Couverture de AMX_037

Article de revue

A propos de la généalogie de la morale familiale

Pages 43 à 54

Notes

  • [1]
    Cf. R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003.
  • [2]
    R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003.
  • [3]
    R. Talmy, Histoire du mouvement familial, 1896-1939, Paris, Uncaf, 1962, 2 t.
  • [4]
    Cf. P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1999.

1 Entreprendre une généalogie de la morale familiale vise à mettre en perspective la genèse et l’histoire des représentations de la famille en Europe occidentale  [1]. Il ne s’agit pas de retracer l’évolution des structures de la famille, mais celle de ses usages sociaux, notamment politiques : transmissions successorales (patrimonialisation des biens et des charges), gestion des populations (paternalisme, modes de protection sociale), stigmatisation morale et moralisation des populations (patronage, hygiénisme). Comment la famille est-elle devenue la pièce principale du système des instruments de reproduction de la structure sociale ?

2Deux objectifs orientent une telle recherche. Le premier est de briser les évidences souvent trompeuses concernant la famille, son fondement, son fonctionnement, sa définition. Le second est de faire apparaître les relations complexes des définitions de la famille avec les luttes que se livrent les groupes sociaux pour assurer et pérenniser leur position dans l'espace social. Car c’est dans ces luttes que s’engendrent les représentations de la famille. La définition, le rôle de la famille est en effet, à toute époque et dans toutes configurations sociales, un enjeu de luttes à nombreuses dimensions, entre et à l’intérieur des classes sociales. En particulier, elle est devenue en France un enjeu politique, constitué comme tel lors de la consolidation de la Troisième République par les mouvements familialistes qui se sont formés face à la montée du socialisme et de l’idéologie de la lutte des classes : la « famille », lieu de tous les consensus, s’est alors opposée – et le reste encore à bien des égards – à la « classe », principe de tous les conflits et de la remise en cause de l’ordre social.

3Une autre question, très générale, s’impose : peut-on penser la famille en dehors des catégories qui orientent la représentation qu’on en a, sachant que la famille est essentiellement affaire de représentation et de légitimation des échanges entre générations ? Qu’on pense à l’opposition longtemps cruciale entre famille légitime et famille naturelle, distinction qui a sans doute pour une part perdu de sa pertinence et de sa rigueur, pertinence et rigueur qu’elles avaient lorsque le seul instrument de reproduction de la structure sociale était la famille et que le type de biens qui la fondait était le patrimoine, au sens le plus large incluant « l’honneur », celui qui faisait, entre autres, de la virginité (des femmes) ou de l’homosexualité (des hommes), bref de la sexualité et ce qui lui était lié la continuité de la lignée, un enjeu primordial.

Généalogie de la morale familiale

4J’ai donc retracé la genèse de la famille ou plutôt celle de ses représentations, inséparablement sociales et cognitives, repère leurs usages et leurs sens, bref reconstitue les enjeux économiques, politiques et sociaux dont résultent les définitions de la famille et de la morale qui leur est associée dans plusieurs configurations historiques spécifiques constituées comme autant d’études de cas. La ligne générale que j’ai tenté de suivre et qui lui donne sa cohérence à ma démarche est la suivante : la « famille » n’a pas à elle-même son principe d’évolution, elle est le produit de nombreuses stratégies qui s’engendrent dans des contextes économiques et sociaux spécifiques.

5Sans retracer la préhistoire de la morale familiale telle que nous la connaissons encore aujourd’hui et dont les controverses actuelles attestent encore l’empreinte, il faut rappeler très brièvement qu’elle s’est peu à peu diffusée et imposée avec le premier christianisme. L’Église catholique a construit dès le IVe siècle un système de règles de parenté qui, par les moyens du mariage par consentement mutuel et de la liberté de tester, dispositions contraires aux coutumes indigènes d’alors (en particulier la toute puissance du chef de famille), lui a permis de devenir une puissance économique sans égal. Elle interdisait la répudiation des femmes stériles, les mariages consanguins – elle avait élargi considérablement le nombre de degrés de parenté entre lesquels les mariages étaient prohibés – l’adoption des enfants, la polygamie, le divorce, autant de mesures qui, en diminuant le nombre d’héritiers possibles, contribuaient directement à accroître son patrimoine. Ainsi, le modèle du groupe où les membres sont unis par des attaches affectives et qui est fondé sur le consentement, est associé à la transformation de la secte chrétienne en Église grâce à l’accumulation de biens aliénés en sa faveur.

