Notes
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[1]
Voir Monique de Saint-Martin, Les Fonctions sociales dans l’enseignement scientifique, Paris/La Haye, Mouton, 1971.
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[2]
La transmission de l’habitus cosmopolite, caractéristique pluriséculaire de l’aristocratie et de la bourgeoisie d’affaires, était alors prise en charge par la famille élargie (à travers des pratiques telles que le « grand tour » ou l’apprentissage précoce d’une seconde langue auprès d’une nurse étrangère) et certains pensionnats huppés aux cursus distincts du système scolaire national. Voir Anne-Catherine Wagner, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, 170, 2007, p. 58-65, ainsi que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007, p. 73-75.
-
[3]
Voir Gilles Lazuech, L’Exception française. Le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation, Rennes, PUR, 1999, ainsi que « Le processus d’internationalisation des grandes écoles françaises », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, 1998, p. 66-76.
-
[4]
Terry Shinn, « Des Corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur, 1750-1920 », Revue française de sociologie, 19(1), 1978, p. 39-71.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
CDEFI, « Présentation de la formation des ingénieurs en France », p. 3, texte disponible en ligne sur le site de la CDEFI : www.cdefi.fr.
-
[7]
On retrouve une logique similaire dans l’espace des écoles de gestion, comme l’illustre le cas d’HEC qui se présentait initialement comme une « École centrale du commerce » et s’est inspirée du modèle dominant des écoles d’ingénieurs en vue d’imposer son hégémonie sur les autres formations commerciales : voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 279-281, ainsi que Marianne Blanchard, « Socio-histoire d’une entreprise éducative : le développement des Écoles supérieures de commerce en France (fin du XIXe siècle-2010) », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2012.
-
[8]
Voir P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit., p. 198-206.
-
[9]
Au tournant des années 1980 et 1990, Télécom-INT est une école-maison de l’Institut national des télécommunications (future France-Télécom). Elle a alors vocation à fournir une formation technique à des effectifs d’élèves dont seule une minorité (20 %) est recrutée sur concours après deux ans de classes préparatoires.
-
[10]
AgroSup Dijon est une école provinciale orientée vers une spécialité technique particulièrement déclassée dans la hiérarchie des valeurs scolaires. La faible consécration scolaire de cette école se manifeste à travers la part importante des admissions parallèles : en 2012, pour 59 % d’élèves issus des classes préparatoires BCPST, moins sélectives que les « taupes » classiques, 41 % ont intégré après un BTS, une classe préparatoire ATS (Adaptation technicien supérieur), un DUT ou un cursus universitaire.
-
[11]
Les écoles de gestion amorcent en effet des stratégies d’internationalisation du recrutement et de la formation plusieurs années avant les écoles d’ingénieurs. Au début des années 1970, HEC fonde avec la New York University et la London Business School, un réseau d’échanges internationaux qui lui permet d’envoyer ses élèves effectuer un séjour académique de quelques mois à l’étranger et de recevoir en retour les étudiants de ses institutions partenaires. Voir Marc Nouschi, HEC. Histoire et pouvoir d’une grande école, Paris, Robert Laffont, 1988.
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[12]
Voir Paul Bouffartigue (dir.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, ainsi que Sophie Pochic, « Les cadres à l’épreuve de l’employabilité : le chômage des cadres en France dans les années 1990 », thèse de doctorat en sociologie, Marseille, Université de la Méditerranée Aix-Marseille II, 2001.
-
[13]
Titulaire d’une licence d’électronique et d’une maîtrise de mathématiques, ce directeur occupe d’abord un poste d’enseignant-chercheur en mathématiques appliquées à Télécom-INT. L’obtention du diplôme d’ingénieur de l’École nationale supérieure des télécommunications (actuelle Télécom ParisTech) en 1989 marque un tournant de sa carrière : il devient alors responsable de la formation de Télécom-INT, avant de prendre la direction générale de l’École en 1995. Il est ensuite promu, en 2004, au poste de directeur de l’INT, qui regroupe trois établissements : Télécom-INT, INT Management et Télécom Lille-1. Il exerce parallèlement des fonctions qui le rapprochent du champ politique, en présidant la Conférence des grandes écoles de 2003 à 2009, puis en rejoignant le Commissariat à la diversité et à l’égalité des chances de Yazid Sabeg en tant que conseiller spécial pour l’enseignement supérieur. Il occupe depuis 2012 le poste de conseiller spécial formation et enseignement supérieur auprès du Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).
-
[14]
Entretien avec l’ancien directeur de la formation de Télécom-INT, janvier 2012.
-
[15]
À propos des agents (syndicats de grandes écoles, think tanks, associations d’anciens élèves, journalistes, etc.) promouvant ces nouveaux impératifs, voir Adrien Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises. Une recomposition de la noblesse d’État », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2016, p. 112-130.
-
[16]
Voir Bernard Convert, Les Impasses de la démocratisation scolaire. Sur une prétendue crise des vocations scientifiques, Paris, Raisons d’agir, 2006.
-
[17]
Voir les données du classement 2016 de L’Étudiant, www.letudiant.fr/palmares/palmares-des-ecoles-d-ingenieurs-agrosupdijon.htlm.
-
[18]
La part réduite des diplômés de ces écoles trouvant leur premier emploi à l’étranger (7,9 % pour AgroSup Dijon et 7,6 % pour Télécom Sud Paris, selon les données 2016 de L’Étudiant) montre bien que l’internationalisation des cursus de formation correspond plus à un enjeu de distinction entre écoles qu’à une nécessité objectivement requise par les postes qu’occuperont les futurs cadres.
-
[19]
Voir John Hubbel Weiss, The Making of Technological Man. The Social Origins of French Engineering Education, Cambridge (MA), The MIT Press, 1982, ainsi que Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement social, 88, 1974, p. 3-49 et notamment p. 21-22. L’École centrale compte ainsi parmi ses anciens élèves plusieurs noms emblématiques du capitalisme familial français tels qu’André Michelin, Conrad et Marcel Schlumberger, Armand et Robert Peugeot, Francis Bouygues ou encore Yvon Gattaz.
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[20]
La position en porte-à-faux de Centrale se retrouve dans le contenu de ses programmes d’enseignement qui, comparativement à ceux des autres grandes écoles d’ingénieurs, accordent une place particulièrement importante aux apprentissages managériaux et aux pédagogies du savoir-être – introduits dans les cursus à partir du début des années 1990, concomitamment aux politiques d’internationalisation de l’École. Voir Adrien Delespierre, « Des entreprises dans les salles de classe ? La révolution conservatrice des grandes écoles d’ingénieurs », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 14, 2015, p. 69-92.
-
[21]
Daniel Gourisse, ancien élève de la promotion 1962, était ingénieur au CEA et enseignant-chercheur en charge d’un laboratoire de génie chimique à l’École centrale au moment de sa nomination au poste de directeur de l’établissement, fonction qu’il a conservée jusqu’à sa retraite en 2003. Son adjoint durant l’ensemble de ses mandats successifs fut Daniel Grimm, ancien élève de la promotion 1963, qui occupait auparavant les fonctions d’enseignant-chercheur en mécanique des sols à l’École centrale. Bien que leurs fonctions respectives les aient sans doute amenés à voyager régulièrement hors de France, on ne trouve pas trace dans leurs biographies de séjours d’études à l’étranger ou d’expatriations prolongées.
-
[22]
Daniel Gourisse, « TIME : l’École centrale renoue avec ses échanges internationaux (1978-2003) », texte inédit communiqué par l’auteur, p. 5.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 2.
-
[25]
Ibid. Ce poste est confié à Bernard Marin, ancien élève de la promotion 1963, qui était jusqu’alors maître de conférences en génie chimique à l’École centrale.
-
[26]
Sur cette notion, voir Anne-Catherine Wagner et Bertrand Réau, « Le capital international : un outil d’analyse de la reconfiguration des rapports de domination », in Johanna Siméant et al. (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris, CNRS Éd., 2015, p. 33-46.
-
[27]
Il s’agit d’institutions chinoises (Université Jiaotong de Xi’an, Université d’aéronautique et d’astronautique de Pékin), brésiliennes (Université de São Paulo, Université de Campinas) et japonaises (Université Keio, Université du Tohoku).
-
[28]
Daniel Gourisse et Monique Pineau, L’École Centrale Paris : le grand tournant (1968-2003) ou comment se préparer au marché global de la connaissance, Paris, Association des centraliens, 2008, p. 195.
-
[29]
Centrale reçoit néanmoins dans son cursus de 3e année une poignée d’étudiants anglais (issus de Cambridge et d’Oxford) et japonais (de Tokyo et Yokohama) auxquels elle délivre un diplôme de « mastère spécialisé » ; voir D. Gourisse, « TIME : l’École centrale… », art. cit., p. 8.
-
[30]
Ibid., p. 8-9.
-
[31]
G. Lazuech, L’Exception française…, op. cit., p. 155.
-
[32]
J’emprunte cette notion à P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit., p. 282 et 298.
-
[33]
G. Lazuech, L’Exception française…, op. cit., p. 168.
-
[34]
Claude Grignon, L’Ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, 1971.
-
[35]
G. Lazuech, « Le processus d’internationalisation… », art. cit., p. 74.
-
[36]
Voir François-Xavier Dudouet et Éric Grémont, Les Grands Patrons en France. Du capitalisme d’État à la financiarisation, Paris, Lignes de repères, 2010.
-
[37]
On observe ainsi à Polytechnique une forte diminution tendancielle des élèves rejoignant les corps à l’issue de leur formation : les effectifs de corpsards passent de 155 (sur une promotion de 310 polytechniciens français) en 1981 à 123 (sur 400) en 1993, puis 107 (sur 400) en 2002 et enfin à 70 (sur 400) en 2010 (voir les chiffres indiqués dans le Rapport d’information relatif à l’École polytechnique présenté à la Commission des finances de l’Assemblée nationale par M. François Cornut-Gentille, septembre 2014, p. 20). Cette baisse du recrutement tient moins à la diminution des places offertes à la sortie de Polytechnique (le nombre global de postes disponibles restant à peu près constant jusqu’au début des années 2000) qu’à la dégradation des perspectives de carrière offertes par les corps d’État, à l’exception notable du corps des Mines.
-
[38]
Polytechnicien de la promotion 1960, ingénieur du corps des Mines et titulaire d’un PhD à Stanford, Pierre Faurre était également le PDG de la SAGEM depuis 1989. Il fut président du conseil d’administration de Polytechnique de 1993 à 2000. Le rapport évoqué ici, intitulé « Orientations pour l’École polytechnique, 1993 : schéma directeur pour les dix prochaines années », est consultable aux archives de l’École.
