Notes
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[1]
Cf. Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1968, p. 67 : « Si la propriété privée apparaît comme la cause, la raison du travail aliéné, elle est bien plutôt une conséquence de celui-ci. »
-
[2]
Cf. la partie du Premier Manuscrit consacrée au travail aliéné, op. cit., pp. 55-70.
-
[3]
Le travail est « l’acte d’engendrement de l’homme par lui-même » dit, par exemple, le Troisième Manuscrit, op. cit., p. 144. C’est là une constante de l’anthropologie marxienne.
-
[4]
L’œuvre de G. Mendel articule constamment recherche empirique, expérimentation et effort de théorisation pour tenter de concevoir ce que pourrait être un individu autonome, non aliéné. Cf., en particulier, La société n’est pas une famille, La Découverte, 1992 et L’acte est une aventure, La Découverte, 1998.
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[5]
Cf. op. cit., Editions sociales, L III, 3. Les travaux d’A. Gorz vont dans ce sens : cf. Les chemins du Paradis, Galilée, 1983. Il s’agit donc de distinguer dans l’hétéronomie du travail, ou au travail, ce qui dépend de la technique et est provisoirement irrémédiable, et ce qui dépend des rapports sociaux et peut être supprimé.
-
[6]
Comme c’est le cas chez Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, l’homme perdant sa nature initiale dès lors qu’il quitte l’état de nature et entre en société.
-
[7]
Sur ce point très précis, je suis d’accord avec l’analyse de F. Fischbach dans La production des hommes. Marx avec Spinoza, PUF, 2005, ch. 7 et 8.
-
[8]
Une formule générale de Marx indique bien cette importance de l’idée de rapport dans sa conception à la fois de l’homme et de l’aliénation : « L’aliénation de l’homme, et en général tout rapport dans lequel se trouve l’homme avec lui-même », op. cit., p. 65.
-
[9]
« Critique de la philosophie du droit de Hegel », in Marx et Engels. Sur la religion, Editions sociales, p. 41.
-
[10]
Op. cit., p. 87.
-
[11]
« Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain », ib., p. 99.
-
[12]
Ib.
-
[13]
Je fais allusion, ici, à la critique opérée par Althusser de la catégorie de « sujet » : cf. sa Réponse à John Lewis, Maspero, 1972. Cette critique ne doit pas nous faire oublier que si les hommes ne sont pas et ne sauraient être le Sujet de l’histoire, ils peuvent devenir de plus en plus et de mieux en mieux les sujets (avec une minuscule et au pluriel) de celle-ci. Ce qui pourrait être une définition raisonnable de l’émancipation socio-politique.
-
[14]
La formule est employée à propos de Hegel dans les Manuscrits de 1844, op. cit., p. 131. M. Vadée a bien insisté sur la présence de la catégorie de « possible » chez Marx, héritée d’Aristote : cf. Marx penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992.
-
[15]
Il suffit, ici, de penser à l’échec scolaire et sa détermination de classe : cf., par exemple, les travaux de Bourdieu et Passeron et tout ce qui, depuis, en socio-logie de l’éducation, les a confirmés.
-
[16]
Je rejoins donc T. Andréani qui affirme, d’une manière provocante mais juste, que sans l’idée de nature humaine, « c’est le marxisme lui-même qui devient incompréhensible », in De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck, 1989, t. I, p. 151. Je partage par ailleurs sa théorie des « besoins génériques » qui définissent cette nature humaine et permettent d’en penser l’aliénation socio-historique. Cf. op. cit., ch. 6.
-
[17]
Op. cit., p. 94.
-
[18]
Op. cit., L. I, 7ème section, ch. XXV.
-
[19]
Op. cit., Editions sociales, 1975, p. 32.
-
[20]
Pour la première forme voir, par exemple, la conception aristotélicienne de l’esclavage ; pour la seconde voir la sociobiologie contemporaine importée des Etats-Unis. Celle-ci prétend s’appuyer sur la science biologique la plus récente, en réalité elle l’exploite et la déforme idéologiquement.
-
[21]
« Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir » disait déjà Rousseau dans Du contrat social, L. I, ch. 2. Il y a là de quoi comprendre le mécanisme de la reproduction, en quelque sorte spontanée, des classes sociales.
-
[22]
Manuscrits de 1844, op. cit., p. 97.
-
[23]
Cf. son dernier ouvrage, riche et nuancé, L’expérience de l’injustice, La Découverte, 2004. Il fait clairement de la théorie de l’aliénation un « modèle philosophique de la souffrance » et le « mal-être » est toujours associé chez lui à un « malaise », il émerge donc toujours à la conscience : cf. la 3ème partie du livre. Il me semble que Bourdieu comme Renault sous-estiment la causalité de l’idéologie dans la production-reproduction du malheur et sa capacité à le rendre invisible ou inconscient. L’aliénation de la femme illustrerait facilement cette idée.
-
[24]
La formule est de M. Conche in Le fondement de la morale, Editions de Mégare, 2ème édition, 1990.
-
[25]
L. Sève a donc parfaitement raison, contre Althusser, de signaler la persistance de l’idée elle-même, au-delà des œuvres de jeunesse : cf. son article « Analyses marxistes de l’aliénation » dans l’ouvrage collectif Philosophie et religion, Editions sociales, 1974, pp. 203-254.
-
[26]
In Etudes philosophiques, Editions sociales, 1961, p. 148.
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[27]
Ce que Nietzsche a appelé, à sa manière, le « faitalisme » ou culte absurde des faits.
-
[28]
« L’homme, animal par nature politique » in Dissiper la terreur et les ténèbres, Méridiens-Klincksieck, 1992, p. 134.
-
[29]
Cf., à nouveau, P. Raymond, op. cit., p. 131.
1Le concept d’aliénation présente une telle variété de significations qu’on peut douter qu’il puisse offrir un usage rigoureux en politique et, spécialement, dans le champ de pensée ouvert par Marx. Laissons de côté ses usages courants où il renvoie à la perte d’un bien par l’acte juridique de vente, à la perte, aussi, du contrôle de soi chez le malade mental qu’on qualifie alors d’aliéné, ou même le rôle central qu’il a pu jouer dans la philosophie politique classique comme chez Hobbes et Rousseau. Contentons-nous de la tradition marxienne, où l’ascendance hégélienne et feuerbachienne du concept a joué contre lui, sans qu’on ait examiné d’une manière toujours pertinente cet héritage, indiqué les problèmes qui sont en jeu, ni vu comment on pouvait le renouveler ou l’actualiser d’une manière intelligente à la lumière de l’anthropologie scientifique contemporaine.