6Avec l’État absolutiste et la centralisation administrative qu’elle implique, la gestion des affaires matrimoniales est passée peu à peu de l’Église à l’État, ce transfert s’accompagnant d’une transformation de la définition de la famille. En effet, la centralisation politique qui s’opère au XVIe siècle s’appuie sur l’essor d’une l’élite administrative. Celle-ci est essentiellement composée de bourgeois et d’anoblis récents ayant étudié le droit. Ce sont des titulaires d’offices au Parlement et dans ce qui allait devenir l’administration étatique. Ayant mobilisé des fonds familiaux importants pour acheter leurs charges, ils ont élaboré un règlement visant à maintenir ce nouveau type de patrimoine dans leur famille. Les nouvelles dispositions vont à l’encontre du droit canon qui, en protégeant les enfants, favorisait les intérêts matériels de l’Église. Elles visaient, au contraire, à éviter toutes les formes de dilapidation du patrimoine : illégalité des mariages secrets, publication des bans, restriction des possibilités de séparation des époux, interdiction des grossesses clandestines, renforcement de l’indivision des successions, autant de mesures qui contribuent à constituer un nouveau modèle familial conférant au chef de famille une autorité socio-économique sans partage.

7Lors de la montée du pouvoir monarchique et de 1a bourgeoisie de robe qui lui est économiquement et politiquement liée, l’un des enjeux de la lutte entre l’Église et l’État a été de déterminer l’instance légitime qui, en imposant le modèle familial correspondant à ses intérêts, s’assurait du même coup les conditions à la fois morales et économiques propres à sa perpétuation. Ainsi, les affaires de famille sont-elles des affaires d’Église et des affaires d’État. Bien sûr, il ne s’agissait pas de n’importe quelle famille, c’est-à-dire de n’importe quel groupe social. Dans ces luttes, il n’était question que de la famille des groupes les plus élevés dans la hiérarchie sociale et qui contrôlaient la structure étatique, de plus en plus centrale, au double sens.

8La montée de la bourgeoisie dans les structures de l’État monarchique a, alors, menacé la noblesse tant dans ses fonctions que dans son statut. D’où la question posée à cette époque dans les « enquêtes de noblesse » : qui appartient à la noblesse et donc qui peut bénéficier des privilèges qui lui sont attachés ? Question qui en appelle une autre : comment devient-on noble ? par la naissance, par la nature des biens possédés, par les fonctions exercées ? Le problème de la fonction sociale et politique de la « famille » est ici centrale : il détermine très directement le statut et le rang dans l’espace social.

9Dès le milieu du XIXe, le problème se pose aussi, dans d’autres conditions mais dans les mêmes termes : il est toujours question de la « famille ». Avec l’effondrement des structures familiales traditionnelles, au-moins dans les régions en cours d’industrialisation, la question devient la suivante : comment assurer l’ordre social pour des catégories sociales « déshéritées », comme on disait alors, c’est-à-dire celles qui n’ont rien reçu et qui n’ont rien à transmettre. Autrement dit, sur quoi fonder la « famille ouvrière » qui ne soit pas la propriété ? Toutes les ébauches des systèmes de protection sociale et de droit social qui apparaissent à cette époque (législation concernant le travail des enfants, création des salles d’asiles), ce qu’on appellera à la fin du XIXe le droit ouvrier ou encore la législation industrielle ainsi que le droit de la famille ouvrière (notamment la déchéance de la puissance paternelle) visent à répondre à cette question. Ce sont autant de dispositions et de dispositifs qui sont en contradiction avec ceux du « code civil », de l’économie libérale et de la philosophie « individualiste » qui lui est consubstantiellement associée.

10Mais la question du « paupérisme » s’est doublée presque simultanément d’une autre qui concerne tout autant l’ordre social à cette époque, celle intéressant immédiatement les catégories dominantes. Cette question a aussi directement partie liée avec les fondements de la position de ces catégories dans l’espace social. Il s’agit de l’émergence d’une nouvelle structure familiale, celle que Durkheim appelait la famille « conjugale ». Cette forme de famille a pour principe moins la cession d’un patrimoine économique que la transmission d’une autre espèce de capital, le capital culturel de type scolaire, qui se constitue en tant que tel à cette époque. En effet, cette espèce de capital trouve alors à se valoriser sur les marchés du travail – on parlait alors de « capacités » – et participe de la croissance d’un salariat bourgeois induit par le développement du capitalisme et de son organisation ainsi que de la montée de l’administration d’État dans l’organisation des rapports sociaux.