-
[39]
Voir le rapport intitulé « Orientations pour l’École polytechnique, 1993 : schéma directeur pour les dix prochaines années », consultable aux archives de l’École.
-
[40]
Entretien avec l’ancien directeur de Télécom ParisTech, février 2011.
-
[41]
Selon le qualificatif que l’École polytechnique emploie elle-même. Voir également « L’École polytechnique réforme son cursus », Le Monde, 11 janvier 1999.
-
[42]
Rapport d’activité 2005 de l’École polytechnique, p. 18. Les données plus récentes confirment dans les grandes lignes cette domination, même si la part de l’Amérique du Nord diminue légèrement et passe en dessous des 50 % au profit de la Grande-Bretagne et de l’Europe continentale, les pays non-occidentaux restant pour leur part relégués à des degrés divers aux marges de l’espace académique légitime. Pour des données plus détaillées, voir A. Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises… », op. cit., p. 357.
-
[43]
Voir le palmarès 2016 des écoles d’ingénieurs de L’Étudiant : www.letudiant.fr/palmares/palmares-des-ecoles-d-ingenieurs/ouverture-internationale-2.htlm. Les 13 écoles en question sont, outre Polytechnique, les cinq Écoles centrales et Supélec, les Arts et Métiers ParisTech, l’EEIGM-INP Lorraine, l’ENAC Toulouse, l’ENSTA-ParisTech, l’ESTIA-Bidart et l’École des mines de Nancy.
-
[44]
Chiffres établis à partir d’une liste communiquée par l’École polytechnique, indiquant les destinations des élèves partis en formation à l’étranger en 2013-2014.
-
[45]
Voir Conférence des grandes écoles (CGE), « Les grandes écoles sur la scène internationale : enquête de mobilité de la CGE », 2013, www.cge.asso.fr. Faute d’entretiens à l’École des mines de Paris et à l’École des ponts, nous ne disposons pas de renseignements précis sur le nombre de leurs élèves partis à l’étranger ces dernières années, ni sur leurs destinations. Les derniers rapports d’activité de l’École des mines ne font pas mention des élèves en double diplôme à l’étranger ; le classement 2016 de L’Étudiant indique toutefois que la proportion d’élèves ayant acquis le titre d’un établissement étranger s’élève pour l’année 2014-2015 à 4 % (soit, compte tenu de la taille modeste des promotions, quatre ou cinq individus). Pour ce qui est de l’École des ponts en revanche, un rapport d’activité paru en 2013 précise (p. 42) que « 64 des élèves entrés par le concours commun poursuivent leur 3e année dans une université étrangère, dont 45 dans la perspective de l’obtention de deux diplômes. 36 étudiants suivent une formation Master dans une université anglo-saxonne ».
-
[46]
Entretien effectué en mai 2013.
-
[47]
Donald Broady et Mikael Börjesson, « Les nouvelles stratégies des étudiants suédois sur le marché transnational de l’enseignement supérieur », in Abel Kouvouama, Abdoulaye Gueye, Anne Piriou et Anne-Catherine Wagner (dir.), Figures croisées d’intellectuels. Trajectoires, modes d’action, productions, Paris, Karthala, 2007, p. 387-397.
-
[48]
Le master en mathématiques financières de l’Université Columbia, l’une des destinations les plus prisées des polytechniciens, constitue ainsi le meilleur sésame pour rejoindre les grandes banques de Wall Street. Plus généralement, la possession du diplôme d’une grande université anglo-américaine combiné avec celui d’une prestigieuse école française permet d’intégrer le groupe restreint des « cadres à haut potentiel » parmi lesquels les multinationales sélectionnent leurs futurs dirigeants, voir Christophe Falcoz, « Les “cadres à haut potentiel”, ou l’obligation de réussite », in Paul Bouffartigue (dir.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, p. 221-239. Par opposition, les formes de capital international auquel les anciens élèves des écoles moyennes peuvent accéder (stages en entreprise, universités étrangères de second rang) sont nettement moins valorisables : si elles peuvent assurer à leurs détenteurs certaines gratifications salariales liées à l’expatriation, elles sont plus difficilement convertibles dans le cadre d’un retour en France et tendent à cantonner leurs possesseurs dans des carrières d’experts et de cadres intermédiaires. Voir Denis Colombi, « Les usages de la mondialisation. Mobilité internationale et marchés du travail en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, IEP, 2016.
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[49]
ParisTech compte actuellement 11 établissements : outre Polytechnique, Télécom ParisTech et HEC, ce réseau est composé de l’École des mines, l’École des ponts et chaussées, l’ESPCI, l’ENSAE, l’École nationale supérieure de chimie, l’École des arts et métiers, AgroParisTech et Sup-Optique.
-
[50]
Ces chiffres m’ont été fournis par l’ancien directeur de l’établissement au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui en février 2011. Le directeur des relations internationales de Télécom ParisTech m’a également indiqué dans un entretien de 2011 que la part des étrangers parmi les élèves ingénieurs s’élevait à 44 % en 2009-2010. Le classement de L’Étudiant avance pour sa part le chiffre de 55 % d’étudiants étrangers en 2014-2015 (www.letudiant.fr/palmares/palmares-desecoles-d-ingenieurs/telecom-paristech.htlm), incluant sans doute dans ce chiffre le cursus dit « Eurecom » délocalisé à Sophia-Antipolis, qui accueille plus d’étudiants étrangers que le cursus de Paris.
-
[51]
Sur les conditions sociales de la circulation internationale des étudiants en ingénierie et les formes de concurrence entre États et institutions éducatives qui les sous-tendent, voir A. Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises… », op. cit., p. 143-190.
-
[52]
La campagne de levée de fonds organisée par la fondation de Polytechnique a récolté plus de 35 millions d’euros en 2014, dont 7 130 000 ont été investis en bourses destinées au recrutement d’élèves-ingénieurs étrangers. Voir le bilan 2014 de la levée de fonds, www.polytechnique.edu/fondation/bilan-et-brochures.
1Au tournant des années 1980, de nouveaux impératifs d’« ouverture internationale » commencent à s’affirmer parmi les écoles d’ingénieurs et à s’imposer progressivement à l’ensemble du champ français des grandes écoles. Leur propagation va de pair avec la contestation des principes nationaux de hiérarchisation de ces établissements, historiquement fondés sur l’élitisme scolaire et l’autonomie affirmée à l’égard du monde professionnel. Jusqu’à une date récente en effet, la lutte pour le prestige se jouait exclusivement sur la sélectivité scolaire et sociale du recrutement, sur le statut octroyé par l’État et sur le contenu des programmes d’enseignement, les quartiers de noblesse de chaque établissement se mesurant à la part faite aux disciplines les plus abstraites (à commencer par les mathématiques) au détriment des savoirs techniques et appliqués [1]. Aussi les formes de concurrence en vigueur ne portaient-elles guère les grandes écoles d’ingénieurs à se soucier d’acquérir une reconnaissance internationale, d’attirer des étudiants étrangers ou d’envoyer leurs élèves dans des pays éloignés [2].
2La montée en puissance des exigences d’internationalisation met directement en question les normes traditionnelles du champ : les écoles sont amenées à ouvrir des voies d’admission alternatives aux concours, à confier à d’autres institutions (entreprises ou universités étrangères) une partie de la formation de leurs élèves, et à intégrer dans leurs cursus des enseignements managériaux censés préparer leurs futurs diplômés à des carrières internationales. Loin de se réduire à la seule circulation des élèves d’un pays à l’autre, l’internationalisation des grandes écoles engage une profonde redéfinition du rapport des élites économiques françaises à l’État-nation et au monde de l’entreprise.
3Cet article analyse la manière dont les impératifs d’internationalisation, initialement cantonnés aux formations commerciales privées, en sont venus à exercer une force contraignante sur l’ensemble des écoles de formation des cadres, jusqu’aux institutions les plus anciennes et les plus consacrées. Cette étude prolonge ainsi des travaux antérieurs. Il y a près de 20 ans, Gilles Lazuech montrait que, à rebours des représentations communes présentant l’internationalisation des grandes écoles comme le résultat mécanique des contraintes externes du monde économique, la concurrence nationale que se livrent ces établissements était le principal vecteur de cette transformation [3]. À l’époque, le processus d’internationalisation n’avait pas encore l’ampleur qu’il a prise aujourd’hui : la revendication d’une légitimité internationale était alors surtout le fait du pôle privé des écoles de commerce, les écoles les plus liées à l’État et à la fonction publique commençant à peine à les suivre dans cette voie.
4L’attention privilégiée aux écoles d’ingénieurs tient aux tensions particulières que la contestation des valeurs cardinales du champ suscite chez ces institutions qui, à la différence des écoles de commerce, ont entretenu dès leur apparition un lien étroit à l’État-nation et ont traditionnellement fondé leur prestige sur des principes de légitimation exclusivement nationaux [4]. Le contrôle exercé par l’État sur la profession d’ingénieur, constituée dès le XVIIIe siècle en enjeu spécifique de gouvernement [5], se prolonge en effet depuis 1934 à travers la Commission des titres d’ingénieurs (CTI), rattachée au ministère de l’Enseignement supérieur, à laquelle est dévolu le pouvoir d’inspecter et d’habiliter les établissements souhaitant délivrer ce diplôme. Les frontières du champ des écoles d’ingénieurs sont ainsi régulées par la CTI qui s’est attachée à maintenir, contre diverses tentatives de constitution de licences ou de doctorats en ingénierie, un schéma de formation en cinq années d’études supérieures. Celui-ci s’appuie sur un socle « généraliste » de sciences « fondamentales », sur la « spécialisation » progressive dans un domaine technique particulier ainsi que sur la « culture d’entreprise et la compréhension de l’environnement humain, social et économique » [6]. Liées à ce modèle national qu’elles mettent en avant auprès de leurs partenaires étrangers, les écoles d’ingénieurs ne bénéficient pas de l’effet d’homologation internationale associé à la qualité de business school ; elles éprouvent ainsi plus de difficultés que les écoles de commerce à se faire reconnaître à l’extérieur (notamment aux États-Unis et en Angleterre) comme des filières attractives.
