyse marxienne de la valeur et de la survaleur au livre I du Capital et de celle du prix, du profit, de la rente et de l’intérêt au livre III, le second groupe de catégories occultant le premier. Ce qui importe ici, c’est que Lukács interprète la dimension concrète des catégories fondamentales du livre I, telles que le « travail » ou « la valeur d’usage », en un sens positif et ontologique (ibid., pp. 227-229).
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[33]
Ibid., p. 225.
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[34]
Id.
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[35]
Ibid., p. 189.
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[36]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 47-53.
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[37]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 185-276.
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[38]
K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 47.
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[39]
Cette analyse fournit un point de départ solide à l’interprétation des formes de pouvoir diffuses et immanentes décrites par Michel Foucault comme caractéristiques des sociétés occidentales modernes. Voir M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
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[40]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 199 et et suiv.
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[41]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 387-562.
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[42]
Ibid., pp. 421-450.
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[43]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 575, 584-585 et Le Capital, Livre troisième, Paris, Éditions sociales, 1977, pp. 737-738.
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[44]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 451 et suiv.
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[45]
K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Paris, Le livre de poche, 2007, p. 122.
1La crise globale récente a une fois de plus exhibé l’importance structurelle du capital pour notre univers social et laisse ainsi paraître l’insuffisance des théories de la modernité qui en minorent la centralité. Le sens du concept de « capital » reste cependant contesté, même parmi ceux qui considèrent la critique marxienne de l’économie politique comme le traitement le plus rigoureux qui en ait été proposé. Me concentrant sur la critique immanente de Hegel élaborée dans Le Capital, j’espère mettre en lumière la pertinence de l’analyse marxienne pour les processus critiques d’auto-élucidation historique en cours. Plutôt que d’opposer le Geist (l’Esprit) hégélien et Le Capital de Marx, j’attirerai l’attention sur la manière dont celui-ci interprète le Geist comme capital, concept qui s’en trouvera, je l’espère, éclairé [1].
2Pour clarifier cette approche, je mettrai en contraste l’appropriation critique de Hegel dans l’œuvre marxienne de la maturité avec la brillante interprétation qu’en propose Georg Lukács. On sait que Marx dit de la dialectique hégélienne qu’elle « est sur la tête [et qu’] il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique » [2]. On a souvent conclu de ce passage que Marx avait « appliqué » la dialectique hégélienne sous sa forme rationnelle à l’économie politique [3]. Une telle interprétation néglige l’insistance, commune à Hegel et Marx, sur la dépendance des concepts à l’égard de leurs objets et sur l’impossibilité, pour toute analyse rigoureuse, de se prévaloir d’une méthode universellement valable par-delà la diversité des objets examinés. Elle semble en outre ignorer que, pour Marx, l’exhibition du contenu social de l’idéalisme (par exemple, dans le cas de la religion), n’en épuise pas la critique : celle-ci doit en effet pouvoir rendre compte de ce qui, dans une réalité sociale spécifique, explique qu’elle se trouve exprimée en termes idéalistes [4].
3Or, c’est cette fondation dans la spécificité du réel social qui manque à la manière dont Lukács – quoiqu’il fût très averti de la maxime hégélo-marxienne selon laquelle les concepts sont toujours concepts de leurs objets – traite du Geist hégélien. Je m’explique.
4Dans Histoire et conscience de classe, écrit à la suite de la révolution russe et de l’échec de la révolution en Europe centrale, Lukács [5], réaffirmant la dimension hégélienne de la pensée de Marx, opère une rupture théorique décisive avec le marxisme de la Seconde Internationale. Il critique sévèrement le scientisme et la foi en la linéarité du progrès historique comme étant au fondement théorique de l’incapacité de la social-démocratie à empêcher la Première Guerre mondiale et à porter un changement historique radical en 1918-1919. Dans son appropriation de Hegel, Lukács place le problème de la subjectivité et la notion de praxis au cœur du projet marxien, de manière à élargir et à approfondir la critique de la société capitaliste. Il comprend la critique marxienne comme une théorie dialectique de la praxis, sur fond de laquelle il développe une riche théorie de l’histoire, de la culture et de la conscience : une théorie sociale puissante et révolutionnaire, à mille lieues du marxisme mécaniste, positif et réductionniste de la Seconde Internationale.
5Malgré la puissance du tournant hégélien imprimé au marxisme par Lukács, celui-ci a été sévèrement critiqué ces dernières décennies par certains penseurs structuralistes et post-structuralistes aux yeux desquels les concepts fondamentaux du projet lukácsien, tels que ceux de totalité ou de sujet historique sont, en tant qu’expressions de la domination, anti-émancipatoires. Néanmoins, les transformations historiques mondiales survenues au cours des dernières décennies – comprenant la crise de l’État providence keyneso-fordiste, l’effondrement du communisme soviétique et l’émergence d’un capitalisme néolibéral globalisé – incitent à interroger la sous-estimation par le tournant post-marxiste du problème de la dynamique historique du capitalisme, laquelle n’est pas adéquatement élucidable dans le cadre des théories post-structuralistes ou post-modernes. Ces bouleversements historiques suggèrent ainsi un nécessaire regain d’intérêt théorique pour le capitalisme.
6J’esquisserai une lecture de Marx qui, quoique redevable à Lukács, cherche à dépasser l’opposition entre interprétations hégéliennes et anti-hégéliennes. Je soutiendrai que le rapport du Marx de la maturité à Hegel diffère de celui qu’a mis en lumière Lukács. L’appropriation critique de Hegel par Marx trace en effet les linéaments d’une critique de Lukács aussi bien que du post-structuralisme à même d’intégrer leurs forces tout en en évitant les faiblesses.
