Couverture de ARSS_221

Article de revue

Faillite d’État et fragilité juridique

L’Argentine face à l’ordre financier international

Pages 38 à 63

Notes

  • [1]
    Au même moment, les comptes de grandes entreprises et de banques françaises, ainsi que la Banque de France, sont des actifs argentins sous le coup de saisies d’huissiers. Cela conduit le gouvernement français à ajouter un article spécifique à la loi Sapin II, encore appelé volet « anti-vautours ».
  • [2]
    Le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Finances, le procureur de la République française et les sénateurs du groupe d’amitié des pays du cône sud ont été sollicités.
  • [3]
    NML Capital Limited est une filiale de Elliott Management Corporation — un fonds d’investissement étasunien dirigé par Paul Singer.
  • [4]
    Précisément, The United States District Court for the Southern District of New York. Le périmètre de cette juridiction englobe les comtés de New York, du Bronx, de Westchester, de Rockland, de Putnam, d’Orange, de Dutchess et de Sullivan.
  • [5]
    Guillaume Devin, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2016.
  • [6]
    Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
  • [7]
    Barry Eichengreen, Ricardo Hausmann et Ugo Panizza, « Le péché originel : le calvaire, le mystère et le chemin de la rédemption », L’Actualité économique, 79(4), 2003, p. 419-455.
  • [8]
    Anna Gelpern, “What Irak and Argentina might learn from each other”, Chicago Journal of International Law, 6(1), 2005, p. 391-414.
  • [9]
    La France procède ainsi par arrêté mini stériel. Voir Mathias Audit, “Sovereign bonds by law : can a state debt be non-contractual ?”, communication à la DEBTCON, conférence organisée à Genève, octobre 2017.
  • [10]
    Le défaut de l’État argentin en décembre 2001 est le résultat d’une crise économique majeure, qui débute par une récession en 1998 et se transforme rapidement en crise bancaire et monétaire. Le défaut, d’un montant de 81,3 milliards de dollars, est le plus important jamais enregistré, et donnera lieu à un processus de restructuration particulièrement long et complexe.
  • [11]
    Norbert Gaillard, When Sovereigns Go Bankrupt. A Study on Sovereign Risk, New York, Springer, 2014.
  • [12]
    Julian Schumacher, Christoph Trebesch et Henrik Enderlein, “Sovereign defaults in court”, SSRN Scholarly Paper, 2014.
  • [13]
    Jérôme Sgard, “From broker to judge : the evolution of sovereign debts restructuring, 1980-2015”, communication présentée à la conférence « A world of public debts : a global political history », Athènes, 31 mai-2 juin 2017.
  • [14]
    Ce champ se situe à la croisée des univers académique, professionnel et gouvernemental.
  • [15]
    Lee C. Buchheit, “Sovereign debt restructurings : the legal context”, BIS Paper, 72, 2013.
  • [16]
    Anne Krueger, “A new approach to sovereign debt restructuring”, International Monetary Fund, Washington DC, 26 novembre 2001.
  • [17]
    Idem.
  • [18]
    Randal Quarles, “Herding cats : collective-action clauses in sovereign debt. The genesis of the project to change market practice in 2001 through 2003”, Law & Contemporary Problems, 73(4), 2010, p. 29-38.
  • [19]
    Archive personnelle d’un ancien fonctionnaire du département d’État, confiée en septembre 2015.
  • [20]
    Eric Helleiner, “The strange story of Bush and the Argentine debt crisis”, Third World Quarterly, 26(6), 2005, p. 951-969.
  • [21]
    Entretien à l’Université de Stanford, États-Unis, juin 2016.
  • [22]
    Barry Eichengreen, “Restructuring sovereign debt”, Journal of Economic Perspectives, 17(4), 2003, p. 75-98.
  • [23]
    Sarah Babb, Behind the Development Banks : Washington Politics, World Poverty and the Wealth of Nations, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.
  • [24]
    Frédéric Lordon et Pepita Ould-Ahmed. « Qui perd paye… ». Le droit européen des aides d’État comme morale punitive », Critique internationale, 33, 2006, p. 55-78.
  • [25]
    Frédéric Lordon et Pepita Ould-Ahmed, « Généalogie du sujet économique. La “morale du marché” entre contrainte de paiement, responsabilité et sanction », Rapport pour la Caisse des dépôts et consignations, Paris, 2003.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Anna Gelpern et Mitu Gulati, “Public symbol in private contract : a case study”, Washington University Law Review, 84(7), 2006, p. 1627-1715.
  • [28]
    Entretien avec Roberto Lavagna, Buenos Aires, novembre 2016.
  • [29]
    Alan Beattie, “Bankruptcy plan leaves IMF to fill in the detail”, Financial Times, 29 novembre 2001. Cité in Sean Hagan, “Designing a legal framework to restructure sovereign debt”, Georgetown Journal of International Law, 36(2), 2005, p. 299-402.
  • [30]
    R. Quarles, art. cit.
  • [31]
    Idem.
  • [32]
    Paroles de financiers cités de façon anonymisée par A. Gelpern et M. Gulati, “Public symbol in private contract…”, art. cit.
  • [33]
    Témoignage de Francisco Gil Diaz, et lettre adressée à Paul O’Neill. Archive personnelle.
  • [34]
    Idem.
  • [35]
    Idem.
  • [36]
    John B. Taylor, “Sovereign debt restructuring : a US perspective”, discours donné à la conférence “Sovereign debt workouts : hopes and hazards ?” à l’Institute for International Economics, Washington DC, 2 avril 2002.
  • [37]
    Strom C. Thacker, “The high politics of IMF lending”, World Politics, 52(1), 1999, p. 38-75.
  • [38]
    Si comme le montrent Mark C. Weidemaier et Mitu Gulati, les CAC sont utilisées tout au long du XXe siècle, il s’agit d’une innovation pour le droit new-yorkais. Voir Mark C. Weidemaier et Mitu Gulati, “A people’s history of collective action clauses”, Virginia Journal of International Law, 54, 2014, p. 1-95.
  • [39]
    Terme employé dans la lettre de Francisco Gil Diaz à Paul O’Neill.
  • [40]
    Sarah Babb, Managing Mexico. Economists from Nationalism to Neoliberalism, Princeton, Princeton University Press, 2001.
  • [41]
    Entretien avec J. B. Taylor, op. cit.
  • [42]
    Anna Gelpern et Mitu Gulati, “The wonder-clause”, Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 367-385.
  • [43]
    Martin Guzman et Joseph E. Stiglitz, “How hedge funds held Argentina for ransom”, The New York Times, 1er avril 2016.
  • [44]
    Internationale socialiste, “Declaration of the council of the socialist international on Argentina”, Mexico, 1er juillet 2014.
  • [45]
    Martin Wolf, “Defend Argentina from the vultures”, Financial Times, 24 juin 2014.
  • [46]
    “In addition, the decision could harm US interests in promoting issuers’ use of New York law and preserving New York as a global financial jurisdiction”, in mémoire déposé au nom des États-Unis d’Amérique en tant qu’Amicus curiae à l’appui de la requête de la République d’Argentine en vue d’une nouvelle audition, 28 décembre 2012.
  • [47]
    “IMF to file brief with US Supreme Court in Argentina case”, Reuters, 18 août 2013.
  • [48]
    John Toye, “Assessing the G77 : 50 years after UNCTAD and 40 years after the NIEO”, Third World Quarterly, 35(10), 2014, p. 1759-1774.
  • [49]
    Immanuel Wallerstein, World-Systems Analysis : An Introduction, Durham, Duke University Press, 2004.
  • [50]
    Entretien à New York, juillet 2015.
  • [51]
    Idem.
  • [52]
    Toutes ces citations sont extraites des comptes rendus officiels des débats.
  • [53]
    Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, écrira lui-même aux directeurs de la Banque mondiale et du FMI pour leur demander de recevoir Sacha Llorenti et d’accepter d’entendre ses arguments.
  • [54]
    Extrait de la déclaration de la Russie.
  • [55]
    Brad Setser, “The political economy of the SDRM”, in Barry Herman, José Antonio Ocampo et Shari Spiegel (dir.), Overcoming Developing Country Debt Crises, Oxford, Oxford University Press, 2010.
  • [56]
    Entretien avec un fonctionnaire de la Commission européenne à Bruxelles, mars 2016.
  • [57]
    Le deal établi par Macri offrait aux principaux fonds « vautours » un montant de 4,653 milliards de dollars US. L’Argentine a aussi accepté de payer les frais de poursuite, pour un coût total de 7,5 milliards de dollars US (7 563 millions). Le paiement a été effectué en cash suite à la levée d’un emprunt.
  • [58]
    Mariano Andrad, “Argentina, ‘vulture’ funds end 15-year debt battle”, AFP, 29 février 2016.
  • [59]
    Renaud Vivien, Comité pour l’annulation des dettes du tiers monde (CADTM), “No need to negotiate with vulture fund”, 22 février 2016.
  • [60]
    Entretien à Buenos Aires, novembre 2016.
  • [61]
    Idem.
  • [62]
    Wall Street Journal, 12 février 2016.
  • [63]
    Via la mise en place de mécanismes administrés de financement de l’État et de l’économie, équivalent par exemple du circuit du Trésor français après la Seconde Guerre mondiale. Voir Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
  • [64]
    Eric Helleiner, “The mystery of the missing sovereign debt restructuring mechanism”, Contributions to Political Economy, 27, 2008, p. 91-113.
  • [65]
    Vincent Gayon, « Homologie et conductivité internationales. L’État social aux prises avec l’OCDE, l’UE et les gouvernements », Critique internationale, 59, 2013, p. 47-67.
  • [66]
    Saskia Sassen, « Territoire, autorité, droits : nouveaux assemblages », in Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013, p. 203-204.
  • [67]
    Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
  • [68]
    Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013 [1978]. Voir aussi, Pierre Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.
  • [69]
    Jill E. Fisch et Caroline M. Gentile, “Vultures or vanguards ? The role of litigation in sovereign debt restructuring conference on sovereign debt restructuring : the view from the legal academy”, Emory Law Journal, 53, 2004, p. 1043-1114.
  • [70]
    Yves Dezalay, Marchands de droits. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992.
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RÉUNION DU GROUPE « G77 + Chine », Organisation des Nations unies, New York, 25 juin 2014 sur la « Restructuration de dette souveraine : le cas de l’Argentine ». De gauche à droite : María Cristina Perceval, représentante permanente de l’Argentine à l’ONU ; Héctor Marcos Timerman, ministre argentin des Affaires étrangères et du Culte ; Sacha Sergio Lorenti Solíz, représentant permanent de la Bolivie auprès de l’ONU et président du « G77 + Chine » ; Axel Kicillof, ministre argentin de l’Économie et des Finances publiques, et Mourad Ahmia, secrétaire exécutif du groupe « G77 + Chine ».
© ONU/Paulo Filgueiras.