5Bien que les attentes de la CTI soient suffisamment larges pour autoriser de fortes disparités internes, les quelques 210 établissements d’ingénieurs aujourd’hui accrédités en France forment au sein du champ des grandes écoles un sous-espace spécifique, doté de filières de recrutement, de modes de formation et d’instances de régulation propres. C’est dire que la conversion des écoles d’ingénieurs à l’international n’est pas l’effet mécanique d’une concurrence accrue que leur opposeraient les écoles de commerce : les unes et les autres ne se positionnent pas sur les mêmes filières de recrutement ni, pour l’essentiel, sur les mêmes secteurs professionnels. Les premières écoles d’ingénieurs à avoir revendiqué une légitimité internationale ont bien pris modèle sur les écoles de gestion, qui les avaient précédées de plusieurs années dans cette voie ; mais ces stratégies d’emprunt et de réappropriation sont d’abord dirigées contre leurs rivales les plus proches au sein de leur secteur spécifique [7] – telles que, dans le cas de Centrale, Polytechnique et l’École des mines de Paris. De même, si les écoles d’ingénieurs se trouvent bien confrontées à la concurrence d’universités scientifiques étrangères pour attirer les meilleurs étudiants ingénieurs de Chine ou d’Amérique latine, cette nouvelle forme de compétition est moins une cause qu’une conséquence de la propagation des impératifs d’internationalisation dans le champ français : les écoles d’ingénieurs ne commencent en effet à élargir leur aire de recrutement en direction des pays dits émergents qu’au tournant des années 2000, à un moment où « l’international » s’est déjà imposé à elles comme un enjeu incontournable.
6Notre analyse porte sur quatre institutions aux profils nettement distincts : Télécom-INT, l’ENSBANA (actuelle AgroSup Dijon), l’École centrale de Paris (toutes trois ayant compté parmi les premières écoles d’ingénieurs à développer des stratégies d’internationalisation), ainsi que l’École polytechnique. Le choix de ces établissements vise à mettre en lumière les effets de champ en jeu dans la dynamique d’internationalisation des écoles d’ingénieurs. Il permet en premier lieu de montrer l’opposition à l’œuvre entre ce que Pierre Bourdieu désigne comme la « grande porte » des écoles de pouvoir et la « petite porte » des écoles spécialisées [8]. Ainsi, à la différence de Polytechnique et Centrale, Télécom-INT occupe un rang moyen dans la hiérarchie interne des écoles [9] et AgroSup Dijon s’inscrit parmi les établissements les plus proches du pôle dominé du champ [10]. Notre échantillon fait également apparaître l’opposition entre le pôle des écoles historiquement liées à l’État et au secteur public et le pôle des écoles plus proches du secteur privé, clivage incarné ici par Polytechnique et Centrale. Il s’agit de saisir les effets, sur la hiérarchie des écoles d’ingénieurs, de la révolution symbolique qu’a été la propagation des impératifs d’internationalisation et d’examiner en quoi les nouvelles formes de concurrence pour l’accumulation de capital international redéfinissent les rapports de force antérieurs. Ce travail met ainsi en lumière les transformations qui affectent, au cours des trois dernières décennies, les conditions de reproduction de la noblesse d’État liée aux grandes écoles d’ingénieurs [voir encadré « Terrain d’enquête », p. 47].
Terrain d’enquête
Les pionnières de l’international
7Bien qu’elles soient placées à différents niveaux de la hiérarchie interne, les premières écoles d’ingénieurs à se targuer de leur rayonnement international ont en commun de se trouver dans une position de porte-à-faux qui les incline à s’inspirer des innovations développées alors par les écoles de commerce [11] pour se renforcer vis-à-vis de leurs concurrentes. C’est notamment le cas de certaines formations d’ingénieurs spécialisées, apparues dans les années 1960 ou 1970, et que leur légitimité incertaine rend particulièrement vulnérables à la fragilisation croissante du statut des cadres sur le marché du travail [12].
8Il en est ainsi de Télécom-INT, qui commence à revendiquer son « ouverture internationale » à la fin de la décennie 1980 pour parer à la menace d’une crise de recrutement. Cet établissement de rang moyen présente alors la particularité d’être rattaché à la Direction générale des télécommunications (devenue France-Télécom en 1988), qu’il soutient dans sa politique d’expansion internationale en offrant une formation ad hoc à son personnel d’encadrement : aussi chaque promotion associe-t-elle une quarantaine d’élèves admis à l’issue des classes préparatoires à environ 160 cadres des télécommunications en formation continue, parmi lesquels de nombreux ressortissants étrangers originaires des pays du Maghreb ou d’Europe de l’Est où s’implante la Direction générale des télécommunications. Cet équilibre est bouleversé lorsque France-Télécom, qui prend alors le statut d’entreprise publique et anticipe sa future privatisation, fait savoir en 1989 qu’elle se désinvestira progressivement de Télécom-INT et cessera à échéance de trois ans d’y envoyer ses cadres en formation.
9Pour prévenir ce tarissement de ses effectifs, Télécom-INT est amenée à faire de nécessité vertu et à jouer de manière volontariste la carte de l’international. Celui qui venait alors d’être nommé au poste de directeur de la formation [13] se rappelle ainsi qu’après l’annonce de France-Télécom, l’École réforme son cursus pour instaurer l’obligation pour chaque élève de séjourner au moins deux mois à l’étranger et de passer un test d’anglais externe de type TOEIC. Télécom-INT peut dès lors se promouvoir auprès des candidats potentiels en compensant sa faible notoriété (« quand je réussissais à avoir un étudiant qui était admis simultanément chez moi et à Centrale Lyon et qu’il venait chez moi, j’étais content ! À l’époque je les comptais ! » [14]) par cette « ouverture internationale » qui la distingue des autres écoles techniques :
« À l’époque où on développait la notoriété de l’école d’ingénieurs de l’INT, je savais bien que je devais passer par l’international : j’avais pas le choix, il fallait que j’aie un avantage concurrentiel par rapport aux autres, au moment où j’allais présenter l’école dans les classes préparatoires ou dans les universités, et ça c’est parce que j’avais des accords avec des universités intéressantes à l’étranger. Dire à un élève de prépa : “Venez chez moi et vous pourrez faire votre troisième année au Québec, vous pourrez faire votre troisième année en Russie, etc.”, ça marque ! C’était moins le cas pour Télécom Paris ou pour les Mines de Paris qui sont toujours un peu en retard en matière d’international, parce que si on intègre les Mines de Paris c’est parce que c’est les Mines de Paris, quoi ! Pas besoin de chercher autre chose ! »
11Dans cette perspective, la montée en puissance des impératifs d’internationalisation à la charnière des années 1980-1990 [15] se donne à voir comme un effet de l’intensification de la compétition, pour attirer des élèves de niveau scolaire aussi élevé que possible, entre les petits établissements techniques que la vogue (réelle ou supposée) des études commerciales et la crainte, régulièrement ressuscitée depuis 20 ans et largement entretenue par la presse, d’une « désaffection des jeunes pour les études scientifiques » [16] poussent à s’inspirer des écoles de gestion. Comme ces dernières en effet, Télécom-INT se montre moins soucieuse du prestige académique des séjours à l’étranger que de leur rentabilité professionnelle, et entend mettre à l’épreuve le sens pratique des élèves plutôt que leurs capacités scolaires. Le directeur de la formation précise ainsi que les élèves avaient à chercher par eux-mêmes des stages professionnels à l’étranger, pour y apprendre à « travailler dans un véritable milieu international » :
« Quand je présentais le dispositif (aux étudiants), je leur disais : “Vous devez subir un choc culturel important, c’est ça l’objectif ! L’étranger, c’est là où vous allez subir un choc culturel important, et c’est là où vous allez manifester votre capacité à travailler dans un véritable milieu international, où il y a des cultures différentes, des façons de travailler différentes”. […] La règle sur les stages a toujours été la même, c’est : l’étudiant doit trouver son stage lui-même. La recherche du stage fait partie du stage. Bien évidemment on avait des offres en secours pour ceux qui n’y arrivaient pas. Donc par exemple on avait des stages en Russie proposés par l’opérateur Ross Telecom, qui était le partenaire de la DGT, et on avait des stages à l’Université de Moscou, avec qui on formait des cadres de Ross Telecom dans un cursus de formation continue. Et tout ça comme ça dans différents pays. »
13La logique sous-jacente à cette forme d’internationalisation du cursus, qui s’appuie moins sur les séjours académiques de longue durée que sur les stages courts mettant les élèves en situation professionnelle, semble toujours plus poussée à mesure que l’on se dirige vers les régions dominées du champ. On peut à ce propos évoquer le cas de l’ENSBANA (École nationale supérieure de biologie appliquée à la nutrition et à l’alimentation), devenue depuis 2009 l’une des composantes d’AgroSup Dijon, qui entreprend au début des années 1990 d’introduire une dimension « internationale » dans son cursus à travers les stages à l’étranger. Il s’agit par-là, comme le dit le directeur-adjoint actuel (qui était alors enseignant dans l’établissement), de faire sortir les élèves du cadre scolaire et de favoriser leur « ouverture d’esprit » :
« Il y a environ 20 ans, on s’est dit une chose : nos étudiants qui étaient en parcours d’ingénieur, en 1ère année ils avaient un stage ouvrier, en 2e année ils avaient un stage soit industriel soit de recherche, et en 3e année nouveau stage, soit industriel soit de recherche. Mais avant, nos étudiants faisaient leur stage de recherche dans l’école, pas le stage industriel, mais le stage de recherche ils le faisaient dans les laboratoires de l’école. C’était bien parce qu’on avait des petites mains mais, pour autant, les élèves ingénieurs, ça ne leur ouvrait pas du tout l’esprit ! Donc un jour on a dit : “On arrête les stages de recherche internes à l’école” et on oblige les étudiants à partir à l’international. On avait à peu près 80 étudiants, c’était du temps de l’ENSBANA ça, vers 1990-1992. Avant il y en avait quelques-uns qui partaient, mais là on a rendu le truc obligatoire ! On a dit : “C’est généralisé à tous les étudiants ingénieurs en agroalimentaire”. »
15Ce séjour à l’étranger prend rapidement une importance grandissante dans le cursus : sa durée minimale, initialement fixée à plusieurs semaines, est progressivement élevée à un plancher de cinq mois sur les trois ans de formation. Il est également assorti de nouvelles obligations, similaires à celles de Télécom-INT : pour obtenir le diplôme de l’école, les élèves doivent valider un niveau déterminé de TOEIC et apprendre une deuxième langue vivante, en plus de l’anglais. Comme à Télécom-INT, l’introduction de ces composantes associées à « l’international » est conçue comme un moyen non d’évaluer les capacités scolaires des élèves, ni même leurs seules aptitudes professionnelles, mais bien d’éprouver leur « personnalité », de forger leur faculté à « s’adapter » à un « contexte culturel » nouveau, à s’y faire un « réseau », à en comprendre les « codes », en un mot à investir avec succès dans leurs activités professionnelles des qualités jusqu’alors définies comme distinctes de la force de travail, parce que socialement perçues comme relevant du domaine de la personne privée :
« Les institutions de recherche et les industriels agroalimentaires américains connaissent l’ingénieur ENSBANA, ils le connaissent par ses compétences parce qu’ils l’ont reçu à un moment donné en stage. Ou qu’ils ont été en relation avec lui dans le cadre d’un stage. Donc ça fait qu’on doit avoir, je ne sais plus, 15 ou 20 % d’ingénieurs qui travaillent à l’étranger, dans des boîtes internationales, et on en a aussi énormément qui travaillent dans des boîtes internationales, qui sont basés en France mais qui sont constamment en voyage à droite ou à gauche, qui vont installer une usine à Kiev, ou en Arabie saoudite, et ainsi de suite. Et ça, ça ne peut exister que par le stage. […] Quand on lâche un étudiant au Mexique, un type qui n’a jamais voyagé ou très peu parce que ses parents l’ont un peu emmené en voyage mais sans plus, on le lâche au Mexique et il doit développer un truc pour un industriel mexicain avec un chercheur mexicain, c’est une grosse baffe pour quelqu’un qui n’a jamais voyagé ! Il faut qu’il comprenne les codes et qu’il se dise, “on ne fonctionne pas tous pareil !”, et à partir du moment où il a compris ça, ça lui ouvre l’esprit sans aucun problème. Moi j’ai revu des étudiants bien après leur sortie, et ils le disent : C’est vraiment un atout d’ouverture, c’est-à-dire que pour la majorité ils seront capables de se dire : “Je prends l’avion demain matin, je vais à Shanghai, je connais pas Shanghai mais j’ai pas de problème parce que je suis habitué, je sais ce qu’il faut faire pour s’adapter”. Et puis toc il s’adapte et il fait son business. Donc le stage est un moment très important. »
17Les séjours académiques à l’étranger ont été aménagés plus tardivement à AgroSup Dijon, et leur apparition est due, selon le directeur-adjoint de l’école, au fait que la Commission des titres d’ingénieurs ait édicté cette nouvelle exigence pour l’ensemble des écoles. La prééminence qu’accorde AgroSup Dijon à l’apprentissage professionnel par rapport à la formation purement scolaire se traduit par le fait que ces voyages d’études ne sont pas obligatoires, à la différence des stages, et qu’ils prennent généralement la forme de séjours non-diplômants de type Erasmus : la grande majorité (75 sur 77) des programmes d’échanges académiques contractés par l’école ne donne pas lieu à un cumul de diplômes, et les deux seuls accords de double diplôme sont établis avec des institutions dominées dans leurs espaces nationaux respectifs : l’Université du Kentucky aux États-Unis et l’Université agricole Timiryazev à Moscou. Les chiffres édités par le classement de L’Étudiant indiquent de même que la proportion d’étudiants étrangers à AgroSup Dijon ne dépasse guère la barre des 2 % en 2014-2015, et que si 94 % des élèves sortis de l’école cette année-là ont fait un stage professionnel hors de France durant leur cursus, aucun n’a séjourné plus de six mois dans une université étrangère [17].