Les ambiguïtés du travail aliéné
2La question de l’aliénation au sein du système capitaliste est au cœur des Manuscrits de 1844 en liaison avec celle du travail et elle y joue un rôle de base ou causal vis-à-vis des diverses formes d’aliénation que l’homme peut connaître, sans que ce rôle soit lui-même clairement explicité. En particulier, son articulation avec le phénomène de la propriété privée demeure floue puisque celle-ci apparaît aussi bien comme la cause ou la raison de l’aliénation du travail que comme son effet ou sa conséquence [1]. Mais même examiné en lui-même et rapporté aux divers aspects du travail qu’il désigne, le concept souffre de son excès même de richesse et si, à chaque fois, il permet de décrire et de dénoncer une réalité insupportable, il n’est pas sûr qu’il en fonde toujours la compréhension spécifique et rigoureuse : dans certains cas il peut être remplacé avantageusement par un ou d’autres concepts. Indiquons ses divers sens tels qu’ils apparaissent successivement dans l’analyse de Marx [2] :
- Il y a l’aliénation par rapport au produit du travail : « l’objet du travail, son produit, l’affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur » (p. 57). Or d’emblée ce processus, qui est critiqué comme une « perte » pour l’ouvrier, est lié à l’objectivation ou à la concrétisation de l’activité dans les conditions de la production capitaliste. Qui ne voit alors que ce qui est ainsi nommé, dans un langage à la fois descriptif et pathétique, n’est rien d’autre que ce que le Marx du Capital concevra avec rigueur comme le phénomène de l’exploitation, à savoir l’appropriation par le capitaliste du produit du travail ouvrier ? Au surplus, parler d’un devenir « étranger » ou « autre » du produit de l’activité, c’est clairement penser le processus à la lumière de l’analyse qu’opère Feuerbach de l’aliénation religieuse, sans marquer sa spécificité économique, structurelle et quantitative. Abandonner le langage de l’aliénation au profit de celui de l’exploitation à ce niveau-là, comme l’exigeait à juste titre Althusser, c’est donc gagner en intelligence du réel.
- Mais il y a aussi l’aliénation par rapport aux moyens du travail, conséquence de la propriété privée de ceux-ci : « Or en quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier » – entendons : extérieur juridiquement. Même si cette extériorité a une signification plus large, elle inclut ce moment juridique essentiel qui permet à Marx d’entrevoir que c’est bien la propriété privée de l’économie qui est « le moyen par lequel le travail s’aliène » (p. 67) et donc de lui redonner la première place dans l’ordre des causes. Autant donc employer ce vocabulaire de la propriété privée au sein d’une théorie globale de l’exploitation, dont il est partie prenante.
- Enfin, il y a une aliénation plus large, dont l’aliénation juridique n’est que la base, et qui concerne l’activité de travail elle-même : « le travail de l’ouvrier n’est donc pas un travail volontaire mais contraint, c’est un travail forcé » indique Marx (p. 60) et il présente un « caractère étranger » (ib.). On se trouve alors en présence d’un champ beaucoup plus profond et plus spécifique pour l’analyse. Plus profond étant donné la place du travail dans l’anthropologie marxienne : il n’est pas une activité parmi d’autres et juxtaposée aux autres ; il est à l’origine de l’hominisation de l’homme, en même temps que la base matérielle de son histoire, l’activité à laquelle les autres activités s’articulent [3], et son aliénation ne peut donc qu’affecter l’homme dans toutes ses dimensions. Mais champ plus spécifique aussi puisqu’on y voit à l’œuvre le processus même de l’aliénation entendu comme processus singulier touchant ou pouvant toucher toute activité humaine : celui par lequel une activité échappe à celui qui en est pourtant l’auteur et lui devient étrangère, se retourne contre lui et lui devient autre en même temps qu’elle devient autre à elle-même, perdant son identité initiale. Le travail aliéné répond à cette définition : « C’est l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance » dit Marx superbement pour illustrer cette idée (p. 61).
3 On voit donc que le concept ne permet pas seulement de penser une foule de situations concrètes de travail marquées par la souffrance – sentiment d’étrangeté, de dessaisissement, de non-pouvoir etc. – que l’évolution actuelle du capitalisme n’a en rien éliminées et que seule une authentique autogestion du travail ou, à défaut, une démocratisation de cette gestion pourrait tendanciellement réduire. Car si on s’en tenait là le vocabulaire de la contrainte, de la non-maîtrise ou de la servitude pourrait largement le remplacer et l’on pourrait se tourner vers le travail original de G. Mendel, avec sa problématique de l’Acte-pouvoir, pour penser ce que pourrait être, à l’inverse, une maîtrise du sujet sur ses actes de travail, grâce à laquelle il verrait « le bout de ses actes » [4]. En réalité, ce concept permet de comprendre le processus qui est à l’œuvre dans ces situations selon une modalité originale et qui peut être transposé à des situations plus larges comme celle de l’homme au cœur de l’Histoire : il indique le paradoxe ou la contradiction tragique d’une situation d’asservissement résultant d’une activité qui devrait être, au contraire, par définition, le principe d’une liberté concrète, donc d’une maîtrise de soi à partir d’une maîtrise des conditions de la pratique. L’aliénation c’est le devenir-passivité de l’activité, le devenir-impuisance de la puissance, donc le devenir-autre de l’action du fait des conditions historiques (ni seulement naturelles, ni seulement techniques) de cette action. Ce qui est donc en jeu c’est un rapport de l’activité à elle-même qui en inverse l’essence en raison du contexte de son déploiement concret et la fait devenir différente de ce qu’elle pourrait être. Au-delà de son extension éventuelle à l’Histoire elle-même – les hommes produisant une histoire qui les domine alors qu’ils pourraient s’y réaliser –, c’est donc la compréhension du concept qui en fait l’intérêt ici parce qu’elle le rend difficilement remplaçable par d’autres concepts : l’idée d’aliénation implique une pensée du possible puisque c’est seulement en référence à l’idée d’un possible non réalisé que l’activité ou la situation peut être dite « aliénée » ; et c’est cet avortement d’une possibilité de départ au sein d’une réalité qui pourtant la porte que seul le concept d’aliénation permet d’évoquer.
