Couverture de ARSS_232

Article de revue

La banalisation du Front national au village

Les relais informels des référents frontistes dans un territoire rural et populaire

Pages 70 à 85

Notes

  • [1]
    Annie Collovald, Le “Populisme du FN”, un dangereux contresens, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2004. Voir aussi Gérard Mauger et Willy Pelletier (dir.), Les Classes populaires et le FN. Explications de votes, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2017.
  • [2]
    Bernard Schwengler, « L’ouvrier caché : le paradoxe du vote rural d’extrême droite dans la France du Nord-Est », Revue française de science politique, 53(4), 2003, p. 513-533.
  • [3]
    D’une manière comparable, les analyses géographiques fondées sur le « gradient d’urbanité » rapportent ce phénomène à sa dimension spatiale, en expliquant le vote FN par la distance aux grandes agglomérations urbaines. Pour une analyse critique de ces travaux, voir Jean Rivière, « Le vote pavillonnaire existe-t-il ? Comportements électoraux et positions sociales locales dans une commune rurale en cours de périurbanisation », Politix, 83, 2008, p. 23-48.
  • [4]
    Sébastien Vignon, « Le FN en campagne. Les ressorts sociaux des votes frontistes en milieu rural », Métropolitiques, mise en ligne le 9 mai 2012, https://www.metropolitiques.eu/Le-FN-en-campagne-Les-ressorts.html ; Sylvain Barone et Emmanuel Négrier, « Voter Front national en milieu rural. Une perspective ethnographique », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 417-434.
  • [5]
    Benoît Coquard, « Qui sont et que veulent les “gilets jaunes” ? », Contretemps, mise en ligne le 23 novembre 2018, https://www.contretemps.eu/sociologie-gilets-jaunes/.
  • [6]
    Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2017, p. 281-308.
  • [7]
    Pour une synthèse : Céline Braconnier, Une autre sociologie du vote. Les électeurs dans leurs contextes : bilan critique et perspectives, Cergy-Pontoise, LEJEP, 2010.
  • [8]
    Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, Paris, Gallimard, 2007.
  • [9]
    Joël Gombin, « Le changement dans la continuité des géographies électorales du Front national depuis 1992 », in S. Crépon, A. Dézé et N. Mayer (dir.), op. cit., p. 395-416.
  • [10]
    Lorenzo Barrault-Stella et Bernard Pudal, « Représenter les classes populaires ? », Savoir/Agir, 34, 2015, p. 71-82 et en particulier p. 76-78.
  • [11]
    Sur l’importance des sociabilités « ordinaires » en matière de politisation dans les mondes ruraux : Annie Antoine et Julian Mischi, Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008. Au-delà des questions strictement politiques, des travaux récents plaident plus largement pour une analyse localisée et contextualisée des classes sociales dans les campagnes françaises, voir Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mischi et Nicolas Renahy (dir.), Mondes ruraux et classes sociales, Paris, Éd. de l’EHESS, 2018.
  • [12]
    Non d’emprunt d’une intercommunalité du département de la Mayenne (53).
  • [13]
    L’article doit beaucoup aux conseils de Lorenzo Barrault-Stella et de David Gouard, ainsi qu’aux relecteurs des versions antérieures de ce document et aux proches qui nous ont aidés lors de la passation des questionnaires. L’enquête n’aurait pas été possible sans le soutien de la famille C., que nous remercions chaleureusement.
  • [14]
    Insee, 2013. Plus largement, sans métropole majeure, la Mayenne figure parmi les départements les plus ouvriers de France et compte, en 2013, 30,9 % d’ouvriers dans sa population active. Voir Julian Mischi, Le Bourg et l’atelier. Sociologie du combat syndical, Marseille, Agone, 2016.
  • [15]
    Si les scores du FN ont plus que doublé depuis les années 1980, cette progression parmi les plus fulgurantes nationalement s’explique par des scores mayennais initialement très bas qui continuent de positionner ce département parmi les moins favorables à ce parti (en 20e position de ce point de vue à l’élection présidentielle de 2017).
    Source : élaboration propre sur la base des résultats officiels publiés par le ministère de l’Intérieur et consultés dans le quotidien Ouest-France.
  • [16]
    Lors des scrutins présidentiels de 1988 et de 2017, la Mayenne se classe parmi les départements les plus favorables aux candidats de la droite traditionnelle Jacques Chirac (RPR, 24,1 %) et François Fillon (LR, 27,1 %).
  • [17]
    Le questionnaire montre que l’électorat de François Fillon en 2017 se compose encore à 21,2 % d’agriculteurs ou d’agriculteurs retraités.
  • [18]
    Voir Georges Macé, Un département rural de l’Ouest : la Mayenne. L’homme, l’espace, le temps, les pouvoirs, Mayenne, Joseph Floch éd., 1983.
  • [19]
    L’activisme du sénateur-maire MRP d’Aubrés entre 1953 et 1977, agriculteur de profession, participe activement à amorcer l’industrialisation du territoire, rattrapant ainsi la dynamique départementale. Avec plus de 30 000 habitants, les Cobrés constituent aujourd’hui un bassin de vie organisé autour d’un « pôle moyen » (Aubrés, environ 7 000 habitants) au sens de l’Insee.
  • [20]
    Le taux de chômage s’établissait en 2013 au même niveau dans la Mayenne et les Cobrés à 9,2 % (Insee, 2013).
  • [21]
    La croissance de la population dans les Cobrés suit celle de l’ensemble du département depuis 1975 et se maintient à des niveaux de variations annuelles compris entre 0,1 et 0,5 %.
  • [22]
    Sur ce point nous renvoyons par exemple aux analyses géographiques de Christophe Guilluy.
  • [23]
    Envisagé indépendamment de l’enquête ethnographique, notre questionnaire ne permet pas d’appréhender, à l’inverse de bases de données agrégées de grande ampleur, les effets de la stratification interne aux classes populaires sur les conduites électorales. Voir Camille Peugny, « Pour une prise en compte des clivages au sein des classes populaires. La participation politique des ouvriers et des employés », Revue française de science politique, 65(5), 2015, p. 735-759.
  • [24]
    Journal de terrain, jour de marché à Aubrés, 4 mai 2017.
  • [25]
    Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.), La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, PUR, 2005.
  • [26]
    Sylvain Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie…, Paris, Nouveau Monde, 2012, p. 109-165.
  • [27]
    Dans cette région d’élevage, deux de ses prédécesseurs au poste de maire d’Aubrés dans les années 1990 et 2000 exerçaient également la profession de vétérinaire.
  • [28]
    Sur le processus de professionnalisation et de clôture de l’espace politique, voir Patrick Lehingue, « Existe-il de nouvelles logiques du recrutement politique ? », in Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de Daniel Gaxie, Rennes, PUR, 2019, p. 17-34.
  • [29]
    Au total, 35 individus ont répondu avoir participé à des activités militantes, toutes organisations confondues.
  • [30]
    Selon notre enquête, les votes en faveur du FN dans les Cobrés apparaissent peu stabilisés et intermittents : 36,6 % des électeurs de Marine Le Pen en 2017 ne déclarent pas l’avoir soutenue à l’élection présidentielle précédente (pourcentage calculé sur la base de ceux qui déclarent un vote en 2012). Dans le même temps, ils sont plus de 75 % des électeurs LR à avoir déjà voté pour Nicolas Sarkozy (UMP) au premier tour en 2012. Il est à noter que le corps électoral de la droite se rétrécit entre 2012 et 2017, mécaniquement la proportion d’électeurs qui vote à droite en 2012 est plus forte. Tandis que le phénomène inverse s’observe pour le FN. Ce score augmente encore si l’on prend en compte les scrutins intermédiaires, en particulier les élections départementales de mars 2015.
  • [31]
    Dans la population active de 25 à 54 ans en 2015, on compte 36,4 % d’ouvriers et 31,8 % d’employés, pour seulement 4,5 % de cadres et de professions intellectuelles supérieures.
  • [32]
    Le FN recueille 31 voix sur les 206 inscrits à l’élection présidentielle de 2007 puis respectivement 68 et 63 voix sur les 244 inscrits aux premiers tours de ces élections en 2012 et 2017, emportant même la majorité lors du second tour de cette dernière avec 93 voix (53,3 % des votes exprimés).
  • [33]
    Personnage clé de Rives dont l’identité sociale comme les horizons d’attente et d’action se définissent au sein du village, Patrick nous recommande sans peine à une longue liste d’autres habitants, dont certains avec lesquels il entretient pourtant d’importantes divergences, déterminant en partie les contours de notre enquête dans ce village.
  • [34]
    Sur ces questions, voir entre autres l’article de Patrick Champagne, « La reproduction de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, 65, 1986, p. 41-64.
  • [35]
    Frédéric Roux, « Des pêcheurs distingués. L’espace des pratiques halieutiques », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (dir.), Trente Ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 354-364.
  • [36]
    Reposant sur des schèmes traditionnels, la structuration des scènes de sociabilité locale est en affinité avec les propos misogynes de Jean-Marie Le Pen, que l’offre discursive de Marine Le Pen ne fait qu’infléchir de manière timorée, voir Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Seuil, 2015, p. 53-54.
  • [37]
    Amélie Beaumont, Raphaël Challier et Guillaume Lejeune, « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, 122, 2018, p. 9-31.
  • [38]
    À la différence de Patrick, dont les ressources locales facilitent la publicisation du vote, les ouvriers de l’association sont peu enclins à mettre en récit leurs préférences frontistes face à l’enquêteur. Christopher se montre distant lors de nos observations à l’étang et, en dépit de plusieurs relances et de l’appui de son ami Patrick à notre démarche, il décline nos demandes répétées d’entretien. Quant à Sébastien, il nous informe de son vote en faveur de Marine Le Pen en 2012 seulement en remplissant le questionnaire administré en fin d’entretien.
  • [39]
    Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [40]
    En parallèle des tâches administratives liées à l’activité professionnelle de Patrick (factures, comptabilité), Pascale connaît une trajectoire professionnelle chaotique marquée par plusieurs licenciements et des temps partiels subis. Se mettant à distance « des patrons », elle s’identifie avec son mari aux « petits ».
  • [41]
    Entretien, septembre 2017.
  • [42]
    Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.
  • [43]
    Cette dernière est notamment fréquentée par l’ancien maire socialiste de la commune ainsi que par la militante frontiste Marie-Paule.
  • [44]
    Au sein des classes populaires inclinées vers l’indépendance professionnelle, la mise à distance des appartenances ouvrières traditionnelles ainsi que l’effet statutaire de la coupure avec les mondes salariés peuvent constituer des facteurs de « droitisation », voir Violaine Girard, « Sur la politisation des classes populaires périurbaines. Trajectoires de promotion, recompositions des appartenances sociales et distance(s) vis-à-vis de la gauche », Politix, 101, 2013, p. 183-215 et en particulier p. 198-200.
  • [45]
    Journal de terrain, étang de Rives, 10 septembre 2017.
  • [46]
    Journal de terrain, étang de Rives, 10 septembre 2017.
  • [47]
    Sur ces questions, voir Elihu Katz et Paul F. Lazarsfeld, Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, New York, The Free Press, 1955.
  • [48]
    L’éclair mayennais, « Le FN monte en campagne », 12 mai 2017 (en ligne).
  • [49]
    Jean Rivière, « Des ploucs de droite aux pavillonnaires lepénistes. Sur la construction médiatique du vote des ruraux », Agone, 51, 2013, p. 65-83.
  • [50]
    Celles-ci peuvent se décliner sur le plan de la politique municipale. L’enquête suggère ainsi que ces oppositions ont pu servir à mettre en forme des différends autour de l’attribution d’un emploi municipal ou encore du choix de la réaffectation du bâtiment de l’ancienne école, bénéficiant à des proches de Patrick.
  • [51]
    Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2006.
  • [52]
    Michel Offerlé, « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914 », Annales ESC., 39(4), 1984, p. 681-716.
  • [53]
    V. Girard, Le Vote FN au village…, op. cit.
  • [54]
    Julien Fretel et Rémi Lefebvre, « La faiblesse des partis politiques français. Retour sur un lieu commun historiographique », in Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.), La Fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, PUR, 2008, p. 149-177.
  • [55]
    Daniel Gaxie, « Autonomisation et évidement des partis politiques », in Daniel Gaxie et Willy Pelletier (dir.), Que faire des partis politiques ?, Vuilaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2018, p. 341-373.
  • [56]
    Voir néanmoins récemment Lorenzo Barrault-Stella, Clémentine Berjaud, Samuel Bouron, Raphaël Challier, Safia Dahani, Félicien Faury, Caroline Masson et Emmanuel Monneau, « L’alignement des réceptions. Le débat de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2017 du côté des publics », Genèses, 116, 2019, p. 77-110.
figure im1
UN CENTRE-BOURG à l’approche de l’élection présidentielle, avril 2017.
© Armèle Cloteau, Guillaume Letourneur, Pierre Rouxel et Julien Bourdais.