1Le 12 novembre 2015, un séminaire portant sur la restructuration des dettes souveraines est organisé par l’ambassade de la République d’Argentine en France. Les économistes présents sont rassemblés pour évoquer les « défis et possibilités » d’un « cadre international » pour la gestion des faillites souveraines. Derrière la tranquillité apparente d’un événement aux marges du champ académique se cache une lutte diplomatique et une tentative presque désespérées [1]. L’ambassadrice Maria del Carmen Squeff, proche de la présidente Cristina Kirchner et diplomate de carrière, cherche à sensibiliser la communauté académique, les journalistes et surtout les autorités françaises [2] à la vulnérabilité juridique et financière qui fragilise ses services. Depuis plusieurs mois, le fonctionnement quotidien de l’ambassade, qui emploie près d’une quarantaine de personnes, est mis en péril par les tentatives de saisie et de gel de ses comptes bancaires. Ces « raids juridiques » sont lancés par le fonds d’investissement NML Capital [3], un créancier de l’Argentine qui a refusé de participer aux accords de renégociation de la dette et réclame le remboursement intégral et à leur valeur initiale des titres de dette. Les comptes bancaires de la mission diplomatique sont gérés sur le fil du rasoir : renfloués lorsqu’ils sont dans le rouge, et vidés au maximum lorsqu’ils sont excédentaires afin d’empêcher toute saisie. Aussi, un expert-comptable se rend régulièrement à Berne, en Suisse, pour rapporter, dans des valises, l’argent liquide nécessaire à diverses dépenses de fonctionnement. En mai 2015, déjà, un huissier de justice, agissant au nom du fonds NML Capital, avait exigé la saisie d’un compte de cette ambassade contenant 50 000 euros. La présidence argentine a dû également, à deux reprises en 2007 et 2010, renoncer à utiliser l’avion présidentiel pour éviter que ce dernier ne soit retenu au sol et saisi lors de ses vols.

2La précarité de cette gestion s’explique par la vulnérabilité dans laquelle se trouve l’État argentin près d’un an après la décision du juge fédéral Thomas P. Griesa, officiant dans le Southern District of New York[4] – juridiction incluant dans son périmètre les litiges de Manhattan, en particulier de Wall Street – favorable au fonds NML Capital. En s’engageant dans un litige avec la République argentine, et en cherchant à faire exécuter la décision du juge new-yorkais, ces fonds procéduriers exploitent les fragilités des États qui ont émis des contrats de dette sous l’égide de la loi prévalant à New York et accepté une clause de renonciation à leur immunité souveraine – rendant possible l’exécution d’une décision judiciaire de façon extraterritoriale en dehors des États-Unis. Mais quels processus peuvent acculer un État souverain à de telles extrémités ? Cet article montre comment l’architecture juridique des marchés internationaux de dette souveraine ouvre, et entretient, des brèches dans lesquelles des créanciers au business model agressif, des fonds « vautours », s’immiscent jusqu’à bloquer les accords de renégociation de dette péniblement scellés par les États en situation de défaut de paiement avec les créanciers coopératifs, et ainsi leur barrer l’accès aux financements internationaux.

3Deux épisodes récents, liés à l’histoire de la dette argentine et des pays émergents (le Mexique jouant aussi un rôle de premier plan), révèlent quelles sont les forces sociales et politiques qui assurent la résilience d’un mode marchand et contractuel de régulation des faillites souveraines. En effet, à deux reprises, en 2001 à travers une initiative du Fonds monétaire international, puis en 2015 à l’Assemblée générale des Nations unies, les alternatives à cette régulation par les marchés de capitaux – leurs normes, leurs droits, et leurs représentations du légitime – ont été disqualifiées. Ces alternatives visaient à installer un mécanisme légal international de régulation des faillites d’États, une autorité supranationale capable d’imposer ses décisions à l’ensemble des parties prenantes et de mettre fin de facto aux procédures juridiques opportunistes que les fonds « vautours » entreprennent auprès des tribunaux nationaux régentant les places financières dominantes, à savoir New York et Londres. En s’appuyant sur une enquête auprès des acteurs et des institutions constitutives de cette gouvernance économique internationale, nous décrivons les logiques de verrouillage en matière de droit des faillites souveraines. Au cours de ces séquences diplomatiques, des forces de blocage se déploient vis-à-vis d’un mécanisme supranational de régulation, révélant la capacité d’acteurs et d’institutions de nature hétérogène (organisations multilatérales, départements du Trésor des États, organisations représentant les détenteurs de capitaux et les places financières, avocats) à maintenir une architecture financière internationale, et ce malgré l’enchaînement des crises souveraines et des difficultés que rencontrent les États à restructurer leurs dettes.

4Le travail, chronique, de consolidation des dispositifs marchands de régulation, montre à quoi tient cet ordre global. Se donnent ainsi à voir les stratégies des États, notamment du Groupe des 77 (G77) qui privilégient la prise de parole (voice) [5], cherchant par exemple à « faire nombre » (en mobilisant l’Assemblée générale de l’ONU) [6] afin de plaider pour une justice internationale plus à l’écoute des États débiteurs, quand d’autres, du même groupe des pays émergents, se conforment à une position « légitimiste » (loyalty) vis-à-vis de l’ordre financier et juridique établi. Ainsi, contrairement à une vision spontanée, les États ne sont pas exclusivement des « victimes » des marchés globalisés de la dette et des fonds « vautours » les plus agressifs. Car les départements du Trésor s’exposent à des risques juridiques et financiers élevés, en contractant des emprunts libellés en monnaies étrangères – ce que certains économistes appellent « le péché originel » [7] – et gouvernés par des lois étrangères (la loi des États-Unis ou de la Grande-Bretagne). Formatés pour être acceptés sur les places financières les plus puissantes (là où les capitaux affluent), ces contrats d’emprunt sont accompagnés la plupart du temps de clauses limitant l’immunité souveraine des États emprunteurs en matière juridique [8]. Émis en devise et sous une loi étrangère, ceux-ci servent de ressource banalisée aux États les plus périphériques sur ces marchés de capitaux. Les États les plus centraux (les États-Unis, la France, l’Allemagne) émettent des emprunts sous l’égide de leurs propres juridictions nationales et obtiennent parfois la confiance des investisseurs sans même avoir à établir de contrats au sens strict du terme (les emprunts sont inscrits dans le droit administratif du pays, dans des lois, des arrêtés ministériels et des décrets) [9]. Contrairement à la dette émise dans un cadre strictement contractuel, en cas de restructuration des engagements initiaux, l’État qui place ses émissions de dette sous l’égide de sa loi nationale et de son administration n’est pas formellement sur un pied d’égalité avec les souscripteurs de ses titres financiers. Mieux, ces types d’emprunts barrent la route à un litige contractuel, comme dans le cas de l’Argentine : seul un « acte d’État » (et non un litige entre contractants) pourrait être porté devant la Cour en cas de contestation. Ce sont ainsi les modalités d’expression de la souveraineté financière et la hiérarchie entre États qui se rejouent dans les pratiques d’emprunt : les États dits émergents, en cherchant à construire leur crédit et leur légitimité sur les marchés de capitaux, recourent à des techniques trahissant leur faiblesse, et s’exposent à des risques juridiques [voir encadré « Enquêter sur les possibles et les impossibles de l’architecture financière internationale », p. 43].

Enquêter sur les possibles et les impossibles de l’architecture financière internationale

Ce travail repose sur une enquête qualitative et mobilise 40 entretiens semi-directifs, des observations in situ, l’étude de documents officiels, de notes administratives et l’analyse d’articles de presse [1]. L’enquête a commencé à New York, d’avril à août 2015, à l’occasion d’un terrain au sein de l’un des syndicats de personnels des Nations unies. Un contact privilégié avec le Comité spécial sur les opérations de restructuration de la dette souveraine de l’Assemblée générale de l’ONU a permis de mener des entretiens répétés dans le microcosme diplomatique new-yorkais, ainsi qu’un suivi régulier du processus : observations de réunions, discussions formelles et informelles avec les délégations et diplomates argentins, boliviens, français, grecs mais aussi avec des représentants de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), du département en charge des affaires économiques et sociales des Nations unies (UNDESA), ou encore des acteurs extérieurs impliqués dans les discussions (économistes, experts, représentants d’ONG, etc.). Les deux années suivantes ont permis de reconstruire l’amont et l’aval de cette résolution argentine sur la dette : depuis la première initiative du FMI en 2001 jusqu’au plaidoyer argentin de 2015, offrant ainsi un fil conducteur dans l’exploration de cet espace social transnational déployé autour de l’objet dette. De janvier à juin 2016, ce terrain s’est déplacé vers Washington DC, où ont été conduits des entretiens auprès d’acteurs le plus souvent à l’intersection des organisations multilatérales et du champ du pouvoir étasunien (Peterson Institute for International Finance, FMI, Université Johns Hopkins, etc.). Des interviews ont également été effectuées en Argentine, auprès de représentants des différentes fractions du pouvoir, actuels ou anciens hauts fonctionnaires du Trésor (ministère des Finances), du ministère des Affaires étrangères et de la Banque centrale. Enfin, de 2015 à 2018, des entretiens ont été réalisés avec des acteurs qui ont partie liée avec les restructurations de dette, depuis leurs bureaux de la Commission européenne, à Bruxelles, du ministère des Finances français, du ministère des Affaires étrangères, à Paris, à la CNUCED, ou encore avec des fonctionnaires d’État mexicains et étasuniens ayant suivi les premières négociations dans les années 2000.

5En 2002, un débat international sur l’organisation des faillites souveraines, ouvert par le FMI à la suite de la crise financière asiatique et des difficultés de l’Argentine, s’est soldé par la réactualisation d’une régulation contractuelle, par le marché et n’a pas mis un terme aux failles existantes dans l’architecture juridique des marchés de dette publique. En 2014, pris dans son combat contre les fonds « vautours », la République argentine tente de re-politiser, via le recours à l’ONU, la structuration juridique des relations financières internationales. Mis en échec, ce plaidoyer pour un tribunal supra-souverain de gestion des faillites a pour effet de reconsolider l’ordre marchand. L’alternance politique en Argentine, avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de rupture, anti-péroniste et libéral, révèle les conditions concrètes d’exercice de la souveraineté au sein d’une configuration de marchés de capitaux globalisés. La mise en échec de cette résolution onusienne informe sur l’espace des possibles dessiné par les luttes entre fractions des champs académiques, bureaucratiques et financiers nationaux et transnationaux. En suivant à la trace les bureaucraties, privées et publiques du champ de la finance internationale, ce sont les processus sociaux et politiques de mise à l’agenda ou, au contraire, d’invisibilisation d’un enjeu de gouvernance économique sur la scène internationale qui se dégagent.

