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Article de revue

Des enfants des élites post-soviétiques dans les pensions suisses

Pages 14 à 27

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; Jean-Pierre Faguer, « Les effets d’une “éducation totale”. Un collège jésuite, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, 1991, p. 25-43.
  • [2]
    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, 2006.
  • [3]
    Voir par exemple Marjorie Faulstich Orellana, Barrie Thorne, Anna Chee, Wan Shun Eva Lam, “Transnational childhoods : the participation of children in processes of family migration”, Social Problems, 48(4), 2001, p. 572-591 ; Élodie Razy et Virginie Baby-Collin, « La famille transnationale dans tous ses états », Autrepart, 57-58, 2011, p. 7-22.
  • [4]
    Les nouvelles élites est-asiatiques qui scolarisent leurs enfants dans des écoles d’Amérique du Nord ou d’Australie ont été particulièrement étudiées. Aihwa Ong a étudié les « pères astronautes » hongkongais qui relocalisent femmes et enfants aux États-Unis, dans les pensionnats de Nouvelle-Angleterre ou les banlieues aisées de Californie. Johanna L. Waters a étudié le cas des enfants et des mères qui s’installent à Vancouver dans les années 1990. Les enfants déplacé·e·s, parfois pionniers de la migration, sont aussi appelé·e·s « enfants parachutes » ou « enfants satellites ». Voir Aihwa Ong, Flexible Citizenship. The Cultural Logics of Transnationality, Durham, Duke University Press, 1999 ; Johanna L. Waters, “Flexible families ?’Astronaut‘ households and the experiences of lone mothers in Vancouver, British Columbia”, Social & Cultural Geography, 3(2), 2002, p. 117-134 ; Min Zhou, “’Parachute kids‘ in Southern California : the educational experience of Chinese children in transnational families”, Educational Policy, 12(6), 1998, p. 682-704.
  • [5]
    Sur ce thème, voir notamment Ciaran O’Neill, Catholics of Consequence. Transnational Education, Social Mobility, and the Irish Catholic Elite 1850-1900, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • [6]
    Sur ces thèmes, voir Denis Colombi, « Les usages de la mondialisation. Mobilité internationale et marchés du travail en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Institut d’études politiques, 2016 ; Nancy L. Green, « La migration des élites. Nouveau concept, anciennes pratiques ? », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 42, 2008, p. 107-116 ; Anne-Catherine Wagner, Les Nouvelles Élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998.
  • [7]
    En dehors des études portant sur les trajectoires des immigré·e·s et enfants d’immigré·e·s juifs dans les années 1990 et 2000, en particulier en Israël et aux États-Unis, peu d’études ont été consacrées aux migrations internationales des enfants de la génération russe « post-transition ». Voir Aviva Zeltzer-Zubida et Philip Kasinitz, “The next generation : Russian Jewish young adults in contemporary New York”, Contemporary Jewry, 25, 2005, p. 193-225 ; Larissa Remennick, “The 1.5 generation of Russian immigrants in Israel : between integration and sociocultural retention”, Diaspora : A Journal of Transnational Studies, 12(1), 2003, p. 39-66.
  • [8]
    L’analyse quantitative des origines géographiques des élèves a été réalisée à partir des adresses des parents d’élèves et des nationalités déclarées des élèves entre 1950 et 2009.
  • [9]
    Si l’on ajoute aux élèves russes et d’ex-URSS, les élèves, de plus en plus nombreux à partir du début des années 2000, dont les parents déclarent résider dans un autre pays d’Europe de l’Est post-communiste, en 2009, c’est plus de 15 % des élèves qui sont concerné·e·s.
  • [10]
    Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 14(1), 1973, p. 3-26.
  • [11]
    Comme le montrent plusieurs études sur les caractéristiques socio-économiques des entrepreneurs en Russie dans les années 1990, une majorité sont titulaires d’un diplôme post-secondaire. Voir Theodore P. Gerber, “Joining the winners : self-employment and stratification in post-soviet Russia”, in Victoria E. Bonnell et Thomas B. Gold, The New Entrepreneurs of Europe and Asia. Patterns of Business Development in Russia, Eastern Europe and China, Armonk, M. E. Sharpe, 2002 ; Nathalia Rogers, “Social networks and the emergence of the new entrepreneurial ventures in Russia : 1987-2000”, The American Journal of Economics and Sociology, 65(2), 2006, p. 295-312.
  • [12]
    Les « migrations d’élites » et les relations culturelles entre la Suisse et la Russie sont anciennes, depuis les séjours d’étudiant·e·s russes en Suisse au début du XXe siècle, le refuge politique des révolutionnaires russes au tournant du XXe siècle et l’engouement pour les précepteurs et éducateurs suisses en Russie prérévolutionnaire, jusqu’à l’exil des nobles russes en Europe occidentale après 1917. Voir notamment Alfred Erich Senn, « Les révolutionnaires russes et l’asile politique en Suisse avant 1917 », Cahiers du monde russe, 9(3-4), 1968, p. 324-336 ; Mikhaïl Chichkine, La Suisse russe, Paris, Fayard, 2007 ; Monique de Saint Martin et Sofia Tchouikina, « La noblesse russe à l’épreuve de la révolution d’Octobre. Représentations et reconversions », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, 2008, p. 104-128.
  • [13]
    En 2013, les investissements suisses en Russie s’élèvent à 12,5 milliards de francs suisses, ce qui fait de la Suisse le 12e investisseur étranger du pays.
  • [14]
    L’association, créée avec le soutien du Consulat de Russie à Lausanne, promeut les échanges culturels entre la Russie et la Suisse, à travers des expositions, des conférences ou encore des cours de langue, et constitue un lieu de sociabilité des ressortissants russes en Suisse.
  • [15]
    A. Ong, op. cit.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Sur la structuration mondiale des IB Schools, voir Leonora Dugonjic, « Les IB Schools, une internationale élitiste. Émergence d’un espace mondial d’enseignement secondaire au XXe siècle », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2014.
  • [18]
    Il est nécessaire de préciser que toutes travaillent une image suisse, leur spécificité en tant qu’écoles internationales en Suisse, face aux écoles perçues comme directement concurrentes, les pensionnats privés étasuniens et les public schools et independent schools britanniques.
  • [19]
    L’injonction à la mobilité concerne tous les milieux sociaux et elle s’impose de manière particulièrement violente au sein des milieux populaires. Voir Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier, « Approches critiques de la mobilité », Regards sociologiques, 45-46, 2013 ; Stéphane Beaud et Gérard Mauger (dir.), Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2017.
  • [20]
    Voir Rachel Brooks et Johanna Waters, Student Mobilities, Migration and the Internationalization of Higher Education, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011.
  • [21]
    C’est ce que montrent Justin Tse et Johanna Waters à propos des jeunes Hongkongais·e·s envoyé·e·s à Vancouver qui, à l’âge adulte, revendiquent des attachements dans le pays d’arrivée. Les attentes parentales d’un retour au pays ou de circulations migratoires sont alors mises en suspens. Voir Justin K. H. Tse et Johanna L. Waters, “Transnational youth transitions : becoming adults between Vancouver and Hong Kong”, Global Networks, 13(4), 2013, p. 535-550. À propos des élites africaines scolarisées depuis un jeune âge en Europe et qui viennent ensuite occuper des postes financiers à Johannesburg, France Bourgouin montre que ceux-ci s’identifient à des styles de vie cosmopolites, et qu’ils sont peu attachés aux idéaux panafricains que leurs parents, issus des élites politiques et militaires, souhaitaient transmettre. Voir France Bourgouin, « Des individualistes globaux : ruptures et discontinuités dans les familles d’élites africaines transnationales », Autrepart, 57-58, 2011, p. 299-314.
  • [22]
    Les installations locales des filles sont plus courantes que celles des garçons, elles sont aussi plus nombreuses à 25 ans à avoir obtenu le passeport suisse que les garçons.
  • [23]
    Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 446.
  • [24]
    Ibid., p. 448.
  • [25]
    Jennifer Bidet, « “Blédards” et “immigrés” sur les plages algériennes. Lutte de classement dans un espace social transnational », Actes de la recherche en sciences sociales, 218, 2017, p. 64-81.
  • [26]
    Leslie Sklair, The Transnational Capitalist Class, Oxford, Blackwell Publishers Ltd, 2001.
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LE CAMPUS D’HIVER de l’Institut Le Rosey à Gstaad.
Photo. © Caroline Bertron.