11Ainsi, à la fin XIXe, se juxtaposent trois modes de gestion et de reproduction des populations qui ont tendu sinon à se substituer dumoins à s’ajouter au mode familial de production et de reproduction de la structure sociale : un marché du travail où le salarié est libre de toute obligation autre que contractuelle ; un système scolaire qui dote et certifie des compétences culturelles et sociales valorisables sur le marché du travail ; un système de protection sociale qui vise à assurer la permanence des ressources quels que soient les aléas de la vie professionnelle et familiale  [2].

Familles et modes de reproduction de la structure sociale

12La « famille » comme catégorie « politique », voire comme action politique n’existe que quand il y a une théorie des structures familiales qui devient crédible, en l’occurrence en France à la fin du XIXe siècle, avec l’invention des sciences sociales (démographie, anthropologie, psychologie, sociologie). La famille comme représentation (dans tous les sens) qui se met à exister en tant que discours politique avec ses organismes et ses dispositifs spécifiques, ses spécialistes et ses représentants. Le « familialisme » s’est en effet formé comme mouvement défendant la famille et les valeurs traditionnelles, essentiellement catholiques, au début du XXe siècle et est à l’origine de l’invention de la politique familiale en France et en Belgique  [3]. Mais il existe d’autres types de « familialismes », notamment un familialisme d’État, dont les promoteurs se distinguaient du familialisme d’Église, moins par les valeurs morales elles-mêmes que par leurs positions dans l’espace social des catégories dirigeantes et leur rapport à l’État (républicain).

13Lors de l’avènement de la Troisième République, la défense de la famille est, en effet, devenue une cause d’État dont l’enjeu et la définition sont relativement opposés par rapport à celle que défend l’Église catholique. S’il est vrai qu’à la fin du XIXe siècle la campagne contre la dénatalité avait pris une dimension nationale à la suite de la défaite de la France face à l’Allemagne, son principe est cependant ailleurs, dans les luttes que se livrent alors partisans et adversaires de l’ordre républicain et de ce qui lui est alors lié, le rôle de la famille dans le système des instruments de reproduction de l’ordre social. On doit rappeler ici, fut-ce à grands traits, leurs enjeux car c’est dans ces luttes que s’est engendrée la technologie intellectuelle et organisationnelle de ce qu’il convient d’appeler le familialisme d’État. En effet, la mise en place des « aides à la famille » et la vision du monde qui leur sont liées, notamment tout ce qui concerne la famille elle-même, son mode de connaissance, son type de fonctionnement, sa taille, son mode de reproduction, sa morale, participe de la constitution du familialisme qui a trouvé à la Libération les moyens matériels et symboliques d’instituer une définition de la famille.

14De la préhistoire de ce qui est devenu en France une « politique », la « politique familiale », on doit retenir que le familialisme d’Église est apparu en tant que groupe de pression à la fin du XIXe et pendant le premier quart du XXe siècle sous la forme d’un ensemble différencié de mouvements philanthropiques se rattachant au catholicisme social. Il visait explicitement, en favorisant les « familles nombreuses », à restaurer un ordre moral fondé sur le respect du droit de propriété et des hiérarchies « naturelles », de la liberté de tester, et des valeurs catholiques. La « défense de la famille », en cette période où les institutions républicaines se sont consolidées et où le mouvement ouvrier s’est organisé, est devenue un des principes d’unification d’actions dispersées mais qui étaient objectivement convergentes : maintien de l’ordre politique par la morale, dont la famille était à la fois l’emblème et le moyen. C’est le mode de reproduction familiale de la structure sociale et l’ordre politique qui lui était attaché, qui sont alors en cause et qui servent de cause à défendre.