Genèse de la faille juridique : la dette Argentine de 2001

6La domination et la naturalisation d’un marché globalisé de la dette souveraine pour le financement des États émergents (et en développement) ont transformé les relations financières internationales. À des techniques domestiques, monétaires, ou à des prêts bilatéraux et multilatéraux, se sont substitués des emprunts obligataires soumis aux standards des places financières hégémoniques que sont Londres et New York. Cette structure de détention plus diffuse de la dette souveraine où les titres sont dispersés entre une multitude de créanciers, qui peuvent à tout moment remettre en vente ces papiers obligataires sur les marchés secondaires, augmente l’exposition aux risques juridiques des États. À l’époque des grands emprunts par syndication – qui mettaient en relation un État et des banques prêteuses bien identifiées –, en cas de restructuration, il était non seulement relativement aisé de réunir l’ensemble des créanciers autour de la table des négociations, mais surtout ceux-ci avaient un intérêt commun à trouver un accord, au risque de tout perdre. La circulation des titres obligataires, et leurs caractéristiques contractuelles (la soumission aux juridictions étrangères), ont ouvert la voie aux rachats opportunistes par des fonds dont l’intention était de refuser la négociation et d’entamer une procédure judiciaire. En 2001, au moment où l’Argentine, ne pouvant soutenir l’intégralité de ses engagements [10], s’apprêtait à faire défaut, sa dette extérieure était composée de 152 titres obligataires distincts, émis en 14 monnaies et répondant à 8 législations différentes. Surtout, ces titres s’accompagnaient de clauses de renonciation à l’immunité souveraine (« waive of immunity ») rendant possible l’exécution d’une décision judiciaire extraterritoriale.

La banalisation de l’acteur étatique

7Depuis les années 1970, et de façon encore plus intense à la suite du déclenchement de la crise latino-américaine, la restriction de l’immunité souveraine en matière d’engagements obligataires a aidé les créanciers à faire respecter leurs conditions contractuelles [11]. L’histoire des litiges entre créanciers et débiteurs sur le terrain de la dette publique peut être décrite comme l’érosion graduelle de l’immunité souveraine, liée à la montée en puissance des capacités des créanciers privés à faire appliquer les sanctions et à faire valoir leurs droits de propriétaires de titres. Des économistes estiment ainsi que les probabilités qu’une crise de dette s’accompagne de poursuites juridiques ont doublé au cours des dix dernières années, jusqu’à atteindre les 40 % [12]. La façon dont un État émergent peut se retrouver exposé au risque de poursuites juridiques par des créanciers non coopératifs et mal intentionnés s’explique par l’absence d’une « cour de justice globale » [13], ou supranationale, régulant les faillites des États et ayant le pouvoir d’imposer à tous les contractants un accord sur les termes de la restructuration : quels renoncements aux remboursements, quels rééchelonnements, quels échanges de maturité, quels échanges de coupons d’intérêt, etc. Pour Lee Buchheit, expert reconnu dans le champ de la law and finance[14], travaillant de longue date pour le cabinet d’avocats Cleary Gottlieb, et spécialisé dans la défense des États, les souverains sont des débiteurs particulièrement « vulnérables » qui ne bénéficient d’aucune protection systématique contre des procès :

8

« Dans la mesure où, contrairement à un débiteur d’entreprise ou à un débiteur individuel, il n’y a pas de code de faillite qui leur soit applicable, un souverain trop endetté et confronté à une obligation venant à échéance n’a que deux choix : payer ou faire face à la possibilité d’un procès l’obligeant à payer. Un souverain ne peut pas se placer sous la protection des tribunaux gouvernant les faillites. Il n’y a pas de chapitre 11 [15]. »

9La littérature institutionnelle – notamment celle produite par le FMI – décrit un vide juridique relatif aux modes de régulation des faillites souveraines, à la différence du régime organisant les faillites des entreprises privées aux États-Unis : le « Chapter 11 ». Celui-ci permet, sur demande de l’entité en difficulté, de suspendre les remboursements le temps de se réorganiser et de trouver une voie de sortie équilibrée, contraignant alors l’ensemble des contractants. Le statut des États ayant recours à des standards « globaux » pour emprunter sur les marchés de capitaux se révèle ambigu. D’un côté, afin d’obtenir la confiance des investisseurs, ces gouvernements consentent à renoncer à ce qui fait leur spécificité en tant qu’État – la capacité d’édicter la loi, l’immunité juridique d’un souverain – et tendent à se comporter, comme l’exige la structure de ces marchés, à la façon d’une entité commerciale parmi d’autres. De l’autre, et en l’état actuel de l’architecture juridique internationale, ces États acceptent d’être moins que des entités commerciales, puisqu’ils ne peuvent se placer sous la protection d’une procédure judiciaire.

10C’est sur la base de ces diagnostics, et au gré des diverses crises, que le projet d’un mécanisme de restructuration des dettes souveraines est devenu un débat récurrent au sein de la finance internationale. En 2001, ce concept trouve au FMI une plausible mise en application, sur le modèle du système régissant les faillites d’entreprises aux États-Unis. La proposition est portée à l’époque par Anne Krueger, first deputy managing director du FMI depuis 2001, après que celle-ci eut reçu un signal de soutien de la part du gouvernement étasunien – plus précisément du département du Trésor. Pour caractériser le déficit de régulation qu’elle avait identifié avec les fonctionnaires du FMI, Krueger filait à l’époque la métaphore du « trou béant » (« gaping hole ») [16] dans l’architecture financière internationale, qu’il était dès lors nécessaire de combler :

11

« Nous manquons d’incitations pour aider les pays dont la dette n’est pas soutenable à s’en sortir rapidement et de manière ordonnée. À l’heure actuelle le seul mécanisme disponible nécessite que la communauté internationale renfloue les créanciers privés. Il est grand temps que ce trou soit comblé [17]. »

12Un premier projet, présenté le 26 novembre 2001 lors du dîner annuel du National Economists’ Club, fait explicitement référence aux cadres juridiques nationaux régissant les faillites d’entreprises, et plus précisément au « Chapter 11 » étasunien. Il s’agissait de faire du FMI un juge chargé, à la demande d’un État en difficulté, de décider de la suspension des remboursements, puis de procéder à la restructuration, en contraignant les détenteurs de titres à participer aux négociations. Ce mécanisme élimine le risque de créanciers non coopératifs – dits holdout, parce qu’ils se tiennent en dehors des accords de renégociation de dette.

Le retrait du « pompier » américain : discipliner les États et laisser faillir l’Argentine

13Le mandat qui est confié au FMI via Anne Krueger est lié à la crise argentine et à la volonté des États-Unis de cesser leur politique de renflouement des banques américaines (qui subissent des pertes suite aux défauts souverains) comme des États en crise (qu’il convient d’aider à travers le soutien conditionné du FMI). Du côté de l’administration étasunienne, et notamment du département du Trésor dirigé à l’époque par Paul O’Neill, il s’agit, avec l’arrivée de Georges W. Bush en 2001, de rompre avec les politiques stabilisées pendant l’ère Clinton (et les années 1990) qui reconduisaient automatiquement une importante subvention au FMI pour l’assistance des pays en difficulté. L’équipe Bush, au nom de la lutte prioritaire contre « l’aléa moral » associé aux politiques de renflouement, veut diminuer le périmètre de l’intervention publique dans ces affaires financières internationales en réduisant les aides accordées aux États lors des crises souveraines [18]. La crise argentine constitue la première mise à l’épreuve de la nouvelle doctrine du département du Trésor étasunien.

14Ce bouleversement ne se fait pas sans heurts. Au département d’État, une note rédigée en juin 2002 par des fonctionnaires en charge du suivi de l’Amérique latine fait état d’une « maison Argentine en feu » et du fait que le FMI et le Trésor étasunien sont perçus dans la région, « comme des pompiers qui se perdent en futilités alors que la fumée devient de plus en plus difficile à ignorer et que les étincelles menacent de se répandre aux maisons voisines » [19]. Le ton vindicatif illustre la façon dont le changement de paradigme de l’administration étasunienne, et indirectement du FMI, est mal vécu par le département d’État, attaché aux politiques d’assistance, ainsi qu’à une lecture politique, et non strictement financière, des relations internationales. Le fonctionnaire conclut en rappelant qu’il est essentiel de ne pas laisser le président argentin, Eduardo Duhalde, « dans le vague » et de faire en sorte que « les Argentins sachent qu’une aide réelle est possible en retour d’un sacrifice authentique et d’efforts de leur part » et que les marchés internationaux comprennent que « le G7 est totalement mobilisé et n’est pas simplement sur le bas-côté à observer la nature suivre son cours ».

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« ASSEZ DES VAUTOURS. L’Argentine unie dans une cause nationale ». Affiches apparues sur les murs de Buenos Aires au matin du 18 juin 2014, deux jours après le refus de la Cour suprême des États-Unis d’examiner l’appel de l’Argentine contre sa condamnation à rembourser les fonds « vautours ». L’agence « Equipos de difusión » est réputée proche de la présidente Cristina Kirchner.
© Benjamin Dumas.

15Le refus du Trésor étasunien de socialiser – à travers un prêt du FMI et une nouvelle subvention au Fonds par le gouvernement étasunien – les pertes des banques et des investisseurs privés embarqués dans la crise de l’Argentine s’inscrit dans une forme de cohérence libérale [20], actant à la fois d’un désengagement de l’État et d’un « laisser-faillir » sanctionnant les comportements déraisonnables de prêts (des banques) ou d’emprunts (des États souverains). Un mécanisme de restructuration des dettes souveraines, censé ordonner le défaut, construirait une solution permettant à la fois de désengager les États-Unis et de garantir la discipline de marché, tout en ménageant pour l’Argentine une sortie de crise honorable. Le mandat du gouvernement américain confié à Anne Krueger ne vise donc pas à installer un mécanisme facilitant les faillites des États. Le Sovereign Debt Restructuring Mechanism (SDRM) se présente au contraire comme un projet disciplinaire, devant atténuer les effets délétères des faillites chaotiques, pour les États comme les financiers privés, tout en diminuant les aides systématiques aux États en difficulté. John Taylor, haut fonctionnaire au Trésor étasunien chargé des relations internationales, s’en souvient :

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« C’était ça le vrai objectif : trouvons un moyen pour que, si un pays est dépassé par sa dette, il n’ait pas à passer par un défaut chaotique, ou par un renflouement chaotique. Je me souviens de beaucoup de conversations : "Vous devez renflouer, autrement leur défaut va créer le chaos". Mais une alternative serait de savoir s’il y a un moyen de restructurer de manière organisée, comme les entreprises font tout le temps [21]. »

17Selon l’économiste Barry Eichengreen, le problème pour les autorités de l’époque est « de trouver le bon équilibre entre faire en sorte que les restructurations ne soient ni trop dures et ni trop faciles » [22]. L’attention du FMI porte donc sur la manière de mieux gérer à l’avenir des cas similaires à l’Argentine. Le parcours d’Anne Krueger la rend peu suspecte de vouloir réformer radicalement l’architecture financière internationale et augmenter les marges d’intervention étatique vis-à-vis des marchés de capitaux. Nommée par le président Bush, cette professeure d’économie à Stanford a été Senior Fellow à l’Institut Hoover, un think tank composé d’anciens fonctionnaires de l’administration Reagan et d’intellectuels adeptes du Public Choice et défenseurs de l’économie de marché. Au cours des années 1980, en tant qu’économiste en chef de la Banque mondiale, elle avait joué un rôle clé dans le virage de l’organisation vers le libre-échange, la privatisation et la déréglementation [23].