1L’entretien des réseaux d’ancien·ne·s élèves par les établissements scolaires sélectifs et leurs effets après la scolarité ont souvent été étudiés [1]. Plus rares ont été les travaux abordant comment les dynamiques de déclassement et/ou de reclassement des établissements scolaires dits « d’élite » affectent l’image sociale d’une institution et les ressources collectives, symboliques et matérielles, mobilisables en tant qu’« ancien·ne élève de ». À partir des transformations de pensionnats privés internationaux et de leurs publics, cet article s’attache à montrer que la scolarité dans une école dite internationale et à l’étranger n’a pas toujours un effet de levier « international » dans les parcours étudiants et professionnels ultérieurs. Le cas des élèves issu·e·s de familles russes fortunées, envoyé·e·s en Suisse pour leur scolarité secondaire dans les années 1990 et 2000, permet de saisir la formation de trajectoires élitaires individuel les et collectives plus nuancées que l’alternative d’un retour dans le champ du pouvoir national ou d’une carrière professionnelle internationale.

2Les pensionnats, écrivent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sont devenus une « spécialité suisse [2] ». Les mobilités scolaires ont été constitutives de ce type d’écoles. Appelées jusque dans les années 1960 « pensionnats pour étrangers » par les autorités scolaires, ces institutions ont depuis diversifié leurs publics. Certaines se sont ainsi ouvertes à un public d’élèves externes, notamment enfants de cadres internationaux installés à Genève et Lausanne, d’autres ont continué à accueillir exclusivement des élèves internes non suisses et dont les parents résident à l’étranger. Mais surtout, ces établissements ont connu d’importantes transformations concernant l’origine géographique des élèves internes. Depuis la fin du XIXe siècle, les écoles privées suisses ont été au croisement de plusieurs réseaux mondains. Elles ont d’abord été réputées au sein des aristocraties et des bourgeoisies financières, commerciales et industrielles européennes pour leur cosmopolitisme, l’éducation au grand air et des pédagogies incarnées par les chefs d’établissement. Entre les années 1950 et 1970, elles ont été particulièrement recherchées par les milieux d’affaires et l’industrie du divertissement transatlantiques, puis les élèves ont été de plus en plus nombreux à arriver d’Amérique latine et des pays du Golfe et, à partir des années 1990, d’ex-URSS et en particulier de Russie [voir encadré « Matériaux d’enquête et présentation des écoles de l’enquête », p. 17].

Matériaux et présentation des écoles de l’enquête

Cet article repose sur une enquête historique et par entretiens semi-directifs au sein de 12 pensionnats de Suisse romande menée entre 2012 et 2014. L’enquête s’est déroulée en plusieurs temps. La phase de familiarisation avec le milieu des écoles privées a donné lieu à une première série d’entretiens auprès des associations d’ancien·ne·s élèves et des représentant·e·s des associations d’écoles. L’enquête s’est poursuivie par la consultation des fonds publics et des archives privées de l’enseignement privé de l’arc lémanique : archives d’établissements, fonds des Archives cantonales vaudoises (1938-1980) et du Département d’instruction publique de Genève (1970-2010). Ensuite, l’envoi d’une lettre aux 12 directeurs des établissements des cantons de Genève et de Vaud ayant un internat et proposant au moins un programme scolaire étranger au programme local a permis de réaliser des visites d’écoles, des observations de réunions et une vingtaine d’entretiens avec des directeurs et des cadres. En parallèle, l’enquête par entretiens s’est prolongée avec d’ancien·ne·s élèves et enseignant·e·s, corpus qui comprend une quarantaine d’entretiens avec d’ancien·ne·s élèves de plus de dix nationalités, et 16 entretiens avec des enseignant·e·s et tuteur·rice·s d’internat. Dans cette enquête qui comprend plusieurs volets, une série d’entretiens a été menée avec les ancien·ne·s élèves russes envoyé·e·s en Suisse à partir de la fin des années 1990. Cet article mobilise dans ce cadre huit entretiens principaux et cinq entretiens complémentaires (permettant de reconstituer des réseaux d’ancien·ne·s élèves) réalisés avec d’ancien·ne·s élèves âgé·e·s de 18 à 27 ans.
Présentation des établissements
Les 12 pensionnats de l’enquête ont été pour la majorité fondés à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe. La plupart étaient des écoles de garçons et seulement deux, des pensionnats de jeunes filles. Ils accueillent aujourd’hui des élèves des deux sexes à partir de l’âge de 10 ou 12 ans (plus rarement 8 ans), d’une grande diversité de nationalités (de 10 à 50 selon les établissements). Dans ces écoles, la présence d’un internat est centrale à la définition d’un modèle pédagogique, même si certaines accueillent aujourd’hui davantage d’élèves externes que d’internes. Les frais de scolarité en internat coûtent entre 40 000 et 90 000 euros par an, à la charge des parents. L’anglais est la langue dominante du campus bien que ce ne soit pas la première langue de la majorité des élèves. Les autorités publiques n’accordent aucune subvention à ces écoles et n’en définissent ni les modes de gestion ni les programmes enseignés. Parmi les cursus scolaires, on trouve l’International Baccalaureate Diploma Programme, les programmes étasunien, britannique et français.

3Les années 1990 constituent un moment où s’affirme la valeur accordée à la « mobilité internationale » dans l’éducation et en particulier dans l’éducation des élites. En continuant de recruter leurs élèves directement à l’étranger et en renforçant les dispositifs de mobilité étudiante pendant la scolarité, les établissements ont participé à la croissance des mobilités scolaires à l’échelle internationale. La plupart adhèrent à partir de la fin des années 1990 à des réseaux internationaux d’écoles qui vont permettre des échanges et des voyages scolaires. Les établissements renforcent également leurs pratiques de marketing pour recruter chaque année de nouveaux élèves.

4Le rôle des écoles dans les migrations internationales des enfants a commencé à attirer l’attention à partir de la fin des années 1990 [3], et en particulier en ce qui concerne les nouvelles élites des pays qui connaissent alors une forte croissance économique [4]. Le rôle institutionnel que jouent les établissements scolaires dans les pays d’accueil a ainsi révélé la proximité des stratégies scolaires transnationales avec des stratégies migratoires. En s’intéressant aux écoles privées et aux pensionnats, il est possible de retracer une histoire plus longue, et relative à une pluralité d’espaces sociaux d’origine, des migrations des enfants de l’élite [5]. Les scolarités transnationales sont également un des angles qui permettent de saisir en quoi les cadres d’analyse des migrations et des mobilités reposent sur des manières implicites de classer et d’ordonner le monde social [6]. C’est pourquoi la sociologie des migrations apporte des outils pour saisir de manière plus fine les classements sociaux des dominants en jeu dans les déplacements internationaux, ainsi que les ressorts spatiaux, économiques, sociaux et politiques plus larges qui contribuent aux choix scolaires.

5En prenant pour cas d’étude les ancien·ne·s élèves russes issu·e·s de familles très aisées [7], cet article ne s’intéresse pas seulement à une des clientèles les plus nombreuses et les plus fortunées sur ces deux dernières décennies mais aussi à une des populations d’élèves dont les circulations internationales ultérieures sont relativement faibles. Au sein d’établissements scolaires dont la valeur repose particulièrement sur les réseaux internationaux mobilisables et où les ancien·ne·s élèves d’Europe de l’Ouest et des États-Unis sont majoritaires, les pratiques migratoires des ancien·ne·s élèves russes sont particulièrement intéressantes pour mesurer les mutations lentes d’un capital social d’école. L’article étudie d’abord l’arrivée des élèves russes en Suisse, du point de vue des établissements et du point de vue des trajectoires d’émigration et des choix scolaires, puis les voies d’installation locale des jeunes héritier·ère·s à l’âge adulte.

De « nouvelles clientèles »

Les mutations lentes des recrutements

6Parmi les établissements enquêtés, dans les années 1990, les transformations des recrutements font l’objet de nombreuses discussions, entre parents, ancien·ne·s élèves, et au sein des directions, y compris entre directeurs de pensionnats concurrents. Ceux-ci renforcent en effet les initiatives communes de recrutements d’élèves à travers la création d’organismes de marketing, la publication de brochures communes qui présentent les Swiss schools et la participation à des salons d’éducation. Tous les membres des directions d’établissement rencontrés parlent de « l’afflux incroyable des Russes » et des « russophones » à partir des années 1990. Les ambivalences sont nombreuses, comme en témoigne l’explicitation, par la responsable du marketing d’un des établissements, de la politique informelle commune des « quotas » de « 10 % par nationalité » que suivent la plupart des établissements depuis la fin des années 1990.