15On comprend que le discours, en France typiquement de droite, sur le « libre choix des familles contre les empiétements de l’État », en l’occurrence l’école laïque, cristallise en période de crise toutes les oppositions, car l’école est l’instance la plus visible qui tend à concurrencer la famille en tant qu’instrument de redistribution, à chaque nouvelle génération, des positions dans la structure sociale. Le rapport à la « famille », en ce sens, concentre, en effet, toute une série d’attitudes cohérentes à partir desquelles les agents sociaux engendrent des pratiques qui sont objectivement et subjectivement systématiques : rapports au système scolaire, au statut de la femme, à la sexualité (ascétisme, continence, chasteté, conjugalité, hétérosexualité) à l’avortement, au patrimoine, ou encore dans d’autres domaines que structure la famille, comme le type d’autorité et la manière de l’exercer ainsi que le rapport à la sécurité.

16On signale juste ici que les premières associations catholiques de chefs de famille se sont définitivement constituées et ont accru considérablement leur essor au lendemain de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État. Il s’agissait en particulier de contrôler le contenu de l’enseignement dans les écoles publiques, notamment les manuels et livres scolaires – ainsi que les faits et gestes des enseignants –, de multiplier les écoles privées et de faire bénéficier ces dernières des allocations et subventions accordées par l’État, les départements et les communes proportionnellement aux enfants qui les fréquentaient.

17Les catégories sociales les plus conservatrices n’ont pas été les seules à « défendre la famille », c’est-à-dire, l’ordre social qui leur permettait de conserver leur position dans l’espace social. Au même moment, la « défense de la famille » mobilisait d’autres fractions des classes dominantes qu’on pourrait dire presque antagonistes des premières, notamment au regard du rôle de l’État dans la gestion des affaires civiles. Les animateurs de cette mouvance qu’on appelle habituellement « nataliste » – l’association dans laquelle la plupart d’entre eux se regroupaient s’intitulait l’Alliance nationale pour la croissance de la natalité française – n’étaient pas des patrons d’entreprises, des hommes d’affaires, des chefs d’industrie, des officiers de l’armée, des responsables d’organisations religieuses, mais des représentants de l’élite d’une république laïque et patriotique, celle qui, en France, a pris peu à peu le pouvoir dans le champ politique à la fin du XIXe siècle, médecins, hauts fonctionnaires, statisticiens, démographes, dirigeants politiques. La qualification de nataliste pour désigner cette composante du mouvement familial tend à occulter que, comme pour la première, elle défend aussi une certaine conception de la famille et la morale qui lui correspond.

18Mais à une perception éthico-religieuse du monde social s’est substituée une vision qu’on dirait aujourd’hui « technocratique », d’inspiration scientiste et rationaliste. Il s’agissait par des moyens politiques et économiques de favoriser la natalité et, par là, la puissance économique et militaire de la nation. La « défense de la famille » ne désigne plus, en ce cas, la restauration d’un ordre social dépassé et en déclin – ce que connotent les notions de dénatalité, de dépopulation – elle est solidaire de la transformation du mode de reproduction de la structure sociale, dont le patrimoine familial n’est plus le seul principe ni la seule finalité. Ce dernier passe désormais de plus en plus par des systèmes de distribution de ressources garanties par l’État (diplômes scolaires, prestations sociales, droits sociaux, équipements collectifs).

19C’est seulement à la Libération que l’institutionnalisation politique de la famille, telle que nous la connaissons encore aujourd’hui, s’affirmera sous la forme d’un corps de représentants légitimes, interlocuteur des pouvoirs publics (l’Union nationale des associations familiales), d’une organisation spécialisée dans la gestion des familles (Union nationale des caisses d’allocations familiales), d’un organisme officiel d’études et de prévisions (l’Institut national d’études démographiques) et d’un magistère moral et politique, le Haut comité de la population et de la famille. Et sans parler d’un ministère, celui de la Population et de la Famille chargé d’orchestrer l’activité de ces différents acteurs institués désormais dans leurs rôles respectifs et d’une technologie – déjà partiellement mise en œuvre entre les deux guerres – propre à rendre effectives les mesures de politique familiale : technologies fiscales (quotient familial), assurantielles (prestations familiales), médicales (généralisation de la pédiatrie, de la protection maternelle et infantile), judiciaires (magistrats spécialisés, éducation surveillée).