18Les stratégies d’internationalisation d’établissements comme AgroSup ou l’INT se lisent ainsi comme des tentatives pour retourner leur stigmate (faible reconnaissance scolaire) en emblème : le fait d’afficher dès la fin des années 1980 leur proximité à l’égard des entreprises, de mettre en avant « l’employabilité » de leurs diplômés formés « à l’international » [18] doit leur permettre de rester attractives auprès des élèves de classes préparatoires malgré l’intensification de la concurrence entre écoles et l’effritement du statut des cadres sur le marché du travail.
19Cet aperçu des modalités d’internationalisation de deux écoles techniques, qui revendiquent toutes deux d’avoir été parmi les premières à modifier leurs cursus et à envoyer de manière systématique leurs élèves à l’étranger, montre l’écart qui les sépare d’un établissement comme l’École centrale qui a pu mobiliser des capitaux matériels et surtout symboliques nettement plus élevés.
La stratégie de l’avant-gardisme : Centrale et la naissance du réseau TIME
20La revendication d’une forme spécifique de légitimité associée à « l’international », se combinant et parfois se substituant à la légitimité scolaire, n’est pas le propre des écoles techniques reléguées aux échelons inférieurs de la hiérarchie nationale. L’École centrale, l’une des formations d’ingénieurs les plus anciennes et les plus prestigieuses, s’est en effet voulue dès les années 1980 à l’avant-garde des innovations pédagogiques et organisationnelles associées à l’international. Cette stratégie particulière contraste avec l’attitude des autres écoles d’ingénieurs les plus consacrées, comme Polytechnique ou l’École des mines, qui ont intégré ces nouvelles normes bien plus tardivement.
Donc en 1998 je suis arrivé, le 1er septembre, je venais du privé, j’étais dirigeant d’une entreprise privée qui était une des filiales du groupe France-Télécom, et on m’a proposé de venir à l’école, de prendre la direction de Télécom ParisTech pour la gérer comme une entreprise. Pour anticiper, un petit peu, sur les évolutions du marché. Donc je suis arrivé avec la boîte à outils du dirigeant d’entreprise : la stratégie, du management, de l’organisation, des méthodes assez classiques en entreprise, et puis j’ai constaté que, bon… l’école était déjà présente sur le marché international, mais en gros parce qu’il fallait le faire, parce que sinon on était mort, quoi, tout le monde le fait donc on le fait aussi, ça allait guère plus loin… […]
Donc moi, j’ai lancé une réflexion stratégique : internationaliser l’école, jouer en première division mondiale ! En gros, on se disait : si on veut être une école de top-niveau, il faut internationaliser. Internationaliser les étudiants : on s’est dit, on veut pas faire une école plus grosse, on va faire la même mais plus internationale ! Donc introduire dès la seconde année des admissions sur titres ; internationaliser la formation, donc mettre des cours en anglais avec des professeurs étrangers, préparer à la culture européenne, et internationaliser le programme doctoral. Et puis internationaliser les réseaux, et c’est là qu’on voit apparaître ParisTech comme étant le principal vecteur, la marque sous laquelle on va vendre la formation à l’étranger.
21Le fait que Centrale ait été la première parmi les grandes écoles d’ingénieurs à faire de « l’international » un enjeu privilégié tient à plusieurs propriétés singulières qui la distinguent de ses concurrentes directes et lui donnent une position très spécifique au sein du champ. Bien qu’elle soit devenue l’une des écoles d’ingénieurs les plus consacrées scolairement, Centrale était initialement un établissement privé fondé par la bourgeoisie industrielle libérale, avec laquelle elle a conservé des liens forts même après son passage sous l’égide de l’État en 1857 [19]. Corrélativement, l’École s’est toujours tenue à distance du secteur public : à la différence de rivales comme Polytechnique et l’École des mines, elle n’a jamais eu vocation à former les membres des grands corps administratifs et demeure aujourd’hui la seule parmi les écoles d’ingénieurs les plus cotées à ne pas être devenue un établissement d’application ou une « formation complémentaire agréée » de l’X. Elle est aussi plus encline à s’inspirer des grandes écoles de commerce en jouant simultanément sur deux tableaux, celui de la proximité à l’égard de l’entreprise et celui de la légitimité scolaire [20].
22L’entrée en fonction en 1978 d’un nouveau comité directeur de l’École centrale, composé notamment de Daniel Gourisse et de son adjoint Daniel Grimm [21], amorce la mise en œuvre progressive de politiques d’internationalisation dont l’ampleur dépasse largement les quelques initiatives individuelles sur lesquelles reposaient jusqu’alors l’accueil d’étudiants étrangers ou les séjours académiques hors de France.
23Le souci de faire évoluer la formation et les qualifications des élèves à la sortie de l’École s’affirme progressivement dans les années qui suivent. Les règles d’attribution du diplôme sont révisées en 1988 et incluent désormais plusieurs obligations nouvelles, celle d’atteindre un niveau élevé de maîtrise de l’anglais attesté par un examen externe reconnu mondialement, le TOEFL (Test of English as a Foreign Language), celle d’obtenir un score minimal à un examen externe de même type dans une seconde langue, celle enfin de passer au moins six semaines dans un pays étranger, en principe non-francophone [22]. Si, comme le précise le directeur de l’époque, « tout séjour d’une durée inférieure à trois mois doit (pour être validé), faire l’objet d’un rapport rédigé dans la langue du pays (ou en langue anglaise) comportant un volet “civilisation” » [23], c’est que les bienfaits attendus du voyage international ne sont, ici comme ailleurs, jamais réductibles à la seule acquisition de connaissances scolaires ou professionnelles et doivent surtout être attestés à travers la personnalité même des élèves, implicitement mis en demeure de faire preuve de qualités telles que « l’ouverture d’esprit », la « curiosité » ou la « faculté d’adaptation ».
24L’internationalisation telle que la conçoivent les dirigeants de l’École se porte aussi, au milieu des années 1980, sur la question des échanges académiques avec l’étranger : Centrale se donne notamment pour objectif l’élargissement du recrutement en direction des pays « industrialisés et non-francophones » [24], l’accroissement du nombre de séjours d’études des élèves français à l’étranger et la conquête d’une reconnaissance internationale du diplôme centralien. Un poste ad hoc de « conseiller pour les relations internationales à plein temps » [25] est ainsi ouvert afin d’établir des liens avec un large panel d’universités étrangères reconnues. Ces prises de contact donnent lieu à l’élaboration d’un projet commun de réseau européen de double diplôme, selon des modalités inédites à l’époque pour les écoles d’ingénieurs mais appelées à connaître par la suite un développement rapide, au moins chez les établissements les plus consacrés.