7

« Maintenant, on a tellement de russophones qui veulent venir, on limite à 10 %, on a un quota par nationalité. Au tout début, avant que la Russie s’ouvre, c’était des Russes de bonne famille, c’était des Russes de famille aristocratique, tandis que dans les années 1990, c’était des entrepreneurs qui avaient pas forcément les mêmes valeurs culturelles, le même savoir-vivre. Et maintenant, on revient un peu… Comme c’était avant. Les Russes qui ont fait fortune ont compris qu’il suffit pas juste d’avoir une fortune, qu’il y a des valeurs qui vont avec. Maintenant, on a des élèves russes qui sont bien élevés, qui ont une certaine culture. Un certain savoir-vivre. […] On allait avant dans les pays russophones, mais maintenant on n’y va plus parce que voilà, on n’arrive pas à accepter tous les élèves qui veulent venir. […] Ça fait longtemps qu’on va en Chine, une ou deux fois par an. L’année scolaire prochaine, on est presque au maximum d’élèves chinois, tout d’un coup. Ça allait très lentement au début et puis maintenant, ça démarre comme ça, donc tant mieux. Mais on va quand même y aller parce qu’on ne veut pas perdre notre part de marché face aux autres écoles qui ont moins de Chinois et on veut aussi garder ces relations avec les familles qui envoient des enfants chez nous. ».
[Entretien, responsable du marketing, avril 2013]

8La conquête de « nouveaux marchés », comme l’explicitent plusieurs directeurs de communication et d’admission, consiste à « avoir des radars sur l’économie des pays », à « détourner les familles aisées de Corée d’aller aux États-Unis » ou à « regarder le nombre d’élèves indiens dans des internats britanniques ». Mais cette conquête ne se fait pas sans la quête de « bonnes familles » qui tirent leur légitimité d’une ancienneté de classe et de positions centrales dans un espace international hiérarchisé. En effet, la « politique des quotas » que les établissements font valoir s’applique en priorité aux nouvelles clientèles russophones.

9Pour objectiver les transformations de recrutement sur le plus long terme, nous pouvons partir de l’Institut Le Rosey, reconnu comme l’un des pensionnats suisses les plus sélectifs socialement et scolairement. Dans les années 1990 et 2000, à l’Institut Le Rosey [voir encadré, p. 17], les élèves dont les parents résident en ex-URSS représentent environ 10 % des effectifs [8] et la Russie devient le premier pays d’origine des élèves [9].

L’Institut Le Rosey

L’Institut Le Rosey, créé en 1880, accueille environ 400 élèves internes. L’établissement, initialement une « école commerciale » pour garçons, est devenu mixte dans les années 1970. Il s’agit du pensionnat suisse le plus reconnu au sein des milieux dominants. Parmi les pensionnats suisses, Le Rosey est celui qui présente le plus de programmes scolaires et dont le capital social, mesuré au pouvoir social (ou mondain), économique, culturel et politique, de ses ancien·ne·s élèves, est sans doute le plus élevé. L’établissement dispose d’une double localisation très distinctive : un campus à Rolle, le long du lac Léman dans le canton de Vaud, et un second campus dans la station alpine bernoise de Gstaad où les élèves, les enseignant·e·s et une grande partie des services administratifs déménagent l’hiver.
Dans cette école, en 1950, les 107 élèves, tous des garçons, viennent de 18 pays différents, déterminés à partir de l’adresse de résidence des parents. Comme le montre la figure 1 [voir p. 18], près de 70 % des élèves viennent de cinq pays : Italie, France, États-Unis, Grande-Bretagne et Belgique.

10Dans cette école, en 1950, les 107 élèves, tous des garçons, viennent de 18 pays différents, déterminés à partir de l’adresse de résidence des parents. Comme le montre la figure 1 [voir p. 18], près de 70 % des élèves viennent de cinq pays : Italie, France, États-Unis, Grande-Bretagne et Belgique. En 2009, les élèves de ces pays ne représentent plus que 20 % des effectifs des élèves (parmi 400). Plus généralement, la dispersion des élèves à l’échelle mondiale s’est accentuée. En 1997, par exemple, parmi 51 pays de résidence parentale, 43 « envoient » moins de dix étudiants par an au Rosey. Comme le montre la figure 1 [voir p. 18], le nombre d’élèves issus de pays d’envoi très minoritaires devient de plus en plus important. Surtout, la figure 2 [voir p. 19] montre les évolutions plus contrastées de chacun de ces pays d’envoi secondaires, dont la présence relative augmente seulement à partir des années 1970.

Figure 1

Les principaux pays de résidence des parents des élèves de l’Institut Le Rosey entre 1950 et 2009 (%)*

Figure 1

Les principaux pays de résidence des parents des élèves de l’Institut Le Rosey entre 1950 et 2009 (%)*

*Les enfants d’enseignant·e·s scolarisé·e·s et résidant à l’école ont ici été enlevé·e·s des effectifs des résidences suisses (et replacé·e·s parmi les pays « autres »).
Lecture : En 1950, 24 % des élèves du Rosey déclarent leur résidence parentale en Italie.
Source : Annuaires du Rosey.
Figure 2

L’hétérogénéité des pays d’envoi secondaires à l’Institut Le Rosey entre 1950 et 2009 (effectifs)

Figure 2

L’hétérogénéité des pays d’envoi secondaires à l’Institut Le Rosey entre 1950 et 2009 (effectifs)

Lecture : En 1977, au Rosey, 26 élèves déclarent leur résidence parentale en Iran.
Note : La figure fait apparaître les pays de résidence des élèves qui atteignent au moins 5 % des effectifs d’élèves sur une année, entre 1950 et 2009.
Source : Annuaires du Rosey.

11En entretien comme dans les archives publiques et privées, les directeurs de pensionnats, en très grande majorité des hommes, britanniques, français ou suisses, sont ambivalents par rapport à celles et ceux qu’ils appellent leurs « nouvelles clientèles ». D’un côté, ils prennent en compte la manne financière que celles-ci représentent, à la fois du point de vue des frais de scolarité et du point de vue d’éventuelles donations futures. De l’autre, l’arrivée de nouvelles clientèles induit un risque de dévalorisation du capital symbolique associé à l’appartenance au groupe et au passage par l’institution. Dans une interview donnée par le directeur du Rosey à ses élèves, et transcrite dans l’annuaire de l’école en 1993, celui-ci répond à la question du changement d’origine sociale des élèves, lorsqu’on lui demande ce qu’il « pense » du fait que « les grandes familles nobles semblent moins nombreuses, au profit des nouveaux riches ».

12

« Il m’est assez indifférent de savoir si les parents d’élèves sont issus de vieilles familles, de familles plus récemment aisées ou de familles modestes. Il est bien plus important que ces familles partagent nos principes d’éducation et acceptent la discipline que nous imposons à leurs enfants […]. Le socle minimal de 60 % d’Européens […] forme une majorité culturelle stable depuis de très nombreuses années. Nous voulons allier un campus international et une formation culturelle européenne. ».
[Annuaire du Rosey, 1993]

13À propos de l’arrivée d’élèves russes et asiatiques, qu’il est « très content d’accueillir », le directeur assure aux familles qui pourraient éventuellement en douter que l’établissement est le lieu d’une acculturation « européenne » pour de nouvelles clientèles. Plus qu’un idéal pluriculturel égalitariste, l’annonce d’un « socle minimal de 60 % d’Européens » constitue la garantie d’une internationalité culturelle partiale, à même de conserver un capital social à l’échelle européenne. Face au déclin relatif de l’attractivité des pensionnats suisses auprès des bourgeoisies européennes et nord-américaines, la plupart des directeurs ont modifié leurs politiques de recrutement et ouvert de « nouveaux marchés ». Ils ont aussi renégocié les différences liées à l’ancienneté de classe et aux origines nationales et raciales supposées des élèves dans les représentations qu’ils donnent de leurs effectifs et de leurs modes de recrutement.

14Plus généralement, à partir des années 1970, une distinction nouvelle entre des fractions plus nationales et des fractions plus internationales émerge au sein des clientèles. L’indifférenciation national/international qui avait caractérisé les décennies précédentes ne signifiait pas l’absence de distinctions raciales, ni l’absence d’identifications nationales. Mais le cosmopolitisme était, entre les années 1950 et 1970, affirmé chez la majorité des élèves et des familles et, avant toute chose, la distinction n’avait pas de sens dans la mesure où les élèves blanc·he·s, francophones ou anglophones étaient largement majoritaires. Cette opposition entre familles nationales et internationales n’a acquis un sens qu’en recouvrant d’autres découpages, notamment entre anciennes et nouvelles richesses, et une plus grande diversité d’origines nationales, linguistiques et raciales.