18Le mandat confié à ses équipes du FMI consiste néanmoins à instaurer un mécanisme contraignant dans l’ordonnancement des restructurations de dettes. Le caractère disciplinaire de ce projet réside dans sa tentative de mise en application de l’ordre marchand, en forçant les acteurs, privés et publics, à se plier à la loi punitive du marché : « Qui perd paye » [24]. Pepita Ould-Ahmed et Frédéric Lordon ont proposé d’interpréter le « mémo Krueger » et la position politique du FMI comme une tentative de « normalisation juridique des agents souverains » qui renonce à leur éviter « le choc de la faillite » et, plutôt que de les « soustraire à leurs responsabilités économiques », les punit pour leurs manquements dont ils doivent désormais assumer seuls les conséquences [25]. En délaissant les politiques d’assistance financière – ce que ces auteurs appellent une « dé-financiarisation » et une « juridicisation » du FMI – et en orchestrant cette « procédure de règlement judiciaire concordataire » (déjà valable pour les entités privées), le FMI se repositionne dans le jeu des marchés de capitaux comme le grand metteur en scène des situations de faillite réelle pour des États considérés, dans la lignée de leur soumission aux canons de la loi des États-Unis, comme des « sujets économiques de droit commun » [26].

Les craintes et les « fondamentaux » des marchés

19Mais ce projet, présenté initialement en novembre 2001, va susciter d’importantes réticences parmi les États traditionnellement aidés par le FMI, dans le milieu des banques et investisseurs, mais aussi au sein de l’administration Bush de l’époque, alors peu encline à avaliser un tel projet de régulation [27]. L’État argentin lui-même, parce qu’il est en train de rompre ses liens de dépendance avec les politiques d’assistance au FMI, est à l’époque très réticent vis-à-vis d’un mécanisme supra-souverain qui serait piloté par l’institution de Bretton Woods, comme l’explique Roberto Lavagna, ministre de l’Économie et des Finances chargé de normaliser les relations financières de l’Argentine après le défaut de 2001 :

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« Les banques étaient contre et nous aussi. Les banques étaient contre parce qu’elles voulaient retenir le pouvoir. […] Et les pays, presque tous les pays en voie de développement aussi, parce que cela impliquait que le Fonds monétaire allait fixer la politique économique [28]. »

21Ces blocages amènent l’équipe d’Anne Krueger à revoir les principes de fonctionnement du SDRM, apparu comme délégant un pouvoir juridique trop important au FMI. En devenant le détenteur d’une autorité de régulation des défauts d’État et du règlement des éventuels litiges entre États débiteurs et créanciers privés, le Fonds obtiendrait un rôle central et formellement défini dans la gouvernance économique internationale. Quatre mois plus tard, le 1er avril 2002, Anne Krueger présente au cours d’une conférence de l’Institute for International Finance une version amendée du projet, dans laquelle le FMI n’est plus un équivalent du juge du « Chapter 11 ». Au-delà de son rôle dans l’analyse de soutenabilité de la dette des États en difficulté, le FMI ne serait finalement qu’un simple coordonnateur assurant les conditions nécessaires à un accord de restructuration, en particulier en ce qui concerne la procédure de vote des créanciers.

22La mise à l’agenda d’une telle réforme, pourtant allégée, fait l’effet d’une « bombe à fragmentation » [29] sur les places financières et divise, y compris au sein de l’administration étasunienne. Or, dès le départ, le secrétaire du Trésor Paul O’Neill a par ailleurs mobilisé son sous-secrétaire aux Affaires internationales, John Taylor, très critique vis-à-vis d’un mécanisme juridique supranational, pour travailler sur une solution contractuelle, déjà expérimentée localement sur les marchés obligataires : les clauses d’action collective (CAC), qui inscrivent dans les contrats souverains l’impossibilité de recours juridiques par une minorité de blocage lorsqu’un accord de restructuration est trouvé auprès de 75 % des créanciers. En « encourageant une approche par le marché qui éviterait un défaut sans avoir besoin de l’intervention du FMI ou du G7 » [30], Taylor met à disposition une solution de marché, posée en recours face au projet d’Anne Krueger. Au cours des mois durant lesquels les deux propositions sont discutées et commentées publiquement – en particulier au sein de l’espace des think tanks de Washington DC – les banques, les investisseurs, certains États, et les associations de créanciers – tout particulièrement l’Emerging Market Traders Association – font part de leurs peurs vis-à-vis de la proposition Krueger. Randal Quarles, au département du Trésor étasunien, évoque avoir été sceptique sur « la politisation des décisions qu’un tel tribunal » engendrerait [31]. Les gestionnaires de fonds font part de leur « malaise » vis-à-vis de « l’institutionnalisation d’un processus » qui non seulement « compromet les contrats » mais qui, surtout, serait « pilotée par le FMI, contrôlée par le G7, et exposée à ses retournements en termes de priorités politiques » [32]. Leur crainte est, avec le SDRM, de ne plus autonomiser les pratiques et normes de marché du politique et de son éventuel arbitraire qui, structurellement, favoriserait les États au détriment des créanciers privés.

23Le Mexique, par la voix de son secrétaire aux Finances et au Crédit public (de 2000 à 2006, sous le gouvernement de Vincente Fox), Francisco Gil Diaz, fait savoir aux États-Unis son opposition à toute forme d’ingérence dans les pratiques de marché de dette souveraine, qu’il s’agisse des clauses d’action collective ou du SDRM. Celui-ci estime que cette « invention va encourager les exigences politiques et sociales des groupes populistes auprès de leur gouvernement relatives aux nouvelles facilités du Fonds » [33]. Toute forme supranationale ou « supra-marchés » de juridiction engendrerait un « aléa moral » : si dans le futur les dirigeants des États savent qu’un défaut de paiement peut être géré dans de bonnes conditions, ils n’auront plus d’incitations à se discipliner et à maintenir leur endettement à des niveaux raisonnables. Plus encore, la mise en place d’un SDRM constituerait un facteur de risque, capable d’entraîner « une augmentation des coûts d’emprunts, une diminution de la liquidité du marché qui précipiterait les crises » et « mettrait à genoux » un État, y compris « un pays sain et bien géré » [34]. Niant l’existence d’un réel problème de « créancier voyou » (« rogue creditors »), le secrétaire aux Finances mexicain conclut son réquisitoire adressé au secrétaire du Trésor Paul O’Neill en réaffirmant la capacité des marchés de dettes à s’autoréguler, en dehors de toute réforme de structure :

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« Il est temps que les pouvoirs publics laissent les marchés fonctionner seuls, en évitant d’y interférer et de donner une chance à la reprise des flux de capitaux dans les économies de marchés émergentes » [35].

25Le projet de SDRM tourne court, au profit de l’approche contractuelle. Au cours d’une conférence donnée début avril 2002, où sont réunis les acteurs de la place financière, John Taylor met fin aux tergiversations [36]. O’Neill, principal soutien de Krueger (et du SDRM), est lui-même renvoyé en décembre 2002 en raison de désaccords fréquents avec la présidence Bush – son remplaçant John Snow suscite plus d’enthousiasme auprès des marchés de capitaux. L’ensemble des analyses relatives à ce flottement entre SDRM et approche contractuelle souligne à quel point le positionnement du Trésor étasunien, détenteur d’un droit de veto au FMI, et entretenant un contact direct avec les fonctionnaires du Fonds [37], s’avère décisif. L’injonction à « l’action » sur la gestion des faillites souveraines aboutit à l’exclusivité de la solution contractuelle.

26Le choix des clauses d’action collective est entériné par le Mexique, premier grand pays [38] à émettre, deux mois à peine après l’éviction de Paul O’Neill du Trésor, des obligations souveraines incluant ces clauses lancées dans l’ombre par Taylor. Le secrétaire aux Finances et au Crédit public, Gil Diaz, était de prime abord réticent à l’idée d’adopter ces contrats, craignant encore de devoir payer une prime de risque à l’émission (un taux d’intérêt plus élevé), parce que les créanciers ne connaissaient pas le titre et que ces clauses pouvaient être perçues comme un mauvais signal, à l’opposé du credible commitment tant recherché par les investisseurs financiers. L’inquiétude mexicaine est celle d’un bon élève, « bien géré » [39] au sein du groupe des Emerging Market Economies, censé représenter une image renversée de l’Argentine : le pays se targue, suite à la crise des Tequila bonds au début des années 1990, d’avoir conduit une opération de restructuration de dette « modèle » grâce à une coopération avancée avec le FMI. Le Mexique se caractérise d’ailleurs par la place centrale que le gouvernement accorde aux économistes formés dans les universités étasuniennes, et par l’avènement d’une science économique d’État convertie au tournant néolibéral [40]. C’est ainsi que le Mexique finit par se ranger à l’innovation des CAC, dont est loué au passage l’aspect contractuel et volontaire. Agustín Carstens, formé à l’Université de Chicago, se charge de les élaborer en lien étroit avec John Taylor – qui cherchait précisément un pays candidat à cette innovation, capable de créer un précédent – et s’adjoint pour cela les services de conseils d’une law firm new-yorkaise (Cleary Gottlieb). Pour John Taylor, l’essentiel était qu’un pays prenne le risque de l’innovation afin que le titre devienne, par la suite, standard et liquide :

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« Nous devions convaincre le secteur privé, d’autres gouvernements et les marchés émergents. C’était très difficile, et semblait même perdu d’avance… Nous passions donc tout notre temps à rencontrer des gens, à communiquer, à les exhorter à agir. Et il est apparu finalement que la seule chose qui fonctionnerait serait qu’un pays émette de la dette avec ces clauses d’action collective. Il fallait que quelqu’un se jette à l’eau et fasse le premier pas [41]. »

28Les émissions des CAC par le Mexique sont un succès et s’imposent progressivement [42]. Néanmoins, des facteurs de risque perdurent : les titres émis avant l’adoption des CAC continuent de circuler, ouvrant des possibilités de poursuites judiciaires par des créanciers constitués en minorités de blocage. En prenant position contre la mise en place d’un SDRM et en plaidant pour les CAC, le Mexique offre aux États-Unis une possibilité, venue des émergents eux-mêmes, de clore le débat. Carstens gravit par la suite tous les échelons de l’architecture financière internationale. Suite au succès des clauses mexicaines et à l’échec de l’initiative du FMI, la question des restructurations de dettes publiques disparaît de l’agenda de la gouvernance économique internationale. Le SDRM est enterré [voir encadré « L’élite néolibérale mexicaine : le cas de Agustín Carstens », ci-contre].