1Les recherches scientifiques sur le vote FN, désormais Rassemblement national, en milieu rural se partagent en deux ensembles de travaux et d’interprétations. Le premier insiste sur l’attrait des classes populaires pour le pouvoir charismatique des chefs, Jean-Marie puis Marine Le Pen [1] ; quand le second invite à prendre en compte les logiques locales des choix électoraux. D’un côté, on aurait affaire à un électorat « caché » [2], majoritairement populaire, isolé et placé dans un rapport direct aux leaders nationaux du parti [3]. De l’autre, en réaction à une perspective jugée trop homogénéisante, des recherches plus récentes font le constat que l’accroissement des votes FN en zones rurales tient au mode de fonctionnement des réseaux de sociabilités ordinaires et des espaces de convivialité, comme les cafés ou les sociétés de chasse [4]. Le « survote » à l’extrême droite en milieu rural s’expliquerait par le rôle d’intermédiaires (« une petite bourgeoisie de commerçants et d’artisans [5] » ou certains élus de petites communes [6]) évoluant régulièrement au contact des classes populaires et venant banaliser le soutien au FN.

2Au-delà des contrastes entre approches statistiques et analyses ethnographiques contextuelles [7], cet article plaide pour un prolongement des recherches vers les diverses médiations entre les partis comme le FN et les groupes sociaux peuplant les mondes ruraux. En pleines mutations depuis quelques décennies, les classes populaires ont historiquement fait l’objet, en France, d’encadrements militants et partisans à l’échelle locale. Les travaux sur la banlieue rouge et le modèle du « parti de masse » inspiré du Parti communiste français (PCF) ont ainsi montré qu’elles participaient à d’importantes mobilisations et s’inséraient dans des réseaux au sein des municipalités communistes durant les années 1960 et 1970. Leur délitement a ensuite débouché sur une progression notable de l’abstention [8]. Alors que la démobilisation électorale des milieux populaires est plus limitée dans des territoires périurbains ou à dominante rurale que dans certains quartiers populaires de banlieue et que, parallèlement, les votes frontistes y progressent de manière marquée [9], la question de l’encadrement partisan mérite d’y être reposée comme, en lien, celle des autres formes de médiations politiques éventuellement en jeu. Des analyses localisées relatives aux votes FN dans des territoires ruraux ont en ce sens noté, sans en faire une analyse détaillée, le rôle de substitut au parti que peuvent jouer des « intermédiaires situés dans certaines franges des classes moyennes qui […] relaient au quotidien auprès de certaines fractions des milieux populaires [10] ».

3Approfondir cette perspective invite à questionner les intermédiaires informels, déconnectés ou en marge de l’organisation frontiste et des dispositifs militants, pour analyser les vecteurs de légitimation de ce parti dans l’espace local. En ce sens, cet article met en évidence le poids des transformations des sociabilités villageoises [11] dans la diffusion contemporaine des idées frontistes, et notamment la centralité de certains soutiens du FN parmi les travailleurs indépendants en lien avec les classes populaires. Sans se centrer sur le vote tant ses causalités sont complexes, l’analyse souligne les configurations sociales et interpersonnelles favorables à la légitimation du FN dans l’espace local en l’absence de médiations partisanes : c’est dans la recomposition des scènes sociales en milieu rural que l’on peut rechercher les mécanismes conduisant à la banalisation de ce parti et contribuant, probablement, à sa progression électorale. Évoquer une banalisation du FN – au sens littéral de rendre quelque chose commun ou courant – signifie, comme on va le voir, que l’espace social dans lequel s’intègrent certaines fractions des classes populaires est construit par et autour de figures locales politisées à l’extrême droite.

4L’enquête menée à l’échelle d’un territoire rural du nord-ouest de la France, en Mayenne, dans les Cobrés [12], articule questionnaires « sortie des urnes » et ethnographie [13]. Elle vise à restituer les rapports sociaux rendant possible la banalisation du Front national dans les milieux populaires ruraux. Pour ce faire, le territoire des Cobrés, situé dans l’est du département, constitue un terrain d’étude privilégié de par sa composition démographique – 39,6 % de la population active est ouvrière [14] – et ses dynamiques électorales – 17,5 % des suffrages exprimés à l’élection présidentielle en 2017 se portent sur le FN, contre 7,7 % en 1988 [15] –, qui font de ce parti le concurrent principal d’une droite traditionnelle historiquement dominante [16].