15Ces éléments soulignent que les directions de ces institutions scolaires ont cherché à assurer la continuité d’une image institutionnelle et de la surface sociale couvertes par les réseaux de relations d’élèves en dépit de la transformation de leurs publics. La notion de surface sociale, ici empruntée à Luc Boltanski quand il invite à considérer le pouvoir propre des classes dominantes comme l’effet des positions simultanées que leurs membres occupent dans différents espaces [10], permet d’insister sur les processus symboliques, institutionnels et spatiaux du capital social associé au passage par une institution scolaire sélective. La surface sociale liée à chaque école désigne ainsi l’espace symbolique construit, la portée sociale globale qu’entend couvrir l’établissement par les recrutements d’élèves et les réseaux de relations que ceux-ci autorisent. Mais cette surface sociale fait aussi l’objet de segmentations, entre différentes clientèles et différents espaces sociaux plus ou moins dominants. Ainsi, l’une des distinctions majeures effectuées par les ancien·ne·s élèves des écoles suisses entre clientèles renvoie, d’un côté, à des familles qui disposent d’une surface sociale relativement élargie à l’international et, de l’autre, à celles dont les réseaux sont davantage circonscrits à un seul champ du pouvoir national. C’est le cas des clientèles issues des pays du Golfe, d’Amérique latine, puis de l’ex-URSS et d’Asie pacifique dans les années 1990 et 2000. Celles et ceux qui sont perçu·e·s comme les « nouvelles clientèles » cumulent plusieurs caractéristiques : nouvelles richesses, familles issues ni d’Europe de l’Ouest ni d’Amérique du Nord anglophone, et associées à un champ du pouvoir national.

Les élèves russes des pensionnats : refuge et placement en Suisse

16Parmi les nouvelles clientèles, les élèves d’ex-URSS figurent parmi les plus fortuné·e·s. Les élèves russes, enfants d’entrepreneurs titulaires d’un diplôme post-secondaire ayant fait fortune dans les années 1990 [11], constituent l’une des fractions nationales les plus identifiables dans les pensionnats et ils font partie des élèves envoyé·e·s très jeunes.

17Certains directeurs d’établissement interviewés interprètent l’arrivée d’élèves russes en Suisse « dès la chute du mur de Berlin » comme une réactivation des voies de prestige et de légitimité anciennes, au service de nouvelles conditions d’exercice de la domination des élites de l’économie de marché post-soviétique [12]. Créée en 1991, la chambre de commerce Suisse-Russie-Communauté des États indépendants atteste de la vigueur des relations commerciales et financières entre les deux pays, et conduit notamment à une série d’accords commerciaux bilatéraux. Surtout, à la fin des années 2000, les échanges économiques, financiers [13] et culturels se consolident, en particulier en Suisse romande. En 2009, la création d’un Consulat honoraire de la Russie à Lausanne tourné à la fois vers les procédures de naturalisation des mineur·e·s russes et vers l’attractivité lémanique pour les entrepreneur·e·s russes, atteste de la manière dont ces échanges sont valorisés dans les cantons romands. Les échanges culturels entre la Russie et l’espace lémanique s’intensifient notamment sous l’action de l’association Léman russe [14], créée en 2009.

18Le cas des enfants de nouvelles élites économiques russes arrivé·e·s en Suisse entre la fin des années 1990 et la fin des années 2000 constitue un cas assez exemplaire de stratégies d’exil, d’accumulation et de circulation de capitaux matériels et symboliques en situation de crise et de dévalorisation relative des ressources symboliques nationales liées ici au démantèlement des structures de production et d’échange économiques en Union soviétique.

19Plusieurs caractéristiques rapprochent les ancien·ne·s élèves russes rencontré·e·s. Leur famille élargie est installée en Russie ou en ex-URSS et peu de parents voyagent hors de l’espace national au moment où l’enfant est envoyé·e en Suisse. L’arrivée en pensionnat constitue un moment particulier de l’internationalisation des trajectoires familiales, qui s’apparente aux pratiques de « citoyenneté flexible » analysées par Aihwa Ong. Celle-ci désigne par-là les stratégies familiales de contournement par lesquelles les individus cherchent à tirer avantage des différents régimes d’État-nation en sélectionnant plusieurs sites pour leurs investissements, de travail et de résidence, et pour les membres d’une même famille [15]. En effet, outre la volonté des parents d’offrir à leurs enfants une « éducation européenne », la recherche d’un passeport suisse fait partie des principales raisons d’envoi invoquées dans les entretiens avec les ancien·ne·s élèves russes, et l’arrivée en pensionnat est imbriquée dans des stratégies familiales plus larges : extension du pouvoir de circulation politique, délocalisation des capitaux financiers et acquisition de biens immobiliers à l’étranger.

20Ainsi, Alexei arrive au pensionnat à l’âge de 13 ans avec sa sœur cadette. Ses parents vivent alors de la rente tirée de la vente de leur entreprise pétersbourgeoise à une « entreprise occidentale ». Le père d’Alexei, titulaire d’une licence d’histoire en URSS, exerce depuis une activité de conseil pour les investissements russes à l’étranger et il contracte plusieurs prêts pour l’éducation des deux enfants en Suisse. Tatiana est, elle, arrivée en Suisse à 11 ans avec son frère aîné. Son père est lui aussi « homme d’affaires », et sa mère, comme celle d’Alexei, seconde son mari. Les parents de Tatiana sont plus fortunés que ceux d’Alexei. Le couple dispose non seulement d’une résidence dans une ville de l’ouest de la Russie, mais aussi de plusieurs résidences, dans le 7e arrondissement de Paris, à Lausanne, ou encore à Roublevka, l’une des principales gated communities (résidences fermées) de la banlieue de Moscou où résident de nombreux oligarques.

21L’envoi en Suisse des enfants constitue un moment de bifurcation des trajectoires familiales. Les parents d’Alexei deviennent des expatriés, rentiers et cadres mobiles entre l’Espagne et la Russie. La famille de Tatiana entre dans un schéma proche de celui décrit par la métaphore des « familles astronautes », dans lequel les mères et les enfants entrent dans des trajectoires de mobilité géographique alors que les pères poursuivent leur carrière professionnelle dans l’espace social d’origine [16] : la mère de Tatiana fait des allers-retours entre la maison en Suisse qu’ils acquièrent après l’arrivée des deux enfants en pension et la Russie, alors que le père de Tatiana se rend assez peu en Suisse.

22L’arrivée en Suisse de Tatiana à un jeune âge a d’abord été vécue comme un départ forcé par ses parents. Il est clair pour Tatiana qu’elle et son frère sont partis au moins jusqu’à la fin de leur scolarité secondaire, et elle est tenue à l’écart du choix de l’école, alors que la durée du séjour en Suisse est plus indéterminée pour Alexei, qui décrit plus longuement les discussions qu’il a alors avec ses parents. La volonté parentale d’une « éducation européenne » entre alors en résonance avec une insécurité nationale. Tatiana est arrivée en Suisse à cause de « quelque chose de dangereux lié aux affaires ». Alexei explique comment son arrivée en Suisse intervient dans le contexte de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000), des attentats de 1999 visant les immeubles d’habitation de Moscou et d’un cambriolage au domicile de ses parents. Tatiana et Alexei parlent également des sentiments de sécurité qu’ils développent après leur arrivée en Suisse. Alexei parle de sa « paranoïa » lorsque des inconnus le saluaient dans la rue à Lausanne, et Tatiana, de la possibilité de sortir sans crainte.

23Contrairement à Tatiana, qui n’évoque jamais les résultats académiques, Alexei décrit en quoi ce départ est associé à une baisse de ses performances scolaires et à ses « mauvaises fréquentations » à l’école privée de Saint-Pétersbourg. À leur arrivée, Tatiana et son frère sont scolarisés quelques mois en tant qu’externes dans une première école privée de la région lémanique et vivent avec leur mère dans un appartement. Ils changent ensuite d’école pour un pensionnat où ils resteront jusqu’à leurs 18 ans. Tatiana parle de ces premiers mois comme d’« une transition douce qui n’était pas douce sur le moment » et du sentiment d’avoir été « laissée » en Suisse malgré les allers-retours fréquents de sa mère.

24Alexei suit un cursus britannique au sein d’un établissement qui propose aussi le cursus étasunien, mais qui y est dévalorisé. Scolarisée dans un autre établissement, Tatiana suit d’abord le cursus français (qui est alors en perte de vitesse) dans lequel elle connaît des difficultés et change en milieu de parcours pour le cursus britannique. Son niveau initial de français et d’anglais est faible et son « affectation » dans un cursus est présentée comme le choix de l’institution et non celui de ses parents. Alors que pour Alexei, la fuite du système scolaire en Russie et le choix de la Suisse sont interdépendants, pour Tatiana, la question scolaire est très secondaire, voire absente de la décision d’envoi au pensionnat.

25L’évocation du refuge en Suisse, voire d’une expérience collective de « jeunes Russes » pour qui le départ était « forcé » par leurs parents et « nécessaire » contribue à masquer les pertes et les gains de ce départ. En tant qu’écoles « refuge », d’un point de vue scolaire, politique et/ou économique, les pensionnats jouent un rôle de protection rapprochée des élèves. Si l’éloignement de la famille peut être perçu comme un frein ou au contraire comme un facteur de décision d’envoi en pension, les crises politiques peuvent intervenir directement dans la décision d’éloignement d’un pays d’origine. La sortie d’un système éducatif national constitue alors une stratégie de rattrapage scolaire. Ce sont les jeux avec les frontières politiques, économiques et scolaires qui caractérisent les décisions d’envoi.