4Un autre aspect du concept, spécifique lui aussi, apparaît alors, qui en marque également l’originalité tout en risquant de le fragiliser : il s’agit d’un concept critique puisqu’il se réfère implicitement à un possible meilleur, à savoir un état non-aliéné de l’activité, et comprend le présent à sa lumière. Et cette référence est interne ou constitutive : sans elle le jugement d’aliénation perd toute signification. On voit alors ce qui menace une théorie de l’aliénation pour autant qu’elle ne se contente pas d’enregistrer empiriquement le réel : il suffirait que l’option sur le possible qui la sous-tend soit contestée, que la possibilité de ce possible soit mise en doute, pour qu’elle en sorte globalement affaiblie. C’est ainsi que si l’on pouvait démontrer que l’idée d’un travail à venir complètement désaliéné, dans lequel l’homme exercerait pleinement son autonomie, est techniquement impossible, le diagnostic d’aliénation vis-à-vis des formes actuelles du travail cesserait d’être théoriquement valide ou ne le resterait que partiellement. La même remarque vaut pour la conception d’une humanité aliénée dans son rapport à l’Histoire : il suffirait de penser que l’idée d’une humanité maîtrisant sa propre histoire n’est pas crédible pour que le jugement d’aliénation porté sur son existence passée et présente cesse d’avoir un sens théorique. Le jugement d’aliénation, par sa structure même, est donc toujours menacé d’être sous-tendu par la référence à un état utopique de l’existence sociale (travail ou histoire) et d’en sortir fragilisé. D’où cette prudence indispensable qu’il convient d’avoir dans le domaine de l’analyse critique des formes de l’aliénation du travail : le jugement d’aliénation doit s’accompagner de la mise en évidence soignée, à chaque fois, d’un possible différent et des moyens de le réaliser – telle forme de propriété collective, tel dépassement de la division du travail, telle organisation démocratique de la gestion, telle innovation technique, etc. – de façon à éviter la fuite dans le rêve et l’impuissance, autres formes, quoique paradoxales, d’une aliénation qui s’ignore. Le Marx du Capital le reconnaîtra d’ailleurs avec beaucoup de lucidité : la liberté que l’homme peut conquérir dans et par le travail ne le fait pas sortir du champ de la nécessité naturelle où se déploie la production, sa véritable liberté se situe ailleurs, dans le développement de ses capacités hors du travail. Il s’agit donc moins de s’émanciper dans et par le travail que de s’émanciper du travail, en réduisant le temps de travail, ce qui suppose un noyau irréductible d’aliénation au sein du travail productif [5].
5Au-delà de ces trois sens, dont je ne retiendrai comme relativement pertinent que le troisième, il y a un quatrième sens, bien plus ample, qui doit attirer notre attention, mais qui présente une difficulté comparable à celle que je viens d’indiquer.
L’aliénation de l’essence générique de l’homme
6Affirmation préalable : il y a une essence de l’homme, liée à sa « vie générique », et l’aliénation va alors être conçue comme l’aliénation de cette essence. Pourtant, la réflexion de Marx ne verse jamais dans ce naturalisme qu’on lui reproche régulièrement faute d’avoir compris l’essence exacte de cette « essence » : celle-ci n’est pas définie par un contenu anthropologique naturel – facultés, dispositions, qualités, motivations – posé spéculativement et dont la perte serait d’ailleurs difficilement concevable vu son caractère naturel [6] ; elle constitue seulement une forme qui définit l’homme par des rapports, à trois niveaux. L’être humain est un être objectif, en rapport avec une nature extérieure ; cette relation n’est pas passive mais active, elle passe par la production d’objets et donc une transformation de la nature : la nature objective est donc aussi une objectivation de son activité ; enfin, l’homme est un être relationnel, en rapport avec d’autres hommes. L’aliénation de cette essence au sein de la production capitaliste prend alors un sens très particulier et qui n’a rien à voir avec la destruction ou l’occultation d’une « nature » originelle, ni même, d’ailleurs, avec la perte d’un passé qui aurait existé et dont il faudrait avoir la nostalgie [7] ; elle n’est que le devenir-autre de ces rapports par rapport à ce qu’ils pourraient être dans d’autres conditions socio-historiques : l’objet produit échappe à l’homme du fait de l’exploitation (ou aliénation 1) ; la nature, qui est « son corps non-organique » et qui devrait être au principe de l’affirmation positive de sa vie, lui devient hostile et le fait souffrir, et c’est l’activité vitale elle-même qui, dans le travail, devient étrangère à l’homme (on retrouve l’aliénation 3) ; enfin, le rapport à l’autre homme – le capitaliste –, qui pourrait être la base d’une affirmation réciproque des hommes, se transforme en rapport d’hostilité et de conflit (c’est, pour une part, l’aliénation 2 liée à la propriété privée des moyens de production). Certes, les autres sens de l’aliénation sont ici présents ou impliqués et l’influence de Hegel (pour l’aliénation comme devenir-autre) et de Feuerbach (pour la vie générique) est évidente ; mais tout cela est repris dans une conception relationnelle de l’homme comme « ensemble de rapports » extrêmement éclairante et, du coup, dans une conception de l’aliénation comme rapport inversé et négatif de l’homme à ces rapports, du fait des conditions socio-politiques, donc comme rapport inversé de l’homme à lui-même qui ne prête en rien au reproche de naturalisme idéaliste. L’aliénation désigne seulement un état historique de l’essence relationnelle de l’homme dans lequel cette essence lui échappe et qui s’oppose à l’état où il maîtriserait cette essence – par exemple, un état où le travail serait une fin choisie et non seulement le moyen socialement imposé de son existence [8]. Essence historique, donc, simple forme dont le contenu est rempli par l’histoire et ses rapports effectifs au sein de situations concrètes, et non nature idéale précédant la société et au nom de laquelle on prononcerait arbitrairement le jugement d’aliénation : Marx est déjà convaincu qu’il n’y a pas de « nature humaine » au sens spéculatif et anhistorique de l’expression, et que « l’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société » [9]. Parler d’aliénation c’est alors comparer deux états possibles de l’existence de l’essence de l’homme, faite de rapports pratiques au monde, au travail et à soi, dénoncer donc l’état présent de l’existence de cette essence en référence à un état émancipé de celle-ci et supposer concevable la transformation de l’un en l’autre. Pour autant, cette transformation n’est pas conçue comme fatale et comme assurant un sens téléologique à l’histoire. Pourquoi ?