25Le double diplôme atteste en effet, à l’instar du diplôme conjoint, une forme de reconnaissance mutuelle entre institutions étrangères : l’échange d’une partie de leurs élèves cumulant les titres des deux institutions leur permet de se légitimer réciproquement sans remettre en cause pour autant l’indépendance des deux établissements, puisqu’il ne s’agit pas d’uniformiser les formations respectives. Cette formule permet aux grandes écoles, ainsi qu’aux universités étrangères, d’accumuler pour elles et pour leurs étudiants une forme de capital international institutionnalisé [26] sous forme de diplômes associés à des pays distincts, sans pour autant être contraintes à des modifications pédagogiques qui pourraient les pénaliser dans leur espace national d’origine. Mieux encore, les dirigeants de Centrale mettent au point un système de répartition des tâches éducatives d’après un modèle qui évoque directement celui de Polytechnique et de ses établissements d’application : les élèves centraliens suivent dans leur école la partie « généraliste » du cursus, plus prestigieuse selon les canons du système scolaire français, et ne peuvent aller dans une université étrangère que pour la phase de spécialisation technique. Loin donc de l’amener à renoncer aux attributs constitutifs de la définition nationale de l’excellence scolaire, la stratégie d’internationalisation initiée par Centrale lui permet de mettre en avant auprès de ses partenaires académiques « l’empreinte généraliste » revendiquée par les grandes écoles françaises. Daniel Grimm, directeur-adjoint de Centrale au moment de la fondation de son réseau international de double diplôme, présente ainsi le projet d’organisation des études qui était en train d’être élaboré :
« Ce qu’il (fallait) essayer de monter, c’est un cursus qui permette à des jeunes d’avoir les qualités de deux systèmes de formation différents. Notre spécificité, c’est le tronc commun des 1ère et des 2e années, c’est là où il y a l’empreinte généraliste caractéristique de Centrale, par contre l’étranger sait mieux faire des gens orientés “génie civil”, “génie chimique”, “génie électrique”, enfin la spécialité que vous voulez. […] Donc j’ai dit : on fait deux ans d’enseignement supérieur pour sélectionner les étudiants, français et étrangers ; ceux qui sont choisis (sur concours pour les Français, sur dossier pour les étrangers) viennent faire les 1ère et 2e années chez nous, et on les envoie après à l’étranger […], et quand ils ont le diplôme local on considère que c’est équivalent à notre 3e année (de cursus à Centrale) et donc on leur donne notre diplôme. Comme ça, on ne dénaturait pas notre diplôme du tout. »
27Le double diplôme procède ainsi d’une forme d’internationalisation qui, loin de porter en germe l’abolition des spécificités nationales, tendrait plutôt à les accentuer et, par-là, à favoriser la perpétuation des rapports de force internes aux différents champs nationaux, les établissements de faible notoriété étant tenus à l’écart, ou au mieux relégués à une place de second rang au sein des principaux réseaux d’échanges qui, à la manière des clubs mondains, fonctionnent comme des instances de cooptation et de légitimation mutuelle entre institutions dominant leurs espaces nationaux d’origine.
28On en trouve une illustration dans la composition de l’association TIME (Top Industrial Managers for Europe), qui constitue le premier réseau international de double diplôme à avoir été mis en place, à l’initiative de l’École centrale, entre plusieurs institutions européennes de formation d’ingénieurs. Au moment de sa fondation en 1988, cette association regroupe autour de Centrale des universités d’Europe continentale situées au sommet de la hiérarchie académique de leurs pays respectifs, telles que la Rheinisch-Westfälische Technische Hochschule d’Aix- la-Chapelle, la Technische Universität de Munich, la Kungliga Tekniska Högskolan (KTH) de Stockholm, ou encore les Politecnico de Milan et de Turin. La notoriété croissante du réseau TIME, qui intègre par la suite des universités non européennes au titre d’« associées » [27], vaut – au moins dans le champ français – une grande aura internationale à l’École centrale, présentée aujourd’hui encore par les autres écoles d’ingénieurs comme « en avance » ou « à l’avant-garde » de ce qui se fait en matière d’internationalisation.
29Sur la lancée de ces premiers succès, l’École centrale s’est rapidement attelée à élargir ses réseaux académiques au-delà du continent européen. Forte de sa nouvelle légitimité, Centrale parvient au cours des années 1990 à faire modifier sur un point essentiel les conditions d’admission de ses élèves dans les cursus de master des universités nord-américaines, britanniques et japonaises. Jusqu’au début des années 1990 en effet, les universités mondiales les plus prestigieuses n’examinaient les candidatures des élèves ingénieurs français désirant intégrer l’un de leurs masters qu’à la condition que ceux-ci aient déjà obtenu le diplôme de leur école, ce qui revenait par-là à reléguer les établissements français, dont la formation ne dure que trois ans lorsqu’ils recrutent à l’issue des classes préparatoires, au statut d’undergraduate school (correspondant, pour les États-Unis, à un cycle de niveau bac+4). La situation change lorsque, au cours des années 1990, les élèves de Centrale sont progressivement autorisés par les grandes universités anglo-américaines ou asiatiques à se porter candidats pour leurs programmes de master après seulement deux ans à l’École, en substitution à leur troisième année de cursus, de manière à obtenir simultanément leur diplôme français et un master’s degree. Cette requalification a l’effet d’une promotion importante pour Centrale qui se voit reconnaître la qualité de graduate school, dont le titre vaut cinq années d’études supérieures.
30Cette redéfinition de la position de Centrale dans les rapports de force académiques internationaux lui permet d’envoyer, dans les formations de master d’universités telles que le MIT, Cornell, Cambridge, Oxford, Tokyo ou Yokohama [28], une partie non négligeable de ses élèves. En dépit du fait que cette circulation s’effectue le plus souvent en dehors du tout partenariat officiel et demeure le plus souvent à sens unique [29], elle apparaît de la part d’institutions mondialement reconnues, comme une forme de légitimité internationale dont l’École peut se prévaloir en France. Centrale tisse également des liens de partenariat en direction des pays dits « émergents » à partir de la fin des années 1990, à un moment où les politiques de recrutement international de la plupart des autres grandes écoles d’ingénieurs sont encore balbutiantes. Elle signe ainsi en 1999 des accords de double diplôme avec l’Université nationale de Singapour ainsi qu’avec quatre institutions chinoises (l’Université Tsing Hua à Pékin, et les Universités Jiao Tong de Shanghai, Chengdu et Xi’an) puis, l’année suivante, avec cinq universités brésiliennes, situées dans les quatre villes de Fortaleza, Porto Alegre, Rio de Janeiro et São Paulo [30].
31Les politiques de partenariats académiques internationaux de Centrale contrastent ainsi par leur ampleur avec celles de la majorité des autres écoles d’ingénieurs françaises, et ce depuis les années 1990. L’École compte dès cette époque de nombreux anciens élèves titulaires d’un double diplôme obtenu en Europe ou aux États-Unis, et reçoit parmi ses promotions une part significative d’étudiants dotés d’un fort capital académique et issus d’institutions réputées telles que les Technische Universität de Munich, Berlin et Darmstadt, ou les Politecnico de Milan et de Turin.
32L’avant-gardisme revendiqué par Centrale en matière d’internationalisation semble d’autant plus incontesté que les écoles qui ont également voulu se donner dès le tournant des années 1980-1990 une image de marque internationale n’ont pas toujours disposé des moyens de leur politique. La mise en regard avec des écoles techniques telles que Télécom-INT ou AgroSup Dijon atteste que les profits associés à l’« internationalisation » sont étroitement dépendants, pour chaque école, de la position qu’elle occupe dans le champ national et des capitaux (symboliques et sociaux, notamment) dont elle dispose. La comparaison de l’étendue et de la nature des accords d’échanges internationaux de ces écoles fait apparaître de fortes inégalités : à la différence de Centrale qui peut se prévaloir de son prestige national auprès d’universités européennes, nord-américaines ou asiatiques, les établissements de second rang peinent souvent à recevoir des étudiants internationaux de haut niveau scolaire. Les écoles techniques envoyant leurs élèves à l’étranger tendent en outre à faire de nécessité vertu et à favoriser, au détriment des séjours académiques, les stages en entreprise ou en laboratoire de recherche appliquée. Il ressort ainsi de l’enquête statistique de Gilles Lazuech que les écarts entre « grandes » et « petites » écoles d’ingénieurs et de commerce sont nettement moins saillants en ce qui concerne la pratique des stages en entreprise que celle des voyages d’études, lesquels sont surtout le fait des établissements les plus consacrés [31]. La formule du stage est plus simple à mettre en œuvre pour les établissements techniques (les entreprises avec lesquelles ils entretiennent des liens étroits favorisent ce type de pratique et, surtout, plus accessibles que les universités étrangères qui sont d’autant plus regardantes sur la qualité scolaire des candidats qu’elles sont plus reconnues), et aussi plus en affinité avec les dispositions d’élèves qui, à mesure que l’on descend dans la hiérarchie interne des écoles et que le recrutement social et scolaire se fait moins sélectif, optent plus volontiers pour l’apprentissage professionnel que pour les enseignements théoriques et universitaires (à plus forte raison lorsque, comme c’est souvent le cas dans les cursus de double diplôme, ils impliquent un allongement de la durée totale des études).
33Les différentes formes d’internationalisation sont ainsi hiérarchisées en vertu de leur rentabilité scolaire, les possibilités de double diplôme offertes aux élèves, plus nombreuses et surtout plus prestigieuses à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des écoles, valant en quelque sorte comme une caution de reconnaissance académique internationale d’autant plus forte qu’elle est associée à des noms plus imposants. C’est ce que révèlent a contrario les « stratégies de bluff » [32] des petites écoles jouant auprès de leurs recrues potentielles de l’effet de simili exercé par l’évocation de partenariats avec les polytechnics anglaises ou les Fachhochschulen allemandes qui, à l’inverse de ce que leur nom laisse entendre, sont considérées dans leurs champs nationaux respectifs comme des institutions de second ou de troisième ordre [33]. Corrélativement, le stage professionnel à l’étranger constitue une espèce de capital culturel international moins cotée parce que, plus directement pratique et utilitaire qu’un séjour d’étude prolongé dans une institution réputée, il se trouve renvoyé vers le terme inférieur des divisions qui opposent, dans notre système culturel, le « manuel » et le « concret » à l’« intellectuel » et à l’« abstrait » [34].
34Le capital international, même sous sa forme la plus académique, n’en est pas moins porteur d’une remise en cause de l’ordre national établi : pour les grandes écoles de commerce comme pour Centrale, le fait de se prévaloir dans les années 1990 de la reconnaissance d’institutions étrangères réputées et d’amener leurs élèves à combiner leur diplôme avec celui d’universités nord-américaines ou allemandes permet de renvoyer vers le particularisme local les établissements comme Polytechnique ou les Mines dont la domination n’est alors fondée que sur un capital scolaire purement domestique. À la même époque, des écoles toujours plus nombreuses, placées en position de porte-à-faux dans le champ français, voient également dans cette nouvelle forme de légitimité le moyen de redéfinir à leur profit l’ordre des préséances, de sorte que ce qui était initialement une « opportunité à saisir » [35] pour certaines institutions pionnières est devenu un impératif pour l’ensemble des autres. C’est peut-être, précisément, parce que ces normes exercent une contrainte qui s’est rapidement généralisée que l’ordre hiérarchique n’a pas été plus profondément déstabilisé, les luttes distinctives par lesquelles chaque établissement tend, sous l’effet de la concurrence, à emprunter et à se réapproprier le type de stratégie mis en œuvre par ses rivaux les plus proches contribuant paradoxalement au maintien des écarts.
La recréation des écarts
35Cette logique de la « rivalité de rang » amène progressivement les institutions plus traditionnelles, telles que Polytechnique et ses écoles d’application, à développer leurs propres politiques d’internationalisation, à partir notamment de la seconde moitié des années 1990. Cette conversion tardive s’effectue sous la pression des circonstances, au cours d’une période critique où la position des écoles les plus étroitement liées au pôle public et administratif menace de se fragiliser.