Les ancrages en Suisse des ancien·ne·s élèves russes

26L’arrivée en Suisse des élèves russes interviewé·e·s coïncide, à partir de la fin des années 1990, avec la promotion par les établissements d’une éducation à un « leadership global » et à une « citoyenneté mondiale », en s’appuyant notamment sur la « mobilité » internationale des ancien·ne·s élèves [voir encadré, ci-contre]. La plupart des établissements étudiés intègrent des programmes scolaires proprement internationaux tels que ceux de l’International Baccalaureate Organization (IBO) [17] et entament des procédures d’accréditation managériale destinées aux établissements d’élite. Les trajectoires des établissements, les manières d’enseigner, de revendiquer ou de mettre à distance les références à une éducation « globale » restent variées et concurrentes, au sein même des établissements : certains pensionnats qui cultivaient une tradition britannique abandonnent de plus en plus cette référence, certains directeurs revendiquent une tradition pédagogique qui serait incompatible avec des standardisations internationales, d’autres imposent des réformes de grande ampleur dans les enseignements et l’encadrement, se heurtant à des luttes internes. Mais dans l’ensemble, les pensionnats étudiés composent avec plusieurs références liées à « l’éducation internationale ». Les usages différenciés de réseaux internationaux d’écoles (IBO, Round Square, Council of International Schools, New England Association of Schools and Colleges, Duke of Edinburgh’s Award, etc.) contribuent à un positionnement relatif des écoles entre elles [18] [voir encadré, ci-contre].

La mobilité géographique des ancien·ne·s élèves, ressource dans la production symbolique du capital social international. Analyse d’une revue d’école

La revue Lake Life du pensionnat que nous appelons Lake Institute est au début des années 2000 un instrument du tournant internationaliste que prend l’école, après plusieurs générations marquées par une majorité d’élèves dont les parents résident au Royaume-Uni ou dans les pays du Commonwealth. C’est ce que reflète la direction de l’association des ancien·ne·s élèves dont les président·e·s sont établi·e·s en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et qui contribue fortement à la revue Lake Life. Cet institut continue de cultiver des liens forts avec la Grande-Bretagne, dont une partie des enseignant·e·s et membres de la direction sont ressortissant·e·s, mais la référence britannique dans les enseignements est moins centrale. La dispersion spatiale et la mobilisation des ancien·ne·s élèves dans les régions où ils résident témoignent, comme le rappelle la présidente de l’association, de la volonté « d’étendre la famille du Lake Institute à l’échelle globale ». L’association intervient à ce titre dans la quête de légitimité internationale de l’école.
Au sein de la revue, les nouvelles des ancien·ne·s élèves permettent d’examiner comment sont définis les types de relations qui unissent celles et ceux qui bénéficient du capital social institutionnel. Les styles de vie qu’entraîne la mobilité géographique, et les normes et valeurs positives qui y sont associées, contribuent à définir les relations entre les élèves. Autrement dit, les formes de mobilité géographique entre pays et régions constituent une des « manières de décrire le lien social » centrales au capital social associé à cet établissement.
Répartie sur une quinzaine de pages, la section dédiée aux nouvelles des ancien·ne·s élèves fait office d’annuaire mais il s’agit surtout d’un entrelacs d’évocations de lieux de vie, de voyages et de pays visités. Ces « nouvelles » permettent de montrer des modes de célébration collective et individuelle de la mobilité géographique. En effet, la majorité des nouvelles est compilée par une logique de réseau au rythme des déplacements individuels.
Exemple : [Élève de la classe de 1969] « F. de V. : J’aimerais d’abord m’excuser auprès de D. J. et de N. S. qui m’ont envoyé des messages il y a déjà un bon moment. Les messages sont restés coincés dans un cybercafé en Angola. […] Mes voyages en Australie pour voir mon fils ont fait que je vois souvent R. S., A. R. et A. B. L’une des bonnes surprises de mon dernier voyage a été de revoir, enfin, C. M., que je n’avais pas vu depuis un voyage en train en Espagne en 1971. […] H. M. W. m’a écrit pour me demander d’aider sa fille qui enseigne au Botswana et lui montrer les alentours. Je prends maintenant une pause dans mon travail actuel au Soudan et je reviens tout juste de la fête du 55e anniversaire de l’Institut en Suisse. Il y avait A. R. que j’avais vu pour la dernière fois au Swaziland » [Lake Life, 2000, ma traduction].
Dans chaque récit, les voix des élèves se succèdent et se croisent, un ancien élève évoquant certain·e·s avec qui il est en contact, ou citant des personnes dont il souhaiterait recevoir des nouvelles, ce qui souligne la logique relationnelle de la « mobilité ». Les noms de lieux ne sont presque jamais associés à des origines, à une nationalité, à un État ou à une affiliation politique. Sous les atours de la familiarité et de la « fluidité » spatiale, la « section des nouvelles » est le lieu où les ancien·ne·s élèves déploient leurs carrières professionnelles et leurs styles de vie. Pour ces ancien·ne·s élèves, le style de vie « mobile » renvoie à un rapport au monde, la mobilité géographique participant aussi à la promotion d’un esprit d’entreprise et de leurs réussites professionnelles auprès des ancien·ne·s élèves. Ces dernier·ère·s sont d’ailleurs, comme le montrent les annuaires, de potentiels client·e·s, investisseur·e·s et associé·e·s. Les rencontres au gré des déplacements individuels sont de cette manière considérées comme des liens « ressource » particulièrement valorisants au sein du groupe.

27Dans les trajectoires des jeunes adultes, la « mobilité » géographique, qu’elle soit d’ailleurs internationale ou non, renvoie désormais à l’idée d’une meilleure « insertion professionnelle » et à la pleine réalisation d’un individu autonome [19]. Sous un credo qui relève autant de l’injonction que de la valorisation individuelle, les politiques et les institutions éducatives ont défendu l’ouverture internationale et la croissance des échanges étudiants [20]. Les injonctions à la « mobilité » que les élèves russes ont reçues de leurs parents et des établissements sont, elles, ambivalentes. Elles le sont aussi du point de vue des établissements, ce qui résulte en partie du rôle de filtrage que les pensionnats jouent dans les orientations universitaires, en partie du statut de dominé parmi les dominants des clientèles non européennes et non américaines au sein des ancien·ne·s élèves. Alors que la plupart des anciennes générations d’élèves repartaient étudier hors de Suisse, puis revenaient en Suisse en villégiature ou pour affaires, soutenant une économie du retour des pensionnaires en Suisse, les situations apparaissent contrastées pour les plus jeunes générations.

28C’est le cas en particulier pour les élèves russes dans la mesure où les injonctions à la mobilité internationale sont plus fortes mais les trajectoires locales après le pensionnat plus fréquentes. Les conditions dans lesquelles s’effectuent les retours et les installations apparaissent fortement différenciées selon les contraintes et les ressources, politiques et culturelles, des ancien·ne·s élèves. La plupart des élèves russes rencontré·e·s ont effectué plus d’années de scolarité en pensionnat que leurs camarades. Pour autant, ce temps passé dans une école internationale ne témoigne pas nécessairement de l’acquisition de réseaux sociaux plus larges, plus internationaux ou plus intenses.

Un resserrement local des trajectoires universitaires des élèves

29Jusqu’aux années 1970, les élèves des pensionnats poursuivaient leurs études prioritairement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ces réseaux continuent d’être mobilisés et, dans la plupart des établissements, des visites de campus des universités anglo-américaines sont toujours organisées chaque année. Cependant, d’un côté, les liens directs des pensionnats avec les services d’admission de ces universités se sont distendus à partir des années 1980, de l’autre, les liens avec les établissements d’études supérieures en Suisse, en particulier dans la région lémanique, se sont resserrés, et les élèves qui continuent leurs études en Suisse après le secondaire sont nombreux dans les années 2000. Les établissements valorisent les réussites universitaires par l’international et encouragent les trajectoires universitaires locales. Deux objectifs entrent en tension, d’un côté un positionnement sur un marché international d’écoles d’élites et le maintien de réseaux d’universités à l’étranger ; de l’autre, une intégration locale dans les institutions privées du supérieur afin de garder ou d’attirer les étudiants internationaux fortunés.