7Marx, bien entendu, ne cesse de parler de « l’homme » et son émancipation se profile bien comme l’horizon de l’histoire, par exemple lorsque, ayant défini le communisme par « l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme », il en fait « l’énigme résolue de l’histoire » qui « se connaît comme cette solution » [10]. Et l’on pourrait être tenté d’y voir une nouvelle parousie transposant sous une forme apparemment laïque ou athée un schéma religieux déjà présent dans les philosophies de l’histoire de Kant et de Hegel. Pourtant, même si telle formule flirte avec un nécessitarisme finaliste [11] et même s’il arrive à Marx de recourir à la triade hégélienne essence/aliénation de l’essence/retour à l’essence pour penser l’ensemble de l’histoire, à aucun moment il ne fait de la désaliénation un processus qui serait inscrit dans son essence et lui garantirait par avance un sens : la critique constante de l’idéalisme hégélien et de son abstraction propre montre bien que nous sommes sur un terrain matérialiste et que la causalité réelle de l’histoire, même si elle n’est pas encore parfaitement comprise, est située dans le processus empirique de la production et de la propriété privée sans que sa conséquence possible – l’émancipation – y soit en quelque sorte préformée et promise à une réalisation inévitable. Il l’indique clairement, à l’instant même où son langage pourrait paraître nourrir une pareille confusion : « mais le communisme n’est pas en tant que tel le but du développement humain » [12]. Il convient donc de bien comprendre le statut du discours marxien à ce niveau, sous peine de l’offrir à une critique facile. En examinant, à partir du capitalisme, l’ensemble de l’histoire humaine en termes d’aliénation de l’essence générique de l’homme Marx n’entend pas nous en fournir une explication causale mais nous en donner une interprétation critique sur un plan anthropologique : pour lui – et nous retrouverons cette idée plus loin – l’histoire ne se résume pas à une suite de faits bruts dépourvus de signification, elle a sinon un sens, en tout cas du sens du point de vue de la réalisation de l’homme. Ce sens est bien attaché à des faits réels et, de ce point de vue, il n’est pas surajouté arbitrairement, voire seulement imaginé ou rêvé comme pourrait le faire croire le terme d’« interprétation » ; mais il ne se situe pas sur le même plan qu’eux puisqu’il les analyse à la lumière d’un possible meilleur et qu’il en dégage la conséquence sur le mode de réalisation ou d’actualisation de l’essence concrète de l’homme. Il ne peut donc apparaître que par un travail spécifique de réflexion orienté par une préoccupation anthropologique qui arrache le texte de Marx à la seule positivité scientifique : la notion d’aliénation n’est pas un concept scientifique appartenant à la science de l’histoire mais une catégorie philosophique théorico-critique qui ressortit à la réflexion sur cette histoire et de cette histoire dans l’élément du sens, et elle suppose que celle-ci soit interrogée à partir d’un intérêt pratique de vie et non seulement comprise sur un plan purement intellectuel. Mais du coup ce sens ne saurait être hypostasié dans l’histoire elle-même et considéré comme le moteur de sa propre effectuation, sous peine de faire de la problématique réflexive et critique de l’aliénation la matrice d’une nouvelle téléologie ontologique et de la perspective de l’émancipation un nouveau fidéisme exposé aux démentis du réel.
8Par contre, cela n’empêche pas cette nouvelle occurrence du concept de souffrir d’ambiguïtés comparables à celles que présentaient les occurrences antérieures. On peut lui reprocher son flou ou sa trop grande généralité : il pointe des rapports (homme-nature, homme-objet ou homme-production, homme-homme) qui, à chaque fois pourraient être connus plus rigoureusement, sur un plan empirique, par d’autres concepts que celui d’aliénation. Mais surtout, si on ne saurait l’inscrire dans une conception nécessitariste et téléologique du devenir historique, on peut lui reprocher, plus encore qu’au sens visant l’aliénation du travail, d’être habitée par la perspective d’une désaliénation intégrale de l’être humain dont la possibilité peut être considérée comme problématique. C’est ainsi que, après avoir défini le communisme par l’appropriation réelle de l’essence humaine, liée elle-même à la suppression de la propriété privée, il précise qu’il s’agit-là du « retour total de l’homme pour soi en tant qu’être social » : une pareille formule, dans sa radicalité même, comme d’autres concernant l’appropriation de la nature extérieure et la suppression de son « altérité » ou de son statut de « puissance étrangère » grâce à un état émancipé du travail, suppose qu’un état intégralement maîtrisé de l’objectivation est possible. Or, on peut estimer que toute objectivation comporte un noyau irréductible d’aliénation du fait de la finitude de l’homme, de son appartenance à la nature matérielle et de sa « séparation » physique originelle d’avec les autres hommes. Cela n’interdit pas de faire de la lutte contre l’aliénation une tâche impérative pour tout ce qui en elle relève de l’histoire et non de la condition humaine et, en ce sens, fût-il utopique, l’idéal d’émancipation est bien l’idéal régulateur de l’action communiste et il est porteur d’effets critiques et d’effets transformateurs inappréciables. Mais cela interdit d’en faire un concept constitutif (au sens kantien) d’un avenir scientifiquement prévisible et d’imaginer que l’homme puisse devenir un jour et définitivement le « Sujet » (avec une majuscule) intégralement conscient et libre de son action historique [13].
9Etre fidèle à Marx et son orientation matérialiste et scientifique – celle qui n’est pas encore parvenue à maturité ici – sans renoncer à l’idée d’aliénation suppose donc d’indiquer le terrain où une théorie vraiment scientifique de celle-ci, à l’abri des objections précédentes, est concevable : celui de l’individualité humaine.