La critique lukácsienne du capitalisme comme critique de la modernité
7Pour Lukács – et c’est là l’un des traits les plus importants de la théorie de la praxis développée dans son essai « La réification et la conscience du prolétariat » –, les catégories de la critique marxienne de la maturité sont des déterminations à la fois subjectives et objectives de la vie sociale moderne, irréductibles à leur signification strictement économique [6]. Fort de cet argument, il élabore une théorie sociale sophistiquée de la conscience et de la connaissance, laquelle recouvre une critique fondamentale du cartésianisme, du dualisme sujet-objet. Puisque, explique-t-il, le sujet est à la fois producteur et produit du procès dialectique, « la pensée et l’être ne sont donc pas identiques en ce sens qu’ils ‘correspondent’ l’un à l’autre, qu’ils se ‘reflètent’ l’un l’autre, qu’ils vont ‘parallèlement’ ou qu’ils ‘coïncident’ (toutes ces expressions ne sont que des formes cachées d’une dualité rigide), leur identité consiste en ce qu’ils sont des moments d’un seul et même processus dialectique, réel et historique » [7]. Dans le cadre de l’analyse lukácsienne, la conscience apparaît alors comme une « conséquence nécessaire du processus d’évolution [historique] dans sa totalité » [8].
8Lorsqu’il étudie la co-appartenance de la conscience et de l’histoire, le problème majeur de Lukács est ainsi de délimiter la possibilité historique d’une conscience de classe révolutionnaire. Mais il expose d’un même geste une brillante analyse sociale et historique de la philosophie occidentale moderne : celle-ci se débattrait avec les problèmes générés par les formes de vie abstraites qui caractérisent son contexte (capitaliste), mais, enchaînée à l’immédiateté de la forme sous laquelle celui-ci se présente, elle traiterait les questions qu’il lui pose en termes transhistoriques et ontologiques [9]. En changeant les termes, en les fondant historiquement dans les formes sociales du capitalisme qu’expriment des catégories telles que celle de marchandise, Marx aurait été le premier à poser adéquatement les problèmes dans lesquels s’était empêtrée la philosophie occidentale moderne.
9Développant ce mode d’analyse, Lukács est à même de fournir une étude historique de la pensée sociologique et philosophique moderne, et ce, significativement, à distance de toute référence à de quelconques intérêts de classe. Plutôt que de se concentrer sur la fonction de la pensée dans un système de domination sociale, telle que la domination de classe, Lukács s’efforce en effet de fonder la nature d’une telle pensée dans les formes sociales spécifiques au capitalisme, telles que la marchandise.
10Reliant de manière intrinsèque les aspects culturels et sociaux de la vie, cette appropriation de l’analyse catégorielle de Marx rompt de façon décisive avec le modèle marxiste classique en termes de base et de superstructure ; modèle qui, comprenant la base comme niveau le plus fondamental de l’objectivité sociale et identifiant la superstructure à la subjectivité, reste lui-même dualiste. L’approche de Lukács diffère également de celle d’Antonio Gramsci, l’autre grand théoricien de la praxis, dans la mesure justement où elle relie intrinsèquement formes de la pensée et formes sociales et ne traite donc pas ces rapports de façon extrinsèque ou fonctionnaliste. Elle permet ainsi non seulement d’élucider la fonction hégémonique de ces formes, mais aussi de tracer les contours d’un cadre d’analyse principiel des formes de subjectivité historiquement déterminées, à l’intérieur duquel s’articulent les différenciations de classe. Autrement dit, l’approche lukácsienne peut servir de point de départ à une analyse de la nature des formes culturelles capitalistes modernes elles-mêmes.
11En plus de fournir une théorie historique sophistiquée de la subjectivité, Lukács, dans l’essai sur la « Réification », déplace le centre de gravité de la critique du capitalisme et la rend ainsi plus adéquate aux traits saillants du capitalisme du XXe siècle. Sa lecture des catégories marxiennes dépasse largement la critique traditionnelle du capitalisme en termes de marché et de propriété privée, à la place desquels il considère comme centraux les processus de rationalisation et de bureaucratisation sur lesquels avait insisté Weber. Il soutient en effet que les processus de rationalisation et de quantification qui informent les institutions modernes plongent leurs racines dans la forme marchandise telle que l’analyse Marx [10]. Comme ce dernier, il caractérise la société capitaliste moderne par la domination des gens par le temps et appréhende l’usine comme une forme concentrée de la structure de la totalité sociale capitaliste [11]. Cette structure s’exprime également dans la nature de la bureaucratie moderne [12] et donne naissance à une forme déterminée d’État et de droit [13]. En fondant ces traits de la modernité dans les catégories marxiennes, Lukács cherche à montrer que ce que Weber décrivait comme la « cage d’acier » de la vie sociale moderne n’est qu’une coordonnée du capitalisme, par là même transformable.
12L’essai de Lukács sur la réification démontre la puissance et la rigueur d’une théorie critique de la société moderne catégoriellement fondée, non seulement comme théorie des liaisons intrinsèques entre culture, conscience et société, mais aussi comme critique du capitalisme. Sa critique est bien plus large et plus profonde que la critique traditionnelle d’un système d’exploitation basée sur la propriété privée et le marché. Par ailleurs, l’analyse lukácsienne suggère que la « société moderne » n’est au fond qu’un terme descriptif pour une forme de vie sociale que le concept de capitalisme permet de déterminer plus rigoureusement.
13Cependant, et malgré la profondeur qu’il introduit dans la critique du capitalisme, Lukács méconnaît certains aspects centraux du remarquable virage théorique opéré par Marx et échoue à réaliser les promesses du genre de critique catégorielle dont il trace les linéaments. Par conséquent, la critique lukácsienne du capitalisme, quoique fondamentalement plus riche et plus cohérente que celle du marxisme traditionnel, reste en dernier ressort attachée à certains présupposés théoriques fondamentaux de ce dernier. C’est ce qui affaiblit sa tentative de formulation d’une critique du capitalisme plus profonde et plus adéquate au XXe siècle.