36Le souci d’établir des réseaux académiques à l’étranger et de doter leurs élèves de « compétences internationales » valorisées dans le monde de l’entreprise coïncide chez ces établissements avec la désagrégation de leurs débouchés traditionnels dans l’armée et l’administration. Le démantèlement du capitalisme d’État [36] se traduit par une forte diminution du recrutement annuel des corps civils et militaires [37], plaçant les écoles d’État dans une tension concurrentielle beaucoup plus forte qu’auparavant : la part de leurs diplômés se vouant à des carrières dans le secteur public décroît rapidement, et ceux-ci ne pourront accéder aux postes les plus attractifs en entreprise qu’en se mesurant à d’autres cadres formés dans des écoles de rang similaire.
37Cette période de durcissement de la compétition interne et de relative incertitude sur le devenir professionnel des élèves s’avère favorable à la venue de réformateurs issus du monde de l’entreprise, important de nouvelles problématiques et de nouveaux modes de gestion des établissements. C’est le cas de Pierre Faurre [38], nommé en 1993 président du conseil d’administration de Polytechnique, qui définit dès son entrée en fonction les lignes directrices d’une politique d’internationalisation destinée à adapter l’École à un capitalisme désormais mondialisé [39]. On voit de même arriver en 1998 à la tête de Télécom ParisTech un ancien dirigeant de France-Télécom nommé, selon ses propres termes, pour « diriger l’École comme une entreprise » et la faire « jouer en première division mondiale » [40].
38De même que dans les établissements de moindre prestige, les promoteurs de l’internationalisation invoquent la morale de la « tolérance » et de l’« ouverture d’esprit », mais aussi la nécessité de « détaupiniser » les élèves, de forger leurs « capacités d’adaptation », de les rendre « opérationnels » avant la fin de leur cursus. Les réformes mises en œuvre dans ces écoles se traduisent par l’intensification rapide de la circulation des élèves d’un pays à l’autre, avec l’ouverture de nouvelles voies de recrutement destinées aux étudiants « internationaux » et la généralisation des stages ou des séjours d’études à l’étranger. À Polytechnique, la réforme « X-2000 » ajoute ainsi au cursus une 4e année « professionnalisante » [41] que les élèves doivent passer dans une « formation complémentaire » agréée, école d’application ou université étrangère, devant donner lieu à l’obtention d’un diplôme supplémentaire. Son entrée en vigueur (en 2000, pour la promotion intégrée en 1997) a pour effet d’augmenter de manière continue, année après année, le nombre de polytechniciens (français et étrangers) achevant leur cursus hors de France.
39L’hégémonie des pays anglo-américains, États-Unis et dans une moindre mesure Angleterre ou Canada parmi les destinations étrangères ouvertes aux polytechniciens, est nettement affirmée tout au long de la période couverte par le graphique : ainsi, parmi les 137 élèves partis en 2005 faire leur quatrième année « à l’international », 75 séjournaient en Amérique du Nord dans une université étasunienne ou canadienne, pour 57 autres en Europe de l’Ouest (dont 26 en Angleterre, suivie par la Suisse et la Suède avec neuf élèves chacune) et cinq seulement en Asie-Pacifique [42].
40Un tel nombre d’élèves cumulant le diplôme de leur établissement d’origine avec un titre étranger constitue à soi seul une propriété rare parmi les écoles d’ingénieurs. Ainsi, parmi les 164 institutions référencées dans le palmarès établi par L’Étudiant pour l’année 2014-2015, seules 24 envoient plus de 10 % de leurs élèves en cursus diplômant à l’étranger, ce pourcentage ne dépassant le seuil de 20 % que chez 13 établissements [43] – au nombre desquels on compte, il est vrai, plusieurs écoles de la « petite porte », la hiérarchie nationale du prestige s’exprimant alors à travers le prestige des universités partenaires : alors même qu’une école comme l’ESTIA-Bidart ne dispose d’accords diplômants qu’avec une poignée d’institutions peu cotées (Cranfield, Wolverhampton et Salford en Angleterre, Université du pays basque espagnol à Bilbao), les polytechniciens passant leur quatrième année à l’étranger se répartissent entre une trentaine d’universités de réputation internationale, l’Imperial College (26), Columbia (17), Stanford (12), MIT (10), Berkeley (10) et Cambridge (8) attirant à elles seules la moitié des 166 polytechniciens partis en 2013-2014 [44].
41L’inégale répartition des chances d’accès aux pôles académiques mondialement dominants se manifeste ainsi à travers la forte surreprésentation des élèves de Polytechnique et Centrale parmi la population des étudiants français partis en séjour diplômant en Angleterre et, plus encore, aux États-Unis : si l’on met en regard les données générales établies par la CGE avec les effectifs des polytechniciens (60 à 70 individus) et des centraliens (25 à 35) intégrant chaque année les masters des universités étasuniennes, il ressort que ces deux écoles représentent à elles seules près du quart des 415 élèves-ingénieurs français inscrits dans ces cursus au cours de l’année 2011-2012 [45]. Il faut compter en outre avec le fait que la croissance rapide de la demande internationale de titres universitaires américains a favorisé sur place le développement de nombreuses « boîtes à fric » (selon le directeur des relations internationales de Télécom ParisTech), et qu’un nombre sans doute non négligeable des 415 individus recensés par la CGE n’a été admis que dans l’une de ces universités peu cotées localement mais volontiers ouvertes aux étudiants étrangers solvables. Aussi la possession d’un diplôme universitaire étasunien n’est-elle pas nécessairement synonyme de consécration scolaire : un ancien élève récemment sorti de l’ESME-Sudria, école d’ingénieurs qui présente elle-même toutes les caractéristiques des établissements-refuges (statut privé, faible sélectivité scolaire du recrutement, frais d’inscription élevés), livrait ainsi en entretien que plusieurs de ses camarades partaient chaque année à l’Université d’État de San José, en Californie, avec laquelle leur établissement avait noué un partenariat ; mais, a-t-il précisé ensuite, « tu n’apprends pas grand-chose là-bas ; le principal intérêt d’y aller, c’est qu’après avoir le diplôme de l’université tu as un an pour trouver du travail aux États-Unis sans avoir besoin de la carte verte » [46].
42Le processus d’internationalisation du champ de reproduction des élites françaises suit dès lors une logique comparable à celle que M. Börjesson et D. Broady discernent dans le champ suédois, où le prestige associé aux études à l’étranger ne remet pas en cause la légitimité des filières nationales d’excellence [47] : les héritiers des classes dominantes suédoises accédant aux institutions étrangères réputées (grandes écoles en France, universités de la Ivy League aux États-Unis) sont issus des meilleures écoles suédoises, et c’est parce qu’ils sont déjà consacrés dans leur espace d’origine qu’ils sont en mesure d’acquérir les capitaux internationaux les plus cotés. Ainsi, en Suède comme en France, seules les positions nationales élevées ouvrent l’accès à des établissements dominants dans le champ international de l’enseignement et, à travers eux, à des opportunités zde carrières internationales particulièrement lucratives [48].
43Cette perpétuation des hiérarchies nationales se manifeste enfin à travers la compétition entre écoles d’ingénieurs françaises pour le recrutement d’étudiants étrangers de haut niveau. Les opportunités d’accès aux principaux foyers de recrutement sont conditionnées par l’appartenance à des réseaux nationaux regroupant des écoles qui mutualisent une partie de leurs moyens pour faciliter leur implantation en Asie et en Amérique latine. Le recrutement d’étudiants chinois et brésiliens à Polytechnique et Télécom ParisTech s’effectue ainsi à travers des partenariats que ces établissements n’ont pas instaurés en leur nom propre mais par le biais d’un consortium de grandes écoles d’ingénieurs parisiennes (rejointes ensuite par HEC) réagissant à l’instauration du réseau TIME par Centrale, intitulé ParisTech [49].
44L’appartenance à ParisTech assure aux écoles-membres un accès privilégié à d’importants viviers d’étudiants à l’étranger. Près des deux tiers (29 sur 47) des accords diplômants dont dispose Télécom ParisTech à l’étranger sont liés à ce consortium, ce qui a grandement contribué à la croissance rapide de ses effectifs d’élèves étrangers (passés de 12 % des promotions en 1998 à environ 40 % depuis le milieu des années 2000 [50]) et, par-là, à renforcer sa légitimité dans le champ national. Mais cet avantage se paye d’un renforcement de sa subordination à l’égard de Polytechnique, qui confirme sa prééminence au cours des sessions communes de recrutement.
45Le directeur des relations internationales de Télécom avance ainsi que la hiérarchie nationale en vigueur est bien connue des étudiants susceptibles d’être recrutés, lesquels tendent à opter pour l’X plutôt que pour une autre école s’ils ont obtenu les meilleurs résultats aux examens d’admission :
« Les étudiants sont aujourd’hui très bien informés de la hiérarchie entre écoles, d’abord parce qu’il y a des étudiants qui se sont succédés ici depuis plusieurs années, et les réseaux sociaux marchent très bien que ce soit au Brésil ou en Chine, donc ils sont très bien informés sur les classements. Donc d’une manière générale, un étudiant préférera aller à Polytechnique plutôt qu’aux Mines, aux Mines plutôt qu’à Télécom ParisTech, etc. Il y a parfois des exceptions, à ce moment-là c’est plutôt pour des raisons d’ordre personnel ou sentimental, par exemple un étudiant chinois qui a sa copine acceptée à Télécom ParisTech peut décliner Polytechnique pour venir ici. Mais, si c’est pour des raisons académiques, c’est rare ; un étudiant pourra vous expliquer en toute sincérité qu’il préfère le programme d’enseignement de Télécom ParisTech à celui de Polytechnique parce que ça correspond mieux à ses aspirations professionnelles, mais in fine il choisira l’École polytechnique parce que c’est mieux coté, et puis ils ont très bien compris qu’ils peuvent faire Télécom ParisTech en école d’application après. »
47Ce déséquilibre est encore accru par la répartition inégale des ressources matérielles permettant l’arrivée d’étudiants étrangers de haut niveau. Le recrutement international des écoles d’ingénieurs n’obéit pas en effet à une logique marchande [51] : la qualité scolaire des élèves étrangers est conditionnée par leur sélection via des partenariats académiques de double diplôme qui dispensent ces recrues de payer les frais de scolarité de leur école d’accueil, et la venue d’étudiants d’Asie, d’Amérique latine ou du Moyen-Orient repose même sur l’octroi de bourses d’études financées par les États (telles que les bourses d’excellence « Eiffel » du ministère des Affaires étrangères) ou par les écoles elles-mêmes (au moyen de levées de fonds organisées auprès des anciens élèves ou d’entreprises). Polytechnique cumule à cet égard plusieurs atouts, celui d’un large réseau d’anciens élèves aux revenus élevés contribuant aux campagnes de levées de fonds organisées par la fondation de l’X [52], et celui du prestige lui permettant d’attirer des candidats suffisamment sélectionnés pour obtenir des bourses d’excellence publiques. Il en résulte une accentuation des disparités entre écoles, dont témoigne l’ancien directeur des relations internationales de l’École polytechnique qui évoque ici la répartition des ressources soutenant le recrutement de ParisTech à l’étranger.