L’aliénation de l’individualité
10Thèse de départ : il y a bien une nature humaine propre à tous les hommes, constituée de potentialités communes (capacités et besoins), simplement spécifiées selon les individus. Doit alors être dit aliéné un individu dont les potentialités ne sont pas actualisées du fait des conditions sociales dans lesquelles il vit, qui est donc autre que ce qu’il pourrait être (ou aurait pu être) dans une autre situation socio-historique, qui l’ignore, voire le désire. Cette double proposition mérite d’être expliquée en raison de ses implications qui ne sont pas d’emblée évidentes. On retrouvera alors des éléments de la réflexion antérieure, mais retranscrits dans un champ théorique nouveau.
111. Parler d’aliénation implique une pensée ontologique ou anthropologique du possible : si l’Etre, en l’occurrence l’être humain, se réduisait à ce qu’il est dans l’actualité, aucune pensée de l’aliénation ne serait concevable. Celle-ci suppose qu’une réalité ne s’identifie pas à ce qu’elle manifeste de soi dans le présent, qu’elle pourrait être plus ou mieux que ce qu’elle est, que son présent n’épuise pas son essence puisque c’est en référence à ce possible, seulement, qu’un être peut être dit aliéné. Et c’est en quoi elle est critique : mesurant le réel à ce qu’il pourrait être elle ne se contente pas de ce qu’il « est » actuellement et elle rompt avec la tyrannie ontologique, parfaitement a-critique, du présent, ce que Marx aurait pu appeler un « positivisme non critique » [14]. Il y a donc, en un sens, de la contingence dans le réel : le réel n’est pas nécessairement ce qu’il est et un être humain aurait pu être autre, plus ou mieux, que ce qu’il est, si les circonstances l’avaient permis. Combien d’hommes, si on envisage leur existence dans cet éclairage théorique, ne doivent-ils pas alors être considérés comme des êtres mutilés d’une part considérable d’eux-mêmes et donc aliénés, du fait de leur appartenance sociale, frustrés de ce qu’ils auraient pu être et en attente, en quelque sorte, de ce qu’ils sont… sans que cette attente ait pu ou puisse être satisfaite dans les conditions sociales passées ou présentes d’une société de classes [15] ?
122. Encore faut-il que ce possible soit réellement attesté, que ce réel possible soit un possible réel. L’aliénation a souvent fait l’objet, dans l’histoire de la philosophie, de récits imaginaires parce que visant une aliénation imaginaire : aliénation de l’esclave dans la caverne de Platon, de l’Idée dans la nature chez Hegel, oubli de l’Être et donc aliénation dans et par la connaissance scientifique de l’étant pour Heidegger, voire perte de la perfection morale originelle dans le christianisme à la suite du péché originel, pour ne citer que ces exemples. A chaque fois, c’est dans le cadre d’un imaginaire philosophique posé arbitrairement par la spéculation que l’aliénation est conçue et sa solution relève alors de procédures que l’on peut considérer elles-mêmes comme arbitraires et spéculatives. Rien de tel chez Marx : la question de l’aliénation telle que nous l’envisageons suppose que l’on mesure le réel dit aliéné à l’aune de ses possibilités ou, si l’on préfère, de ses potentialités internes et c’est à la science de nous en attester l’existence. Elle pointe donc un problème réel que rencontrent les êtres humains, que cette même science doit aider à révéler, hors de toute interprétation spéculative du monde et de l’homme, et la solution proposée relève d’une pratique effective éclairée par cette science : le communisme, ici, c’est l’action possible sur les circonstances socio-politiques concrètes qui empêchent les hommes de réaliser leurs potentialités existantes. Point d’utopie, dans ce cas, puisque c’est le réel, dans sa dimension de « possible interne », qui fournit la norme immanente de son appréciation critique, et point d’arbitraire dans le jugement d’aliénation puisque c’est la connaissance scientifique qui en est la matrice ou la base.
133. Néanmoins, le jugement d’aliénation suppose bien qu’il y ait une « nature » ou « de la nature » en l’homme. Certes, cette nature est seulement potentielle puisqu’il s’agit de capacités ou de besoins dont la réalisation est soumise à l’histoire et dont la forme concrète est, elle aussi, historique, mais encore faut-il qu’elle existe, avec son support biologique, et si on ne la suppose pas c’est la dimension critique du marxisme ou de la visée communiste, dans ce qu’elle a à la fois de profond et de spécifique, qui s’évanouit : qu’est-ce que le communisme, ultimement, sinon le projet de permettre à tous les hommes d’actualiser toutes leurs potentialités et donc de réaliser l’universalité humaine tant en extension – tous les hommes – qu’en compréhension – tout en chaque homme [16] ? Les jugements critiques que formule Marx sur le capitalisme, du début à la fin de son travail, sont régulièrement fondés sur une pareille supposition anthropologique, comme lorsqu’il considère dans L’idéologie allemande, alors même que le concept d’aliénation, conçu dans ses acceptions antérieures, y est reconnu problématique, que les prolétaires doivent renverser l’Etat bourgeois « pour réaliser leur personnalité » [17], ou encore lorsque, dans Le Capital, il affirme que le travail, sous sa forme capitaliste, fait de l’homme « un homme tronqué, fragmentaire » [18]. Il en est de même lorsqu’il projette directement le communisme et en présente la vérité anthropologique, par exemple en le définissant dans la Critique du programme de Gotha par la formule célèbre : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » [19].