Lukács et Marx : à propos du sujet de l’histoire chez Hegel
14Pour justifier ces affirmations, j’aimerais esquisser brièvement ce que je considère comme une différence fondamentale entre l’appropriation lukácsienne de Hegel et celle entreprise par Marx dans l’œuvre de la maturité. Comme on le sait, la tentative hégélienne de surmonter la dichotomie classique entre le sujet et l’objet culmine dans la thèse selon laquelle la réalité, naturelle aussi bien que sociale, subjective aussi bien qu’objective, est constituée par la pratique – par la pratique objectivante du Geist, le sujet de l’histoire universelle qui s’auto-constitue réflexivement dans ce procès d’extériorisation. Et, dans la mesure où l’objectivité comme la subjectivité sont constituées par le développement dialectique du Geist, elles sont de la même substance. Toutes deux apparaissent comme moments d’un tout général substantiellement homogène – d’une totalité. Pour Hegel, le Geist est à la fois subjectif et objectif ; il est le sujet-objet identique, la « substance » qui est en même temps « sujet » : « La substance vivante n’est […] l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui signifie la même chose, qui est effectif en vérité, que dans la mesure où elle est le mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-même du devenir autre à soi » [14]. Le procès dialectique par lequel la substance-sujet automotrice constitue l’objectivité comme la subjectivité est un procès historique, fondé dans les contradictions internes à la totalité. Chez Hegel, le procès historique d’auto-objectivation est un procès d’auto-aliénation et mène ultimement à la réappropriation par le Geist de ce dont il s’était aliéné au cours de son développement. Ce qui revient à dire que le développement historique s’achemine vers un point final : la réalisation du Geist par lui-même en tant que totalisation et que sujet totalisé.
15Dans « La réification et la conscience du prolétariat », Lukács interprète le concept hégélien de Geist anthropologiquement, « matérialise » Hegel et identifie le prolétariat avec le sujet-objet identique, le sujet de l’histoire se constituant lui-même comme le monde social par son propre travail. Corollairement, Lukács analyse la société en tant que totalité constituée par le travail compris de manière traditionnelle comme l’activité sociale médiatisant l’homme et la nature. L’existence de cette totalité, selon Lukács, est occultée par la particularité et la fragmentation des rapports sociaux bourgeois. Renverser le régime capitaliste, c’est ainsi pour le prolétariat se réaliser comme sujet de l’histoire : la totalité qu’il constitue apparaissant alors de façon transparente comme son propre produit. La critique lukácsienne du capitalisme est ainsi développée du point de vue de la totalité, c’est-à-dire du travail [15].
16L’interprétation catégorielle de Lukács et sa lecture de Hegel, en ce qui concerne notamment l’identification du prolétariat avec le sujet-objet identique et sa visée positive de la totalité, ont souvent été tenues pour la position propre à Marx [16]. Une lecture attentive du Capital indique cependant que l’appropriation marxienne de Hegel dans l’œuvre de la maturité diffère radicalement de la manière dont Lukács érige la totalité en point de vue de la critique et identifie le prolétariat au sujet-objet identique. Ce qui suggère que l’idée qu’ils se font d’une théorie critique de la société capitaliste moderne est fort différente.
17Au début du Capital [17], Marx indique que la valeur a une « substance », qu’il identifie au travail humain abstrait. Marx ne considère donc plus le concept de « substance » comme une simple hypostase théorique, ainsi qu’il le faisait dans ses œuvres de jeunesse, mais la conçoit comme un attribut de la valeur – c’est-à-dire de cette forme auto-médiatrice des rapports sociaux caractéristique du capitalisme [18]. La « substance », pour Marx, exprime désormais une réalité sociale déterminée. C’est cette réalité sociale qu’il étudie dans Le Capital, à travers le déploiement logique de la marchandise et de la monnaie comme formes menant à cette structure complexe des rapports sociaux qu’exprime la catégorie de capital. Marx commence ainsi par déterminer le capital comme valeur qui s’autovalorise. À ce stade de l’exposé, il présente la catégorie de capital en des termes qui rappellent clairement le concept hégélien de Geist : « La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automatique. […] Mais en fait la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle […] se valorise elle-même. […] Ici, elle se présente soudain comme une substance en procès, une substance qui se met en mouvement par elle-même, et pour laquelle marchandise et monnaie ne sont que de simples formes » [19]. Ainsi, dans Le Capital, la valeur est explicitement déterminée comme la substance-sujet qui se meut elle-même. Par là, Marx suggère implicitement que le sujet de l’histoire au sens hégélien existe effectivement dans le capitalisme. Il n’identifie cependant ce sujet à aucun groupe social, fut-ce le prolétariat, pas plus qu’avec l’humanité, mais le réfère aux formes de pratiques objectivantes qu’exprime la catégorie de capital.
18La reconduction marxienne du sujet de l’histoire à la catégorie de capital suggère que les rapports sociaux caractéristiques du capitalisme ont ceci de spécifique qu’ils possèdent les attributs réservés par Hegel au Geist. Ce qui, en retour, indique que les rapports sociaux les plus fondamentaux que vise la critique ne sauraient être saisis de façon adéquate en termes de rapports de classe, mais bien comme des formes de médiations sociales exprimées par des catégories telles que celles de marchandise ou de capital. Le sujet de Marx est comme celui de Hegel : il est abstrait et ne peut être identifié à aucun acteur social ; il se déploie en outre temporellement, indépendamment de la volonté des acteurs. Là où le sujet hégélien est transhistorique et connaissant, il apparaît chez Marx comme aveugle et historiquement déterminé. Comme sujet, le capital est donc un « sujet » bien singulier : structure constituée par des formes déterminées de pratiques qu’il informe rétroactivement, forme sociale autoréflexive constitutive de formes de subjectivité, on pourrait en déduire qu’il s’élève à la conscience de soi, ce qu’il ne fait cependant pas, contrairement au Geist hégélien. Chez Marx, en d’autres termes, il convient de distinguer la subjectivité et le sujet socio-historique.
19L’identification marxienne du sujet-objet identique à une forme déterminée de rapports sociaux comporte d’importantes implications pour une théorie de la subjectivité. Par ce virage théorique, Marx redistribue les cartes du problème épistémologique, passant de la prise en compte du sujet individuel (ou supra-individuel) connaissant et de ses rapports au monde extérieur (ou extériorisé) à celle des formes de médiation sociale (constituées par la praxis), conçues comme déterminations de la subjectivité et de l’objectivité sociales [20]. Le problème de la connaissance devient alors celui de la dimension subjective de formes déterminées de médiation sociale.