5Tandis que les questionnaires confirment l’hypothèse d’une contribution des classes populaires à la progression électorale du FN, l’article montre d’abord la faiblesse de l’encadrement partisan du FN dans les classes populaires salariées de ce territoire industriel et rural. Par contraste avec ce défaut de médiations partisanes, l’analyse porte ensuite la focale sur le rôle d’un intermédiaire politisé à l’extrême droite, « sans parti », mais qui occupe une position dominante dans l’espace local et contribue activement à l’intégration sociale de fractions stables et masculines des classes populaires au sein de réseaux de sociabilité où les référents du FN sont centraux. Son investissement communal et ses diverses activités locales, notamment dans le cadre d’une association de pêche, participent à la construction d’une respectabilité frontiste dans l’espace villageois [voir encadré « Une enquête collective en terrain connu », ci-contre].

Une enquête collective en terrain connu

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche collective entamée en 2017 dans les Cobrés et prenant pour objet les conditions de progression du vote FN dans les territoires ruraux. Une de ses spécificités est de s’appuyer sur l’insertion préalable de deux auteurs dans des réseaux d’interconnaissance locaux, l’une par sa trajectoire biographique et familiale, l’autre par un travail de recherche, débuté en 2013 et poursuivi depuis lors dans le cadre d’une recherche doctorale, sur l’implantation de ce parti dans le département ; réseaux ayant facilité le déploiement d’un dispositif d’enquête comportant deux volets.
En premier lieu, un questionnaire « sortie des urnes » [1] a été réalisé à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans trois villages populaires des Cobrés (791 questionnaires recueillis), à chaque fois avec l’appui des maires. Comptant chacun un bureau de vote (entre 395 et 584 inscrits), ces villages sont distants d’une dizaine de kilomètres du « pôle moyen » local [2]. Alors que la forme de passation (82,5 % des questionnaires ont été autoadministrés) et ce type de questionnaire recueillent traditionnellement peu l’assentiment des personnes enquêtées [3], les taux élevés de réponse [4] et de remplissage [5] limitent les biais d’échantillonnage. De ce fait, la morphologie de l’échantillon est statistiquement comparable à la population du territoire, en termes d’âge et de sexe ou d’appartenances socio-professionnelles [voir tableaux 1 et 2, p. 76]. Enfin, malgré une sensible sous-déclaration des votes adressés aux partis Les Républicains (LR) et au FN dans nos questionnaires par rapport aux résultats officiels (de respectivement huit et sept points), la hiérarchie des scores dans les trois communes au premier tour de la présidentielle de 2017 est respectée : Marine Le Pen arrive en tête (27,3 % des résultats officiels et 20,1 % enregistrés par le questionnaire) devant François Fillon (respectivement 27,0 % et 19,1 %) et Emmanuel Macron (19,4 % et 18,2 %). Un questionnaire similaire a également été distribué lors des entretiens réalisés ultérieurement pour mieux situer socialement et électoralement les enquêtés.
Tableau 1

Morphologie sociale des enquêtés, des électeurs et des inscrits

VariablePart dans l’enquêtePart dans les votants du premier tourPart dans l’ensemble des inscrits
Sexe
Hommes48,3 %47,4 %47,8 %
Femmes51,1 %51,1 %51,4 %
NA0,6 %1,6 %1,5 %
Ensemble100 %100 %100 %
Âge
18-2511,3 %9,0 %10,6 %
26-3414,9 %12,1 %13,1 %
35-4927,4 %27,7 %25,6 %
50-6425,7 %25,4 %23,6 %
65 et plus19,8 %25,7 %27,1 %
NA0,9 %0,1 %0,1 %
Ensemble100 %100 %100 %
Département de naissance
Mayenne63,4 %64 %
Départements limitrophes17,7 %17,1 %
Autres départements17,8 %17,4 %
Pays étrangers1,1 %1,5 %
Ensemble100 %100 %

Morphologie sociale des enquêtés, des électeurs et des inscrits

Tableau 2

Distribution des appartenances socio-professionnelles

Catégories socio-professionnelles% dans le questionnaire% Cobrés (Source : Insee, RP, 2013)
Agriculteurs6,866,85
Artisans, commerçants, chefs d’entreprise6,695,48
Cadres et professions intellectuelles supérieures8,585,56
Professions intermédiaires11,6617,86
Employés29,6724,67
Ouvriers32,7639,58
NR3,77-
Total100100

Distribution des appartenances socio-professionnelles

En s’appuyant sur les résultats du questionnaire, l’enquête s’est ensuite centrée sur la monographie de trois espaces de sociabilité partisane, professionnelle et territoriale. Pour ce faire, les enquêteurs ont bénéficié de leur insertion locale étant perçus autant comme des habitants du territoire – « la fille de (nom du village voisin) » – que comme des étudiants ou de jeunes chercheurs. Avec l’objectif de saisir la formation des comportements électoraux dans des configurations sociales singulières, ce volet ethnographique a impliqué des observations et la réalisation de 25 entretiens semi-directifs entre avril et décembre 2017. Pour cet article, deux monographies sont mobilisées. La première porte sur le milieu frontiste, à partir d’observations d’opérations militantes et de trois entretiens avec des représentants locaux ou départementaux du parti. Une seconde s’intéresse à l’association de pêche de Rives, une commune des Cobrés. Elle s’appuie sur l’observation des activités de l’association et sur trois entretiens successifs avec son principal protagoniste, Patrick, son épouse, deux autres membres de l’association ainsi que quatre avec des figures de l’espace local (maire et ancien maire, infirmière libérale, ancien instituteur). Prolongeant une enquête initiée en 2013, le travail réalisé dans cette commune en 2017 permet d’apprécier la stabilité des positions sociales et politiques de certains de ses habitants dans la durée.

L’enracinement de l’extrême droite dans un territoire rural, industriel et populaire

6À compter de l’élection présidentielle de 2007 et surtout à partir de 2012, le niveau électoral du FN dans les Cobrés devient supérieur aux résultats départementaux et nationaux de ce parti [voir graphique, p. 75]. Particulièrement diffusé au sein des catégories populaires salariées, ce vote d’extrême droite n’est pas lié à l’implantation territoriale de l’organisation frontiste.

Graphique. Le vote au FN au premier tour de l’élection présidentielle entre 1988 et 2017

figure im2

Graphique. Le vote au FN au premier tour de l’élection présidentielle entre 1988 et 2017

La formation d’un électorat frontiste populaire

7La progression récente du FN dans les Cobrés s’inscrit dans des dynamiques territoriales spécifiques, au nombre desquelles l’érosion du monde agricole, relais historique de poids pour une droite conservatrice dominante au sein de ce territoire [17]. Au cours du XXe siècle, l’encadrement de l’Église catholique, ainsi que la faible présence syndicale dans les milieux ouvriers du département [18], assoient cet ancrage à droite. Comme dans d’autres espaces du grand ouest français, l’industrie agroalimentaire, en croissance depuis une trentaine d’années, domine. Elle est concentrée dans la principale commune autour d’un abattoir et d’une fromagerie industriels qui emploient plus de 2 000 salariés [19]. Aussi, les Cobrés échappent au double mouvement de désindustrialisation [20] et d’érosion démographique [21] qui touche d’autres territoires ruraux en France depuis les années 1990 : on ne saurait ainsi analyser la progression du vote FN comme le résultat d’un déclassement collectif ou de « fractures territoriales » [22].

8Il reste que la progression des votes pour le FN est portée sur ce territoire par un électorat à dominante populaire, comme en atteste le questionnaire. La représentativité des répondants permet de souligner le poids des ouvriers et des employés dans l’ensemble du corps électoral des Cobrés (respectivement 26,3 % et 24,7 % de l’ensemble des répondants). Plus que d’autres variables comme le sexe, c’est l’appartenance aux classes populaires salariées qui structure la croissance du vote FN dans ce territoire : parmi ses soutiens au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 (N = 153), près de la moitié sont des ouvriers (45,1 %) et un peu moins du tiers des employés (28,1 %) [23]. Les classes populaires salariées ne contribuent à aucun autre parti dans de telles proportions et, du fait de leur importance numérique, participent de l’ancrage local de l’extrême droite.

9Ce parti se repère également dans sa répartition spatiale à l’échelle des Cobrés : alors que la candidate d’extrême droite obtient 14,4 % des suffrages dans la ville centrale de l’intercommunalité, Aubrés, où se concentrent les cadres et les professions intermédiaires, l’ensemble des communes environnantes à dominante populaire est plus favorable au FN (18,7 % des inscrits). Dans ces communes rurales, l’enquête par questionnaires met en évidence l’inscription territoriale des électeurs du FN : la moitié de ses votants se déclare originaire de la communauté de communes ou du village (respectivement 26,1 % et 24,8 %, soit des proportions comparables aux électeurs de François Fillon avec 27,2 % et 23,2 % ou d’Emmanuel Macron 27,1 % et 21,5 %). Pour les autres, ils proviennent bien souvent du reste du département ou de départements limitrophes (principalement la Sarthe) et il s’agit plutôt d’individus établis depuis plusieurs années (seulement 22,9 % du total de ce groupe d’électeurs sont arrivés il y a moins de cinq ans dans la commune, contre 60,8 % y étant établi depuis plus de dix ans). Consolidée au cours de la période récente par son ancrage populaire, les Cobrés constituent désormais une zone de force électorale du FN en Mayenne.