L’élite néolibérale mexicaine : le cas de Agustín Carstens

Agustín Carstens (né en 1958), incarne la montée en puissance des économistes néolibéraux dans l’administration d’État mexicaine à partir des années 1980. À l’instar de Gil Diaz, le ministre de l’Économie et des Finances, Carstens est passé par l’Instituto Tecnológico de México, reconnu internationalement comme un « bastion des idées néolibérales et l’une des sources les plus importantes de technocrates gouvernementaux » [1]. Il obtient son doctorat d’économie à l’Université de Chicago en 1985, où il enseigne ensuite quelques années tout en rejoignant la Banque centrale du Mexique. Chicago boy reconnu, il préconise l’autonomie des banques centrales, les privatisations, la flexibilisation du marché du travail ou encore la libéralisation des flux de capitaux. Il devient en 1999 le représentant du Mexique (et d’un petit groupe de pays parmi lesquels l’Espagne et le Venezuela) au conseil d’administration du FMI, avant de devenir ministre adjoint des Finances entre 2000 et 2003. Après son intervention concernant les CAC, Carstens est nommé directeur adjoint du FMI en juin 2003. Il revient au Mexique comme ministre des Finances avec l’élection de Felipe Caldéron en 2006, et préside à partir de 2007 la commission pour le développement du FMI et de la Banque mondiale. Il est nommé gouverneur de la Banque centrale du Mexique en 2010, puis directeur de la Banque des règlements internationaux, plus vieille institution financière internationale, en 2017.
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« GRIESA VEUT TA MAISON, ton travail et ta nourriture ». Affiches sur les murs de Buenos Aires à l’été 2014, produite par le « Front transversal national et populaire », coalition kirchneriste soutenue par des partis politiques et des syndicats.
© Reuters/Marcos Brindicci.

Une faillite qui dure : l’Argentine, entre lutte internationale contre les fonds « vautours » et « normalisation » financière

29Quand l’Argentine fait défaut en 2001, le fonds NML Capital rachète à bas prix des titres de dette en détresse (distressed bonds) et entame des procédures auprès de la Cour fédérale de New York afin d’être remboursé à la valeur initiale des emprunts. Dès les années 1990, le milliardaire Paul Singer, propriétaire du fonds Elliot Management (dont NML Capital est une filiale), s’était lancé des opérations similaires contre le Panama et le Pérou. Auprès des tribunaux londoniens, il avait obtenu un jugement favorable contre la Zambie en 2007. Après une première initiative juridique dans les années 2000 contre l’Argentine, qui ne permet pas d’aboutir à un remboursement, ce fonds obtient en février 2012 une victoire avec la décision favorable du juge new-yorkais Thomas Griesa. Celui-ci se base sur une interprétation controversée d’une clause du contrat de dette, dite pari passu : à chaque remboursement d’un créancier de la part de l’Argentine, l’État doit rembourser dans les mêmes proportions l’ensemble des autres créanciers, y compris ceux n’ayant pas accepté la restructuration. Cette décision remet en cause les accords que l’Argentine a pu négocier auprès de créanciers coopératifs. À deux reprises, les équipes du Trésor argentin avaient obtenu le consentement de ses créanciers lors de road shows, des voyages d’animation commerciale, au cours desquels ils présentaient leur offre d’échange de dette : en 2005, pour 76,15 % d’entre eux et en 2010 jusqu’à 92,4 %.

Une cause nationale et internationale : plaidoyer pour réformer les faillites souveraines

30L’État argentin est conduit dans une impasse suite à cette décision : soit il cède aux exigences des fonds « vautours », soit il prend le risque d’un nouveau défaut de paiement vis-à-vis des créanciers ayant accepté les offres de restructurations. Confirmée en appel en novembre de la même année, la décision du juge Thomas Griesa devient un objet politique de premier plan en Argentine, où les champs politique et médiatique sont habitués à vivre au rythme des crises économiques et de la dette souveraine. La présidente Cristina Kirchner va constituer la lutte contre les fonds « vautours » et la dénonciation de cette injustice en cause nationale. Les rebondissements de l’affaire qui oppose la République argentine à NML Capital sont mis en scène comme autant d’épreuves pour la souveraineté et l’exercice du pouvoir, confrontée à une architecture financière internationale dénoncée comme viciée et profondément dysfonctionnelle [43]. Les cibles prises par les plaignants pour faire exécuter la décision du juge – la saisie de biens étatiques aussi symboliques que les fonds de la Banque centrale argentine, les ressources des ambassades à l’étranger ou encore le « Libertad », navire-école symbole de la marine argentine – offrent des prises politiques idéales à cette dénonciation publique [voir encadré « Holdouts, hedge funds, fonds “vautours” et investisseurs “normaux” », ci-contre].

Holdouts, hedge funds, fonds « vautours » et investisseurs « normaux »

Les créanciers se tenant en dehors des négociations argentines ne sont pas tous des fonds « vautours ». La grande majorité des holdouts n’ont pas investi dans l’intention de poursuivre l’État en justice, mais des détenteurs de titres qui, s’estimant lésés, refusent les offres du gouvernement, ou préfèrent attendre et/ou revendre leurs titres. S’y trouvent des retraités, des investisseurs individuels ou institutionnels, comme par exemple l’Asociación de Damnificados por la Pesificación y el Default [1], qui rassemble une cinquantaine d’épargnants privés, ou encore des chambres de commerce et des associations civiles d’agriculteurs – Colorado Agri-Women, Association of New Jersey County College Faculties, etc. [2]. Quant aux fonds « vautours », il s’agit de hedge funds, spécialisés dans le rachat de titres de dette en détresse (que ce soit des titres d’état ou d’entreprises privées) avec intention de poursuivre en justice. Ces fonds sont généralement basés dans des paradis fiscaux, comme le Liechtenstein ou les îles Vierges britanniques, et agissent la plupart du temps à travers des véhicules temporaires, ou des filiales installées de façon ad hoc pour une procédure particulière, ce qui participe de leur opacité. On estime qu’il existe, d’une façon générale, entre 26 et 35 fonds de ce type. Rapportés au nombre total de créanciers impliqués dans la dette argentine, ceux-ci représentent une portion infime. En revanche, ces fonds concentrent dans leur portefeuille des encours de dette significatifs. Parmi les 7,6 % de titres de dette non-restructurés, les fonds NML Capital, Dart, Aurelius et Bracebridge, spécialisés dans le rachat de dette en détresse avec l’intention de poursuites, détiennent 1,6 milliard de dollars de titres (à leur valeur faciale), soit 17 % de l’ensemble des titres détenus par les holdouts après les restructurations.

31La cause nationale contre les fondos buitres (et le slogan « Basta Buitres ! ») embraye avec une stratégie internationale. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz est mobilisé comme caution savante et politique, aux côtés de la présidente : invité d’honneur de la République pour donner une conférence à l’Universidad de Buenos Aires, il deviendra un compagnon de route de cette lutte argentine. La faille dans la gouvernance juridique internationale, identifiée par le FMI au début des années 2000, qui laisse prise aux procédures judiciaires, est re-politisée par l’Argentine mais cette fois sous la forme d’un plaidoyer pour la souveraineté du peuple argentin et d’une dénonciation des dérives et pathologies de la finance internationale.

32Les diplomates argentins constituent une coalition hétéroclite, qui se cristallise lors du passage de la décision du juge Griesa devant la Cour suprême américaine. Produit direct de la mobilisation de l’appareil diplomatique argentin, les prises de position se multiplient, depuis l’Internationale socialiste [44], jusqu’à Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, qui défend l’Argentine au nom du « bon fonctionnement » – sans à-coups, ni blocage juridique – des marchés financiers [45]. Surtout, la France, les États-Unis, le Mexique et le Brésil se constituent en amicus curiae (ami de la Cour) auprès de la Cour suprême des États-Unis afin de demander une invalidation de la décision prise par le juge Thomas Griesa. Émettant d’importants volumes de dettes en droit new-yorkais, le Brésil et le Mexique se mobilisent en tant que victimes collatérales potentielles d’une telle décision. En s’appuyant sur d’autres éléments du droit américain, il s’agit pour les États-Unis d’empêcher le paradoxe suivant : qu’une décision de justice fédérale particulièrement controversée, prise sur le territoire national, fasse vaciller le rôle de premier plan des États-Unis dans l’édiction du droit à l’échelle globale. L’hégémonie de la place financière de New York, en tant que « juridiction globale » naturelle, pourrait être mise en péril [46] si les contrats, souscrits entre débiteurs et créanciers, fuyaient vers des places financières concurrentes, comme Londres.

Une subversion diplomatique avortée

33Dès juillet 2013, le FMI, en la personne de Christine Lagarde, prend position en écrivant aux plaignants pour expliquer qu’elle demandera à son institution de se porter amicus curiae contre la décision du juge Griesa [47]. Bien que la directrice du Fonds revienne rapidement sur cette décision, un intervalle de quelques jours a suffi aux journalistes financiers pour construire l’événement : le FMI légitime la cause de l’Argentine. Pendant l’été le gouvernement de Cristina Kirchner est à la recherche d’appuis juridiques internationaux et d’une arène pour se faire entendre. C’est dans ce contexte que l’État argentin s’engage dans une initiative diplomatique auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève qui votera, en septembre, une résolution contre les fonds « vautours » au titre des dommages de leurs activités sur les droits humains.

34Mais la mobilisation que le gouvernement argentin cherche à tenir est affaiblie par les acteurs dominants de la gouvernance économique internationale (FMI, départements du Trésor des États centraux). Ceux-ci s’orientent vers un renforcement des mécanismes de marché censés empêcher les blocages des faillites : des « super-CAC », soit une nouvelle formule des clauses d’actions collectives neutralisant le risque d’interprétations conservatrices de la clause pari passu, telles que celle de Griesa. En circonscrivant le mal – l’anomalie Griesa – et en comblant une lacune, cette solution par le marché mine le plaidoyer argentin, qui se veut une remise en cause générale du système financier international.

35Pour ne pas laisser s’essouffler cette cause, l’initiative diplomatique prend le relais. À partir du printemps 2014, l’Argentine mobilise à l’ONU ses alliés naturels au sein du Groupe des 77, incarnant la voix des pays en développement et des pays émergents dans les instances onusiennes. Le G77, né lors de la première Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) en 1964, est le plus important groupe au sein de l’Assemblée générale, avec 134 pays. Il représente l’héritage actuel des non-alignés et de l’agenda pour un Nouvel Ordre économique international. Il est désormais rejoint par la Chine, et porte ainsi officiellement le nom de « G77 + Chine » dans l’enceinte onusienne. La résolution que l’Argentine présente à l’Assemblée générale s’inspire des expertises de la CNUCED. Constituée d’abord comme un espace de gouvernance économique alternatif sur les sujets relatifs au commerce, à partir des crises de dettes latino-américaines en 1982, la Conférence s’attache ainsi à porter une voix alternative, celle du Groupe des 77, notamment sur les enjeux de dettes publiques [48]. C’est la Bolivie, au nom de sa présidence du G77, qui va porter la proposition argentine de mécanisme de restructuration des dettes souveraines.