20Cette lecture du Capital fait fond sur l’interprétation lukácsienne des catégories de Marx comme étant à la fois subjectives et objectives, sociales et culturelles. Elle indique pourtant que leur signification diffère de celle que leur attribue Lukács lorsqu’il pose implicitement le « travail » (le travail en général, transhistoriquement conçu) comme substance constituante d’un sujet empêché de se réaliser par les rapports capitalistes. Chez Lukács, le sujet de l’histoire peut être compris comme une version collective du sujet bourgeois, se constituant lui-même comme le monde à travers le « travail » (ce qui revient à dire que le concept de « travail » et celui de sujet bourgeois, que l’on interprète celui-ci comme individu ou comme classe, sont intrinsèquement liés). Il convient à cet égard de souligner que l’interprétation lukácsienne aborde les rapports capitalistes comme extrinsèques au travail. Même si Histoire et conscience de classe contient bien certaines critiques de la structure du travail industriel, ses présupposés sous-jacents consonent avec les approches traditionnelles du capitalisme en termes de marché et de propriété privée – c’est-à-dire en termes extrinsèques par rapport au travail.
21La critique marxienne de Hegel rompt avec les présupposés de cette position, laquelle deviendra malgré tout dominante dans la tradition socialiste. Plutôt que d’appréhender les rapports capitalistes comme étant extrinsèques à un sujet dont ils entraveraient la réalisation complète, Marx analyse ces rapports eux-mêmes, caractérisés par leur forme quasi objective, comme étant constitutifs de ce que Hegel avait saisi comme le sujet historique. Ce tournant implique que la théorie marxienne de la maturité n’est pas liée à l’idée que certains acteurs sociaux, tels que le prolétariat, représenteraient un méta-sujet de l’histoire appelé à se réaliser dans une société future. Bien plutôt implique-t-elle la critique d’une telle idée.
22Une différence similaire existe entre Marx et Lukács en ce qui concerne le concept hégélien de totalité. Pour Lukács, la totalité sociale est à la fois constituée par le « travail » et occultée, fragmentée par les rapports capitalistes qui en entravent la réalisation. La totalité représente ainsi le point de vue de la critique du présent capitaliste et ne sera réalisée que dans le socialisme. Selon Marx, la détermination catégorielle du capital comme sujet historique indique, au contraire, que la totalité et le travail qui la constitue sont devenus les objets de la critique. Pour l’auteur du Capital, la formation sociale capitaliste est unique en ce sens qu’elle est constituée d’une « substance » qualitativement homogène. Elle existe donc effectivement comme totalité. Les autres formations sociales ne sont pas autant totalisées ; leurs rapports sociaux fondamentaux ne sont pas qualitativement homogènes. On ne peut les comprendre par le concept de « substance », ni en exhiber un principe structurant unique, pas plus qu’elles ne déploient une logique historique immanente et nécessaire.
23L’idée selon laquelle le capital, et non le prolétariat ou le genre, est le sujet total implique clairement que, pour Marx, la négation historique du capitalisme ne suppose pas la réalisation de la totalité, mais son abolition. Il s’ensuit que la contradiction qui préside au déploiement de cette totalité ne la pousse pas vers sa pleine réalisation, mais vers la possibilité historique de son abolition. En d’autres termes, la contradiction exprime la finitude temporelle de la totalité en ouvrant sur son au-delà.
24La détermination du capital comme sujet historique fonde la dynamique du capitalisme dans des rapports sociaux historiquement spécifiques aliénés (la marchandise, le capital), quoique constitués par des formes structurées de pratique : ces rapports acquièrent une existence quasi indépendante des individus et les soumettent à des contraintes quasi objectives. Le capital, tel que l’analyse Marx, est un procès dialectique qui se présente comme une logique en raison même de sa dimension quasi objective, quantifiable et indépendante de la volonté des acteurs. Dans cette perspective, l’existence d’une logique historique ne caractérise pas toute l’histoire humaine, mais représente un trait distinctif, historiquement spécifique, du capitalisme. C’est cette logique historique, que Hegel (et Lukács, ainsi que la plupart des marxistes, après lui), l’identifiant à l’histoire comme telle, aurait anhistoriquement projetée sur toute vie sociale humaine. Dans ses analyses de la maturité, Marx ne traite la logique historique ni de manière positive, ni comme un grand récit surimposé à une réalité contingente, mais comme une forme historiquement spécifique de domination enracinée dans les formes sociales du capitalisme.
25Paradoxalement, cette intelligence historiquement spécifique de l’histoire jouit d’un moment émancipateur inaccessible aux positions qui, implicitement ou explicitement, identifient le sujet de l’histoire avec la classe ouvrière. Posant la classe ou le genre comme sujet historique, ces interprétations « matérialistes » de Hegel cherchent à mettre en valeur la dignité humaine en insistant sur le rôle de la pratique dans la création de l’histoire. Cependant, dans le cadre de l’interprétation ici esquissée, de telles positions se révèlent n’être émancipatrices qu’en apparence, puisque l’existence même d’une logique de l’histoire exprime l’hétéronomie et l’aliénation de la pratique. Corollairement, l’appel à la pleine réalisation du sujet n’implique rien d’autre que la pleine réalisation d’une forme sociale aliénée.
26Selon cette lecture, il devrait maintenant être évident que la poussée critique de l’analyse marxienne englobe une critique de la totalité, du sujet, et de la logique dialectique de l’histoire. Cependant, là où Marx saisit ces concepts comme autant d’expressions de la réalité sociale capitaliste, les approches poststructuralistes en nient tout simplement l’existence. Cherchant à étendre le royaume de la liberté humaine, ces positions mettent entre parenthèses la dynamique intrinsèque de la société capitaliste, obscurcissent la forme de domination dynamique que permet de saisir la catégorie de capital et se révèlent ainsi, ironiquement, profondément désarmantes.
27Les positions qui affirment l’existence de la totalité sont donc solidaires de celles qui en dénient l’existence dans le but de sauver la possibilité de la liberté. Elles sont toutes deux unilatérales : elles postulent, quoique de manière opposée, une identité transhistorique entre ce qui est et ce qui devrait être, entre la reconnaissance de l’existence de la totalité, et l’affirmation de sa positivité. Marx, quant à lui, analyse la totalité comme une réalité hétéronome historiquement spécifique, dans l’optique de mettre à jour les conditions de possibilité historiques de son abolition.
La dynamique du capital
28À ce stade de l’argumentation, j’aimerais esquisser une lecture des catégories marxiennes sensiblement différente de celles proposées par Lukács. Elle pourrait fournir la base d’une théorie critique du capitalisme à même de dépasser le dualisme de l’approche lukácsienne, dont elle reste redevable, et celui des interprétations traditionnelles.