Des militants frontistes allochtones

10Le FN accroît son audience dans les Cobrés sur fond de transformation du marché du travail et de croissance de l’emploi ouvrier et employé. Pour autant, l’organisation frontiste peine à y développer ses relais organisationnels. Mise en place à la suite des élections européennes de 1984, dans un contexte d’émergence du parti d’extrême droite sur la scène politique nationale, la fédération du FN en Mayenne est décrite comme une « petite » fédération par ses responsables. L’antenne mayennaise de ce parti n’a en effet jamais eu de permanences d’élus, de véritables sections locales dans les cantons ou de recrutement de candidats aux élections locales dans les Cobrés. Depuis les années 1980, le parti n’est ainsi pas en mesure de présenter de candidats résidant sur le territoire aux scrutins cantonaux – à l’exception d’une châtelaine aux élections départementales de mars 2015 (voir ci-dessus) – et aux élections municipales de 2014, le FN ne constitue pas de listes à Aubrés.

11Si les candidats du FN font défaut localement, c’est aussi le cas des militants. Dans ces conditions les mobilisations électorales (collage d’affiches, distribution de tracts de propagande ou de prospectus sur les pare-brise des voitures) sont l’action de militants extra-territoriaux. Pendant la campagne présidentielle, la venue de militants FN à Aubrés pour quadriller l’espace du marché suscite peu de réactions chez les passants, à l’image d’un militant suivi pendant l’opération de tractage :

12

Le crâne rasé et le gabarit imposant, ce militant est un militaire à la retraite. Ancien caporal-chef dans la Marine, il travaille désormais pour une société privée qui mène des opérations de sécurité au Proche-Orient et il profite de son retour en Mayenne, pour des raisons familiales, pour s’investir au sein de la fédération locale. Lors de notre échange précédent le second tour de l’élection présidentielle de 2017, il rappelle son parcours : originaire du département, il a résidé pendant de nombreuses années dans le sud de la France et est régulièrement envoyé pour des missions à l’étranger. Malgré le pin’s de la flamme tricolore emblème du FN qui orne son costume gris, sa stratégie de présentation du tract consiste à ne pas préciser explicitement son appartenance partisane : « Bonjour Monsieur/Madame, puis-je vous proposer un comparatif des deux programmes ? » Dans l’ensemble, les interactions sont très brèves et il cherche peu à susciter les échanges avec des passants que – de toute évidence – il ne connaît pas. Le document qu’il distribue est un dépliant de deux pages envoyé la veille par la direction nationale du FN au domicile du secrétaire départemental et intitulé « L’heure du choix » opposant une Marine Le Pen souriante à un Emmanuel Macron sérieux [24].

13Sur le territoire des Cobrés, à l’image de cet ancien militaire, les militants du FN entretiennent une double distance aux électeurs potentiels. Mobilisant des catégories politiques nationales, ces derniers échouent à développer une rhétorique de proximité, soucieuse du registre domestique et des préoccupations locales [25]. Les responsables du FN montrent en effet une méconnaissance du territoire et des groupes sociaux parmi lesquels ce parti puise des électeurs. En entretien, le représentant départemental évoque maladroitement, en lien avec les thématiques identitaires du FN, l’abattoir « halal » d’Aubrés, premier employeur du territoire, alors qu’il s’agit d’un établissement abattant uniquement des porcs. De même, aucune pratique de tractage à la sortie des usines ne semble avoir jamais eu lieu, pas plus que n’existent de liens avec les syndicats restreints des établissements industriels.

14L’écart observé entre la base électorale du parti et ses représentants n’est pas contrebalancé par une politique volontariste de diversification des militants ou de promotion interne des classes populaires. Ce point distingue l’organisation frontiste en Mayenne de territoires comme le Pas-de-Calais et en particulier à Hénin-Beaumont, où l’électorat du FN provient en grande partie d’ouvriers et de populations en situation de précarité et où Steeve Briois, proche de Marine Le Pen, a mis en place un maillage territorial avec des militants et dirigeants d’origine populaire ayant, pour la plupart, un lien familial avec l’industrie minière [26]. Si les activités militantes de terrain (collage d’affiches, participation à des manifestations ou des meetings) prédominent dans la fédération FN de la Mayenne, permettant le rapprochement de quelques sympathisants populaires, l’attractivité et les capacités de mobilisation électorale du FN dans les Cobrés n’en demeurent pas moins faibles. Cela s’explique notamment par l’allochtonie des militants, qui contraste avec l’enracinement territorial d’autres acteurs politiques locaux. D’un côté, en vue des élections législatives de 2012, le député socialiste sortant de la circonscription avait recruté une institutrice et maire d’une commune des Cobrés comme suppléante. D’un autre côté, la carrière du président de la communauté de communes des Cobrés (UDI), élu maire d’Aubrés en 2014 puis conseiller départemental en 2015, est ancrée dans le territoire, où il a développé un réseau d’interconnaissances grâce à l’exercice de sa profession de vétérinaire en milieu agricole [27]. Dans les deux cas, les organisations socialistes et centristes s’appuient sur des professionnels de la politique qui disposent de réseaux de petits élus et de relais présents dans le tissu social des Cobrés.

figure im3
« À VOTÉ ». Passation de questionnaires à la sortie d’un bureau de vote des Cobrés lors du premier tour de l’élection présidentielle, 23 avril 2017.
© Armèle Cloteau, Guillaume Letourneur, Pierre Rouxel et Julien Bourdais.
figure im4
COLLAGE. Le collage d’affiches est une technique de mobilisation électorale courante au FN qui n’implique pas de contacts directs avec les électeurs. Ici, une affiche de Marine Le Pen à Aubrés pendant l’entre- deux-tours, 4 mai 2017.
© Armèle Cloteau, Guillaume Letourneur, Pierre Rouxel et Julien Bourdais.

15C’est dans les espaces militants de la mouvance traditionaliste, donc à distance des lieux de sociabilités fréquentés par leurs électeurs populaires, qu’évoluent les cadres mayennais du parti d’extrême droite [voir encadré « Les cadres mayennais du FN : une société d’ordre », p. 74]. À l’éloignement géographique et la distance sociale – bien connue en science politique [28] – entre les cadres du parti et sa base électorale s’ajoute donc une absence notoire d’interactions qu’explique l’inscription dans des espaces de sociabilité différenciés. Les données recueillies à travers le questionnaire confirment que les soutiens électoraux de Marine Le Pen n’entretiennent pas de liens formels avec le FN, montrant leur très faible implication dans les activités militantes de ce parti : seuls deux répondants (sur 791, dont 153 électeurs de Marine Le Pen déclarés) indiquent avoir déjà participé à des activités du parti [29]. En ce sens, il n’y a pas, dans les Cobrés, de continuité entre des électeurs FN plus ou moins fidèles [30] et les adhérents de ce parti. Le niveau de vote du FN dans les Cobrés a peu à voir avec la pénétration de l’appareil partisan frontiste dans ce territoire.

Les cadres mayennais du FN : une société d’ordre

Appartenant aux classes supérieures, le profil des cadres mayennais du FN tranche avec les propriétés sociales du territoire, où ces dernières sont sous-représentées dans la population active (5,6 % de la population active des 15-64 ans en 2013). Les militants FN se recrutent principalement dans deux viviers socialement circonscrits, limitant d’autant les interactions possibles avec des électeurs qui n’ont alors que peu de chances de les rencontrer. Un des espaces de recrutement des membres du FN de Mayenne repose sur le milieu professionnel des forces de l’ordre et de la sécurité, à l’image du secrétaire départemental nommé en février 2017 par la direction du FN. Jean milite en pointillé au FN depuis la fin des années 1970 sous un nom d’emprunt et au gré de ses affectations, sa carrière militaire comme lieutenant-colonel de gendarmerie lui imposant un devoir de réserve. Installé à la fin des années 2000 en Mayenne, il se porte candidat à différentes élections locales et progresse dans les instances nationales du FN. C’est dans le milieu du maintien de l’ordre et par le biais de ses investissements associatifs – il préside l’Union nationale des parachutistes de la Mayenne – que s’opère le recrutement de militants et de candidats appartenant à cet univers professionnel. L’autre composante de la fédération du FN de la Mayenne est constituée depuis les années 1980 par une fraction de la noblesse locale, que symbolise Marie-Paule. Châtelaine née dans les années 1930, revenue sur ses terres natales après une carrière professionnelle de cadre d’assurance en région parisienne, elle est candidate à de nombreuses reprises lors d’élections locales en Mayenne pour le FN dans les années 2000 et 2010. En 2011, au lancement de l’élection présidentielle puis en 2014, pendant la campagne des élections européennes, elle accueille deux meetings de Marine Le Pen rassemblant plusieurs centaines de sympathisants dans sa vaste propriété des Cobrés. Entouré de douves, le château d’inspiration néo-gothique a été acquis par sa famille au début du XXe siècle. Au regard de la trajectoire de son père, officier de cavalerie en Algérie et dans les Balkans pendant la Première Guerre mondiale, installé en Mayenne après sa démobilisation et inséré dans les réseaux catholiques traditionalistes dans les années 1950 et 1960, l’engagement à l’extrême droite de Marie-Paule s’inscrit dans un héritage familial.