La famille comme catégorie de l’action politique

20Le familialisme se perpétue aujourd'hui essentiellement au travers des technologies économiques, juridiques, fiscales et assurantielles dont il est, pour une bonne part, à l'origine ainsi que par une forme d’encadrement généralisé des familles grâce aux sciences et au travail social. Si les bases sociales du familialisme se sont effondrées en France dans les années 1960-70 (déclin de l'Église catholique, déclin de la paysannerie et des entreprises familiales, accroissement de la scolarisation et du travail salarié des femmes, montée du mouvement féministe), il marque toujours de son empreinte les catégories selon lesquelles sont appréhendés les structures familiales, la vision de la famille et les droits qui lui sont attachés. Pourquoi cette force ? Parce que ces catégories sont devenues des catégories d'État, de la pensée d'État, celles à partir desquelles est pensée encore aujourd'hui la famille, sa définition, sa composition et les droits qui lui sont attachés. Elle n’est même plus pensée, tant la définition de la famille est inscrite dans les mécanismes de redistribution des ressources de toute sorte (les allocations familiales, le quotient familial, le logement social, les régimes de retraite, l’ordre, au sens le plus général, des successions), ou sous forme bureaucratique comme l’état civil dans la définition sociale de l’identité, c’est-à-dire de l’existence sociale, la seule qui soit reconnue au moins par le droit et les droits qui lui sont en général associés.

21Toute l’histoire de la politique familiale et le fait que la « famille » soit l’objet d’une action politique et d’une gestion bureaucratique l’attestent : la transformation du mode de reproduction de la structure sociale qui, de plus en plus, passe par des systèmes de distribution de ressources garanties par l’État, a modifié, pour sa part et dans sa logique propre, le droit de la famille, ce qu’on appelle les « structures familiales » devenant des catégories de redistribution et de transferts sociaux, comme c’est, en l’espèce, le cas avec les prestations familiales et le quotient familial pour parler du droit des successions. D’autres formes de technologies sociales, qui sont tout autant constitutives de l’intervention de l’État, ont aussi contribué, à transformer les « structures familiales », notamment les institutions d’assurance qui, pour une bonne part, assument des fonctions que la famille de type patrimonial assurait jusqu’alors. C’est le cas des systèmes de retraite, qui n’est pas sans lien avec la restructuration du groupe familial (famille « nucléaire »). C’est aussi celui des allocations de veuvage lors du décès d’un des époux, des pensions alimentaires lors d’un divorce, voire, des systèmes d’assurances vie.

22En effet, parallèlement au déclin du mode de gestion « paternaliste », des rapports sociaux au sein des entreprises et des familles, s’est mis en place un système de gestion collectif de la famille dont le mode de fonctionnement est de type bureaucratique, c’est-à-dire un système où les rapports entre les individus sont institués selon des mécanismes totalement formalisés, des catégories définies et fixées juridiquement, bref un système où les rapports sont des rapports de droit. Un tel système suppose, comme l’histoire de la mise en place des caisses d’allocations familiales en fournit un exemple, une définition officielle, juridiquement garantie, des droits, des agents socialement mandatés pour les reconnaître, des procédures entièrement explicites et précises, une réglementation des tarifs et, enfin, une normalisation et une homologation des barèmes. Ce qui implique aussi des agents titulaires de droits qui sachent les faire valoir, c’est-à-dire les revendiquer dans des formes que le droit et les usages codifiés de l’institution supposent connues.

23Un tel système implique la définition d'une nouvelle morale à la fois familiale et collective. C'est une des fonctions qu'a remplies, entre autres, la démographie en inventant, à la fin du XIXe siècle, la famille dite « normale », celle dont la taille permet à la population nationale de se renouveler. Ces nouvelles normes morales concernent, en effet, moins les relations familiales elles-mêmes que les normes, statistiquement établies (et sanctionnées par le droit), de répartition équitable de la charge économiquement définie que représentent l'éducation et l’entretien des enfants (notamment le logement) entre les différentes catégories de ménages. Des catégories démographiques s’imposent, en effet, comme des schèmes tautologiques dans la mesure où elles désignent simultanément des principes de classement et des unités sociales (les « jeunes », les « femmes », les « personnes âgées »), dont les différences, sur lesquelles elles reposent, apparaissent si naturelles (l’âge et le sexe) et si évidentes que, si elles n’étaient pas employées dans les analyses, cette absence serait considérée comme une lacune ontologique, ainsi que ce fut, par exemple, le cas dans une enquête de l’Insee, demeurée inexploitée, où la question relative au sexe avait été inconsciemment omise ou, dans un autre registre, la mention du sexe des époux dans le Code civil, tant cette catégorie allait de soi.