29Lukács analyse certains aspects centraux de la modernité – par exemple, l’usine, la bureaucratie, la forme de l’État et du droit – en les reconduisant aux processus de rationalisation fondés dans la forme marchandise. Il décrit ces processus en termes de subsomption du qualitatif sous le quantitatif, soutenant que le capitalisme se caractérise notamment par une tendance accrue à la rationalisation et au calcul qui élimine les propriétés qualitatives, humaines et individuelles des travailleurs [21]. Corollairement, il affirme que le temps y perd sa nature qualitative, variable et fluctuante et se transforme en un continuum quantitatif rempli de « choses » quantifiables [22]. Dans la mesure où elle implique la subsomption du qualitatif sous le quantitatif, l’unicité du capitalisme resterait donc abstraite, générale et formelle.
30Cependant, quoique la rationalisation du monde opérée par la marchandise puisse paraître totale, elle est en fait limitée par son propre formalisme [23]. Ses limites apparaissent clairement en période de crise, lorsque le capitalisme se révèle être un tout formé de systèmes partiels reliés de manière contingente, comme une totalité irrationnelle composée de parties hautement rationnelles [24]. Autrement dit, la crise révèle que certaines conditions qualitatives restent attachées aux rapports quantitatifs du capitalisme, « que ne s’opposent pas des sommes de valeurs qui sont, sans plus, commensurables entre elles, mais aussi des valeurs d’usage d’une sorte déterminée, qui doivent remplir dans la production et la consommation des rôles déterminés » [25]. L’on ne saurait dès lors comprendre le capitalisme comme une totalité rationnelle. Selon Lukács, une telle connaissance du tout équivaudrait à l’abolition virtuelle de l’économie capitaliste [26].
31Lukács interroge donc le capitalisme essentiellement sous l’angle de son formalisme, comme une forme sociale aveugle à son propre contenu. L’on peut dès lors penser que, lorsqu’il dit de la forme marchandise qu’elle structure la vie moderne, la société capitaliste, il n’en aborde que la dimension abstraite, quantitative et formelle – la dimension de valeur. Il pose ainsi la valeur d’usage comme le « substrat matériel réel », comme le contenu quasi ontologique de la marchandise, séparable de la forme que lui imprime le travail, transhistoriquement conçu.
32Dans cette perspective, dépasser la pensée bourgeoise, c’est dépasser son rationalisme formel, dépasser la séparation de la forme et du contenu provoquée par le capitalisme, ce qui requiert un concept de forme orienté vers le contenu concret de son substrat matériel : une théorie dialectique de la praxis [27]. Le tournant opéré par Hegel en direction de l’histoire comme processus concret total et dialectique entre le sujet et l’objet indiquerait, selon Lukács, le chemin d’une telle théorie. Cependant, quoique Hegel développe la méthode dialectique à même de saisir l’histoire humaine et de montrer la voie du dépassement des antinomies de la pensée bourgeoise, il s’avère incapable de découvrir le sujet-objet identique dans l’histoire [28]. À la place, il localise ce dernier de manière idéaliste, hors de l’histoire, dans le Geist. En résulte une mythologie du concept qui réintroduit les antinomies de la philosophie classique [29]. Selon Lukács, le dépassement de ces antinomies requiert l’élaboration d’une version historique et sociale de la solution hégélienne. La capacité du prolétariat à se découvrir, dans l’immanence d’une expérience vécue, comme sujet-objet identique fournirait la « solution » adéquate [30]. Lukács procède alors au développement d’une théorie de la conscience de classe du prolétariat [31] que je ne discuterai pas, si ce n’est pour souligner que, contrairement à Marx, Lukács ne réfère pas sa thèse au développement du capital – par exemple, en termes de possibilités émergeant des mutations qui affectent la survaleur (le passage de la survaleur absolue à la survaleur relative), solidaires des transformations attribuables au développement du procès de production. Bien plutôt déploie-t-il une dialectique de l’immédiateté et de la médiation, de la quantité et de la qualité, susceptible de mener à la prise de conscience de soi du prolétariat comme sujet. Son explication est curieusement dénuée de toute dynamique historique. Conçue comme procès dialectique d’autoconstitution de l’humanité, l’histoire reste indéterminée : elle n’est pas analysée en fonction du développement historique du capitalisme.
33Lukács appréhende en effet le capitalisme comme une réalité essentiellement statique, une forme quantitative abstraite surimposée à la véritable nature du contenu social qualitatif concret qu’elle occulte. Dans son système de référence, la dialectique historique constituée par la praxis opère au niveau des rapports de classe posés comme contenu social « réel » et finalement opposés aux catégories du capitalisme. Ces catégories, loin d’être celles de la praxis, voilent au contraire ce que constitue cette dernière. L’opposition dressée par Lukács entre « les tendances du développement historique » et « les faits empiriques » – les premières apparaissant, par contraste, comme une « réalité supérieure » – relève d’une telle explication [32]. L’histoire renvoie ici au niveau de la praxis telle que l’entend Lukács, celui du contenu social « réel », alors que les faits empiriques renvoient au niveau des catégories économiques.
34Quel traitement Lukács réserve-t-il donc à la dynamique du capitalisme ? S’il se réfère effectivement à la dynamique aveugle immanente à la société capitaliste, qu’il détermine comme manifestation de la domination du capital sur le travail [33], il ne prend finalement pas au sérieux l’historicité de cette dynamique, de cette réalité sociale quasi autonome qui est au cœur du capitalisme. Bien plutôt la traite-t-il comme une manifestation réifiée d’une réalité sociale plus fondamentale, un mouvement fantomatique qui occulte « l’histoire réelle » : « À cette image rigide et fantomatique d’un mouvement perpétuel succède une signification dès que la rigidité se résout en un processus dont l’homme est la force motrice. Si ce n’est possible que du point de vue du prolétariat, ce n’est pas seulement parce que le sens du processus qui se manifeste dans ces tendances est la suppression du capitalisme et que ce serait pour la bourgeoisie un suicide mental, si elle prenait conscience de cette question » [34]. L’« histoire réelle », pour Lukács, n’est autre que le procès dialectique constitué par la praxis. Elle opère à un niveau plus fondamental de la réalité sociale que celui auquel donnent accès les catégories du capitalisme, et ouvre sur son dépassement. C’est ce niveau « plus profond », plus substantiel de la réalité sociale qu’occultent les formes capitalistes ; on ne le peut saisir que du point de vue de ce qui en rompt l’immédiateté. Et ce point de vue, prétend Lukács, est une possibilité structurellement offerte au prolétariat [35]. Le dépassement historique du capitalisme par le prolétariat impliquerait donc celui de la dimension formelle, quantitative de la vie moderne (la valeur), permettant ainsi l’apparition au grand jour et l’appropriation de la nature réelle, substantielle et historique de la société (la dimension de la valeur d’usage, du travail et du prolétariat).