Les mécanismes informels de légitimation du FN « hors-parti »

16Si les relais territorialisés du FN ne se trouvent pas du côté des membres directement affiliés à ce parti, ils pourraient se situer en dehors. L’analyse sociologique prolongée à l’échelle d’un village du territoire permet de ce point de vue de reconstituer les réseaux d’interconnaissance dans lesquels évoluent certains soutiens du FN. Le cas de Rives est particulièrement exemplaire à cet égard. Dans cette commune populaire des Cobrés [31], le FN obtient régulièrement des scores importants [32]. À l’occasion des entretiens menés en 2013 et en 2017 avec Claude, le maire (membre du PS et élu intercommunal), ainsi que plusieurs habitants, tous désignent systématiquement Patrick, un artisan-ébéniste originaire de la commune né à la fin des années 1950, comme l’incarnation du FN au village.

17Dès notre première rencontre [33], Patrick apprécie que des « jeunes aux études » s’intéressent à sa commune. Il nous accueille plusieurs fois dans la pièce principale de son domicile où seule trône une imposante vitrine en verre remplie de figurines napoléoniennes. Face à des personnes étrangères à l’espace local (comme les enquêteurs) et manifestant un intérêt pour des questions politiques, Patrick n’hésite pas à mettre explicitement en avant sa préférence pour le FN et les références aux thématiques identitaires des discours frontistes. Patrick insiste spontanément sur les questions de l’immigration, associée au chômage et au terrorisme, et de l’islam, en les associant à des expériences de ses proches. Il retient par exemple de ses rares visites à l’hypermarché de la grande ville la plus proche que les femmes voilées sont « arrogantes » et qu’elles devraient « se plier (aux mœurs locales) ». Prompt par ailleurs à dénoncer les « charges » sociales, Patrick relaie des discours aux accents anti-étatistes et développe un argumentaire de défiance à l’égard du personnel politique et des fonctionnaires indifférents à « la vie des gens qui bossent dur ».

18Tout en reprenant à son compte des cadrages du FN, Patrick évolue à distance de ses réseaux militants. À l’image du reste de sa famille et de ses proches, il n’est pas adhérent du FN, n’en connaît pas personnellement le responsable départemental (et inversement) et ne participe pas aux activités militantes, à l’exception de deux meetings de Marine Le Pen organisés à quelques kilomètres de Rives chez la châtelaine Marie-Paule, où il se rend « par curiosité ». Ainsi, l’artisan n’agit pas explicitement à Rives comme un militant transmettant des préférences électorales en faveur du FN (porte-à-porte, consignes de vote, etc.). Pour autant, à l’image de figures comparables que l’on rencontre dans quelques communes environnantes, ce petit indépendant participe de la banalisation villageoise du FN. La place centrale qu’il occupe dans la recomposition des sociabilités locales – notamment autour d’une association de pêche fondée au début des années 2000 – fait de lui une figure respectable de l’électeur FN dans l’entre-soi associatif comme sur la scène locale.

Les « Copains pêcheurs », au cœur des recompositions d’un entre-soi populaire et masculin

19Comme l’ensemble des Cobrés, Rives est touché par une crise de la reproduction du monde agricole [34]. Le nombre d’exploitations et d’agriculteurs, dont la population active est aujourd’hui résiduelle, ne cesse de baisser alors que la construction de lotissements à la fin des années 1990 a fait venir de nouveaux habitants. Le café et l’école ont fermé mais de nouvelles associations sont apparues. Parmi elles, celle que l’on appellera les « Copains pêcheurs » est particulièrement dynamique. Tournée vers un loisir populaire par excellence [35], elle bénéficie de subventions municipales et structure une part importante du temps libre et des sociabilités locales, puisque les rencontres dominicales autour du plan d’eau communal attirent jusqu’à plusieurs centaines de participants, très majoritairement des hommes du village ou des alentours.

20Aux débuts de l’association il y a une quinzaine d’années, Patrick joue un rôle fondateur dans sa construction en réalisant un important travail de démarchage auprès de nouveaux habitants de la commune (« j’ai été voir, j’ai fait mon tour. Ceux que j’avais été voir, tout le monde a dit “oui” »). L’association de pêche fonctionne alors comme une structure d’intégration à l’espace villageois, à l’image de Sébastien, fils d’agriculteurs de l’ouest du département, venu s’installer dans la commune du fait de l’activité professionnelle de son épouse, agente territoriale à Aubrés. Après avoir fait construire un pavillon à Rives, son intégration à l’espace villageois s’opère par l’intermédiaire de Patrick, qui l’invite à rejoindre l’association de pêche, puis, en 2014, le sollicite pour figurer sur la liste (sans étiquette) pour le conseil municipal. Patrick s’emploie ainsi à organiser cet espace selon ses propres vues. Il l’envisage notamment comme un entre-soi masculin, reposant sur une division sexuée des tâches. Reprenant à son compte des stéréotypes de genre – « parce qu’elles se prennent le chignon […] le bordel, c’est les gonzesses » – il tâche de préserver cette caractéristique de l’association et cantonne les femmes à des postes subalternes : « Si on en a trois, c’est pour faire la vaisselle. On a la première adjointe qui est trésorière ». La formation de ce milieu masculin se trouve confortée par l’auto-exclusion d’habitantes du village, à l’image de l’épouse de Patrick, Pascale, qui n’y est « pas bien à l’aise » et trouve l’ambiance « un peu lourde… surtout les fins de soirée » lors des rassemblements « plein de bonshommes » des « Copains pêcheurs » [36].

21De plus, la proximité au pôle économique chez les membres de l’association situés « en bas à droite » de l’espace social est susceptible de se traduire par des prises de position et des visions du monde conservatrices [37]. Avec une douzaine de membres actifs, l’association rassemble des ouvriers de la construction et de l’industrie, des petits artisans et des agriculteurs, dont les goûts politiques semblent congruents. Tandis qu’Éliane, agricultrice et trésorière de l’association, est une électrice régulière de la droite traditionnelle, les membres des classes populaires salariées votent davantage en faveur de l’extrême droite, à l’image de Sébastien ou de Christopher, respectivement ouvriers dans une exploitation agricole et dans l’une des deux principales usines agroalimentaires d’Aubrés. Davantage qu’un lieu de discussions et d’actualisation de clivages partisans [38], c’est autour du façonnage d’un entre-soi populaire structuré par des pratiques, des normes et des valeurs conservatrices partagées que s’organise l’association.

22En dépit de leurs appartenances socio-professionnelles assez diverses, les membres de l’association de pêche témoignent d’une forte proximité sociale et se rejoignent par des conditions de vie modestes (petits revenus, trajectoire professionnelle souvent heurtée), mais aussi un statut d’actifs. À l’échelle des Cobrés, ils se situent majoritairement dans les fractions stables des classes populaires [39]. Qu’ils aient des parents ou des conjoints agriculteurs ou artisans, les ouvriers de l’association ont en partage avec les autres membres une proximité aux professions indépendantes. Inversement, ces dernières entretiennent une proximité au monde ouvrier, notamment via leurs conjoints : Pascale est ouvrière dans une usine de l’agglomération voisine [40], tandis que le mari d’Éliane est contraint de travailler les week-ends dans l’usine laitière d’Aubrés pour compléter ses revenus agricoles. Au travers d’activités comme la construction bénévole d’un préau, Patrick entretien sa centralité en s’évertuant à gommer les petites différences sociales :

23

« Quand on est ensemble on est tous pareil. Il n’y a pas plus de patron. On n’a jamais fait de différences. Ce que je fais, quand on faisait du boulot au plan d’eau, je prépare tout le vendredi. Comme ça, on arrive, on est tous au boulot. Parce que je ne tiens pas à être parti tout le temps (chercher du matériel manquant, des outils) pendant que les gars ils bossent [41]. »