30Plusieurs pratiques contribuent à encourager les élèves à poursuivre des études dans la région, comme les invitations sur les campus de représentants d’institutions d’enseignement supérieur en Suisse ou la participation aux salons d’éducation de la région. D’autres pratiques institutionnelles contribuent à davantage segmenter les clientèles au sein des pensionnats. Ainsi, les élèves dont la langue d’enseignement avant leur arrivée n’était ni l’anglais ni le français, et dont les parents se remettent à l’institution, comme c’est le cas notamment de certain·e·s élèves de Russie rencontré·e·s, ont pu opter pour un enseignement en français (préparant à la maturité suisse ou au baccalauréat français, plus reconnus en Suisse que le diplôme de l’International Baccalaureate), dans des classes par ailleurs moins demandées, voire dont le maintien est plus incertain. Plus généralement, les directeur·rice·s des études et d’internat jouent un rôle crucial, parfois dès l’entrée au pensionnat, dans la poursuite d’études en Suisse, auprès des élèves sur lesquel·le·s ils ont le plus de pouvoir scolaire. Ainsi, en entretien, une directrice d’internat raconte l’orientation récente vers la maturité fédérale d’une élève chinoise de Hong Kong arrivée à 12 ans. Cette élève, décrite comme « d’un naturel très timide », et pour qui l’arrivée « a été très difficile », « n’était pas convaincue » après un premier séjour dans le camp d’été du pensionnat, mais ses parents « ont quand même décidé de l’envoyer ici ». La décision est présentée comme une décision prise entre l’équipe pédagogique et l’élève.

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« Alors on s’est posé la question, mais comme elle avait tellement souffert pour le français, elle a dit : “Non, là, je veux continuer en français.” Elle a dit : “L’anglais, de toute façon, je l’aurai toujours”… Et puis, ça lui plairait aussi, je crois, de faire des études en Suisse, parce que le choix c’est aussi ça. Si les élèves souhaitent faire des études en Suisse, on leur conseille quand même de faire la maturité ou le baccalauréat français. ».
[Entretien, directrice d’internat, décembre 2012]

32Pour comprendre l’orientation non négligeable d’une fraction des élèves vers des études supérieures en Suisse, il faut également saisir les dynamiques marchandes et des politiques éducatives qui structurent les évolutions des établissements et prendre en compte le fait que le capital social constitué autour des établissements n’est pas seulement celui de ses élèves mais aussi celui qui les relie aux autres établissements. L’Association vaudoise des écoles privées (AVDEP), qui s’attache à défendre les intérêts des pensionnats quel que soit leur statut juridique (entreprise, association, fondation), agit en tant qu’organisation patronale de l’enseignement privé. L’association sectorielle se charge notamment des intérêts des pensionnats dans les négociations des visas étudiants au niveau fédéral, regroupe de plus en plus les établissements privés du supérieur. Dans un contexte de généralisation des circulations étudiantes, les politiques des établissements secondaires et supérieurs en Suisse ont des intérêts convergents. La production récente d’accréditations et de labels d’écoles privées en Suisse qui rassemblent des établissements du supérieur et du secondaire confirme le rôle de l’enseignement privé dans les politiques éducatives internationales menées en Suisse.

La force des ancrages en Suisse dans les trajectoires

33Les élèves russes rencontré·e·s qui ont continué leurs études en Suisse et qui ont tou·te·s reçu des conseils en orientation en ce sens expriment en entretien le sentiment d’être les laissé·e·s-pour-compte de la dispersion internationale des élèves après le pensionnat. Leurs circulations à l’international sont parfois peu nombreuses, voire perçues comme indésirables par leurs parents. Comme le montrent plusieurs travaux portant sur d’autres jeunes élites engagées dans des trajectoires transnationales, l’éloignement familial pendant l’enfance et la socialisation à des modes de vie transnationaux introduisent une incertitude quant aux effets des stratégies parentales [21]. Dans le cas des jeunes élèves russes, il est utile de regarder les modes d’identification que ces héritiers et surtout héritières « déplacé·e·s [22] » investissent à l’échelle locale pour saisir les dynamiques migratoires à l’œuvre.

34Pour les élèves russes qui ont poursuivi leurs études en Suisse, le choix d’une université dans la région est souvent un choix en demi-teinte car ils valorisent aussi leur appartenance locale. Trois voies d’installation locale à l’entrée dans l’âge adulte peuvent être distinguées : la poursuite d’études dans un établissement de la région lémanique, le retour heurté en Suisse (notamment après le passage par une université à l’étranger), et enfin la circulation entre plusieurs espaces. Sans constituer une typologie, ces trois voies d’installation soulignent un éventail de pratiques migratoires dominantes liées à la Suisse.

35Dans la continuité directe du type d’investissement scolaire fait par les familles dans l’envoi au pensionnat, le choix de l’École hôtelière de Lausanne, dont les formations managériales sont reconnues en dehors de l’industrie hôtelière, constitue un moyen de rester en Suisse avec un permis étudiant mais aussi, par son recrutement social et économique, par l’enseignement en anglais et sa vocation commerciale internationale, le « meilleur » choix à proximité. Les écoles hôtelières et les écoles de commerce privées moins réputées sont un choix « par défaut », souvent méprisé par les élèves rencontrés et les pensionnats eux-mêmes.

36Le choix de rester en Suisse peut être approprié et revendiqué par les élèves comme un choix universitaire à part entière. C’est le cas de Katya (21 ans) dont les parents, entrepreneurs, et la jeune sœur résident à Sotchi. Elle tient à se mettre à distance des installations en Suisse « pour le passeport » : « Je te le dis franchement, mes parents sont contre ça, beaucoup de gens pensent que si tu veux rester en Suisse, c’est parce que tu veux un passeport […]. Je voulais rester en Suisse. Je m’y suis habituée et je ne voulais pas aller à Londres ou en Amérique. »

37Néanmoins, il s’agit autant d’un registre de justification que d’une entreprise d’auto-persuasion qui souligne comment le sentiment d’autonomie gagné par la scolarité à distance fait partie des mécanismes qui rendent acceptable à ses yeux un choix qui reste celui de ses parents. Katya ajoute ainsi qu’elle pensait à « une école d’art à Londres » mais « le management et les affaires, je pense que c’est plus sérieux et plus profitable parce que je vais travailler plus tard ». Certain·e·s ancien·ne·s élèves russes rencontré·e·s entament ainsi ensuite une carrière professionnelle, notamment dans des entreprises et des organisations internationales.

38Ensuite, le cas des retours en Suisse après un départ à l’étranger montre que, malgré des déterminants politiques à la mobilité scolaire, les ressources réelles dont disposent les familles pour l’installation ne sont pas toujours ajustées. Alexei (arrivé en pensionnat à l’âge de 13 ans) raconte que le pensionnat encourageait sa promotion à s’inscrire dans une université de la région. Alors que sa sœur cadette, aussi en pensionnat, a poursuivi ses études en français dans la région lémanique, le passage par le pensionnat a conduit Alexei à des aspirations universitaires prestigieuses, dans un pays anglophone. Le père d’Alexei souhaitait qu’il fasse des études de commerce en vue d’une carrière en investment banking. Mais après un bachelor en Angleterre, Alexei revient en Suisse. Il explicite peu les circonstances et mentionne qu’il n’a « finalement pas aimé » l’Angleterre, qu’il serait « revenu même si (sa) sœur ou (ses) amis n’avaient pas été là ». La recherche du passeport suisse a alors beaucoup compté.

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« Je me suis rendu compte après être parti en Angleterre que la perspective de citoyenneté avait disparu. Ma sœur va l’avoir, pas moi. Il fallait que je reste deux ans de plus. On ne s’en est pas rendu compte. Je ne sais pas ce qui s’est passé, je partais à l’université, je ne pensais pas à ces choses, même mon père, je ne sais pas pourquoi on ne s’en est pas rendu compte. Quand je suis revenu, on a parlé à l’avocat, et à partir de là, je suis revenu depuis 2010, j’ai encore huit ans à faire, puisque c’est 12 maintenant. Ce n’est même pas gagné parce qu’ils ont dit qu’il y a des changements dans la loi et tu dois avoir un permis C (de travail, sur proposition de l’employeur) avec un job à temps plein. »
[Entretien Alexei, traduit de l’anglais, mars 2014].

40À son retour en Suisse, Alexei s’inscrit dans une école de langues privée pour suivre des cours de français, et fait ainsi des investissements linguistiques locaux. C’est pour lui le moyen d’obtenir un permis étudiant et de rester en Suisse.

41Aussi longtemps qu’ils sont dans une école ou une université, les établissements s’occupent directement des visas des élèves et les ancien·ne·s pensionnaires sont ainsi relativement protégé·e·s du durcissement des conditions migratoires concernant les étrangers non ressortissants de l’Union européenne dans les années 2000. Au contraire, lorsqu’ils se retrouvent dans une situation de « retour » en Suisse, ils entretiennent une position duale ou ambiguë, car ils disposent à la fois de ressources qui permettent l’installation (comme le recours privé à des avocats), mais aussi d’un statut administratif sur le territoire relativement précaire. L’échec à obtenir la citoyenneté suisse souligne que les ressources détenues par ces jeunes adultes dans plusieurs domaines – juridico-politique, économique et scolaire – ne sont pas ajustées les unes aux autres.