35Lukács présente alors une version positive et matérialiste de la méthode dialectique de Hegel. Il proclame ainsi l’opposition du procès dialectique de l’histoire constitué par la praxis du prolétariat (et par là même des concepts d’histoire, de totalité, de dialectique, de travail, de prolétariat) au capitalisme. Or, on a vu que, pour Marx, le sujet-objet identique hégélien relève des catégories du capital. Il semble donc qu’ici encore, ce que Lukács retient de Hegel comme ouvrant sur un au-delà du capitalisme – l’idée d’une logique dialectique de l’histoire, le concept de totalité, le sujet-objet identique – soit précisément ce que Marx analyse comme caractéristique du capital. Ce que Lukács comprend comme socialement ontologique, comme extérieur au champ de validité des catégories, c’est ce que les catégories marxiennes de la critique de l’économie politique saisissent comme intrinsèque au capital.
36Dans l’essai sur la « Réification », Lukács sépare et oppose le quantitatif et le qualitatif et corollairement, la forme et le contenu. Ces oppositions sont liées à sa compréhension de la valeur et de la valeur d’usage et, partant, de la forme marchandise. Comme on l’a vu, il interprète la marchandise comme une forme abstraite (la valeur) historiquement spécifique surimposée à un contenu transhistorique substantiel et concret (la valeur d’usage, le travail) qui constituerait la nature « réelle » du social. Pour Lukács, la relation de la forme au contenu est contingente dans le capitalisme. Par là même, un concept de forme qui ne serait pas indifférent à son contenu ouvrirait sur un au-delà du capitalisme.
37Telle n’est pas, cependant, l’analyse marxienne de la marchandise. Au cœur de celle-ci, on trouve l’argument du « double caractère » du travail dans le capitalisme : il est à la fois « travail concret » et « travail abstrait » [36]. Le « travail concret » désigne une certaine forme de ce que nous considérons comme activité laborieuse, qui médiatise les interactions entre l’homme et la nature dans toute société. Quant au « travail abstrait », il ne désigne pas simplement le travail concret abordé sous l’angle de son abstraction, le « travail » en général, mais un genre de catégorie bien différent ; il signifie que le travail dans le capitalisme remplit une fonction sociale unique qui n’est pas intrinsèque à l’activité de travail comme telle : il médiatise une nouvelle forme, quasi objective, d’interdépendance sociale [37]. Le « travail abstrait », en tant que fonction médiatrice du travail historiquement spécifique, est le contenu, ou mieux, la « substance » de la valeur [38]. En effet, la forme et le contenu sont ici intimement liés, et c’est là une détermination fondamentale du capitalisme.
38Selon Marx, le travail dans le capitalisme ne correspond donc pas seulement au travail tel que l’entend le sens commun, de manière transhistorique, mais également à une activité socialement médiatisante et historiquement spécifique. C’est en ce sens que ses produits – la marchandise, le capital – sont à la fois ceux du travail concret et les formes objectivées d’une médiation sociale. En suivant cette analyse, les rapports sociaux inédits, quasi objectifs et formels, qui caractérisent le capitalisme apparaissent comme dualistes. Ils sont déterminés par l’opposition entre une dimension abstraite, générale et homogène, et une dimension concrète, particulière et matérielle, lesquelles semblent toutes deux « naturelles » plutôt que sociales et conditionnent les conceptions sociales de la réalité naturelle. Là où Lukács n’aborde que la dimension abstraite de la marchandise, Marx analyse celle-ci sous son double aspect, abstrait et concret. Dans cette perspective, l’analyse lukácsienne prête le flanc au fétichisme ; elle naturalise la dimension concrète de la forme marchandise.
39Chez Marx, la forme de médiation sociale propre au capitalisme génère une nouvelle forme de domination sociale – celle qui soumet les gens à l’impersonnalité, à la rationalisation accrue de contraintes et d’impératifs structurels : la domination des gens par le temps. Loin d’être fantomatique, cette domination est bien réelle. On ne saurait la comprendre adéquatement en termes de domination de classe ou, plus généralement, de domination concrète d’un groupe social ou d’appareils étatique et/ou économiques. Elle est non localisable et, quoique constituée par des formes de pratique sociale déterminées, elle semble n’être tout simplement pas sociale [39]. Telle que l’analyse Marx dans Le Capital, cette forme de domination temporelle est en outre dynamique et non statique. Là où Lukács pense l’histoire comme réalité dynamique occultée par le capitalisme, Marx l’interprète de façon critique comme hétéronome et fondamentalement caractéristique du capitalisme. Dans Le Capital, la dualité instable de la forme marchandise génère une interaction dialectique entre la valeur et la valeur d’usage dans laquelle s’origine une dynamique historique très complexe, non linéaire, sous-jacente à la société capitaliste moderne [40]. Ici, la valeur d’usage n’est pas extérieure aux formes structurelles de base du capitalisme, mais en représente un moment constitutif [41]. La dynamique générée par la dialectique de la valeur et de la valeur d’usage se caractérise d’un côté par la transformation continue de la production et, plus généralement, de la vie sociale et, de l’autre, par la reconstitution continue de ses propres conditions fondamentales en tant que traits immuables de cette vie sociale. C’est-à-dire que cette médiation sociale est en dernière instance produite par le travail et, partant, que le travail vivant reste partie intégrante du procès de production (considéré sous l’angle de la totalité sociale), quel que soit le niveau de productivité. La dynamique historique du capitalisme produit continuellement du « nouveau » tout en reproduisant le « même » [42]. Cette dynamique génère donc la possibilité d’une nouvelle organisation de la vie sociale, tout en entravant sa réalisation.