24Davantage qu’une pratique halieutique souvent délaissée, la valorisation d’activités manuelles renforce alors la proximité entre les membres de l’association, tout en entretenant la singularité de Patrick qui, fort de ses savoir-faire professionnels d’ébéniste, en constitue la clef de voûte. Associées à une mise à distance de l’oisiveté [42], ces pratiques distinguent les « Copains pêcheurs » d’autres associations communales, comme celle dédiée à la préservation de l’église, impliquant, sur la base de capitaux intellectuels et scolaires, des activités plus « désintéressées » [43]. L’attractivité et l’identification au statut d’indépendant y sont largement entretenues [44], notamment à travers des figures locales incarnant la réussite individuelle par le travail et l’appartenance à ce statut professionnel. C’est le cas, par exemple, de Francky, présent lors d’un « lâcher de truites » à l’étang auquel nous assistons. Âgé de 65 ans, cet électeur régulier de la droite traditionnelle nous est désigné par les membres présents comme « le Parisien ». Loin de revêtir un caractère péjoratif, l’allochtonie est mobilisée pour souligner sa réussite économique et professionnelle à la capitale. Originaire du village – sa mère en tenait l’épicerie –, il est progressivement devenu propriétaire de plusieurs boucheries et a ainsi accumulé d’importantes ressources économiques. Outre ces logiques d’identification, la valorisation du travail et de savoirs matériels trouve des traductions pratiques dans le fonctionnement routinier de l’association, qu’il s’agisse de la mise en avant de la construction de locaux, l’implication rigoureuse des membres dans les différentes tâches ou, pour leurs enfants, la socialisation à l’activité professionnelle et leur rôle de « petits serveurs » lors des repas. À l’étang, alors qu’un des enfants apporte une assiette de frites et de cochon grillé contre lequel il reçoit un pourboire, Michel, un des membres, commente : « C’est important qu’ils commencent tôt et se fassent connaître. Comme ça, si plus tard il y a des besoins pour un travail, on saura qu’ils savent travailler [45]. »

25Structuré autour de normes et de valeurs partagées, cet entre-soi populaire et masculin offre aux différents membres de l’association un modèle respectable de l’électeur FN à travers le personnage de Patrick. Son influence et son engagement local sont en effet reconnus jusque par ses anciens opposants dans des conflits villageois :

26

Sous le préau qui jouxte l’étang, une vingtaine de pêcheurs discutent et jouent aux cartes tout en « buvant un coup ». Notre voisin de table, Yves, barbe en broussaille, casquette et veste de chasse, évoque le moment où il est devenu maire dans les années 2000. Agriculteur aujourd’hui retraité, il voulait alors « faire changer les choses sur la commune ». Il tire de cette expérience un sentiment contrasté et mentionne la « récupération » par Patrick de ses premier et deuxième adjoints, puis sa propre démission en 2003. Ce qui lui permet de dire qu’avec Patrick, « ils n’ont pas toujours été copains ». À son propos, prenant à témoin les occupants du préau, il répète à voix forte et à plusieurs reprises que Patrick a beaucoup d’influence, qu’il est un « leader », qu’il « tire les ficelles », qu’il a une « aura ». Il raconte qu’il a notamment une influence sur les jeunes, sur les nouveaux venus. Selon Yves, l’importance de Patrick dans le village est notoire, elle tient à ce qu’il « est du coin », qu’il « a une belle baraque », qu’il « sait rassembler ». Néanmoins, Yves estime que « Patrick ne pourrait pas être maire parce qu’il sait pas bien causer » [46].

27Contrebalançant la faiblesse de ses capitaux culturel et scolaire (formation en apprentissage), son ancrage local et son statut socio-professionnel sont deux ressources centrales pour Patrick, que rappelle à elle seule la grande maison ancienne qu’il habite au centre du bourg. Construite par son grand-père charpentier, il y exerce son activité professionnelle, reprise à son père dans les années 1980, alors qu’il était lui aussi artisan avec plusieurs salariés et épaulé par sa conjointe. Dans un contexte de crise de reproduction du monde agricole et plus largement des professions indépendantes, son statut professionnel et le maintien de son activité jusqu’à sa retraite en 2017 sont d’importants facteurs de distinction dans l’espace local. Plus encore, Patrick insiste sur le type d’activités qu’il développe, la restauration de mobilier ancien. Branche spécifique de l’ébénisterie d’artisanat, celle-ci nécessite des compétences et des savoir-faire techniques peu répandus donc réputés plus nobles, qui lui valent de rénover l’habitat de membres des classes supérieures vivant à proximité et dont il retire pour partie la grandeur sociale de son métier.

28Ce statut distinctif favorise un investissement précoce dans la vie sociale et politique du village, puisqu’il est élu depuis cinq mandats et est aujourd’hui deuxième adjoint au maire au sein d’un conseil municipal constitué « des bonnes volontés locales ». Son emprise sur les sociabilités communales s’accroît dans les années 2000 puisque, parallèlement à l’animation de la pêche, il s’implique également dans l’association de tennis de table et le comité des fêtes et est régulièrement invité par les chasseurs pour partager des repas sous le préau de l’étang. Plus largement, la centralité de Patrick dépasse le cadre associatif et municipal stricto sensu pour s’insinuer dans de nombreux pans de la vie villageoise, son domicile constituant un haut lieu de sociabilité régulièrement fréquenté par différents voisins.

29La centralité de Patrick, soutien du FN reconnu, dans les sociabilités villageoises contribue pleinement à banaliser le soutien à ce parti à Rives en offrant au village une figure respectable et proche d’électeur frontiste. En ce sens, on peut faire l’hypothèse que ses préférences politiques, connues de tous et assumées, rendent plus facilement endossables une identité d’électeurs du FN dans l’espace local. Dans ce prolongement, il diffuse depuis sa position centrale dans les rapports sociaux localisés certains thèmes saillants du FN, à l’instar de sa forte valorisation du capital économique à travers les activités associatives précédemment décrites, de certains propos misogynes et conservateurs tenus entre hommes des classes populaires, ou encore de prises de position radicales face au terrorisme qu’il associe à la question migratoire. Pour ne citer qu’un exemple, alors qu’il manipule des bassines pleines de truites pour les déverser dans l’étang de Rives, il nous expose, devant quelques badauds, sa position face au terrorisme : « Si ça ne tenait qu’à moi, je flinguerais tous les fichés S. Tant que ça arrive aux autres ça va. Mais si ça arrivait à mes filles… ». Ainsi, bien qu’il n’organise pas formellement le vote, Patrick peut dans certains cas constituer un leader d’opinion[47] en matière politique et relayer certains thèmes de prédilection du FN. Pour toutes ces raisons, son intermédiation pourrait constituer un des éléments d’explication des progrès du FN dans les urnes au sein de ce territoire rural.

L’échec des entreprises locales de délégitimation du FN

30Mais si sa contribution à la diffusion de référents frontistes au village connaît un certain succès, c’est aussi parce que les entreprises concurrentes locales de délégitimation du FN sont peu efficientes. En effet, la référence à ce parti polarise les réseaux de sociabilité de la commune : cette étiquette est mobilisée de manière infamante par les concurrents de Patrick sur les scènes villageoises pour le discréditer. C’est ainsi que Claude, le maire socialiste, fait de l’artisan un « rabatteur » des votes frontistes à Rives, comme il l’en accuse directement lors d’un conseil municipal. Cette accusation n’est pas isolée et se retrouve également dans la bouche d’autres représentants de l’élite municipale ancrée à gauche : un ancien maire de la commune (également adhérent du PS) nous présente Patrick comme un « meneur (ayant) fait activer le Front national », tandis qu’un ancien instituteur du village le décrit comme une « grande gueule ». Au lendemain de l’élection présidentielle de 2017 où le FN a réalisé de bons résultats, ces accusations prennent une nouvelle tournure, Claude faisant retomber dans un petit journal local (dont la diffusion se limite à une version en ligne [48]) la responsabilité du fort vote FN de son village sur Patrick et ceux avec qui il se retrouve chaque week-end au « plan d’eau ». Dans cet article très relayé localement, le club de pêche est décrié comme un lieu de promotion et de conversion au vote FN, participant à « couper le village en deux », c’est-à-dire à séparer « les progressistes et les frontistes au second tour des élections présidentielles ».

31Ces dénonciations s’appuient notamment sur la description de ce qui attacherait les membres de l’association de pêche aux classes populaires. Aux yeux du maire, « ceux qui ont voté Le Pen ce sont des gens simples » qui « travaillent dans (les deux principales usines agroalimentaires du bassin d’emploi) ». Très vite, ce travail de caractérisation se prolonge en une entreprise de stigmatisation sociale et culturelle, laissant entrevoir un certain mépris de classe. Ces mêmes électeurs sont des gens qui « ont un demi-siècle de retard » et dont le principal motif de rassemblement lors des rencontres dominicales de l’association de pêche serait les « beuveries régulières » qui s’y tiennent. Le maire précise ainsi au journaliste que la route menant au plan d’eau aurait été rebaptisée « route des quatre grammes ». Pour justifier la progression du vote FN, le maire socialiste s’appuie sur des stéréotypes en vigueur dans le champ médiatique national, relatifs aux « ploucs de droite » présentés sur « le mode de la permanence, de l’arriération, de l’autoritarisme [49] ». En articulant une dénonciation personnalisée de Patrick – celui-ci se reconnaît explicitement derrière la dénonciation de « ceux qui n’ont pas de portables » – aux espaces qu’il investit, les fractions du pouvoir municipal proches de la gauche relaient les condamnations politiques et morales dont le vote FN est l’objet à l’échelle nationale et mobilise cette étiquette pour recoder des oppositions communales [50].