36La force numérique de la majorité est revendiquée par les diplomates argentins en tant que moyen de suspendre ou, à défaut, de rééquilibrer provisoirement la répartition des pouvoirs entre les pays centraux et les pays périphériques propre à l’organisation des votes au Fonds monétaire international, où se discutent classiquement les enjeux de dettes souveraines [49]. La principale revendication du représentant argentin est de contrecarrer les divisions déjà établies entre forums de discussion et de négociation : « Pourquoi devrait-on traiter des questions de dettes au FMI et pas ici, à l’ONU ? » [50] La transgression vis-à-vis du lieu légitime et normalisé de traitement des faillites souveraines est le nœud de l’opposition avec les pays avancés. Suite au refus des pays avancés de s’engager dans ce processus, la proposition mise au vote finit par abandonner le concept de tribunal supra-souverain et s’arrête à des « principes » devant réguler les faillites souveraines. Le texte, intitulé Basic Principles on Sovereign Debt Restructuring Processes est soumis au vote de l’Assemblée au nom du groupe des 77 en septembre 2015. Le 15 septembre, le brouillon de résolution est finalement adopté. 134 pays votent en faveur de la résolution, 41 s’abstiennent, 6 votent contre. Les six pays s’exprimant contre la résolution sont les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, Israël, le Royaume-Uni et le Canada. Au-delà de ce vote contre, tous les autres États-membres de l’Union européenne s’abstiennent, « une façon polie de dire non », selon un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères français. Le diplomate argentin considère que ce vote illustre l’asymétrie entre États centraux et États périphériques dans la représentativité des institutions internationales : « Parmi les 11 pays qui ont voté contre la résolution, 6 représentent 7 à 11 % des voix aux Nations unies et 50 % des voix au FMI. Les 134 qui ont voté en faveur représentent plus de 50 % à l’ONU et 15 à 20 % au FMI » [51].

37Pour autant, des divisions internes au groupe des 77, et même au sein de chaque État, indiquent des rapports différenciés au légitimisme de marché et à l’idée d’une alternative internationale. Ce qui est présenté, dans le débat national argentin, comme une victoire diplomatique à l’ONU face aux fonds « vautours », conduite sous la houlette du jeune et médiatique ministre de l’Économie et des Finances, Axel Kicilloff, constitue au mieux un non-événement pour les pays avancés, au pire un feu international qu’il fallait éteindre discrètement [voir encadré « La fraction keynésienne radicale de la fin de l’ère Kirchner », p. 60].

La fraction keynésienne radicale de la fin de l’ère Kirchner

Contrairement à Agustín Carstens, Axel Kicillof (né en 1971) représente une fraction marginale (historiquement et sociologiquement) de l’élite étatique désireuse de réformer l’architecture financière internationale. Élève de Pablo Levin, professeur d’économie marxiste, il soutient une thèse en économie sous le titre « Genèse et structure de la Théorie générale de Lord Keynes » en 2005 à l’Université de Buenos Aires, où il devient professeur adjoint et enseigne la macro-économie et l’histoire de la pensée économique. Kicillof est nommé directeur financier en 2009, puis directeur adjoint de la compagnie aérienne Aerolineas Argentinas, quand celle-ci est nationalisée en 2011. Sa carrière gouvernementale s’ouvre avec la réélection de Cristina Kirchner en octobre 2011.
Il devient vice-ministre en charge de la politique économique et de la planification du développement. Rapidement identifié comme le principal conseiller économique de la présidence et de l’opposition aux politiques néolibérales des années 1990, en particulier à la parité entre le peso et le dollar, il fait de l’expropriation de l’entreprise pétrolière espagnole YPF son premier fait d’armes, en 2012. En novembre 2013, il est nommé ministre de l’Économie et des Finances publiques et participera avec son équipe de jeunes économistes et juristes à la bataille contre les fonds « vautours ». C’est lui qui vient défendre le projet argentin de mécanisme de restructuration des dettes souveraines à l’Assemblée générale de l’ONU en 2015.

38Alors que l’Argentine s’est opposée frontalement au projet de mécanisme de restructuration portée par le FMI en 2001, c’est une délégation argentine, représentative d’un moment politique particulier dans l’histoire du pays – la radicalité de la politique keynésienne de Cristina Kirchner, faisant face aux fonds « vautours » et proposant un autre rapport social aux marchés internationaux – qui remet à l’honneur, dans l’espoir d’en détourner les objectifs (protéger juridiquement les souverains débiteurs), un dispositif inventé initialement afin d’instaurer la discipline de marché et normaliser définitivement le rapport des souverains à leurs engagements financiers.

La guerre Nord/Sud n’a pas eu lieu

39Un diplomate français décrypte dans le processus conduisant au vote de cette résolution onusienne un nouveau type de « guerre froide », avec une opposition construite sur l’axe « Nord/Sud » :

40

« On est ici dans les séquelles de la décolonisation, parce que sur la dette, il y a plusieurs positions qui s’expriment. Il y a des pays comme Cuba, des pays de l’alliance bolivarienne, qui disent : “Les dettes c’est une ignominie, il faut annuler toutes les dettes immédiatement, etc.”, des choses qu’on entendrait dans la bouche des ONG les plus radicales. Donc il y a un problème de crédibilité de l’ONU sur les questions macro-économiques. »

41Bien que cela eût été le souhait de l’Argentine, l’opposition ne s’est pas faite en ces termes. Les tensions internes au G77 indiquent plutôt un brouillage du clivage Nord/Sud. Le groupe « G77 + Chine » n’a pas la cohérence affichée et regroupe une très grande diversité de situations économiques et financières – pour le négociateur argentin, l’unité politique du G77 n’a jamais été acquise.

42La déception de l’Argentine devient manifeste lorsque seules quelques dizaines de représentants – en grande partie des pays latino-américains – assistent à la seconde réunion du comité spécial, en avril 2015. Surtout, les désaccords sont nombreux et rendus publics au cours de la séquence. Si le Brésil soutient l’initiative, le représentant mexicain exprime sa confiance dans « la nouvelle interprétation de ces clauses d’action collective (post pari passu) » qui suffisent à « réduire le risque de blocage par une minorité ». Il rappelle que « tout travail cherchant à renforcer l’architecture financière internationale et à établir des processus de restructuration nécessite le soutien et la participation totale de tous les acteurs des marchés, en particulier les émetteurs de titres, les investisseurs et les autorités financières » afin « d’aboutir à un consensus total » [52].

43Le représentant de la Chine, regrettant l’absence des pays à hauts revenus et des institutions financières internationales, rappelle à l’ordre de « l’esprit de démocratie » et du « principe de consensus » qui doivent gouverner « le processus inter-gouvernemental de négociations : tous les membres devraient participer aux négociations ». Le représentant de Singapour délégitime franchement l’initiative consistant à traiter ces questions aux Nations unies : « Le FMI aurait été en meilleure position pour traiter les questions de restructuration de dettes publiques ». Une telle hétérogénéité au sein du G77 traduit le caractère mouvant de la frontière entre les catégories de « pays émergents » et « pays avancés », ou encore pays centraux et périphériques. Des gouvernements, pour s’émanciper de leur statut d’émergent, déploient leurs forces pour s’ajuster aux intérêts des investisseurs et des marchés capitaux.

44Malgré les efforts de l’ambassadeur de Bolivie à l’ONU (président du Comité spécial sur les opérations de restructuration de la dette souveraine) Sacha Llorenti qui réalisera notamment un voyage de sensibilisation à la cause à Bruxelles, les pays membres de l’Union européenne, les États-Unis et le Canada ne participent pas aux réunions [53]. Les institutions financières internationales, FMI en tête, refusent d’apporter la moindre attention à l’initiative.

Résilience de l’ordre du marché

45La mise en échec de cette initiative et l’effritement des solidarités au sein du G77 s’explique par les rapports différenciés que les pouvoirs exécutifs nationaux entretiennent vis-à-vis du fonctionnement des marchés obligataires et de leurs modes de régulation possibles. Les clivages portent sur la façon dont s’exerce, et peut s’exercer, la souveraineté. La Russie, qui a montré au départ un soutien timide à l’Argentine, évoque, à travers la voix de son délégué, ses doutes sur « l’approche statutaire » que constitue le SDRM [54]. Dans ces différents cas de figure, l’expression de la souveraineté se conçoit en alliance étroite avec les raisonnements propres aux marchés de capitaux – le rôle de l’administration publique consiste à œuvrer au renforcement des intérêts des investisseurs et des places financières, plutôt que de paraître vouloir les contraindre. La souveraineté est comprise comme la capacité à agir en tant qu’emprunteur crédible sur les marchés de capitaux internationaux, et éventuellement de disposer, en son pays, d’un centre financier attractif. Brad Sester, ancien économiste au département du Trésor des États-Unis, évoque un « déchirement » entre « principaux pays émergents emprunteurs » :

46

« Ils devaient choisir entre représenter leur intérêt comme débiteurs cherchant à lever des fonds sur les marchés de capitaux au coût le plus faible possible, et leur intérêt comme pays susceptibles de profiter d’un processus efficace de restructuration des dettes souveraines, s’ils étaient un jour contraints de faire défaut [55]. »

47La position de l’Argentine consiste, au contraire, à construire l’infrastructure financière internationale comme problème. Ce système serait la cause d’un déficit de souveraineté et contraire au droit des nations à décider de leurs politiques économiques, monétaires et financières. Ce positionnement, minoritaire, définissant l’autonomie nationale en opposition aux intérêts exclusifs de la communauté financière, a été particulièrement incarné par la rhétorique du gouvernement de Cristina Kirchner dans sa lutte contre les fonds « vautours ».

48Pour enrayer cette critique internationale, les pays du G7 ont fait entendre, dans le cénacle onusien, les intérêts des institutions financières globalisées et privées, notamment celles qui, localisées dans leurs propres pays (London and New York Stock Exchange), participent de leurs puissances. Pour les États-Unis ou le Royaume-Uni, le SDRM est compris comme une menace vis-à-vis de l’exercice légitime du droit financier des États-Unis et de la Grande-Bretagne. De même la nécessité de ne pas effrayer les marchés de capitaux a convaincu, après la tourmente sur la dette grecque, les fonctionnaires de la Commission européenne de s’abstenir de toute forme de participation à la résolution onusienne conduite par l’Argentine :

49

« Ce qui est encore plus important c’est comment le marché réagirait à un tel truc. Parce qu’ils verraient évidement ça comme quelque chose qui ne serait pas favorable aux créanciers. Donc quelle serait leur réaction, en particulier quand il s’agit d’États-membres de l’Union européenne, qui ont des taux d’endettement élevés en ce moment ? Ce que nous ne voulons certainement pas, c’est une situation où nous avions en 2011 des spreads (écarts de taux) qui montaient au plafond, parce que tout le monde attendait qu’une restructuration arrive en cours de route [56]. »

50La dépendance des États (avancés ou non, centraux ou périphériques) aux marchés financiers façonne une autodiscipline et structure leurs représentations des possibles en matière de régulation de la finance internationale. Les États débiteurs, souhaitant être crédibles financièrement, sont conscients que la moindre entorse aux standards du droit new-yorkais dans la rédaction des contrats obligataires qu’ils « offrent » sur le marché serait interprétée comme un signe de relâchement vis-à-vis de leur engagement à assurer le service de la dette.