40La critique marxienne de la maturité ne suppose ainsi plus l’inversion « matérialiste », anthropologique de la dialectique idéaliste hégélienne telle que l’a entreprise Lukács. En un sens, elle représente plutôt la justification « matérialiste » de cette dialectique. Marx soutient implicitement que le soi-disant « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne est précisément son caractère idéaliste. Elle est l’expression d’un mode de domination sociale soutenu par les structures de rapports sociaux qui, en vertu de leur propre caractère dualiste et dialectique, acquièrent une existence quasi indépendante des individus. L’action individuelle ou collective ne saurait donc fournir immédiatement l’intelligibilité de la dynamique immanente que génèrent de tels rapports sociaux. Pour Marx, le sujet historique n’est autre que la structure aliénée de la médiation sociale constitutive de la formation capitaliste (du capital), dont les contradictions ouvrent, non pas sur la réalisation du sujet, mais sur son abolition.
41Dans cette perspective, la dynamique historique non linéaire élucidée par l’analyse catégorielle de Marx ouvre aussi bien sur l’intelligence critique de la forme de croissance économique que sur celle de la production industrielle caractéristique du capitalisme [43]. C’est dire qu’elle permet une analyse catégorielle des processus de rationalisation décrits de façon critique par Lukács. Cette approche ne postule aucun schéma de développement linéaire qui ouvrirait sur un au-delà de la structure et de l’organisation actuelle du travail (comme le font les théories de la société postindustrielle), pas plus qu’elle ne considère la production industrielle et le prolétariat comme les fondements d’une société future (comme le font de nombreuses approches marxistes traditionnelles). Elle suggère plutôt que le capitalisme, tout en en sapant la réalisation, génère la possibilité historique de formes de croissance et de production alternatives.
42Si cette interprétation est juste, la contradiction structurelle du capitalisme ne passe pas entre la sphère de la distribution (le marché, la propriété privée) et celle de la production, entre les rapports de propriété existants et la production industrielle. Elle émerge plutôt entre les formes de croissance et de production existantes et celles qui pourraient voir le jour si les rapports sociaux n’étaient plus médiatisés de manière quasi objective par le travail. Entre parenthèses, la fondation marxienne du caractère contradictoire de la totalité sociale dans les formes dualistes exprimées par les catégories de marchandises et de capital implique qu’une telle contradiction sociale structurelle soit spécifique au capitalisme. À la lumière de cette analyse, l’idée selon laquelle la réalité ou les rapports sociaux en général sont essentiellement contradictoires et dialectiques ne peut être que postulée métaphysiquement, non explicitée.
43La réinterprétation de Marx que j’ai esquissée rompt avec des interprétations plus traditionnelles, dont elle constitue la critique. Ces dernières comprennent le capitalisme en termes de rapports de classe structurés par le marché et la propriété privée et saisissent la forme de domination correspondante du point de vue du travail et de la production (conçus de manière transhistorique comme interaction entre l’homme et la nature matérielle). J’ai soutenu qu’en analysant le travail dans le capitalisme comme historiquement spécifique, Marx cherche à élucider une forme de médiation et de richesse sociale inédite, constitutive d’une forme de domination. Celle-ci structure le procès de production capitaliste et génère une dynamique unique dans l’histoire. Par là même, le travail comme le procès de production, loin d’être des formes séparables et opposées aux rapports sociaux capitalistes, en constituent le cœur.
44La théorie marxienne jouit donc d’une extension bien plus grande que la critique traditionnelle des rapports de distribution bourgeois (le marché et la propriété privée) ; elle comprend la société industrielle moderne elle-même comme capitaliste. Elle traite la classe ouvrière comme un élément fondamental du capitalisme, plutôt que comme l’incarnation de sa négation, et ne conçoit pas le socialisme en termes de réalisation du travail et de la production industrielle, mais comme l’abolition possible aussi bien du prolétariat et de l’organisation de la production fondée sur le travail prolétarien que du système dynamique de contraintes abstraites constituées par le travail en tant qu’activité socialement médiatisante [44]. La réinterprétation de la théorie marxienne implique ainsi de penser à nouveaux frais le capitalisme et sa possible transformation historique. En arrachant la critique au seul examen du marché et de la propriété privée, elle fournit les linéaments d’une théorie critique de la société capitaliste post-libérale ainsi que des pays du soi-disant « socialisme réellement existant » qu’elle interprète comme des formes alternatives (et ayant échoué) d’accumulation du capital plutôt que comme des sociétés ayant représenté une négation historique du capitalisme, quelle qu’en soit l’imperfection. Cette approche permet en outre une critique des configurations les plus récentes du capitalisme – du capitalisme néolibéral globalisé – sans pour autant régresser vers un cadre d’analyse marxiste traditionaliste.
La critique du capital et les configurations historiques du capitalisme
45Rétrospectivement, il est devenu évident que la configuration sociale, politique, économique et culturelle de l’hégémonie du capital a varié historiquement – du mercantilisme au capitalisme néolibéral contemporain, en passant par le capitalisme libéral du XIXe siècle, et par le capitalisme fordiste, centré sur l’État, du XXe siècle. Chaque configuration a donné lieu à de pénétrantes critiques – de l’exploitation et de la croissance injuste et inéquitable, par exemple, ou des formes de domination technocratique et bureaucratique. Chacune de ces critiques souffre cependant d’unilatéralité. Comme on le voit désormais, le capitalisme ne peut être intégralement identifié à aucune de ses configurations historiques. En esquissant les différences entre l’appropriation critique de Hegel par Lukács et celle de Marx, j’ai cherché à distinguer entre une approche qui, qu’elle qu’en soit la sophistication, reste en dernière instance critique d’une configuration historique du capitalisme et une approche qui permet de saisir le capital en tant que noyau essentiel de la formation sociale, séparable de ses différentes configurations de surface.