144. Sans cette problématique d’une nature potentielle, à la fois commune à tous les hommes et propre à chacun, susceptible de se réaliser dans la vie effective mais susceptible aussi d’en être empêchée par les conditions sociales d’existence, la notion d’aliénation est incompréhensible : par rapport à quoi y aurait-il devenir-autre ? Précisons ce point. Il faut que cette nature soit seulement potentielle puisque si elle avait le poids ontologique que lui prête le naturalisme habituel, que ce soit dans sa forme spéculative classique ou dans sa forme plus contemporaine d’un biologisme dur [20], elle se réaliserait nécessairement dans l’existence en la déterminant nécessairement et l’idée d’une réalité humaine aliénée, c’est-à-dire avortée ou mutilée, serait dépourvue de sens : dans cette perspective naturaliste un être humain est toujours ce qu’il pourrait être et la nature régit l’histoire comme un destin. Mais il faut tout autant qu’il ait une nature : si l’homme n’est qu’un produit historique « fabriqué » par ses conditions sociales de vie, aucun homme ne saurait être dit aliéné, il est seulement différent des autres hommes, parce que façonné différemment par son milieu. Certes, on peut alors raisonner en termes d’inégalités et dénoncer celles-ci, dénoncer donc l’écart qui sépare tel homme de tel autre homme, telle classe de telle autre classe, dans les droits, les moyens et les modes de vie ; mais on ne peut plus parler d’aliénation puisque celle-ci est un écart de soi à soi et l’on ne peut même pas être sûr que la revendication d’égalité puisse être satisfaite dans tous les domaines ou même y ait un sens puisqu’on ne suppose pas une communauté naturelle de capacités et de besoins historiquement lésés par la société : comment fonder alors l’idée que cette lésion est scandaleuse, séparant l’homme de lui-même en lui-même, si l’on ne suppose pas une pareille communauté de potentialités – capacité à travailler intellectuellement, à jouir esthétiquement, besoin d’une vie multiple, etc. ? L’exemple du racisme le montre bien : s’il doit être dénoncé comme aliénant c’est parce qu’il mutile des groupes entiers d’hommes dont nous savons désormais, par la science, qu’ils ont les mêmes capacités biologiques et que seule les divise, du point de vue de la nature, la couleur de la peau. C’est la référence à cette nature commune à tous les hommes qui en fonde la critique puisqu’elle fait apparaître les inégalités entre groupes ethniques comme un effet d’histoire, lequel sépare non seulement les hommes les uns des autres mais les hommes d’eux-mêmes, de ce qu’une autre histoire aurait pu faire d’eux, et seule une conception de l’aliénation articulée à l’idée d’une telle nature humaine permet de le penser et de le dénoncer.
155. Enfin, l’aliénation n’est pas la souffrance en raison de son caractère généralement inconscient. La mutilation constitutive de l’aliénation affecte aussi la conscience de l’individu aliéné : celui-ci n’a pas conscience des capacités et des besoins qui sommeillent en lui, il a été façonné idéologiquement de telle sorte qu’il n’imagine pas une autre vie pour lui, voire, en raison des modèles qu’il a intériorisés, il désire celle qu’il a, la jugeant conforme à ce qu’il croit être sa nature. C’est là le comble de l’aliénation quand celle-ci se boucle sur elle-même, se veut subjectivement et coopère donc, sans contrainte externe, à sa propre reproduction objective [21]. Ce n’est donc pas seulement une « totalité de manifestation vitale humaine » qui manque à l’homme aliéné – cette formule ne pointe que l’aliénation objective – c’est aussi, et plus profondément, le « besoin » d’une pareille manifestation qui lui fait défaut, comme l’indique Marx en une formule qui marque la dimension subjective de l’aliénation [22], laquelle pénètre alors au cœur du « sujet » humain au point de le vider de ses aspirations possibles à une autre existence et d’en faire quasiment un « non-sujet ».
16On peut donc être aliéné et ne pas en souffrir, ne pas éprouver la lésion que l’on subit. C’est pourquoi une théorie de l’aliénation se distingue d’une théorie de la « souffrance sociale » telle que Bourdieu l’a développée et, récemment, E. Renault [23] : la souffrance est par définition consciente, elle est un malheur qui se vit subjectivement comme tel ; le malheur indiqué par l’aliénation est, lui, en quelque sorte un malheur objectif, à qui manque l’élément de la conscience de soi. Et c’est pourquoi, aussi, une pareille théorie rencontre de redoutables problèmes au niveau de la pratique quand il s’agit d’ouvrir une perspective concrète d’émancipation. Une théorie de la souffrance peut se contenter, si l’on peut dire, de se faire le « porte-parole » de ceux qui souffrent, alors qu’une théorie de l’aliénation ne peut s’en suffire, sauf à se contredire, et elle se trouve confrontée à ce qu’on peut appeler le « devoir de substitution » [24], l’obligation de prendre la parole pour et donc à la place de ceux qui sont aliénés et qui n’ont pas la capacité de dire leur malheur ; comment éviter alors le risque totalitaire de vouloir libérer ceux qui sont aliénés sans eux, voire contre eux, risque que le marxisme du XIXe siècle a pu illustrer ? En d’autres termes : comment envisager sur cette base un processus spontané et démocratique de désaliénation ? Autre problème : comment empêcher que le jugement d’aliénation ne soit vécu comme humiliant par ceux qu’il vise, étant donné qu’ils adhèrent à ce qu’ils sont et, dans certains cas, sont prêts à se rebeller contre toute critique de leur identité ? Ne voit-on pas, encore aujourd’hui, des croyants pris dans la pire aliénation religieuse se révolter à l’idée que l’on puisse remettre en cause ce qu’ils prennent pour une forme supérieure d’affirmation d’eux-mêmes ? Dernière difficulté : peut-on parler, comme le concept le laisse entendre, d’un « malheur objectif » et si oui, comment éviter de se prononcer sur le bonheur en dehors de ceux qu’il concerne et qui sont censés en faire l’expérience ?