Une « autre » Argentine : la normalisation financière « peu importent les conditions »

51En mars 2016, après plus d’une décennie de combat intense, le nouveau président de la République d’Argentine, Mauricio Macri, élu face au candidat soutenu par Cristina Kirchner, conclut un accord avec les fonds « vautours » NML Capital, Aurelius Capital Management et deux autres fonds d’investissement détenant des obligations à long terme de l’Argentine [57]. L’élection d’un libéral anti-péroniste marque une rupture politique radicale vis-à-vis de 12 années de kirchnérisme valorisant le protectionnisme, l’indépendance face aux institutions de la finance globale, et la justice sociale. Fils de Franco Macri, l’un des plus grands patrons argentins, la figure de Mauricio Macri, président du club de football Boca Juniors en 1995 et maire de Buenos Aires, représente le retour en force de l’entreprenariat privé en politique, et l’entrée en scène de nouveaux hommes d’État dont les parcours sont marqués par l’expérience dans la banque et la finance de marché.

52La « concorde » avec les représentants des fonds « vautours » – premier geste de re-légitimation auprès de la communauté financière internationale, tant publique que privée – a été mise en scène par le nouveau gouvernement comme une victoire de la République argentine et la fin du stigmate de l’État « paria financier ». La note souveraine attribuée à l’Argentine par l’agence de notation Moody’s a été rehaussée pour l’occasion, passant de Caa2 à Caa1 – quelques crans au-dessus du D de défaut, dans la catégorie des junk bonds, obligations spéculatives. Le FMI s’est enthousiasmé, en présentant cet accord comme « une étape importante pour permettre à l’Argentine de revenir sur les marchés financiers et de rétablir sa situation financière » [58]. Le département du Trésor des États-Unis a aussi salué ce dénouement. Du côté de la société civile et des ONG, le remboursement et le paiement des pénalités sont dénoncés comme une capitulation politique : « Cet argent versé aux créanciers abusifs […] donne le feu vert aux fonds « vautours » pour continuer leur système néfaste d’“abus de procédure judiciaire” et sera automatiquement déduit des dépenses sociales et augmentera l’endettement de l’État » [59].

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PREMIÈRE PAGE du mémoire présenté par l’État français en tant que « amicus curiae » devant la Cour suprême des États-Unis en 2014 dans l’affaire « République d’Argentine contre NML Capital ». La France, qui assure le secrétariat du Club de Paris, soutient l’Argentine au nom de la stabilité de l’architecture financière internationale.
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« 40 ANS. NI OUBLI NI PARDON ». Sur les murs de Buenos Aires, le président Macri, critiqué pour ses positions trop indulgentes vis-à-vis du régime militaire qui avait pris le pouvoir 40 ans plus tôt, est figuré en marionnette manipulée par les vautours et les grands groupes industriels, bancaires et médiatiques (Clarín, Barrick, Shell, JP Morgan et Monsanto). La fresque est signée par les syndicats travailleurs de l’État (ATE).
© Vanessa Bernadou.

53Le dénouement du litige entre l’Argentine et le fonds « vautour » NML Capital confirme la façon dont les rapports de légitimisme ou de contestation, vis-à-vis de l’architecture « en place » des marchés de capitaux, sont réversibles. Le « volontarisme » de Macri pour revenir sur les marchés a été décisif selon un membre du cabinet présidentiel :

54

« Depuis le début, le stratège clé dans tout ce processus, c’était sans aucun doute le président. Il était essentiel pour le pays de trouver une solution dès que possible. Ça n’a jamais été public, mais, en privé, il disait : “Peu importent les conditions. Parce que c’est essentiel qu’on retourne sur les marchés financiers, qu’économiser quelques millions de dollars, ça ne fait pas une si grande différence” [60]. »

55Mais cette vision stratégique a fait l’objet d’une controverse feutrée au sein de l’administration Macri – certains ministres préférant prendre le temps d’établir un rapport de force plus favorable. Le rythme effréné des négociations se serait, selon ces voix critiques, révélé trop coûteux budgétairement. Mandaté par le président pour agir au plus vite, un des responsables en charge de la négociation a commencé par montrer au juge new-yorkais (mais aussi au « monde entier ») comment le nouveau pouvoir argentin s’engageait dans un tournant vis-à-vis de l’administration Kirchner :

56

« On ne peut pas parler au juge. Mais les oreilles et les yeux du juge c’est le médiateur (nommé par le juge Griesa, Daniel Pollack). Jusqu’à maintenant l’Argentine avait joué très agressivement contre lui. On a décidé de devenir amis. On paye ses honoraires, on va être sincères, on va être sensibles à ses opinions, on va être gentils. Et, très vite, le médiateur a réalisé que le changement de gouvernement en Argentine était un vrai changement d’attitude, vers l’obtention d’un accord. Il a vu que nous étions des gens professionnels, gentils et sincères [61]. »

57D’autant que le juge Griesa a fait savoir que ses injonctions n’étaient plus d’actualité car, selon ses mots, l’élection du président Macri a « tout changé » [62]. Le réalignement des acteurs nationaux (le nouveau gouvernement argentin) et globaux (le juge new-yorkais et les fonds « vautours » se remettant à la table des négociations) sur les conceptions légitimes de la souveraineté, qui actent la supériorité de la loi des contrats, permet de résoudre rapidement un litige qui semblait buter sur des fondements juridiques indépassables. L’idée que la souveraineté et la crédibilité financière d’un État ne sauraient s’exercer en dehors des marchés de capitaux mais, au contraire, à travers un accès renouvelé et intensifié à ces derniers se naturalise. Cette définition « embarquée » de la souveraineté contraste avec les versions promues par l’administration de Cristina Kirchner, préoccupée de reconstruire d’autres mécanismes de financement de l’État, en captant de façon réglementée l’épargne nationale et en finançant monétairement les déficits [63]. Le volontarisme politique déployé par Macri pour reconstruire la confiance des marchés n’est pas un cas isolé mais correspond à une régularité sociale révélant que, dans la majorité des configurations étatiques contemporaines, les intérêts des administrations financières publiques et les intérêts des marchés sont étroitement intriqués.

« L’auto-faillibilité » des États : sécurité juridique versus compétitivité financière

58Analysant le « mystère » de la non-existence d’un mécanisme statutaire comme le SDRM, le politiste Eric Helleiner repère plusieurs tentatives avortées au cours de l’histoire, depuis la première proposition par le Mexique en 1933, à la conférence panaméricaine de Montevideo. Il réfute l’explication « structurelle » par la domination des investisseurs et des marchés de capitaux. Selon lui, la clé du mystère réside dans un problème classique d’action collective : certains États refusant de prendre le risque de soutenir un tel mécanisme alors même qu’il pourrait leur bénéficier à long terme. En somme, les États succomberaient au classique free riding : ne souhaitant pas assumer le coût individuel tout en acceptant le gain collectif éventuel d’un changement de structure juridique [64]. De fait, les États en voie de développement montrent des positionnements ambigus vis-à-vis d’un tel mécanisme, certains s’y opposant explicitement. Mais les États, dans ces controverses, sont en fait fragmentés en segments bureaucratiques défendant des modalités d’action publique différenciées (par exemple le Trésor étasunien versus le département d’État). Une homologie de structuration fait des départements du Trésor et des banques centrales les gardiens de la crédibilité, de l’attractivité et de la compétitivité financière dans chaque État [65]. L’hégémonie de ces services au sein des États produit, sur la scène internationale, des « intérêts nationaux » réifiés [66] : ce sont les départements du Trésor, en interaction étroite avec les milieux financiers, avec lesquels ils partagent une proximité idéologique et pratique, qui formulent l’intérêt général de l’État et imposent l’idée qu’un mécanisme supranational (tel que le SDRM) est « dangereux » et source de péril plutôt que de progrès [67]. L’interprétation marxiste, sans être disqualifiée, doit être articulée à une sociologie de l’État, en saisissant comment celui-ci est un « champ de luttes », traversé de versions de l’intérêt général concurrentes [68].

59Le non-aboutissement du SDRM crée, de fait, les conditions structurelles propices à la fragilité juridique de certains États contre des fonds procéduriers. Surtout, le maintien de ces failles est considéré comme la garantie d’une discipline. Tout un pan de la littérature spécialisée en law and finance considère l’action des fonds « vautours » comme un mode de régulation par le marché du comportement « opportuniste » des débiteurs souverains qu’on punit, sanctionne et force au paiement par la poursuite judiciaire [69]. Si l’on suit cette interprétation, les fonds « vautours » accompliraient, au cas par cas, le travail « salutaire » consistant à acculer les États à assumer les conséquences de leurs actes, projet que le FMI voulait introduire de façon institutionnelle au début des années 2000 avec le SDRM.

60Un tel « laisser-faire » des marchés dans la gestion des faillites renforce une doctrine alliant aléa moral et philosophie de la faillibilité : en tant qu’emprunteurs « comme les autres », les États doivent assumer les règles du jeu, c’est-à-dire la punition d’une poursuite juridique et d’une faillite douloureuse et inorganisée en cas de manquement à leurs engagements. Au moment où ils sollicitent des capitaux et laissent jouer la concurrence de marché, les États sont « responsabilisés », c’est-à-dire placés face à leurs choix budgétaires, financiers et juridiques sans pouvoir bénéficier à aucun moment d’une structure juridique supranationale (tel que le SDRM) qui les protégerait des créanciers privés et règles du marché. Les relations entre les États périphériques, qui ont besoin de recourir à l’extraterritorialité en termes de droit et de devises, et les investisseurs sont gouvernés de façon horizontale : dans la compétition et par la punition, en cas de défaillance, d’une faillite rendue difficile, sinon procédurière. Le maintien de brèches juridiques, ouvrant la possibilité de poursuites dans des cours de justice nationales, est considéré comme la source de discipline et de régulation globale de ces marchés de dette souveraine [70].

Les marchés dans le fauteuil du « souverain »

61En conquérant une forme d’autonomie financière qui leur permettrait d’être des emprunteurs « intégrés » dans les relations sociales propres aux marchés de capitaux internationaux, les administrations des finances (départements du Trésor) des pays émergents se sont appuyées, afin de financer leurs déficits publics, sur les pratiques et représentations de la « bonne régulation » des marchés, jusqu’à les incorporer. De fait, les voix dissidentes et les requêtes diplomatiques d’amendement de l’architecture financière internationale, portant la nécessité d’un mécanisme supranational de régulation des faillites, sont dominées et ensevelies, d’autant plus qu’elles s’achèvent dans des résolutions « de principe » à l’ONU, largement ignorées, méprisées et combattues par les pays centraux. Les États dits émergents, périphériques ou dominés sur la scène internationale, ne parviennent pas à construire un collectif face à des créanciers et investisseurs conscients de leurs intérêts collectifs et prêts à les défendre.

62La mise en place d’une protection juridique supra-souveraine est considérée comme trop coûteuse budgétairement par les départements du Trésor, parce qu’impliquant une prime à l’émission exigée par les créanciers. L’exposition aux failles et à la discipline de marché, ainsi qu’à ses modes de régulation de la faillite, est au contraire gage de crédibilité et source de compétitivité financière, même si cela s’avère coûteux quand le vent tourne. Le succès des fractions financières des États à construire (d’une façon structurelle) le pouvoir des marchés financiers comme une arme stratégique d’intérêt général explique les dynamiques d’auto-faillibilité, ou la propension des États à se mettre en risque juridique au nom de leur facilité d’accès aux marchés de capitaux.