46Au cours du siècle dernier, l’importance de cette distinction n’a cessé de croître et sa méconnaissance a donné lieu à de sérieuses bévues. Rappelons l’assertion marxienne selon laquelle la révolution sociale à venir doit tirer sa poésie de l’avenir, contrairement aux révolutions antérieures qui, concentrées sur le passé, ont méconnu leur propre contenu historique [45]. Dans cette optique, la théorie critique du capitalisme élaborée par Lukács, fondée sur l’appropriation « matérialiste » de Hegel, est renvoyée à un avenir qu’elle ne saurait comprendre. Au lieu d’ouvrir sur le dépassement du capitalisme, elle confond le capital et la configuration qui était la sienne au XIXe siècle. Par conséquent, Lukács conforte implicitement la configuration étatique du capitalisme qui devait émerger de la crise du capitalisme libéral. Paradoxalement, l’interprétation des catégories de la critique marxienne proposée par Lukács ne lui permet donc pas de fonder adéquatement la richesse de sa description critique du capitalisme, même si celle-ci est également dirigée contre la bureaucratisation de la société.
47Plus récemment, le recours anti-hégélien à Nietzsche, commun à de nombreux théoriciens post-structuralistes des années 1970 et 1980, apparaît également comme un renfort inattendu apporté à une nouvelle configuration du capitalisme. On peut soutenir que ceux-ci ont également été renvoyés à un avenir qu’ils n’ont pas adéquatement compris. Rejetant le genre de centralisme étatique implicitement conforté par Lukács, ils n’ont pu saisir l’ordre néolibéral globalisé qui devait remplacer, à l’Ouest comme à l’Est, le capitalisme fordiste centré sur l’État.
48En pensant à nouveaux frais le rapport de Marx à Hegel de manière à mettre en lumière la conception marxienne du capital comme noyau essentiel de la formation sociale, j’ai voulu contribuer à la reconstruction d’une critique du capitalisme adéquate au présent, libérée des limites conceptuelles de certaines approches qui identifient le capital à l’une de ses configurations historiques.
49(Traduit de l’anglais par Frédéric Monferrand)
Notes
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[1]
Cet article constitue une reprise des éléments publiés dans M. Postone, « The Subject and Social Theory : Marx and Lukács on Hegel », in A. Chitty et M. McIvor (éd.), Karl Marx and Contemporary Philosophy, Houndmills, Hampshire and New York, Palgrave Macmillan, 2009. Je tiens à remercier Mark Loeffler et Robert Stern pour leurs retours critiques.
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[2]
K. Marx, Le Capital, Livre I, postface à la seconde édition allemande, Paris, PUF, 1993, pp. 17-18.
-
[3]
Voir, par exemple, V. I. Lénine, « Cahier sur la dialectique de Hegel », Œuvres complètes, tome 38 : « Cahiers philosophiques. 1895-1916 », Paris, Éditions sociales, 1971.
-
[4]
K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », in K. Marx, F. Engels, L’Idéologie Allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 2.
-
[5]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
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[6]
Ainsi Lukács critique-t-il Ernst Bloch pour avoir postulé la dimension strictement économique de la critique du capitalisme (au détriment de l’analyse d’un système de forme définissant la vie réelle de l’humanité), et pour l’avoir par là même suppléée par une pensée religieuse utopique (ibid., p. 199).
-
[7]
Ibid., pp. 251-252.
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[8]
Ibid., p. 252.
-
[9]
Ibid., pp. 142-143.
-
[10]
Ibid., pp. 110-142.
-
[11]
Ibid., p. 118.
-
[12]
Ibid., pp. 127-129.
-
[13]
Ibid., p. 123.
-
[14]
G.W.F Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 59 (je souligne).
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[15]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 133-155, 163, 176, 191-193, 200, 215, 231-233.
-
[16]
Voir, par exemple, P. Piccone, « General Introduction », in A. Arato et E. Gebhardt (dir.), The Essential Frankfurt School Reader, New York, Continuum, 1982.
-
[17]
K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 50.
-
[18]
Pour une analyse précise de la conception marxienne du travail abstrait comme forme abstraite de médiation sociale historiquement spécifique, voir M. Postone, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.
-
[19]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 173-174.
-
[20]
Habermas prétend que sa théorie de l’agir communicationnel déplace le système de référence de la théorie critique par rapport au paradigme sujet-objet. Je suggère que Marx, dans l’œuvre de la maturité, opère déjà un tel déplacement. J’ajouterai – quoique je ne puisse le démontrer ici – que la concentration marxienne sur les formes de médiation sociale permet une analyse plus rigoureuse de la modernité capitaliste que le tournant habermassien vers l’agir communicationnel. Voir J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Paris, Fayard, 1987, p. 400.
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[21]
G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 115.
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[22]
Ibid., p. 117.
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[23]
Ibid., p. 130.
-
[24]
Id.
-
[25]
Ibid., p. 136.
-
[26]
Ibid., p. 130.
-
[27]
Ibid., pp. 178-188.
-
[28]
Ibid., p. 185.
-
[29]
Ibid., pp. 185-188.
-
[30]
Ibid., p. 189.
-
[31]
Ibid., pp. 189-199.
-
[32]
Ibid., p. 227. Lukács rapporte implicitement cette distinction entre tendances historiques et faits empiriques aux différences de niveau logique de l’analyse marxienne de la valeur et de la survaleur au livre I du Capital et de celle du prix, du profit, de la rente et de l’intérêt au livre III, le second groupe de catégories occultant le premier. Ce qui importe ici, c’est que Lukács interprète la dimension concrète des catégories fondamentales du livre I, telles que le « travail » ou « la valeur d’usage », en un sens positif et ontologique (ibid., pp. 227-229).
-
[33]
Ibid., p. 225.
-
[34]
Id.
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[35]
Ibid., p. 189.
-
[36]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 47-53.
-
[37]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 185-276.
-
[38]
K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 47.
-
[39]
Cette analyse fournit un point de départ solide à l’interprétation des formes de pouvoir diffuses et immanentes décrites par Michel Foucault comme caractéristiques des sociétés occidentales modernes. Voir M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
-
[40]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 199 et et suiv.
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[41]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 387-562.
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[42]
Ibid., pp. 421-450.
-
[43]
K. Marx, Le Capital, op. cit., pp. 575, 584-585 et Le Capital, Livre troisième, Paris, Éditions sociales, 1977, pp. 737-738.
-
[44]
M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., pp. 451 et suiv.
-
[45]
K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Paris, Le livre de poche, 2007, p. 122.