« La fondation de l’X a de plus en plus de fric, elle est capable de payer 30 à 40 bourses plein pot à l’École, et les autres c’est surtout des bourses Eiffel, c’est comme ça qu’on fait le plein. […] Mais je voyais avec ParisTech : il n’y avait que l’X qui avait de quoi accueillir les élèves étrangers.
– Au niveau des bourses Eiffel ?
– Ben, au niveau des bourses Eiffel, les autres n’en avaient presque pas ! Les Ponts, un petit peu les Mines et Télécom, et en dehors de ça, ils n’avaient pas beaucoup de fric pour accueillir des élèves étrangers.
– Leurs fondations étaient moins dotées, aussi ?
– Les fondations étaient moins dotées, c’était moins l’époque de lancer des fondations, donc elles souffraient beaucoup ! Polytechnique et Centrale se tapaient quasiment les deux tiers des bourses ! Avec un petit avantage pour Centrale, parce qu’elle avait réussi à placer un représentant dans la commission qui attribue les bourses Eiffel. »
49Aussi les autres écoles de ParisTech sont-elles amenées, pour tirer tant bien que mal « leur épingle du jeu », à se rabattre vers des viviers de recrutement délaissés par Polytechnique :
« Télécom ParisTech arrive malgré tout à tirer son épingle du jeu, et ça il faut être capable de le faire en allant recruter là où Polytechnique et Centrale recrutent moins : il faut être capable d’identifier d’autres viviers où ils ne sont pas, ou moins présents. […] Ce n’est pas forcément une question de pays, ça peut être des universités : on peut identifier de très bonnes universités que ces écoles-là n’ont pas atteintes parce qu’on ne peut pas être partout non plus, donc ça peut être le cas en Amérique latine, ou au Vietnam aussi. C’est un bon exemple, on a des bourses avec l’Université nationale du Vietnam à Saigon, pour un cursus en informatique : on a à chaque fois les tops de promo de cet établissement, ce qui nous permet d’avoir des bourses Eiffel. »
51Les opportunités de recrutement dans les meilleures universités étrangères sont plus restreintes encore pour les établissements de rang intermédiaire, comme l’ENSTA-Bretagne où, à en croire les enseignants, plusieurs élèves internationaux ont connu d’importantes difficultés scolaires : certains professeurs interrogés déplorent ainsi la « politique du chiffre » qui amène l’École à chercher de nouveaux étudiants dans des institutions peu cotées, afin de satisfaire aux quotas fixés par la direction. C’est toutefois pour les écoles les plus proches du pôle de la « petite porte » que l’accès aux viviers de recrutement extérieurs semble le plus fermé, comme l’illustre le cas d’AgroSup Dijon où la part des étudiants étrangers est inférieure à 5 % des promotions et où, on l’a vu, les partenariats académiques sont particulièrement peu nombreux et peu prestigieux.
52Loin donc d’avoir bouleversé l’ordre des préséances nationales, le processus d’internationalisation semble au contraire l’avoir renforcé. L’analyse des nouvelles formes de compétition que se livrent les écoles pour se doter d’une légitimité internationale fait apparaître que l’excellence scolaire et la proximité à l’égard de l’État constituent toujours des atouts essentiels. Les principaux bénéfices liés à l’international sont accaparés par les établissements dotés d’un prestige élevé dans le champ national : la forme la plus rentable de capital international, liée à l’obtention de titres étrangers prestigieux plutôt qu’aux stages en entreprise ou aux séjours non diplômants, est surtout le lot d’institutions telles que Polytechnique et Centrale qui disposent de nombreux accords de double diplôme et envoient chaque année une part significative de leurs élèves dans des universités mondialement réputées. Ainsi la concentration nationale des ressources culturelles autour des principaux établissements de la capitale est-elle en quelque sorte redoublée par le processus d’internationalisation qui menace corrélativement les écoles provinciales, déjà cantonnées à des positions de second ou troisième rang dans le champ français, de se voir reléguées aux marges des espaces universitaires internationaux.
Notes
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[1]
Voir Monique de Saint-Martin, Les Fonctions sociales dans l’enseignement scientifique, Paris/La Haye, Mouton, 1971.
-
[2]
La transmission de l’habitus cosmopolite, caractéristique pluriséculaire de l’aristocratie et de la bourgeoisie d’affaires, était alors prise en charge par la famille élargie (à travers des pratiques telles que le « grand tour » ou l’apprentissage précoce d’une seconde langue auprès d’une nurse étrangère) et certains pensionnats huppés aux cursus distincts du système scolaire national. Voir Anne-Catherine Wagner, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, 170, 2007, p. 58-65, ainsi que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007, p. 73-75.
-
[3]
Voir Gilles Lazuech, L’Exception française. Le modèle des grandes écoles à l’épreuve de la mondialisation, Rennes, PUR, 1999, ainsi que « Le processus d’internationalisation des grandes écoles françaises », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, 1998, p. 66-76.
-
[4]
Terry Shinn, « Des Corps de l’État au secteur industriel : genèse de la profession d’ingénieur, 1750-1920 », Revue française de sociologie, 19(1), 1978, p. 39-71.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
CDEFI, « Présentation de la formation des ingénieurs en France », p. 3, texte disponible en ligne sur le site de la CDEFI : www.cdefi.fr.
-
[7]
On retrouve une logique similaire dans l’espace des écoles de gestion, comme l’illustre le cas d’HEC qui se présentait initialement comme une « École centrale du commerce » et s’est inspirée du modèle dominant des écoles d’ingénieurs en vue d’imposer son hégémonie sur les autres formations commerciales : voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, p. 279-281, ainsi que Marianne Blanchard, « Socio-histoire d’une entreprise éducative : le développement des Écoles supérieures de commerce en France (fin du XIXe siècle-2010) », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2012.
-
[8]
Voir P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit., p. 198-206.
-
[9]
Au tournant des années 1980 et 1990, Télécom-INT est une école-maison de l’Institut national des télécommunications (future France-Télécom). Elle a alors vocation à fournir une formation technique à des effectifs d’élèves dont seule une minorité (20 %) est recrutée sur concours après deux ans de classes préparatoires.
-
[10]
AgroSup Dijon est une école provinciale orientée vers une spécialité technique particulièrement déclassée dans la hiérarchie des valeurs scolaires. La faible consécration scolaire de cette école se manifeste à travers la part importante des admissions parallèles : en 2012, pour 59 % d’élèves issus des classes préparatoires BCPST, moins sélectives que les « taupes » classiques, 41 % ont intégré après un BTS, une classe préparatoire ATS (Adaptation technicien supérieur), un DUT ou un cursus universitaire.
-
[11]
Les écoles de gestion amorcent en effet des stratégies d’internationalisation du recrutement et de la formation plusieurs années avant les écoles d’ingénieurs. Au début des années 1970, HEC fonde avec la New York University et la London Business School, un réseau d’échanges internationaux qui lui permet d’envoyer ses élèves effectuer un séjour académique de quelques mois à l’étranger et de recevoir en retour les étudiants de ses institutions partenaires. Voir Marc Nouschi, HEC. Histoire et pouvoir d’une grande école, Paris, Robert Laffont, 1988.
-
[12]
Voir Paul Bouffartigue (dir.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, ainsi que Sophie Pochic, « Les cadres à l’épreuve de l’employabilité : le chômage des cadres en France dans les années 1990 », thèse de doctorat en sociologie, Marseille, Université de la Méditerranée Aix-Marseille II, 2001.
-
[13]
Titulaire d’une licence d’électronique et d’une maîtrise de mathématiques, ce directeur occupe d’abord un poste d’enseignant-chercheur en mathématiques appliquées à Télécom-INT. L’obtention du diplôme d’ingénieur de l’École nationale supérieure des télécommunications (actuelle Télécom ParisTech) en 1989 marque un tournant de sa carrière : il devient alors responsable de la formation de Télécom-INT, avant de prendre la direction générale de l’École en 1995. Il est ensuite promu, en 2004, au poste de directeur de l’INT, qui regroupe trois établissements : Télécom-INT, INT Management et Télécom Lille-1. Il exerce parallèlement des fonctions qui le rapprochent du champ politique, en présidant la Conférence des grandes écoles de 2003 à 2009, puis en rejoignant le Commissariat à la diversité et à l’égalité des chances de Yazid Sabeg en tant que conseiller spécial pour l’enseignement supérieur. Il occupe depuis 2012 le poste de conseiller spécial formation et enseignement supérieur auprès du Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).
-
[14]
Entretien avec l’ancien directeur de la formation de Télécom-INT, janvier 2012.
-
[15]
À propos des agents (syndicats de grandes écoles, think tanks, associations d’anciens élèves, journalistes, etc.) promouvant ces nouveaux impératifs, voir Adrien Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises. Une recomposition de la noblesse d’État », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2016, p. 112-130.
-
[16]
Voir Bernard Convert, Les Impasses de la démocratisation scolaire. Sur une prétendue crise des vocations scientifiques, Paris, Raisons d’agir, 2006.
-
[17]
Voir les données du classement 2016 de L’Étudiant, www.letudiant.fr/palmares/palmares-des-ecoles-d-ingenieurs-agrosupdijon.htlm.
-
[18]
La part réduite des diplômés de ces écoles trouvant leur premier emploi à l’étranger (7,9 % pour AgroSup Dijon et 7,6 % pour Télécom Sud Paris, selon les données 2016 de L’Étudiant) montre bien que l’internationalisation des cursus de formation correspond plus à un enjeu de distinction entre écoles qu’à une nécessité objectivement requise par les postes qu’occuperont les futurs cadres.
-
[19]
Voir John Hubbel Weiss, The Making of Technological Man. The Social Origins of French Engineering Education, Cambridge (MA), The MIT Press, 1982, ainsi que Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement social, 88, 1974, p. 3-49 et notamment p. 21-22. L’École centrale compte ainsi parmi ses anciens élèves plusieurs noms emblématiques du capitalisme familial français tels qu’André Michelin, Conrad et Marcel Schlumberger, Armand et Robert Peugeot, Francis Bouygues ou encore Yvon Gattaz.