63Si l’Argentine se présentait comme une victime des fonds « vautours » et du jugement d’un tribunal de New York, l’ironie de l’histoire réside dans le fait que la clause pari passu, au cœur du litige, comme la soumission au droit new-yorkais étaient inscrits dans le contrat de dette initial, stratégiquement conçu par le ministère des Finances argentin dans le but d’emprunter de l’argent à bas coût. De nombreuses clauses de ce type – qui reconnaissent officiellement les juridictions étrangères et « vendent » une définition possible de la souveraineté – régissent la majorité des contrats émis par les pays émergents, en développement ou économiquement « fragiles ». Les normes, outils et juridictions des marchés financiers, soutenus par les organisations multilatérales et bureaucratiques (le Trésor américain, le Fonds monétaire international comme les fractions financières des États en voie de développement), font preuve d’une capacité de résilience que les plaidoyers diplomatiques laissent intacte.

Notes

  • [1]
    Au même moment, les comptes de grandes entreprises et de banques françaises, ainsi que la Banque de France, sont des actifs argentins sous le coup de saisies d’huissiers. Cela conduit le gouvernement français à ajouter un article spécifique à la loi Sapin II, encore appelé volet « anti-vautours ».
  • [2]
    Le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Finances, le procureur de la République française et les sénateurs du groupe d’amitié des pays du cône sud ont été sollicités.
  • [3]
    NML Capital Limited est une filiale de Elliott Management Corporation — un fonds d’investissement étasunien dirigé par Paul Singer.
  • [4]
    Précisément, The United States District Court for the Southern District of New York. Le périmètre de cette juridiction englobe les comtés de New York, du Bronx, de Westchester, de Rockland, de Putnam, d’Orange, de Dutchess et de Sullivan.
  • [5]
    Guillaume Devin, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2016.
  • [6]
    Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
  • [7]
    Barry Eichengreen, Ricardo Hausmann et Ugo Panizza, « Le péché originel : le calvaire, le mystère et le chemin de la rédemption », L’Actualité économique, 79(4), 2003, p. 419-455.
  • [8]
    Anna Gelpern, “What Irak and Argentina might learn from each other”, Chicago Journal of International Law, 6(1), 2005, p. 391-414.
  • [9]
    La France procède ainsi par arrêté mini stériel. Voir Mathias Audit, “Sovereign bonds by law : can a state debt be non-contractual ?”, communication à la DEBTCON, conférence organisée à Genève, octobre 2017.
  • [10]
    Le défaut de l’État argentin en décembre 2001 est le résultat d’une crise économique majeure, qui débute par une récession en 1998 et se transforme rapidement en crise bancaire et monétaire. Le défaut, d’un montant de 81,3 milliards de dollars, est le plus important jamais enregistré, et donnera lieu à un processus de restructuration particulièrement long et complexe.
  • [11]
    Norbert Gaillard, When Sovereigns Go Bankrupt. A Study on Sovereign Risk, New York, Springer, 2014.
  • [12]
    Julian Schumacher, Christoph Trebesch et Henrik Enderlein, “Sovereign defaults in court”, SSRN Scholarly Paper, 2014.
  • [13]
    Jérôme Sgard, “From broker to judge : the evolution of sovereign debts restructuring, 1980-2015”, communication présentée à la conférence « A world of public debts : a global political history », Athènes, 31 mai-2 juin 2017.
  • [14]
    Ce champ se situe à la croisée des univers académique, professionnel et gouvernemental.
  • [15]
    Lee C. Buchheit, “Sovereign debt restructurings : the legal context”, BIS Paper, 72, 2013.
  • [16]
    Anne Krueger, “A new approach to sovereign debt restructuring”, International Monetary Fund, Washington DC, 26 novembre 2001.
  • [17]
    Idem.
  • [18]
    Randal Quarles, “Herding cats : collective-action clauses in sovereign debt. The genesis of the project to change market practice in 2001 through 2003”, Law & Contemporary Problems, 73(4), 2010, p. 29-38.
  • [19]
    Archive personnelle d’un ancien fonctionnaire du département d’État, confiée en septembre 2015.
  • [20]
    Eric Helleiner, “The strange story of Bush and the Argentine debt crisis”, Third World Quarterly, 26(6), 2005, p. 951-969.
  • [21]
    Entretien à l’Université de Stanford, États-Unis, juin 2016.
  • [22]
    Barry Eichengreen, “Restructuring sovereign debt”, Journal of Economic Perspectives, 17(4), 2003, p. 75-98.
  • [23]
    Sarah Babb, Behind the Development Banks : Washington Politics, World Poverty and the Wealth of Nations, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.
  • [24]
    Frédéric Lordon et Pepita Ould-Ahmed. « Qui perd paye… ». Le droit européen des aides d’État comme morale punitive », Critique internationale, 33, 2006, p. 55-78.
  • [25]
    Frédéric Lordon et Pepita Ould-Ahmed, « Généalogie du sujet économique. La “morale du marché” entre contrainte de paiement, responsabilité et sanction », Rapport pour la Caisse des dépôts et consignations, Paris, 2003.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Anna Gelpern et Mitu Gulati, “Public symbol in private contract : a case study”, Washington University Law Review, 84(7), 2006, p. 1627-1715.
  • [28]
    Entretien avec Roberto Lavagna, Buenos Aires, novembre 2016.
  • [29]
    Alan Beattie, “Bankruptcy plan leaves IMF to fill in the detail”, Financial Times, 29 novembre 2001. Cité in Sean Hagan, “Designing a legal framework to restructure sovereign debt”, Georgetown Journal of International Law, 36(2), 2005, p. 299-402.
  • [30]
    R. Quarles, art. cit.
  • [31]
    Idem.
  • [32]
    Paroles de financiers cités de façon anonymisée par A. Gelpern et M. Gulati, “Public symbol in private contract…”, art. cit.
  • [33]
    Témoignage de Francisco Gil Diaz, et lettre adressée à Paul O’Neill. Archive personnelle.
  • [34]
    Idem.
  • [35]
    Idem.
  • [36]
    John B. Taylor, “Sovereign debt restructuring : a US perspective”, discours donné à la conférence “Sovereign debt workouts : hopes and hazards ?” à l’Institute for International Economics, Washington DC, 2 avril 2002.
  • [37]
    Strom C. Thacker, “The high politics of IMF lending”, World Politics, 52(1), 1999, p. 38-75.
  • [38]
    Si comme le montrent Mark C. Weidemaier et Mitu Gulati, les CAC sont utilisées tout au long du XXe siècle, il s’agit d’une innovation pour le droit new-yorkais. Voir Mark C. Weidemaier et Mitu Gulati, “A people’s history of collective action clauses”, Virginia Journal of International Law, 54, 2014, p. 1-95.
  • [39]
    Terme employé dans la lettre de Francisco Gil Diaz à Paul O’Neill.
  • [40]
    Sarah Babb, Managing Mexico. Economists from Nationalism to Neoliberalism, Princeton, Princeton University Press, 2001.
  • [41]
    Entretien avec J. B. Taylor, op. cit.
  • [42]
    Anna Gelpern et Mitu Gulati, “The wonder-clause”, Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 367-385.
  • [43]
    Martin Guzman et Joseph E. Stiglitz, “How hedge funds held Argentina for ransom”, The New York Times, 1er avril 2016.
  • [44]
    Internationale socialiste, “Declaration of the council of the socialist international on Argentina”, Mexico, 1er juillet 2014.
  • [45]
    Martin Wolf, “Defend Argentina from the vultures”, Financial Times, 24 juin 2014.
  • [46]
    “In addition, the decision could harm US interests in promoting issuers’ use of New York law and preserving New York as a global financial jurisdiction”, in mémoire déposé au nom des États-Unis d’Amérique en tant qu’Amicus curiae à l’appui de la requête de la République d’Argentine en vue d’une nouvelle audition, 28 décembre 2012.
  • [47]
    “IMF to file brief with US Supreme Court in Argentina case”, Reuters, 18 août 2013.
  • [48]
    John Toye, “Assessing the G77 : 50 years after UNCTAD and 40 years after the NIEO”, Third World Quarterly, 35(10), 2014, p. 1759-1774.
  • [49]
    Immanuel Wallerstein, World-Systems Analysis : An Introduction, Durham, Duke University Press, 2004.
  • [50]
    Entretien à New York, juillet 2015.
  • [51]
    Idem.
  • [52]
    Toutes ces citations sont extraites des comptes rendus officiels des débats.
  • [53]
    Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, écrira lui-même aux directeurs de la Banque mondiale et du FMI pour leur demander de recevoir Sacha Llorenti et d’accepter d’entendre ses arguments.
  • [54]
    Extrait de la déclaration de la Russie.
  • [55]
    Brad Setser, “The political economy of the SDRM”, in Barry Herman, José Antonio Ocampo et Shari Spiegel (dir.), Overcoming Developing Country Debt Crises, Oxford, Oxford University Press, 2010.
  • [56]
    Entretien avec un fonctionnaire de la Commission européenne à Bruxelles, mars 2016.
  • [57]
    Le deal établi par Macri offrait aux principaux fonds « vautours » un montant de 4,653 milliards de dollars US. L’Argentine a aussi accepté de payer les frais de poursuite, pour un coût total de 7,5 milliards de dollars US (7 563 millions). Le paiement a été effectué en cash suite à la levée d’un emprunt.
  • [58]
    Mariano Andrad, “Argentina, ‘vulture’ funds end 15-year debt battle”, AFP, 29 février 2016.
  • [59]
    Renaud Vivien, Comité pour l’annulation des dettes du tiers monde (CADTM), “No need to negotiate with vulture fund”, 22 février 2016.
  • [60]
    Entretien à Buenos Aires, novembre 2016.
  • [61]
    Idem.
  • [62]
    Wall Street Journal, 12 février 2016.
  • [63]
    Via la mise en place de mécanismes administrés de financement de l’État et de l’économie, équivalent par exemple du circuit du Trésor français après la Seconde Guerre mondiale. Voir Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
  • [64]
    Eric Helleiner, “The mystery of the missing sovereign debt restructuring mechanism”, Contributions to Political Economy, 27, 2008, p. 91-113.
  • [65]
    Vincent Gayon, « Homologie et conductivité internationales. L’État social aux prises avec l’OCDE, l’UE et les gouvernements », Critique internationale, 59, 2013, p. 47-67.
  • [66]
    Saskia Sassen, « Territoire, autorité, droits : nouveaux assemblages », in Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013, p. 203-204.
  • [67]
    Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
  • [68]
    Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013 [1978]. Voir aussi, Pierre Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.
  • [69]
    Jill E. Fisch et Caroline M. Gentile, “Vultures or vanguards ? The role of litigation in sovereign debt restructuring conference on sovereign debt restructuring : the view from the legal academy”, Emory Law Journal, 53, 2004, p. 1043-1114.
  • [70]
    Yves Dezalay, Marchands de droits. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris, Fayard, 1992.
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