17Il reste que, par-delà ces difficultés, ce nouveau concept d’aliénation ne s’offre pas aux critiques qui visaient ses autres sens : il est bien spécifique, son articulation à une anthropologie scientifique est évidente, et il n’est pas menacé par l’utopie puisqu’il se fonde sur une analyse des potentialités présentes effectivement en l’homme. On le trouve bien chez Marx à travers toutes les notations qui enregistrent l’idée d’une « perte de réalité » pour le travailleur, d’un « sacrifice de soi », d’un appauvrissement de sa vie individuelle, non seulement dans les Manuscrits de 1844 mais tout au long de son œuvre, donc au cœur même des analyses qui ont mis à jour les conditions précises de la genèse sociale de cette aliénation dans des termes qui, eux, se passent du concept pris dans ses significations antérieures [25]. Mais il n’en a pas fait une théorie explicite, à la hauteur du contenu dont ces notations étaient porteuses et sans voir les problèmes en jeu. Pourtant, son intérêt est immense : comme le sens concernant l’aliénation de la vie générique mais mieux que lui, parce que porteur d’une tout autre rigueur, il confère un sens anthropologique à la compréhension des sociétés de classes en mettant au premier plan la question du devenir de l’individualité humaine. Marx lui-même n’avait-il pas affirmé, dans une lettre à Annenkov, que « l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel, soit qu’ils en aient la conscience, soit qu’ils ne l’aient pas » [26] ? Au-delà de Marx, il permet donc à la théorie de l’histoire et de la société d’échapper à deux travers inverses : soit celui d’un positivisme historique ou sociologique pour lequel il n’y a que des faits qui ne nous renseignent en rien sur l’homme [27], soit celui d’une hyper-critique politiciste de la réalité qui est incapable de nous exhiber son fondement normatif ou, plus simplement, la finalité humaine qu’elle poursuit ; or, en dehors de cette finalité, la politique s’enferme en elle-même, perd tout sens et devient littéralement absurde. Mais il possède un autre intérêt, proprement critique : il permet de dénoncer la plupart des inégalités qui séparent les hommes (intelligence, langage, accès à l’art, etc.) comme des faits d’aliénation, donc comme des effets d’histoire, pour autant que la science biologique ne peut pas en établir l’origine naturelle. Le concept, à travers même sa référence à une nature humaine commune, est donc le contraire d’un concept naturaliste : il démasque l’histoire sous l’apparence de la nature et fonde la possibilité d’une politique qui, en égalisant les circonstances historiques et sociales de vie, égaliserait les chances d’une vie pleine pour tous. Parler d’aliénation des hommes ce n’est donc pas recourir à un pathos humaniste qui brouillerait la compréhension de la réalité, c’est au contraire apercevoir en elle ses potentialités avortées et ne pas s’en satisfaire. La critique, ici, ne nuit pas à l’intelligence du réel puisque c’est l’intelligence du réel qui, en un sens, est critique.
18Demeure pourtant une dernière question : a-t-on tout dit sur ce concept quand on en a montré l’assise scientifique possible ? Certainement pas.
La normativité du jugement d’aliénation
19Le jugement d’aliénation ne se contente pas de comprendre le réel, fût-ce à la lumière de ses possibilités internes que l’analyse théorique, purement objective, révèle. Il juge, nous l’avons vu, ce réel à la lumière de ce possible, ce qui suppose que ce possible soit assumé comme un mieux ou un meilleur sur le plan de la valeur : le devenir-autre de l’aliénation est toujours un devenir-moins ou un devenir-pire, l’homme aliéné se rabougrissant, se réduisant, s’appauvrissant, se dégradant. Il y a donc dans le jugement d’aliénation une dimension de normativité inéliminable : parler d’aliénation, quelle que soit l’importance des faits sur lesquels on s’appuie et des informations théoriques auxquelles on recourt, ce n’est pas seulement constater ou comprendre, c’est juger le présent ou l’actuel dans l’éclairage axiologique d’un futur ou d’un possible meilleur, qui est valorisé comme tel sur un plan proprement normatif. Ce qui implique la dimension de la valeur sans laquelle aucune critique n’est concevable : critiquer c’est, dans tous les cas, examiner le réel à la lumière d’une valeur et donc adopter sur l’objet critiqué un point de vue normatif que cet objet ne porte pas en lui et y importer, en quelque sorte, de la valeur à partir d’une instance de valorisation qui n’est pas simplement une instance d’intellection. Marx, donc, n’est pas seulement un savant qui veut comprendre ; il prend parti, il condamne, il approuve – bref, il juge, il entretient avec le réel un rapport de valeur qui fait échapper son entreprise au seul registre de la positivité scientifique. Dans le cas qui nous occupe, la valeur c’est précisément l’idéal de l’émancipation, de l’homme « riche en besoins », « multilatéral » ou, si l’on préfère, c’est la possibilité de cet homme-là érigée en idéal. P. Raymond, à propos de ce que pourrait être une politique morale, a très bien indiqué ce point : parlant des « virtualités naturelles à l’espèce humaine » dont il convient de faire l’inventaire – ce que nous appelons les « potentialités » –, il affirme qu’elles « sont des critères de jugement : elles permettent de dire si leurs actualisations mutilent les hommes ou en abusent » [28]. La nature humaine n’est donc jamais, chez Marx, seulement une réalité dont une anthropologie théorique devrait élaborer le statut et préciser le contenu ; elle est une valeur qui lui permet de critiquer le capitalisme et dont il revendique la réalisation dans le communisme, faisant ainsi de celui-ci non un simple fait prévisible ou un possible concevable, mais une exigence normative. Comment alors penser le statut de cette normativité ? Elle ne saurait provenir de la science : celle-ci nous révèle bien un possible, mais il faut qu’il soit valorisé pour qu’il soit au principe d’une critique du présent. A elle seule, donc, la science n’est pas critique. Mais elle suppose la science : sauf à verser dans un normativisme abstrait et dans une conception utopiste de la critique, une approche matérialiste ne peut valoriser et exiger qu’un possible objectif et non un possible simplement logique. La critique de l’aliénation se réfère donc à des « dispositions réelles » que l’histoire peut accomplir et non à de simples « possibilités indéterminées », et c’est leur prise en compte à titre de valeurs qui permet de fonder une politique [29]. Enfin, cette normativité présente deux formes qu’il ne faut pas confondre, même si Marx les mêle et si la confusion règne encore aujourd’hui à ce propos dans la réflexion politique : elle est morale quand il s’agit d’exiger une émancipation possible pour tous les hommes et d’en proposer les moyens ; elle est seulement éthique quand il s’agit de se prononcer sur la valeur des potentialités à réaliser et, éventuellement, de les hiérarchiser. A ce niveau, aucune instance extérieure aux individus concernés par l’émancipation ne saurait trancher, sauf à prétendre détenir le secret scientifique de la « vie bonne » et à courir le risque du totalitarisme : c’est au débat collectif de créer les conditions pour que chacun puisse choisir le type de vie qu’il préfère, dans le respect des conditions morales du vivre-ensemble.