42Enfin, le choix de rester en Suisse après le pensionnat peut intervenir aux dépens du choix d’une « bonne université » mais peut être compensé par un niveau de fortune qui permet des circulations migratoires fréquentes et la multiplication des territoires investis. Tatiana raconte que le pensionnat n’a pas joué le rôle scolaire attendu. Après avoir échoué à entrer à l’Université de Lausanne (à cause de son niveau de français), elle suit un bachelor dans une école de commerce privée, échoue une deuxième fois à entrer à l’UNIL, puis part à Paris dans une université privée internationale, où elle fait un deuxième bachelor. Elle voulait aller « à la Sorbonne » mais elle a manqué d’informations. Tatiana critique certains aspects du pensionnat où elle est allée mais ces choix lui permettent dans un premier temps de circuler entre des espaces très protecteurs. Même si, pour ses études, elle passe la semaine à Paris dans un appartement familial où son frère réside également, elle rentre presque chaque week-end en Suisse dans la maison familiale. Elle part ensuite dans une université de Londres, contre l’avis de ses parents, et circule entre les trois espaces européens. Comme la majorité des élèves rencontré·e·s, elle retourne très peu en Russie.

43Plus généralement, les déceptions et désillusions sur ce que pouvait apporter le pensionnat ne sont pas une exception. Les ancien·ne·s élèves revendiquent en entretien un refus des stéréotypes associés à leur nationalité, à leur famille et aux connotations politiques de leur arrivée en Suisse. Ils oscillent entre le fait d’actualiser des caractéristiques nationales (le « groupe des Russes » dans les pensionnats) et l’élimination de déterminations nationales dans leur présentation de soi. La lutte contre les stéréotypes sur les oligarques, sur la situation politique en Russie mais aussi sur les « Russes en Suisse » passe par la mise en avant de ressources internationales : ils font partie selon eux d’une « communauté locale d’expatriés », et certain·e·s disent « détourner » la tête quand ils entendent parler russe dans la rue en Suisse. D’une certaine manière, ils sont aussi conscient·e·s de ce qui les séparent des ancien·ne·s élèves plus « mobiles » qu’eux. Souvent « piégé·e·s » entre plusieurs images à la sortie du pensionnat, celles de « touristes » ou de « nouveaux riches », ils se revendiquent aussi parfois comme « locaux » ou « à moitié suisses ». Les identifications les plus sûres semblent encore celles liées aux identités étudiantes et institutionnelles, celles d’être des « gens des pensionnats » (boarding school people) ou des « enfants d’écoles internationales ».

44À un niveau individuel, l’ouverture « internationale » et « sociale » promise par les pensionnats (mais pas nécessairement voulue par les parents) ne s’est pas vraiment réalisée mais les gains perçus et les pertes restent difficiles à évaluer. Les enquêté·e·s limitent le coût de l’installation locale par des investissements professionnels et conjugaux en Suisse qui leur apportent une certaine stabilité. Les ancien·ne·s élèves russes des années 1990 et 2000 forment un groupe identifiable et parfois « piégé » dans un espace local d’où, dans certains cas, ils ne se « verraient pas partir », et qui constitue malgré tout un certain type de ressources. Ces pratiques migratoires des classes dominantes russes liées à la Suisse doivent être replacées dans la configuration de la « communauté » des ancien·ne·s élèves et des institutions, au sein desquelles ils sont dominés parmi les dominants.

Les ancrages des uns et la mobilité des autres

45Dans la théorie de l’exploitation de Luc Boltanski et Ève Chiapello, « l’immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres [23] » parce qu’en singularisant les espaces et les lieux, « les acteurs les moins mobiles » participent à « la formation des profits que les mobiles tirent de leurs déplacements [24] ». En reprenant à notre compte ces éléments, on peut se demander dans quelle mesure les élèves les plus mobiles tirent une partie de leur force de l’immobilité relative des autres.

46Les groupes d’ancien·ne·s élèves russophones resté·e·s en Suisse sont relativement soudés, et les investissements financiers et professionnels locaux des héritiers et héritières se font souvent au service d’un capital social local : ouverture de bars, production et communication d’événements festifs, ou compagnies de production d’alcool. Ces investissements locaux participent également à la reproduction des liens qui unissent les élèves des pensionnats. En accueillant fréquemment leurs camarades partis dans d’autres pays, les ancien·ne·s élèves russes participent à renforcer les ancrages en Suisse des jeunes générations issues des pensionnats. Le rôle de l’institution est aussi central : certain·e·s ancien·ne·s élèves commencent à « travailler » pour leur ancien établissement et pour d’autres pensionnats, en tant qu’animateur·rice pendant les camps d’été ou en tant que tuteur·rice·s d’internat. L’installation en Suisse des élèves russes délocalise enfin la fabrique d’un réseau social de jeunes héritier·ère·s russes, qui s’appuie sur le capital social de l’établissement mais qui s’élargit aussi aux dynamiques migratoires russes en Suisse. Les ancien·ne·s élèves russes en Suisse renforcent les réseaux transnationaux avec de jeunes entrepreneurs russes désireux d’investir ou de venir en Suisse.

47Les ancien·ne·s élèves russes resté·e·s en Suisse se trouvent à cheval entre deux systèmes de statuts et deux espaces de positions sociales, l’un national, et l’autre autour de la communauté internationale des ancien·ne·s élèves. Ils produisent sur place, en Suisse, un « entre-soi » temporaire d’expatrié·e·s, fondé sur une même origine nationale. Cette situation d’attente introduit une précarité, toute relative, et qui n’entrave pas leur position sociale dominante dans un pays d’origine où les situations des classes dominantes sont elles-mêmes considérées comme précaires face au pouvoir politique. Alors que dans les mi l ieux populaires, comme l’a montré Jenni fer Bidet pour les descendant·e·s d’immigré·e·s algérien·ne·s ancré·e·s en France, le transit entre deux espaces nationaux, en France et en Algérie pour les vacances, produit une « parenthèse enchantée [25] », dans le cas de dominé·e·s parmi les dominant·e·s dans un espace élargi de circulations internationales, c’est plutôt d’un rappel à la réalité qu’il s’agit. Mais par leur présence en Suisse, les élèves resté·e·s ou revenu·e·s en Suisse acquièrent également une position intermédiaire qu’il ne faut pas négliger : ils se trouvent souvent promus agents locaux de liaison au sein des communautés d’ancien·ne·s élèves.

48Si les allers-retours des élèves des pensionnats vers la Suisse ont contribué pendant plusieurs générations à perpétuer au sein des classes dominantes une « tradition » d’envoi en pension suisse, la mobilisation des ancien·ne·s élèves et les interventions des écoles dans ces circulations se font, depuis la fin des années 1990, plus pressantes et parfois en ordre dispersé. Les établissements ont renégocié dans leurs rapports aux universités et aux autorités publiques leur pouvoir d’attraction des grandes fortunes en Suisse. Pour continuer à faire valoir leur avantage comparatif dans les mobilités scolaires internationales, le jeu entre la valorisation de la mobilité des ancien·ne·s élèves et la production d’une singularité territoriale des « pensions suisses » est fragile. La consolidation de réseaux institutionnels éducatifs et les mécanismes de rétention en Suisse des plus jeunes générations, dont les réseaux de pouvoir sont relativement peu internationalisés, en témoignent.

49La scolarité à l’étranger conduit les jeunes élèves russes à des aspirations contradictoires : un souci d’ancrage et d’identification locale en Suisse qui répond en partie aux aspirations parentales, des aspirations à la mobilité internationale produites par les écoles internationales et la revendication d’attaches russes. Comme les plus anciennes générations européennes et américaines des pensionnats, ces jeunes héritier·ère·s sont appelé·e·s à se définir par leurs rentes financières et le travail de la rente plutôt que par leur statut professionnel à venir. Leur scolarité à l’étranger en école internationale contribue objectivement à l’accumulation de ressources culturelles, scolaires et linguistiques qui unifient des intérêts à l’échelle internationale, ce qui répond assez justement à la formation d’une classe capitaliste transnationale [26]. Cependant, les désillusions qui suivent les années de pensionnat (il ne leur apporte pas, selon eux, les mêmes ressources scolaires et sociales que les autres élèves) les amènent peu à se percevoir comme « transnationaux » ou « cosmopolites », ou à s’identifier avec un style de vie et des valeurs associées à la mobilité spatiale. Les contraintes vécues, les incertitudes et les ancrages nationaux et locaux qui découlent de la condition de refuge et de jeunes dominé·e·s parmi les dominant·e·s semblent alors plus centraux dans la formation de l’élite économique russe formée à l’étranger. Tous ces éléments soulignent enfin que le passage par une école internationale mérite d’être analysé en tant qu’instance d’accueil de la migration des dominant·e·s, pour son rôle protecteur des jeunesses dominantes, pour le pouvoir de singularisation des trajectoires, des conditions territoriales et des ancrages affectifs des élites en formation.