-
[20]
La position en porte-à-faux de Centrale se retrouve dans le contenu de ses programmes d’enseignement qui, comparativement à ceux des autres grandes écoles d’ingénieurs, accordent une place particulièrement importante aux apprentissages managériaux et aux pédagogies du savoir-être – introduits dans les cursus à partir du début des années 1990, concomitamment aux politiques d’internationalisation de l’École. Voir Adrien Delespierre, « Des entreprises dans les salles de classe ? La révolution conservatrice des grandes écoles d’ingénieurs », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 14, 2015, p. 69-92.
-
[21]
Daniel Gourisse, ancien élève de la promotion 1962, était ingénieur au CEA et enseignant-chercheur en charge d’un laboratoire de génie chimique à l’École centrale au moment de sa nomination au poste de directeur de l’établissement, fonction qu’il a conservée jusqu’à sa retraite en 2003. Son adjoint durant l’ensemble de ses mandats successifs fut Daniel Grimm, ancien élève de la promotion 1963, qui occupait auparavant les fonctions d’enseignant-chercheur en mécanique des sols à l’École centrale. Bien que leurs fonctions respectives les aient sans doute amenés à voyager régulièrement hors de France, on ne trouve pas trace dans leurs biographies de séjours d’études à l’étranger ou d’expatriations prolongées.
-
[22]
Daniel Gourisse, « TIME : l’École centrale renoue avec ses échanges internationaux (1978-2003) », texte inédit communiqué par l’auteur, p. 5.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 2.
-
[25]
Ibid. Ce poste est confié à Bernard Marin, ancien élève de la promotion 1963, qui était jusqu’alors maître de conférences en génie chimique à l’École centrale.
-
[26]
Sur cette notion, voir Anne-Catherine Wagner et Bertrand Réau, « Le capital international : un outil d’analyse de la reconfiguration des rapports de domination », in Johanna Siméant et al. (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris, CNRS Éd., 2015, p. 33-46.
-
[27]
Il s’agit d’institutions chinoises (Université Jiaotong de Xi’an, Université d’aéronautique et d’astronautique de Pékin), brésiliennes (Université de São Paulo, Université de Campinas) et japonaises (Université Keio, Université du Tohoku).
-
[28]
Daniel Gourisse et Monique Pineau, L’École Centrale Paris : le grand tournant (1968-2003) ou comment se préparer au marché global de la connaissance, Paris, Association des centraliens, 2008, p. 195.
-
[29]
Centrale reçoit néanmoins dans son cursus de 3e année une poignée d’étudiants anglais (issus de Cambridge et d’Oxford) et japonais (de Tokyo et Yokohama) auxquels elle délivre un diplôme de « mastère spécialisé » ; voir D. Gourisse, « TIME : l’École centrale… », art. cit., p. 8.
-
[30]
Ibid., p. 8-9.
-
[31]
G. Lazuech, L’Exception française…, op. cit., p. 155.
-
[32]
J’emprunte cette notion à P. Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit., p. 282 et 298.
-
[33]
G. Lazuech, L’Exception française…, op. cit., p. 168.
-
[34]
Claude Grignon, L’Ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, 1971.
-
[35]
G. Lazuech, « Le processus d’internationalisation… », art. cit., p. 74.
-
[36]
Voir François-Xavier Dudouet et Éric Grémont, Les Grands Patrons en France. Du capitalisme d’État à la financiarisation, Paris, Lignes de repères, 2010.
-
[37]
On observe ainsi à Polytechnique une forte diminution tendancielle des élèves rejoignant les corps à l’issue de leur formation : les effectifs de corpsards passent de 155 (sur une promotion de 310 polytechniciens français) en 1981 à 123 (sur 400) en 1993, puis 107 (sur 400) en 2002 et enfin à 70 (sur 400) en 2010 (voir les chiffres indiqués dans le Rapport d’information relatif à l’École polytechnique présenté à la Commission des finances de l’Assemblée nationale par M. François Cornut-Gentille, septembre 2014, p. 20). Cette baisse du recrutement tient moins à la diminution des places offertes à la sortie de Polytechnique (le nombre global de postes disponibles restant à peu près constant jusqu’au début des années 2000) qu’à la dégradation des perspectives de carrière offertes par les corps d’État, à l’exception notable du corps des Mines.
-
[38]
Polytechnicien de la promotion 1960, ingénieur du corps des Mines et titulaire d’un PhD à Stanford, Pierre Faurre était également le PDG de la SAGEM depuis 1989. Il fut président du conseil d’administration de Polytechnique de 1993 à 2000. Le rapport évoqué ici, intitulé « Orientations pour l’École polytechnique, 1993 : schéma directeur pour les dix prochaines années », est consultable aux archives de l’École.
-
[39]
Voir le rapport intitulé « Orientations pour l’École polytechnique, 1993 : schéma directeur pour les dix prochaines années », consultable aux archives de l’École.
-
[40]
Entretien avec l’ancien directeur de Télécom ParisTech, février 2011.
-
[41]
Selon le qualificatif que l’École polytechnique emploie elle-même. Voir également « L’École polytechnique réforme son cursus », Le Monde, 11 janvier 1999.
-
[42]
Rapport d’activité 2005 de l’École polytechnique, p. 18. Les données plus récentes confirment dans les grandes lignes cette domination, même si la part de l’Amérique du Nord diminue légèrement et passe en dessous des 50 % au profit de la Grande-Bretagne et de l’Europe continentale, les pays non-occidentaux restant pour leur part relégués à des degrés divers aux marges de l’espace académique légitime. Pour des données plus détaillées, voir A. Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises… », op. cit., p. 357.
-
[43]
Voir le palmarès 2016 des écoles d’ingénieurs de L’Étudiant : www.letudiant.fr/palmares/palmares-des-ecoles-d-ingenieurs/ouverture-internationale-2.htlm. Les 13 écoles en question sont, outre Polytechnique, les cinq Écoles centrales et Supélec, les Arts et Métiers ParisTech, l’EEIGM-INP Lorraine, l’ENAC Toulouse, l’ENSTA-ParisTech, l’ESTIA-Bidart et l’École des mines de Nancy.
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[44]
Chiffres établis à partir d’une liste communiquée par l’École polytechnique, indiquant les destinations des élèves partis en formation à l’étranger en 2013-2014.
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[45]
Voir Conférence des grandes écoles (CGE), « Les grandes écoles sur la scène internationale : enquête de mobilité de la CGE », 2013, www.cge.asso.fr. Faute d’entretiens à l’École des mines de Paris et à l’École des ponts, nous ne disposons pas de renseignements précis sur le nombre de leurs élèves partis à l’étranger ces dernières années, ni sur leurs destinations. Les derniers rapports d’activité de l’École des mines ne font pas mention des élèves en double diplôme à l’étranger ; le classement 2016 de L’Étudiant indique toutefois que la proportion d’élèves ayant acquis le titre d’un établissement étranger s’élève pour l’année 2014-2015 à 4 % (soit, compte tenu de la taille modeste des promotions, quatre ou cinq individus). Pour ce qui est de l’École des ponts en revanche, un rapport d’activité paru en 2013 précise (p. 42) que « 64 des élèves entrés par le concours commun poursuivent leur 3e année dans une université étrangère, dont 45 dans la perspective de l’obtention de deux diplômes. 36 étudiants suivent une formation Master dans une université anglo-saxonne ».
-
[46]
Entretien effectué en mai 2013.
-
[47]
Donald Broady et Mikael Börjesson, « Les nouvelles stratégies des étudiants suédois sur le marché transnational de l’enseignement supérieur », in Abel Kouvouama, Abdoulaye Gueye, Anne Piriou et Anne-Catherine Wagner (dir.), Figures croisées d’intellectuels. Trajectoires, modes d’action, productions, Paris, Karthala, 2007, p. 387-397.
-
[48]
Le master en mathématiques financières de l’Université Columbia, l’une des destinations les plus prisées des polytechniciens, constitue ainsi le meilleur sésame pour rejoindre les grandes banques de Wall Street. Plus généralement, la possession du diplôme d’une grande université anglo-américaine combiné avec celui d’une prestigieuse école française permet d’intégrer le groupe restreint des « cadres à haut potentiel » parmi lesquels les multinationales sélectionnent leurs futurs dirigeants, voir Christophe Falcoz, « Les “cadres à haut potentiel”, ou l’obligation de réussite », in Paul Bouffartigue (dir.), Cadres : la grande rupture, Paris, La Découverte, 2001, p. 221-239. Par opposition, les formes de capital international auquel les anciens élèves des écoles moyennes peuvent accéder (stages en entreprise, universités étrangères de second rang) sont nettement moins valorisables : si elles peuvent assurer à leurs détenteurs certaines gratifications salariales liées à l’expatriation, elles sont plus difficilement convertibles dans le cadre d’un retour en France et tendent à cantonner leurs possesseurs dans des carrières d’experts et de cadres intermédiaires. Voir Denis Colombi, « Les usages de la mondialisation. Mobilité internationale et marchés du travail en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, IEP, 2016.
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[49]
ParisTech compte actuellement 11 établissements : outre Polytechnique, Télécom ParisTech et HEC, ce réseau est composé de l’École des mines, l’École des ponts et chaussées, l’ESPCI, l’ENSAE, l’École nationale supérieure de chimie, l’École des arts et métiers, AgroParisTech et Sup-Optique.
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[50]
Ces chiffres m’ont été fournis par l’ancien directeur de l’établissement au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui en février 2011. Le directeur des relations internationales de Télécom ParisTech m’a également indiqué dans un entretien de 2011 que la part des étrangers parmi les élèves ingénieurs s’élevait à 44 % en 2009-2010. Le classement de L’Étudiant avance pour sa part le chiffre de 55 % d’étudiants étrangers en 2014-2015 (www.letudiant.fr/palmares/palmares-desecoles-d-ingenieurs/telecom-paristech.htlm), incluant sans doute dans ce chiffre le cursus dit « Eurecom » délocalisé à Sophia-Antipolis, qui accueille plus d’étudiants étrangers que le cursus de Paris.
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[51]
Sur les conditions sociales de la circulation internationale des étudiants en ingénierie et les formes de concurrence entre États et institutions éducatives qui les sous-tendent, voir A. Delespierre, « L’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs françaises… », op. cit., p. 143-190.
-
[52]
La campagne de levée de fonds organisée par la fondation de Polytechnique a récolté plus de 35 millions d’euros en 2014, dont 7 130 000 ont été investis en bourses destinées au recrutement d’élèves-ingénieurs étrangers. Voir le bilan 2014 de la levée de fonds, www.polytechnique.edu/fondation/bilan-et-brochures.