Pour conclure
20Ainsi actualisée, la notion d’aliénation apparaît comme un mixte de science et de normativité : par son aspect scientifique elle nous renseigne sur ce que l’homme peut devenir à la lumière de la biologie, de la psychologie et de l’histoire ; par son aspect normatif elle formule l’exigence qu’il le devienne ou qu’il puisse le devenir. Elle résume des savoirs positifs, mais dans l’élément de leur sens anthropologique et, surtout, à la lumière de l’exigence d’un futur meilleur pour l’homme. Elle constitue une catégorie théorico-critique, non ambiguë mais ambivalente, mêlant clairement connaissance de l’homme et jugement de valeur. Elle n’est donc pas menacée par l’utopie mais habitée par la morale, si l’on entend par là le souci primordial de mettre chaque homme en possession de sa vie.
Notes
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[1]
Cf. Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1968, p. 67 : « Si la propriété privée apparaît comme la cause, la raison du travail aliéné, elle est bien plutôt une conséquence de celui-ci. »
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[2]
Cf. la partie du Premier Manuscrit consacrée au travail aliéné, op. cit., pp. 55-70.
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[3]
Le travail est « l’acte d’engendrement de l’homme par lui-même » dit, par exemple, le Troisième Manuscrit, op. cit., p. 144. C’est là une constante de l’anthropologie marxienne.
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[4]
L’œuvre de G. Mendel articule constamment recherche empirique, expérimentation et effort de théorisation pour tenter de concevoir ce que pourrait être un individu autonome, non aliéné. Cf., en particulier, La société n’est pas une famille, La Découverte, 1992 et L’acte est une aventure, La Découverte, 1998.
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[5]
Cf. op. cit., Editions sociales, L III, 3. Les travaux d’A. Gorz vont dans ce sens : cf. Les chemins du Paradis, Galilée, 1983. Il s’agit donc de distinguer dans l’hétéronomie du travail, ou au travail, ce qui dépend de la technique et est provisoirement irrémédiable, et ce qui dépend des rapports sociaux et peut être supprimé.
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[6]
Comme c’est le cas chez Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, l’homme perdant sa nature initiale dès lors qu’il quitte l’état de nature et entre en société.
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[7]
Sur ce point très précis, je suis d’accord avec l’analyse de F. Fischbach dans La production des hommes. Marx avec Spinoza, PUF, 2005, ch. 7 et 8.
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[8]
Une formule générale de Marx indique bien cette importance de l’idée de rapport dans sa conception à la fois de l’homme et de l’aliénation : « L’aliénation de l’homme, et en général tout rapport dans lequel se trouve l’homme avec lui-même », op. cit., p. 65.
-
[9]
« Critique de la philosophie du droit de Hegel », in Marx et Engels. Sur la religion, Editions sociales, p. 41.
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[10]
Op. cit., p. 87.
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[11]
« Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain », ib., p. 99.
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[12]
Ib.
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[13]
Je fais allusion, ici, à la critique opérée par Althusser de la catégorie de « sujet » : cf. sa Réponse à John Lewis, Maspero, 1972. Cette critique ne doit pas nous faire oublier que si les hommes ne sont pas et ne sauraient être le Sujet de l’histoire, ils peuvent devenir de plus en plus et de mieux en mieux les sujets (avec une minuscule et au pluriel) de celle-ci. Ce qui pourrait être une définition raisonnable de l’émancipation socio-politique.
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[14]
La formule est employée à propos de Hegel dans les Manuscrits de 1844, op. cit., p. 131. M. Vadée a bien insisté sur la présence de la catégorie de « possible » chez Marx, héritée d’Aristote : cf. Marx penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992.
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[15]
Il suffit, ici, de penser à l’échec scolaire et sa détermination de classe : cf., par exemple, les travaux de Bourdieu et Passeron et tout ce qui, depuis, en socio-logie de l’éducation, les a confirmés.
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[16]
Je rejoins donc T. Andréani qui affirme, d’une manière provocante mais juste, que sans l’idée de nature humaine, « c’est le marxisme lui-même qui devient incompréhensible », in De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck, 1989, t. I, p. 151. Je partage par ailleurs sa théorie des « besoins génériques » qui définissent cette nature humaine et permettent d’en penser l’aliénation socio-historique. Cf. op. cit., ch. 6.
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[17]
Op. cit., p. 94.
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[18]
Op. cit., L. I, 7ème section, ch. XXV.
-
[19]
Op. cit., Editions sociales, 1975, p. 32.
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[20]
Pour la première forme voir, par exemple, la conception aristotélicienne de l’esclavage ; pour la seconde voir la sociobiologie contemporaine importée des Etats-Unis. Celle-ci prétend s’appuyer sur la science biologique la plus récente, en réalité elle l’exploite et la déforme idéologiquement.
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[21]
« Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir » disait déjà Rousseau dans Du contrat social, L. I, ch. 2. Il y a là de quoi comprendre le mécanisme de la reproduction, en quelque sorte spontanée, des classes sociales.
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[22]
Manuscrits de 1844, op. cit., p. 97.
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[23]
Cf. son dernier ouvrage, riche et nuancé, L’expérience de l’injustice, La Découverte, 2004. Il fait clairement de la théorie de l’aliénation un « modèle philosophique de la souffrance » et le « mal-être » est toujours associé chez lui à un « malaise », il émerge donc toujours à la conscience : cf. la 3ème partie du livre. Il me semble que Bourdieu comme Renault sous-estiment la causalité de l’idéologie dans la production-reproduction du malheur et sa capacité à le rendre invisible ou inconscient. L’aliénation de la femme illustrerait facilement cette idée.
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[24]
La formule est de M. Conche in Le fondement de la morale, Editions de Mégare, 2ème édition, 1990.
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[25]
L. Sève a donc parfaitement raison, contre Althusser, de signaler la persistance de l’idée elle-même, au-delà des œuvres de jeunesse : cf. son article « Analyses marxistes de l’aliénation » dans l’ouvrage collectif Philosophie et religion, Editions sociales, 1974, pp. 203-254.
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[26]
In Etudes philosophiques, Editions sociales, 1961, p. 148.
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[27]
Ce que Nietzsche a appelé, à sa manière, le « faitalisme » ou culte absurde des faits.
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[28]
« L’homme, animal par nature politique » in Dissiper la terreur et les ténèbres, Méridiens-Klincksieck, 1992, p. 134.
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[29]
Cf., à nouveau, P. Raymond, op. cit., p. 131.