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; Jean-Pierre Faguer, « Les effets d’une “éducation totale”. Un collège jésuite, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, 1991, p. 25-43.
  • [2]
    Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, 2006.
  • [3]
    Voir par exemple Marjorie Faulstich Orellana, Barrie Thorne, Anna Chee, Wan Shun Eva Lam, “Transnational childhoods : the participation of children in processes of family migration”, Social Problems, 48(4), 2001, p. 572-591 ; Élodie Razy et Virginie Baby-Collin, « La famille transnationale dans tous ses états », Autrepart, 57-58, 2011, p. 7-22.
  • [4]
    Les nouvelles élites est-asiatiques qui scolarisent leurs enfants dans des écoles d’Amérique du Nord ou d’Australie ont été particulièrement étudiées. Aihwa Ong a étudié les « pères astronautes » hongkongais qui relocalisent femmes et enfants aux États-Unis, dans les pensionnats de Nouvelle-Angleterre ou les banlieues aisées de Californie. Johanna L. Waters a étudié le cas des enfants et des mères qui s’installent à Vancouver dans les années 1990. Les enfants déplacé·e·s, parfois pionniers de la migration, sont aussi appelé·e·s « enfants parachutes » ou « enfants satellites ». Voir Aihwa Ong, Flexible Citizenship. The Cultural Logics of Transnationality, Durham, Duke University Press, 1999 ; Johanna L. Waters, “Flexible families ?’Astronaut‘ households and the experiences of lone mothers in Vancouver, British Columbia”, Social & Cultural Geography, 3(2), 2002, p. 117-134 ; Min Zhou, “’Parachute kids‘ in Southern California : the educational experience of Chinese children in transnational families”, Educational Policy, 12(6), 1998, p. 682-704.
  • [5]
    Sur ce thème, voir notamment Ciaran O’Neill, Catholics of Consequence. Transnational Education, Social Mobility, and the Irish Catholic Elite 1850-1900, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • [6]
    Sur ces thèmes, voir Denis Colombi, « Les usages de la mondialisation. Mobilité internationale et marchés du travail en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Institut d’études politiques, 2016 ; Nancy L. Green, « La migration des élites. Nouveau concept, anciennes pratiques ? », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 42, 2008, p. 107-116 ; Anne-Catherine Wagner, Les Nouvelles Élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998.
  • [7]
    En dehors des études portant sur les trajectoires des immigré·e·s et enfants d’immigré·e·s juifs dans les années 1990 et 2000, en particulier en Israël et aux États-Unis, peu d’études ont été consacrées aux migrations internationales des enfants de la génération russe « post-transition ». Voir Aviva Zeltzer-Zubida et Philip Kasinitz, “The next generation : Russian Jewish young adults in contemporary New York”, Contemporary Jewry, 25, 2005, p. 193-225 ; Larissa Remennick, “The 1.5 generation of Russian immigrants in Israel : between integration and sociocultural retention”, Diaspora : A Journal of Transnational Studies, 12(1), 2003, p. 39-66.
  • [8]
    L’analyse quantitative des origines géographiques des élèves a été réalisée à partir des adresses des parents d’élèves et des nationalités déclarées des élèves entre 1950 et 2009.
  • [9]
    Si l’on ajoute aux élèves russes et d’ex-URSS, les élèves, de plus en plus nombreux à partir du début des années 2000, dont les parents déclarent résider dans un autre pays d’Europe de l’Est post-communiste, en 2009, c’est plus de 15 % des élèves qui sont concerné·e·s.
  • [10]
    Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 14(1), 1973, p. 3-26.
  • [11]
    Comme le montrent plusieurs études sur les caractéristiques socio-économiques des entrepreneurs en Russie dans les années 1990, une majorité sont titulaires d’un diplôme post-secondaire. Voir Theodore P. Gerber, “Joining the winners : self-employment and stratification in post-soviet Russia”, in Victoria E. Bonnell et Thomas B. Gold, The New Entrepreneurs of Europe and Asia. Patterns of Business Development in Russia, Eastern Europe and China, Armonk, M. E. Sharpe, 2002 ; Nathalia Rogers, “Social networks and the emergence of the new entrepreneurial ventures in Russia : 1987-2000”, The American Journal of Economics and Sociology, 65(2), 2006, p. 295-312.
  • [12]
    Les « migrations d’élites » et les relations culturelles entre la Suisse et la Russie sont anciennes, depuis les séjours d’étudiant·e·s russes en Suisse au début du XXe siècle, le refuge politique des révolutionnaires russes au tournant du XXe siècle et l’engouement pour les précepteurs et éducateurs suisses en Russie prérévolutionnaire, jusqu’à l’exil des nobles russes en Europe occidentale après 1917. Voir notamment Alfred Erich Senn, « Les révolutionnaires russes et l’asile politique en Suisse avant 1917 », Cahiers du monde russe, 9(3-4), 1968, p. 324-336 ; Mikhaïl Chichkine, La Suisse russe, Paris, Fayard, 2007 ; Monique de Saint Martin et Sofia Tchouikina, « La noblesse russe à l’épreuve de la révolution d’Octobre. Représentations et reconversions », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, 2008, p. 104-128.
  • [13]
    En 2013, les investissements suisses en Russie s’élèvent à 12,5 milliards de francs suisses, ce qui fait de la Suisse le 12e investisseur étranger du pays.
  • [14]
    L’association, créée avec le soutien du Consulat de Russie à Lausanne, promeut les échanges culturels entre la Russie et la Suisse, à travers des expositions, des conférences ou encore des cours de langue, et constitue un lieu de sociabilité des ressortissants russes en Suisse.
  • [15]
    A. Ong, op. cit.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Sur la structuration mondiale des IB Schools, voir Leonora Dugonjic, « Les IB Schools, une internationale élitiste. Émergence d’un espace mondial d’enseignement secondaire au XXe siècle », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2014.
  • [18]
    Il est nécessaire de préciser que toutes travaillent une image suisse, leur spécificité en tant qu’écoles internationales en Suisse, face aux écoles perçues comme directement concurrentes, les pensionnats privés étasuniens et les public schools et independent schools britanniques.
  • [19]
    L’injonction à la mobilité concerne tous les milieux sociaux et elle s’impose de manière particulièrement violente au sein des milieux populaires. Voir Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier, « Approches critiques de la mobilité », Regards sociologiques, 45-46, 2013 ; Stéphane Beaud et Gérard Mauger (dir.), Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2017.
  • [20]
    Voir Rachel Brooks et Johanna Waters, Student Mobilities, Migration and the Internationalization of Higher Education, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011.
  • [21]
    C’est ce que montrent Justin Tse et Johanna Waters à propos des jeunes Hongkongais·e·s envoyé·e·s à Vancouver qui, à l’âge adulte, revendiquent des attachements dans le pays d’arrivée. Les attentes parentales d’un retour au pays ou de circulations migratoires sont alors mises en suspens. Voir Justin K. H. Tse et Johanna L. Waters, “Transnational youth transitions : becoming adults between Vancouver and Hong Kong”, Global Networks, 13(4), 2013, p. 535-550. À propos des élites africaines scolarisées depuis un jeune âge en Europe et qui viennent ensuite occuper des postes financiers à Johannesburg, France Bourgouin montre que ceux-ci s’identifient à des styles de vie cosmopolites, et qu’ils sont peu attachés aux idéaux panafricains que leurs parents, issus des élites politiques et militaires, souhaitaient transmettre. Voir France Bourgouin, « Des individualistes globaux : ruptures et discontinuités dans les familles d’élites africaines transnationales », Autrepart, 57-58, 2011, p. 299-314.
  • [22]
    Les installations locales des filles sont plus courantes que celles des garçons, elles sont aussi plus nombreuses à 25 ans à avoir obtenu le passeport suisse que les garçons.
  • [23]
    Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 446.
  • [24]
    Ibid., p. 448.
  • [25]
    Jennifer Bidet, « “Blédards” et “immigrés” sur les plages algériennes. Lutte de classement dans un espace social transnational », Actes de la recherche en sciences sociales, 218, 2017, p. 64-81.
  • [26]
    Leslie Sklair, The Transnational Capitalist Class, Oxford, Blackwell Publishers Ltd, 2001.
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