24Ce qui est constitué comme un « fait de population » ou comme une « structure démographique », expressions déjà bien à même de désigner des objets qui ont la consistance d’une « quasi-chose », comme l’écrivait Durkheim à propos du droit, est le résultat d’une double construction : les données démographiques sont élaborées selon les catégories bureaucratiques des États modernes visant à identifier les individus (état civil) et à définir les groupes (les unités familiales, territoriales, professionnelles) et le principe de construction de ces catégories est lui-même construit comme fondé en nature, une « construction sociale naturalisée », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu  [4]. Les catégories démographiques et sociologiques sont à la fois des formes organisées et des schèmes organisateurs. Si la « famille » existe sous une forme que le démographe ou le sociologue peuvent mesurer (les « structures familiales »), ce qu’ils mesurent est le résultat d’un processus historique au terme duquel s’est imposée une certaine représentation de la famille (et de la morale qui lui est liée, rappelons-le) et qui peuvent changer notamment selon la place qu’occupe la famille dans l’ensemble des instruments de la reproduction des structures sociales et des institutions qui y concourent.

25La force qui ainsi est attachée à des catégories comme le sexe ou l’âge mais aussi comme la famille, ne tient-elle pas au fait qu’elles sont des actes d’État, d’état-civil qui définissent dans la durée et dans l’espace l’identité générique des individus, c’est-à-dire leur appartenance au groupe ? La fixation officielle de cette identité, appréhendée selon les catégories au travers desquelles s’engendrent les représentations de la famille, contribue en effet à faire exister des différences en les inscrivant dans un système de distinctions devenant quasi immuables parce que bureaucratiquement reproductibles et auquel sont rattachées mécaniquement nombre de propriétés socialement déterminées et déterminantes. Ces catégories qui sont aussi des catégories juridiques et donc bien à même de faire advenir dans la réalité, avec la contrainte qu’implique le droit, ce qu’elles énoncent et ce qu’elles annoncent, insèrent les individus dans toute une série de formalités et d’opérations qui visent à les différencier en les rendant conformes à ces différences et aux définitions sociales des comportements et attitudes qui sont associés à ces définitions. De sorte que les différences socialement établies sont confirmées à la manière d’un destin inscrit dans la nature des choses, des choses sociales telles que les consacre l’État, ce qu’on appelle l’identité, au moins au sens de carte d’identité.

26Ce qui est commun dans les différentes configurations historiques analysées dans Généalogie de la morale familiale est que la famille et la morale qui lui est associée se donnent comme des principes fondateurs de l'ordre social. Mais à partir de quel point de vue sont évalués ces principes ? La question est importante, car de ces « points de vue » dérive la valeur qu'on accorde à ces principes, en général la « nature », l’ordre social naturalisé. Le problème devient dès lors le suivant : y a-t-il d'autres « points de vue », des points de vue concurrents ? En quoi consistent-ils ? Qui les impose ? Car ces points de vue sont, pour l’essentiel, les modes d'existence de ceux qui jugent et évaluent et qui réussissent à imposer leurs valeurs. Donc, il convient de rapporter la famille et les valeurs qui lui sont associées à quelque chose qui soit comme leur origine, en l’occurrence aux conditions sociales de vie et des luttes sociales auxquelles elles donnent lieu.

27Mais on ne peut se contenter d'inventorier les valeurs existantes, les modalités des échanges et des interactions ou de critiquer les comportements au nom des valeurs établies. On ne peut non plus penser ces valeurs en les faisant seulement dériver de faits objectifs qui seraient indépendants de ces valeurs, comme le croyait Durkheim. D'où la nécessité pour le sociologue de remonter à leur condition de production : quel est le fondement de la valorisation actuelle de la famille comme instrument de transmission ? Par rapport à quelles valeurs s'oppose la famille ? A d'autres formes de regroupements ? Quels sont-ils ? Seraientce les classes sociales comme cela a été longtemps le cas ? Ou ne faudrait-il pas un autre système conceptuel que celui de la famille ou de la politique pour penser aujourd’hui ce phénomène très général qu’est le « maintien des formes sociales » et la transmission entre générations qu’il implique.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/amx.037.0043

Notes

  • [1]
    Cf. R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003.
  • [2]
    R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003.
  • [3]
    R. Talmy, Histoire du mouvement familial, 1896-1939, Paris, Uncaf, 1962, 2 t.
  • [4]
    Cf. P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1999.

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