32Au-delà de sa violence, cette entreprise de stigmatisation rencontre néanmoins une faible résonance dans la commune. Face aux scores élevés du FN à Rives et à la présence notoire et croissante de soutiens de ce parti au sein du conseil municipal, le maire socialiste est même contraint de démissionner peu de temps après la publication de l’article, rappelant la distance sociale et politique croissante entre les représentants locaux du PS et les catégories populaires [51]. Loin d’affaiblir ses positions locales, Patrick fait un usage stratégique et à géométrie variable de son statut de « représentant du FN » au village, alternativement revendiqué comme une marque de franchise, de franc-parler et de courage ou mis en retrait au profit d’un dévouement et d’un attachement communal. D’une part, son étiquette frontiste lui permet de renverser le stigmate [52] dont il fait l’objet en d’autres condamnations adressées à la majorité socialiste. À l’instar des cadres nationaux du FN qui dénoncent la coalition « UMPS », Patrick dénonce l’hostilité à l’égard du pluralisme politique dont fait preuve le maire socialiste lorsqu’il fustige les électeurs frontistes de sa commune. D’autre part, l’artisan témoigne d’une utilisation à éclipse de cette marque la mettant volontiers en retrait lorsqu’il s’agit de se faire le défenseur d’un unanimisme municipal. Rappelant une disjonction observée par exemple par Violaine Girard en d’autres contextes [53], il n’hésite pas à soutenir le député LR sortant aux élections législatives de 2012 et de 2017 – jugé proche et accessible car venu « boire un coup à la pêche » –, en guise de reconnaissance pour l’aide financière apportée à la commune à travers son enveloppe parlementaire : « Il a donné des sous à la commune, alors par respect… » raconte Patrick. Son attachement au village, qui s’adosse à son fort ancrage local et qu’il revendique volontiers comme un « chauvinisme » communal, favorise la mise en retrait périodique de son identité frontiste. Sous couvert de la défense d’un intérêt local, Patrick contribue à asseoir la respectabilité de l’électeur frontiste au village qui ne serait pas viscéralement attaché au parti, mais davantage soucieux d’une sorte de « bien commun local ». C’est donc sur l’ambivalence, et parce que ce travailleur indépendant n’endosse pas en permanence une identité politique frontiste, qu’est fondée sa contribution à la banalisation de cette marque partisane à Rives.

33À rebours de lieux communs sur les partis politiques dont l’emprise sociale est parfois trop rapidement déduite des performances électorales, la puissance comme l’ancrage social de ces organisations doivent aussi être envisagés en dehors de leurs formes les plus instituées [54]. En accord avec l’autonomisation contemporaine des organisations partisanes par rapport au reste du monde social [55], l’identification d’une part croissante d’électeurs au FN dans les espaces ruraux s’effectue loin des relais encartés du parti d’extrême droite, distants tant spatialement que socialement de votants appartenant pour la plupart, dans les Cobrès au moins, aux classes populaires salariées. En décalant le regard au-delà des seules campagnes électorales, des partis, des espaces du pouvoir local et des logiques spécifiques du champ politique, pour porter la focale sur les rapports sociaux localisés et les intermédiations du quotidien avec l’offre politique, cet article met en exergue des mécanismes diffus de légitimation des idées et de la marque frontistes. À Rives et plus largement dans les Cobrès, les recompositions des sociabilités rurales, parce qu’elles impliquent des rapprochements entre certaines fractions des milieux populaires et certaines franges des travailleurs indépendants, s’accompagnent d’une banalisation du FN au village. L’analyse montre combien ces reconfigurations des entre-soi populaires, essentiellement masculins, sont susceptibles de s’opérer sous l’influence de figures localement respectables des fractions stables des milieux populaires, affichant leur soutien au FN, tout en jouant de leur distance formelle au parti comme de leur autochtonie. Sous couvert d’attachement et de dévouement pour la commune, ce type d’intermédiaire politique informel n’endossant pas exclusivement l’étiquette frontiste se distingue d’une démarche explicite de propagande, ce qui le rend d’autant plus efficace dans les milieux populaires contemporains dont la défiance au champ politique est croissante. Sans négliger d’autres biais indirects ou dépersonnalisés (comme la télévision dont une sociologie de la réception reste à faire en matière politique [56]), cette forme d’intermédiation légitimante du FN en milieu rural a d’autant plus d’emprise que les entreprises politiques concurrentes de disqualification du parti frontiste sont peu structurées et jugées peu crédibles par les familles populaires locales, en grande partie du fait de leur éloignement social. Dès lors, dans des territoires distants de ceux peuplés par les élites politiques nationales et où les organisations politiques sont peu présentes, pourquoi ces milieux sociaux ne soutiendraient-ils pas le FN ? [voir tableaux 1 et 2, p. 76].

Notes

  • [1]
    Annie Collovald, Le “Populisme du FN”, un dangereux contresens, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2004. Voir aussi Gérard Mauger et Willy Pelletier (dir.), Les Classes populaires et le FN. Explications de votes, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2017.
  • [2]
    Bernard Schwengler, « L’ouvrier caché : le paradoxe du vote rural d’extrême droite dans la France du Nord-Est », Revue française de science politique, 53(4), 2003, p. 513-533.
  • [3]
    D’une manière comparable, les analyses géographiques fondées sur le « gradient d’urbanité » rapportent ce phénomène à sa dimension spatiale, en expliquant le vote FN par la distance aux grandes agglomérations urbaines. Pour une analyse critique de ces travaux, voir Jean Rivière, « Le vote pavillonnaire existe-t-il ? Comportements électoraux et positions sociales locales dans une commune rurale en cours de périurbanisation », Politix, 83, 2008, p. 23-48.
  • [4]
    Sébastien Vignon, « Le FN en campagne. Les ressorts sociaux des votes frontistes en milieu rural », Métropolitiques, mise en ligne le 9 mai 2012, https://www.metropolitiques.eu/Le-FN-en-campagne-Les-ressorts.html ; Sylvain Barone et Emmanuel Négrier, « Voter Front national en milieu rural. Une perspective ethnographique », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 417-434.
  • [5]
    Benoît Coquard, « Qui sont et que veulent les “gilets jaunes” ? », Contretemps, mise en ligne le 23 novembre 2018, https://www.contretemps.eu/sociologie-gilets-jaunes/.
  • [6]
    Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2017, p. 281-308.
  • [7]
    Pour une synthèse : Céline Braconnier, Une autre sociologie du vote. Les électeurs dans leurs contextes : bilan critique et perspectives, Cergy-Pontoise, LEJEP, 2010.
  • [8]
    Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, Paris, Gallimard, 2007.
  • [9]
    Joël Gombin, « Le changement dans la continuité des géographies électorales du Front national depuis 1992 », in S. Crépon, A. Dézé et N. Mayer (dir.), op. cit., p. 395-416.
  • [10]
    Lorenzo Barrault-Stella et Bernard Pudal, « Représenter les classes populaires ? », Savoir/Agir, 34, 2015, p. 71-82 et en particulier p. 76-78.
  • [11]
    Sur l’importance des sociabilités « ordinaires » en matière de politisation dans les mondes ruraux : Annie Antoine et Julian Mischi, Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008. Au-delà des questions strictement politiques, des travaux récents plaident plus largement pour une analyse localisée et contextualisée des classes sociales dans les campagnes françaises, voir Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mischi et Nicolas Renahy (dir.), Mondes ruraux et classes sociales, Paris, Éd. de l’EHESS, 2018.
  • [12]
    Non d’emprunt d’une intercommunalité du département de la Mayenne (53).
  • [13]
    L’article doit beaucoup aux conseils de Lorenzo Barrault-Stella et de David Gouard, ainsi qu’aux relecteurs des versions antérieures de ce document et aux proches qui nous ont aidés lors de la passation des questionnaires. L’enquête n’aurait pas été possible sans le soutien de la famille C., que nous remercions chaleureusement.
  • [14]
    Insee, 2013. Plus largement, sans métropole majeure, la Mayenne figure parmi les départements les plus ouvriers de France et compte, en 2013, 30,9 % d’ouvriers dans sa population active. Voir Julian Mischi, Le Bourg et l’atelier. Sociologie du combat syndical, Marseille, Agone, 2016.
  • [15]
    Si les scores du FN ont plus que doublé depuis les années 1980, cette progression parmi les plus fulgurantes nationalement s’explique par des scores mayennais initialement très bas qui continuent de positionner ce département parmi les moins favorables à ce parti (en 20e position de ce point de vue à l’élection présidentielle de 2017).
    Source : élaboration propre sur la base des résultats officiels publiés par le ministère de l’Intérieur et consultés dans le quotidien Ouest-France.
  • [16]
    Lors des scrutins présidentiels de 1988 et de 2017, la Mayenne se classe parmi les départements les plus favorables aux candidats de la droite traditionnelle Jacques Chirac (RPR, 24,1 %) et François Fillon (LR, 27,1 %).
  • [17]
    Le questionnaire montre que l’électorat de François Fillon en 2017 se compose encore à 21,2 % d’agriculteurs ou d’agriculteurs retraités.
  • [18]
    Voir Georges Macé, Un département rural de l’Ouest : la Mayenne. L’homme, l’espace, le temps, les pouvoirs, Mayenne, Joseph Floch éd., 1983.
  • [19]
    L’activisme du sénateur-maire MRP d’Aubrés entre 1953 et 1977, agriculteur de profession, participe activement à amorcer l’industrialisation du territoire, rattrapant ainsi la dynamique départementale. Avec plus de 30 000 habitants, les Cobrés constituent aujourd’hui un bassin de vie organisé autour d’un « pôle moyen » (Aubrés, environ 7 000 habitants) au sens de l’Insee.
  • [20]
    Le taux de chômage s’établissait en 2013 au même niveau dans la Mayenne et les Cobrés à 9,2 % (Insee, 2013).
  • [21]
    La croissance de la population dans les Cobrés suit celle de l’ensemble du département depuis 1975 et se maintient à des niveaux de variations annuelles compris entre 0,1 et 0,5 %.
  • [22]
    Sur ce point nous renvoyons par exemple aux analyses géographiques de Christophe Guilluy.
  • [23]
    Envisagé indépendamment de l’enquête ethnographique, notre questionnaire ne permet pas d’appréhender, à l’inverse de bases de données agrégées de grande ampleur, les effets de la stratification interne aux classes populaires sur les conduites électorales. Voir Camille Peugny, « Pour une prise en compte des clivages au sein des classes populaires. La participation politique des ouvriers et des employés », Revue française de science politique, 65(5), 2015, p. 735-759.
  • [24]
    Journal de terrain, jour de marché à Aubrés, 4 mai 2017.
  • [25]
    Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.), La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, PUR, 2005.
  • [26]
    Sylvain Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie…, Paris, Nouveau Monde, 2012, p. 109-165.
  • [27]
    Dans cette région d’élevage, deux de ses prédécesseurs au poste de maire d’Aubrés dans les années 1990 et 2000 exerçaient également la profession de vétérinaire.
  • [28]
    Sur le processus de professionnalisation et de clôture de l’espace politique, voir Patrick Lehingue, « Existe-il de nouvelles logiques du recrutement politique ? », in Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de Daniel Gaxie, Rennes, PUR, 2019, p. 17-34.
  • [29]
    Au total, 35 individus ont répondu avoir participé à des activités militantes, toutes organisations confondues.
  • [30]
    Selon notre enquête, les votes en faveur du FN dans les Cobrés apparaissent peu stabilisés et intermittents : 36,6 % des électeurs de Marine Le Pen en 2017 ne déclarent pas l’avoir soutenue à l’élection présidentielle précédente (pourcentage calculé sur la base de ceux qui déclarent un vote en 2012). Dans le même temps, ils sont plus de 75 % des électeurs LR à avoir déjà voté pour Nicolas Sarkozy (UMP) au premier tour en 2012. Il est à noter que le corps électoral de la droite se rétrécit entre 2012 et 2017, mécaniquement la proportion d’électeurs qui vote à droite en 2012 est plus forte. Tandis que le phénomène inverse s’observe pour le FN. Ce score augmente encore si l’on prend en compte les scrutins intermédiaires, en particulier les élections départementales de mars 2015.
  • [31]
    Dans la population active de 25 à 54 ans en 2015, on compte 36,4 % d’ouvriers et 31,8 % d’employés, pour seulement 4,5 % de cadres et de professions intellectuelles supérieures.
  • [32]
    Le FN recueille 31 voix sur les 206 inscrits à l’élection présidentielle de 2007 puis respectivement 68 et 63 voix sur les 244 inscrits aux premiers tours de ces élections en 2012 et 2017, emportant même la majorité lors du second tour de cette dernière avec 93 voix (53,3 % des votes exprimés).
  • [33]
    Personnage clé de Rives dont l’identité sociale comme les horizons d’attente et d’action se définissent au sein du village, Patrick nous recommande sans peine à une longue liste d’autres habitants, dont certains avec lesquels il entretient pourtant d’importantes divergences, déterminant en partie les contours de notre enquête dans ce village.
  • [34]
    Sur ces questions, voir entre autres l’article de Patrick Champagne, « La reproduction de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, 65, 1986, p. 41-64.
  • [35]
    Frédéric Roux, « Des pêcheurs distingués. L’espace des pratiques halieutiques », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (dir.), Trente Ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 354-364.
  • [36]
    Reposant sur des schèmes traditionnels, la structuration des scènes de sociabilité locale est en affinité avec les propos misogynes de Jean-Marie Le Pen, que l’offre discursive de Marine Le Pen ne fait qu’infléchir de manière timorée, voir Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Seuil, 2015, p. 53-54.
  • [37]
    Amélie Beaumont, Raphaël Challier et Guillaume Lejeune, « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, 122, 2018, p. 9-31.
  • [38]
    À la différence de Patrick, dont les ressources locales facilitent la publicisation du vote, les ouvriers de l’association sont peu enclins à mettre en récit leurs préférences frontistes face à l’enquêteur. Christopher se montre distant lors de nos observations à l’étang et, en dépit de plusieurs relances et de l’appui de son ami Patrick à notre démarche, il décline nos demandes répétées d’entretien. Quant à Sébastien, il nous informe de son vote en faveur de Marine Le Pen en 2012 seulement en remplissant le questionnaire administré en fin d’entretien.
  • [39]
    Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [40]
    En parallèle des tâches administratives liées à l’activité professionnelle de Patrick (factures, comptabilité), Pascale connaît une trajectoire professionnelle chaotique marquée par plusieurs licenciements et des temps partiels subis. Se mettant à distance « des patrons », elle s’identifie avec son mari aux « petits ».
  • [41]
    Entretien, septembre 2017.
  • [42]
    Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.
  • [43]
    Cette dernière est notamment fréquentée par l’ancien maire socialiste de la commune ainsi que par la militante frontiste Marie-Paule.
  • [44]
    Au sein des classes populaires inclinées vers l’indépendance professionnelle, la mise à distance des appartenances ouvrières traditionnelles ainsi que l’effet statutaire de la coupure avec les mondes salariés peuvent constituer des facteurs de « droitisation », voir Violaine Girard, « Sur la politisation des classes populaires périurbaines. Trajectoires de promotion, recompositions des appartenances sociales et distance(s) vis-à-vis de la gauche », Politix, 101, 2013, p. 183-215 et en particulier p. 198-200.
  • [45]
    Journal de terrain, étang de Rives, 10 septembre 2017.
  • [46]
    Journal de terrain, étang de Rives, 10 septembre 2017.
  • [47]
    Sur ces questions, voir Elihu Katz et Paul F. Lazarsfeld, Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, New York, The Free Press, 1955.
  • [48]
    L’éclair mayennais, « Le FN monte en campagne », 12 mai 2017 (en ligne).
  • [49]
    Jean Rivière, « Des ploucs de droite aux pavillonnaires lepénistes. Sur la construction médiatique du vote des ruraux », Agone, 51, 2013, p. 65-83.
  • [50]
    Celles-ci peuvent se décliner sur le plan de la politique municipale. L’enquête suggère ainsi que ces oppositions ont pu servir à mettre en forme des différends autour de l’attribution d’un emploi municipal ou encore du choix de la réaffectation du bâtiment de l’ancienne école, bénéficiant à des proches de Patrick.
  • [51]
    Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2006.
  • [52]
    Michel Offerlé, « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914 », Annales ESC., 39(4), 1984, p. 681-716.
  • [53]
    V. Girard, Le Vote FN au village…, op. cit.
  • [54]
    Julien Fretel et Rémi Lefebvre, « La faiblesse des partis politiques français. Retour sur un lieu commun historiographique », in Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.), La Fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, PUR, 2008, p. 149-177.
  • [55]
    Daniel Gaxie, « Autonomisation et évidement des partis politiques », in Daniel Gaxie et Willy Pelletier (dir.), Que faire des partis politiques ?, Vuilaines-sur-Seine, Éd. du Croquant, 2018, p. 341-373.
  • [56]
    Voir néanmoins récemment Lorenzo Barrault-Stella, Clémentine Berjaud, Samuel Bouron, Raphaël Challier, Safia Dahani, Félicien Faury, Caroline Masson et Emmanuel Monneau, « L’alignement des réceptions. Le débat de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2017 du côté des publics », Genèses, 116, 2019, p. 77-110.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions