Notes
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[1]
Tous les noms et détails qui auraient pu permettre une identification des personnes ou des établissements commerciaux cités ont été modifiés ou omis pour protéger leur anonymat. Les localisations géographiques, lorsqu’elles sont mentionnées, n’ont pas été modifiées afin de respecter la spécificité des lieux où se sont déroulés les événements décrits.
-
[2]
Ces questions, ces hypothèses de signification sont tirées de l’abondante littérature théorique féministe sur le sujet. Pour un aperçu critique, voir Elizabeth Bernstein, “What’s wrong with prostitution? What’s right with sex work ? Comparing markets in female sexual labor”, Hastings Women’s Law Journal, 10(1), 1999, p. 91-119.
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[3]
Ce travail porte sur le désir masculin et les modèles de consommation des hommes hétérosexuels, c’est-à-dire le marché primaire du sexe commercial dans lequel interviennent les pouvoirs publics et qui est l’objet presque exclusif du discours de l’État. Dans les centres touristiques urbains, on estime que la prostitution hétérosexuelle représente environ deux tiers du marché global tandis que les rencontres tarifées entre hommes en constituent un tiers (Carol Leigh, “Prostitution in the United States: the statistics”, Gauntlet: Exploring the Limits of Free Expression, 1, 1994, p. 17-19). Même si une littérature croissante s’intéresse à l’émergence des femmes en tant que consommatrices d’images pornographiques (Jane Juffer, At Home With Pornography: Women, Sex, and Everyday Life, New York, New York University Press, 1998) et au phénomène récent de tourisme sexuel féminin dans les Caraïbes (Julia O’Connell Davidson, Prostitution, Power, and Freedom, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1998), on dispose de peu d’éléments permettant d’affirmer qu’il existe aux États-Unis un nombre important de femmes fréquentant des prostitué(e)s, lesbiennes ou hétérosexuels. De ce fait, je n’ai pas cherché à inclure des clientes du sexe dans mon échantillon. L’absence d’un tel marché en dit long sur la persistance de la nature genrée de la consommation sexuelle tarifée.
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[4]
Voir Gail Pheterson, “The whore stigma: female dishonor and male unworthiness”, Social Text, 37, 1993, p. 39-65 ; Julie Lefler, “Shining the spotlight on johns: moving toward equal treatment of male customers and female prostitutes”, Hastings Women’s Law Journal, 10(1), 1999, p. 11-37. Les premières arrestations de clients aux États-Unis (ponctuelles et peu nombreuses) ont suivi un jugement prononcé en 1975 dans le cadre d’une affaire introduite par l’American Civil Liberties Union devant le Tribunal de l’État de Californie, reconnaissant « le fait pur et simple que […] les hommes et les femmes qui ont un comportement sexuel proscrit ne sont pas traités de la même façon » (William MacDonald, Victimless Crimes: A Description of Offenders and their Prosecution in the District of Columbia, Washington, DC, Institute for Law and Social Research, 1978, p. C5). Sur la question de l’augmentation du nombre des arrestations à San Francisco au milieu des années 1990, voir Carla Marinucci, “International praise for SF’School for johns‘”, San Francisco Examiner, 14 novembre 1995 (qui fait état d’une augmentation de 25 % des taux d’arrestation des clients) et Carla Marinucci, “A school for scandal”, San Francisco Examiner, 16 avril 1995 (qui cite les statistiques de la police de San Francisco montrant une hausse spectaculaire du nombre des arrestations de clients masculins de prostituées de 1 000 à 4 900). Sur l’émergence d’un phénomène semblable à New York dans le cadre des campagnes en faveur de la « qualité de vie » du maire Rudolph Giuliani, voir Gary Pierre-Pierre, “Police focus on arresting prostitutes’ customers”, New York Times, 20 novembre 1994 et Evelyn Nieves, “For patrons of prostitutes, remedial instruction”, New York Times, 18 mars 1999, p. A1, A20.
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[5]
Il s’agit de programmes de rééducation d’une journée à l’intention des clients de prostituées (surnommés « johns » aux États-Unis). Dans certains cas, la participation à ce type de programme permet d’éviter le tribunal (diversion programme) (NdT).
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[6]
Kamala Kempadoo et Jo Doezema (éds), Global Sex-Workers: Rights, Resistance, and Redefinition, New York, Routledge, 1998 ; Steve Lopez, “Hold the pickles, please: this drive-through as a new menu item”, Time, 2 octobre 2000, p. 6 ; Ron Weitzer, “Why we need more research on sex-work”, in Ron Weitzer (éd.), Sex for Sale: Prostitution, Pornography, and the Sex Industry, New York, Routledge, 2000, p. 1-17.
-
[7]
Eric Schlosser souligne que « la plupart des bénéfices tirés du porno aujourd’hui reviennent à des entreprises qui ne sont pas directement associées à l’industrie du sexe – petites boutiques vidéos, opérateurs téléphoniques longue distance comme AT&T, opérateurs de réseaux câblés comme Time Warner and Telecommunications, chaînes d’hôtel comme Marriott, Hyatt et Holiday Inn dont on sait pertinemment qu’elles font des millions de dollars de bénéfice en proposant à leurs clients des films pour adultes », voir Eric Schlosser, “The business of pornography” , US News and World Report, 10 février 1997, p. 43-52 et spécialement p. 44.
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[8]
E. Schlosser, ibid. ; Frederick S. Lane, Obscene Profits: the Entrepreneurs of Pornography in the Cyber Age, New York, Routledge, 2000.
-
[9]
Michael Learmonth, “Siliporn valley”, San Jose Metro, 15(37), 1999, p. 20-29 ; Dunstan Prial, “IPO Outlook:’adult‘ web sites profit, through few are likely to offer shares”, The Wall Street Journal, 3 août 1999, p. B10 ; The Economist, “Sex, news, and statistics: where entertainment on the web scores”, The Economist Online, 7 octobre 2000, www.economist.com.
-
[10]
Kerwin Kay, “Male sexual clients: changing images of masculinity, prostitution, and deviance in the United States, 1900-1950”, manuscrit inédit, dossiers de l’auteur, 1999.
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[11]
Ibid.
-
[12]
Même s’il y avait aussi à cette époque une importante prostitution masculine dans les centres-villes, les prostitués masculins étaient généralement classés sous l’étiquette nouvelle et plus distinctive d’homosexuels dans le discours universitaire, médico-psychologique et politique, voir Jeffrey Weeks, “Inverts, perverts, and mary-annes”, in Ken Gelder et Sarah Thornton (éds), The Subcultures Reader, Londres, Routledge, 1997 [1ère éd., 1981], p. 268-281.
-
[13]
Karl Marx, Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007 ; Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, trad. Jeanne Stern et al., Paris, Éditions sociales, 1972 ; Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, PUF, 1987.
-
[14]
Ironiquement, les mouvements de défense des droits des prostituées ont cherché une légitimité sous l’étiquette de « travail du sexe » (Valerie Jenness, Making it Work: The Prostitutes’ Rights Movement in Perspective, New York, Aldine de Gruyter, 1993) alors que, pour Marx et les autres critiques socialistes de la première heure, ce qui est mauvais dans le travail rémunéré c’est précisément sa ressemblance avec la prostitution, voir K. Marx, “The economic…”, op. cit., p. 103.
-
[15]
Douze des entretiens avec les clients, réalisés en face à face, ont duré de une à quatre heures chacun. Les trois autres se sont déroulés par téléphone. Les personnes concernées habitaient dans quatre villes différentes de la côte ouest des États-Unis et ont été contactées sur recommandation de travailleuses du sexe ou par voie d’annonces dans des journaux spécialisés locaux, hétérosexuels ou homosexuels, s’adressant à un lectorat masculin. Il s’agissait de consommateurs d’une palette de produits et services sexuels, fréquentant notamment des salons de massage, des travailleuses du sexe indépendantes, des prostituées de rue, des agences d’escorts, des clubs de strip-tease et recourant au sexe par téléphone. Sur les quinze hommes interrogés, quatorze étaient blancs tandis que le quinzième se décrivait lui-même comme mexicain. Si l’on peut considérer que cette répartition reflète plus ou moins la composition raciale des consommateurs de l’industrie du sexe (cf. note 20 infra), il est possible que le moyen utilisé pour la prise de contact ait joué un rôle déterminant. Des échantillons « boule de neige » ont été générés par l’intermédiaire de travailleuses du sexe blanches, d’un bon niveau d’éducation, ne travaillant pas sur la voie publique et ayant plutôt une clientèle à haut revenu, majoritairement blanche comme elles. Les entretiens détaillés avec les travailleuses du sexe ont été menés avec des prostituées travaillant et ne travaillant pas sur la voie publique, pendant une à quatre heures, en face à face et en anglais, dans la zone de la Baie de San Francisco, à Amsterdam (Pays-Bas), à Göteborg (Suède), à Oslo (Norvège) et à Copenhague (Danemark). Plus de 1 500 pages de matériau ont été consultées sur papier et en ligne entre 1995 et 2000. La recherche en ligne a englobé l’étude de sites web et de salles de chat où des travailleurs du sexe font de la publicité et se consultent mutuellement ainsi que de sites et de listes où les clients échangent des expériences et des informations diverses. Le travail de terrain ethnographique est composé d’observations sur le terrain, de conversations à bâtons rompus avec des clients dans divers lieux de commerce sexuel, notamment des clubs spécialisés, des lieux de prostitution sur la voie publique, des salons de massage et des bordels ainsi que des établissements de justice pénale, des réunions municipales de décisionnaires et auprès d’organismes de services sociaux. Entre 1994 et 1996 j’ai été observatrice-participante du groupe de travail sur la prostitution de San Francisco (San Francisco Task Force on Prostitution) créé par le Conseil des superviseurs (Board of Supervisors) pour réviser et modifier la politique de la ville vis-à-vis de la prostitution. Dans ce cadre, j’ai rencontré les leaders de la lutte pour la défense des droits des prostituées, des représentants de quartiers, des fonctionnaires du gouvernement et des forces de police, y compris un certain nombre de personnes qui allaient par la suite jouer un rôle important dans le développement du programme « John School ».
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[16]
Kristin Luker, “Sex, social hygiene, and syphilis: the double-edged sword of social reform”, Theory and Society, 27, 1998, p. 601-634.
-
[17]
La période de l’histoire des États-Unis allant de 1880 à 1920 est appelée « ère progressiste » (Progressive Era). Elle marque la transition entre la société préindustrielle fondée sur la famille et la nation industrielle moderne, voir K. Luker, ibid.
-
[18]
Kingsley Davis, “The sociology of prostitution”, American Sociological Review, 2, 1937, p. 744-755. Il arrive que, dans certains textes, des constructions normalisantes et pathologisantes de la consommation sexuelle se retrouvent côte à côte. Greenwald présente, par exemple, une « typologie des clients » (john typology) dans laquelle le consommateur « compulsif » est pathologisé tandis que le consommateur « occasionnel » est normalisé, voir Harold Greenwald, The Elegant Prostitute: A Social and Psycho-analytic Study, New York, Ballantine, 1958.
-
[19]
Mary McIntosh, “Who needs prostitutes: the ideology of male sexual needs”, in Carol Smart et Barry Smart (éds), Women, Sexuality, and Social Control, Londres, Routledge, 1978, p. 53-65 ; Cecilie Høigård et Liv Finstad, Backstreets: Prostitution, Money, and Love, University Park, Pennsylvania State University Press, 1986 ; Barbara Hobson, Uneasy Virtue: The Politics of Prostitution and the American Reform Tradition, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1990.
-
[20]
Citons notamment Sven-Axel Månsson, The Man in Sexual Commerce, Lund, Lund University School of Social Work, 1988 ; Annick Prieur et Arnhild Taksdal, “Clients of prostitutes: sick deviants of ordinary men? A discussion of the male role concept and cultural changes in masculinity”, NORA, 2, 1993, p. 105-114 ; Anne Allison, Nightwork: Sexuality, Pleasure, and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Club, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1994 ; Angie Hart, “Missing masculinity? Prostitutes’ clients in Alicante, Spain”, in Andrea Cornwall et Nancy Lindisfarne (éds), Dislocating Masculinity: Comparative Ethnographies, New York, Routledge, 1994, p. 48-66 ; Monica Prasad, “The morality of market exchange: love, money, and contractual justice”, Sociological Perspectives, 42(2), 1999, p. 181-215.
-
[21]
Alfred Kinsey, Wardell Pomeroy et Clyde E. Martin, Sexual Behavior in the Human Male, Philadelphie, PA, W. B. Saunders, 1948.
-
[22]
Comme c’est généralement le cas dans la littérature sur cette question, Sullivan et Simon associent étroitement « sexe tarifé » et fréquentation de prostituées. Ils constatent en particulier que le plus haut taux de fréquentation des prostituées concerne les hommes de 53 à 60 ans, que le service militaire augmente de 23 % la probabilité de recourir au sexe tarifé, que l’éducation a tendance à augmenter la possibilité de faire appel à la prostitution et que les Afro-américains et les Hispaniques de l’étude ont fait deux fois plus appel aux services d’une prostituée que les Blancs, voir Elroy Sullivan et William Simon, “The client: a social, psychological, and behavioral look at the unseen patron of prostitution”, in James Elias, Vern Bullough, Veronica Elias et Gwen Brewer (éds), Prostitution: On Whores, Hustlers, and Johns, Amherst, NY, Prometheus Books, 1998, p. 134-155 et spécialement p. 139, 140 et 150. Cette dernière affirmation est peut-être la plus contestable, compte tenu des faits pointant vers des conclusions contraires publiés dans d’autres comptes rendus ainsi que dans mes propres recherches sur la prédominance des Blancs et des Asiatiques parmi les consommateurs masculins de l’industrie du sexe dans le Nord de la Californie, voir Amy Flowers, The Fantasy Factory: An Insider’s View of the Phone Sex Industry, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1998 ; Elizabeth Bernstein, “Economies of desire: sexual commerce and post-industrial culture”, thèse de doctorat en sociologie, Berkeley, University of California, 2001.
-
[23]
E. Sullivan et W. Simon, “The client…”, op. cit., p. 152.
-
[24]
Martin Monto, “Why men seek out prostitutes”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 67-85.
-
[25]
C. Høigård et L. Finstad, Backstreets…, op. cit. ; Neil McKeganey et Marina Barnard, Sex-Work on the Streets: Prostitutes and their Clients, Buckingham, Open University Press, 1996 ; A. Flowers, The Fantasy Factory…, op. cit. ; J. O’Connell Davidson, Prostitution…, op. cit.
-
[26]
A. Allison, Nightwork…, op. cit. ; M. Prasad, “The morality of market exchange…”, art. cit.
-
[27]
A. Allison, Nightwork…, op. cit., p. 23.
-
[28]
M. Prasad, “The morality of market exchange…”, art. cit., p. 188.
-
[29]
Ibid., p. 181 et 206.
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[30]
Dans un ouvrage intitulé The Social Organization of Sexuality, Laumann et al. utilisent les termes relationnel (relational) et récréationnel (recreational) pour caractériser des orientations normatives distinctes en matière de comportement sexuel, voir Edward O. Laumann, John H. Gagnon, Robert T. Michael et Stuart Michaels, The Social Organization of Sexuality: Sexual Practices in the United States, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1994. J’utilise ces termes à la fois pour faire une distinction entre différents modèles normatifs et pour signaler des configurations successives, variant au fil du temps, de la vie sexuelle et sentimentale. Les historiens sociaux ont établi un lien entre le modèle relationnel (en anglais les termes amative et companionate sont également utilisés) et le développement, avec le capitalisme, du schéma moderne de l’histoire d’amour et de la famille nucléaire, en l’opposant à l’orientation prototypique de procréation de la société préindustrielle, voir Paula Fass, The Damned and the Beautiful: American Youth in the 1920s, Oxford, Oxford University Press, 1977 ; John D’Emilio, “Capitalism and gay identity”, in Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (éds), Powers of Desire: The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press, 1983, p. 110-113 ; Kristin Luker, Abortion and the Politics of Mother-hood, Berkeley, University of California Press, 1984. Certains théoriciens sociaux ont souligné l’émergence d’un second changement des paradigmes de la sexualité, dans les années 1970, la sexualité tirant alors son sens premier du plaisir et des sensations et ne relevant plus exclusivement de la sphère des relations conjugales ni même des relations durables. Cette seconde mutation débouchant sur ce que j’appelle un paradigme récréationnel de la sexualité a été tour à tour caractérisée de « normalisation » du sexe (Manuel Castells, “The net and the self: working notes for a critical theory of the informational society”, Critique of Anthropology, 16(1), 1996, p. 9-38), d’« éros sans limite » (Steven Seidman, Romantic Longings, New York, Routledge, 1991), « de révolution érotique postmoderne » (Zygmunt Bauman, “On postmodern uses of sex”, Theory, Culture & Society, 15(3-4), 1998, p. 19-35) et d’« éthique du plaisir » (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979). En opposant la sexualité récréationnelle à la sexualité relationnelle, je cherche à débarrasser la première de tout résidu du romantisme et de toute association extra-sexuelle qui accompagne généralement la notion de « relation » mais je n’entends aucunement suggérer qu’elle doit être dépourvue de toute composante intersubjective signifiante.
-
[31]
Anthony Giddens, The Transformation of Intimacy: Sexuality, Love, and Eroticism in Modern Societies, Stanford, CA, Stanford University Press, 1992 ; J. O’Connell Davidson, Prostitution…, op. cit.
-
[32]
Michael Kimmel, “Fuel for fantasy: the ideological construction of male lust”, in Kerwin Kay et al. (éds), Male Lust: Power, Pleasure, and Transformation, New York, Haworth, 2000, p. 267-273.
-
[33]
Par exemple, Christopher Lasch, Haven in a Heartless World: The Family Besieged, New York, Basic Books, 1979.
-
[34]
Gresham Sykes et David Matza, “Techniques of neutralization: a theory of delinquency”, American Sociological Review, 22, 1957, p. 664-670.
-
[35]
Ann Swidler, “Love and adulthood in American culture”, in Neil J. Smelser et Erik H. Erikson (éds), Themes of Work and Love in Adulthood, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1980 ; A. Giddens, The Transformation of Intimacy…, op. cit. ; Arlie Russell Hochschild, The Time Bind, New York, Metropolitan, 1997.
-
[36]
Dans La Transformation de l’intimité (Arles, Éd. du Rouergue, 2004, trad. Jean Mouchard), Anthony Giddens utilise un modèle « compensatoire » de l’engagement des hommes dans des pratiques sexuelles tarifées tout en décrivant des reconfigurations plus générales des paradigmes de l’intimité du capitalisme tardif. Giddens utilise le terme de « sexualité plastique » en référence à un nouveau paradigme de l’érotisme déconnecté de la reproduction, réciproque et égalitaire par principe, vécu subjectivement comme une caractéristique du soi. La sexualité plastique est la contrepartie érotique de la « relation pure », une relation nouée pour l’intimité qu’elle apporte aux deux partenaires. Contrairement au modèle récréationnel que je présente ici, la « sexualité plastique » de Giddens reste essentiellement liée à la notion de relations sentimentales et durables, relevant de la sphère privée. Giddens utilise l’expression « sexualité épisodique » en référence à ce qui lui paraît une ramification culturelle moins signifiante même si elle est plus troublante. La sexualité épisodique est masculine, de nature compulsive et vise à neutraliser les angoisses stimulées par la menace de l’intimité que contiennent la relation pure et l’émancipation relative des femmes. De ce fait, la sexualité épisodique s’exprime généralement dans des pratiques sexuelles marchandes comme la consommation de pornographie.
-
[37]
En 1988, près d’un tiers des ménages américains étaient composés d’une personne seule. Dans les pays d’Europe de l’Ouest, les monoménages constituent le type de ménage qui a augmenté le plus rapidement depuis les années 1960, la part des personnes vivant seules dans la population représentant de 25 % (au Royaume-Uni) à 36 % (en Suède). Aux États-Unis, le pourcentage des adultes non mariés est passé de 28 à 37 % entre 1970 et 1988 (pour une description plus exhaustive des récents changements intervenus dans la démographie sociale des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest, voir “US Bureau of the Census, Studies in Marriage and the Family, Current Population Reports”, Washington, DC, US Government Printing Office, 1989, p. 23-162 ; “US Bureau of the Census, Marriage, Divorce, and Remarriage in the 1990s, Current Population Reports”, Washington, DC, US Government Printing Office, 1992, p. 23-180 ; Constance Sorrentino, “The changing family in international perspective”, Monthly Labor Review, 113(3), mars 1990, p. 41-58 ; Susan Kellogg et Steven Mintz, “Family structures”, in Mary Kupiec Cayton, Eliott J. Gorn et Peter W. Williams (éds), Encyclopedia of American Social History, vol. 3, New York, Scribner, 1993, p. 1925-1941.
-
[38]
Je n’ai pas discuté directement avec les partenaires des clients mais j’ai néanmoins demandé à ces derniers, au cours des entretiens, si leur partenaire avait tendance à considérer leur activité sexuelle tarifée de la même manière qu’eux. Il est à noter que la plupart de ces hommes ont déclaré avoir choisi de ne pas parler de cette activité à leur partenaire. Les réactions des partenaires informées variaient de l’acceptation contrariée à la désapprobation en passant par de la peine, ce qui souligne encore à quel point les hommes hétérosexuels (en tant que sujets désirants) et les femmes (en tant qu’objets échangeables) peuvent avoir des intérêts divergents en matière de commerce sexuel.
-
[39]
Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford, CA, Stanford University Press, 1988, p. 198.
-
[40]
Ruth Rosen, The Lost Sisterhood: Prostitution in America, 1900-1918, Baltimore, MD, John Hopkins University Press, 1982, p. 97.
-
[41]
Barbara Ehrenreich, The Hearts of Men: American Dreams and the Flight From Commitment, New York, Doubleday, 1983.
-
[42]
Marx a été le premier à signaler les capacités de nivellement des transactions de marché mais pour les regretter plutôt que pour les célébrer : « Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi, le possesseur de l’argent. Telle est la force de l’argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l’argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid mais je puis m’acheter la plus belle femme. », Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.
-
[43]
La prostitution (c’est-à-dire un rapport génital/oral ou génital/génital contre paiement qui sont des actes illégaux selon la législation de l’État de Californie) est confirmée par les clients et les travailleuses du sexe que j’ai interrogés dans les sex clubs autorisés de San Francisco, par les clients de salles de chat en ligne et par la presse locale même si, officiellement, les clubs eux-mêmes nient que des activités illégales aient lieu dans leurs locaux, voir Kervin Brook, “Peep show pimps: San Francisco strip clubs may be pushing dancers into prostitution”, San Francisco Bay Guardian, 4 février 1998, p. 18-21.
-
[44]
Harold Holzman et Sharon Pines, “Buying sex: the phenomenology of being a john”, Deviant Behavior, 4, 1982, p. 89-116.
-
[45]
E. Bernstein, “What’s wrong with prostitution?”, art. cit. ; Janet Lever et Deanne Dolnick, “Clients and call girls: seeking sex and intimacy”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 85-103.
-
[46]
Arlie Russell Hochschild, The Managed Heart: Commodification of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983 ; Robin Leidner, Fast Food, Fast Talk: Service Work and the Routinization of Everyday Life, Berkeley, University of California Press, 1993.
-
[47]
C. Pateman, The Sexual Contract, op. cit., p. 199.
-
[48]
Plus tôt dans le siècle, Ruth Rosen a constaté une divergence semblable entre les intérêts des chefs des petites et des grandes entreprises, ces derniers (agents immobiliers, patrons et propriétaires de bars et de brasseries) favorisant la prostitution organisée dans les bordels tandis que les petits boutiquiers s’y opposaient, voir R. Rosen, The Lost Sisterhood…, op. cit., p. 77.
-
[49]
G. Pheterson, “The whore stigma…”, art. cit., p. 44.
-
[50]
Voir par exemple à ce sujet, C. Marinucci, “International Praise…”, art. cit. ; C. Marinucci, “A school for scandal”, art. cit. ; Lisa Kilman et Kate Watson-Smyth, “Kerb crawlers offered aversion therapy course”, Independent, 8 mars 1998, p. 5 ; Diane G. Symbaluk et Kathryn M. Jones, “Prostitution offender programs: Canada finds new solutions to an old problem”, Corrections Compendium, 23(11), 1998, p. 1-2, 8 ; J. Lefler, “Shining the spotlight on johns…”, art. cit. ; E. Nieves, “For patrons of prostitutes…”, art. cit. ; M. Monto, “Why men seek…”, op. cit. ; Ron Weitzer, “The politics of prostitution in America”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 159-181.
-
[51]
E. Bernstein, “Economies of desire…”, op. cit.
-
[52]
Arnold Hamilton, “Lurid tactics: Oklahoma City threatens prostitution participants glare of TV publicity”, Dallas Morning News, 18 mars 1999, p. 33A ; R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit.
-
[53]
Associated Press, “Suburban Detroit police release names of prostitution ring’s clients”, Associated Press, I/15, 1999, www.freedomforum.org ; Reuters, “Names of alleged US prostitute clients released”, Reuters, 13 janvier 1999, www.infonautics.com.
-
[54]
Diane Lewis, “Naming’johns‘: suicide raises ethical questions about policy”, FineLine: The Newsletter on Journalism Ethics, 2(6), 1999, p. 3.
-
[55]
J. Lefler, “Shining the spotlight on johns…”, art. cit. ; R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit. ; E. Bernstein, “Economies of desire…”, op. cit.
-
[56]
M. Castells, “The net and the self…”, art. cit;
-
[57]
K. Kempadoo et J. Doezema, Global Sex-Workers…, op. cit.
-
[58]
R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit.
-
[59]
San Francisco Task Force on Prostitution, “Interim report”, soumis au Conseil de surveillance de la ville et de l’État de San Francisco, Californie, septembre 1994.
-
[60]
San Francisco Task Force on Prostitution, “Final report”, soumis au Conseil de surveillance de la ville et de l’État de San Francisco, Californie, mars 1996, p. 27, 29.
-
[61]
B. Ehrenreich, The Hearts of Men…, op. cit.
-
[62]
J. Juffer, At Home With Pornography…, op. cit.
Soudain la voiture démarre. Nous sommes repartis mais je ne sais pas très bien qui nous suivons. Apparemment, une femme est montée avec un client dans la voiture qui nous précède. Nous progressons à grande vitesse, passant quelques rues et traversant une voie ferrée pour arriver dans un endroit désert où les voitures et les piétons sont rares. De fait, nous nous trouvons dans une zone complètement déserte à l’exception de quelques entrepôts abandonnés. Malgré l’éclat du soleil californien, le climat est tendu.
Tout se passe très vite. En quelques minutes, c’est terminé. Les freins crissent et deux policiers bondissent de la voiture. Ils me font signe de les suivre.
Les autres membres de l’unité d’anticriminalité urbaine (Street Crimes Unit) sont déjà sur place. Ils ont arrêté un camion Chevrolet bleu et menotté le conducteur ; l’homme de grande taille est tout tremblant et, bien que terrifié, tente de se montrer obséquieux. Deux des policiers le tiennent en joue avec leur arme. Outre le policier chargé de l’arrestation, un sergent et un autre agent de la force publique entourent le suspect. Dans l’intervalle, les policières ont fait signe de descendre à Carla, la passagère, et commencent à discuter avec elle [1]. Elles essaient d’avoir sa version de l’histoire pour obtenir des éléments de preuve. Carla a pris de la drogue. Elle est défoncée et épuisée mais encore lucide. Apparemment, elle fait partie des nombreuses prostituées que les policiers connaissent suffisamment pour savoir leur nom : elle travaille sur la voie publique depuis une dizaine d’années et a déjà été arrêtée plusieurs fois. Aujourd’hui, ce n’est pas elle qui est au centre de leur attention.
Observant à l’arrière-plan, j’absorbe l’aspect spectaculaire de la scène qui se déroule sous mes yeux. L’homme cerné, les armes pointées, les manifestations de pouvoir et de peur. J’ai le cœur qui bat. Je tends l’oreille, me sentant vaguement coupable d’être là. Le policier qui procède à l’arrestation déverse un monologue rythmé et musclé, qui semble conçu pour la télé :Avant de le relâcher, les policiers lui délivrent une citation à comparaître et une date de présentation devant le tribunal.Je veux que tu me dises ce qui s’est passé... N’oublie pas que nous avons parlé avec elle, alors on sait... à quoi t’as pensé ?... Tu as utilisé un préservatif ? Non ? Tu as éjaculé dans sa bouche, alors ?... Est-ce que tu l’as seulement regardée ? Tu as vu cette merde dégueulasse qu’elle a sur les mains ? Maintenant, il y en a plein ton zizi... Tu as une femme ou une copine ? Et maintenant tu vas rentrer chez toi et lui refiler ce que tu viens de récupérer. Tous les hommes y pensent mais c’est pas la peine de prendre des risques. La prochaine fois que tu as la trique, achète-toi un magazine porno et soulage-toi tout seul...
Beaucoup plus tard, le même soir, fatiguée mais intriguée, j’arrive dans un « théâtre érotique » réputé avec une amie. Ce lieu passe pour être l’un des plus sélects des quatorze clubs de sexe autorisés dans ce quartier où strip-teases, lap-dancing et, ces dernières années, « massages intimes » ou fellations s’y monnaient sinon officiellement du moins facilement. Nous nous frayons un chemin parmi le petit groupe d’hommes d’affaires asiatiques qui attendent à l’extérieur et nous approchons de la porte. Un homme d’âge moyen portant des lunettes prend poliment notre argent (45 $ par personne) sans manifester une quelconque surprise de nous voir là, même si nous sommes à l’évidence les deux seules femmes. Un panier de préservatifs est placé bien en vue à l’entrée.
De manière tout aussi dégagée, un employé commence à nous expliquer l’organisation des lieux et à nous décrire les différentes attractions. Les salles ont des noms comme « VIP Club » ou « Luxury Lounge ». Le lieu est faiblement éclairé mais propre, ordonné et plutôt sobre. Les sols sont nus mais impeccables. Nous nous dirigeons vers la scène principale dans la salle du fond où une jeune femme, svelte et bronzée, en bikini string scintillant, exécute une danse accompagnée de lumière stroboscopique et de musique disco. Elle se tort et se tourne, tournoie et se déhanche, ouvre et ferme les jambes. Elle a pour partenaire une longue barre verticale argentée plantée dans le sol. Les clients regardent le spectacle et moi je les regarde. Ils avancent le cou pour mieux voir la danseuse. Tous les sièges sont occupés, il ne reste de place que debout. « Imaginez rentrer chez soi pour y trouver ça ! » s’extasie un Blanc d’une quarantaine d’années en complet sombre et cravate rouge à l’oreille d’un de ses collègues. Le numéro se termine, la danseuse se fraye un chemin dans le public, s’avançant vers certains clients qui en profitent pour caresser la surface de son corps et glissent des billets de 20 $ dans sa jarretière.
Nombre de clients sont extrêmement jeunes : moins de 25 ans, voire moins de 20 ans, Blancs, arborant une casquette de base-ball et une tenue de sport décontractée. Ceux-ci sont clairement venus en groupes. Les trentenaires ou quadragénaires, Blancs en costumes d’hommes d’affaires, semblent constituer une autre catégorie, formant eux aussi des petits groupes de trois ou quatre. Ensuite, il y a les solitaires – majoritairement âgés de moins de 50 ans et surtout Blancs, bien qu’il y ait aussi quelques Noirs et quelques Latinos. Ce sont tous des hommes valides, de stature et d’apparence moyennes. À les voir, on a du mal à croire au stéréotype selon lequel l’industrie du sexe s’adresserait aux hommes d’un certain âge en mal de partenaires.
La salle appelée « Amsterdam Live » comprend une scène centrale entourée d’un cercle de petites cabines en contrebas, séparées de la scène par de fins rideaux de maille noire. L’agencement est conçu pour permettre aux clients de laisser dépasser leur tête et leur corps du côté de la scène et dans l’autre sens pour que les filles puissent se pencher vers les cabines. Au-dessus de celles-ci sont installés des miroirs, de telle sorte qu’outre les danseuses, chaque client peut voir tous les autres clients. Deux belles jeunes femmes se présentent. Elles ont toutes deux de longs cheveux brillants qui leur descendent jusqu’à la taille et portent de très hauts talons. Elles sont nues, à l’exception d’une guêpière noire et blanche, qui laisse apparaître les seins et les parties génitales. Elles exécutent ensemble un numéro sexuel très chorégraphié et stylisé, s’embrassant et se léchant abondamment. Ensuite, malgré le rappel à l’ordre d’un membre du personnel qui avait précédemment indiqué aux clients qu’aucune partie de leur corps ne devait dépasser de la cabine, les filles passent d’une cabine à l’autre pour demander à chaque client s’il souhaite un « numéro ». Bientôt elles descendent toutes les deux dans les cabines sombres où des mains avides se tendent vers elles, et disparaissent momentanément de notre champ de vision.
2Les féministes et d’autres chercheurs se sont interrogés de manière théorique sur l’objet « réel » de l’achat dans une transaction prostitutionnelle : s’agit-il d’une relation de domination ? S’agit-il d’amour, d’une addiction, de plaisir ? Le sexe peut-il être un service comme un autre [2] ? En revanche, c’est une question qui a rarement été traitée sous un angle empirique. En s’appuyant sur des observations de terrain et des entretiens réalisés auprès de clients de travailleuses du sexe et d’agents publics chargés de la réglementation en la matière, le présent article s’efforce de cerner la signification donnée par différents types de consommateurs à un échange sexuel tarifé, et de replacer ces échanges dans le contexte plus large des transformations postindustrielles de la culture et de la sexualité [3].
3Ma réflexion commence avec les deux images ethnographiques paradoxales décrites ci-dessus. La première évoque le phénomène croissant d’arrestation de clients hétérosexuels des prostituées travaillant sur la voie publique, stratégie sans précédent d’intervention directe de l’État dans la manifestation du désir sexuel masculin. À la fin des années 1990, pour la toute première fois, des villes américaines comme San Francisco et New York ont commencé à afficher des taux d’arrestation de clients proches des taux d’arrestation de prostituées, renversant ainsi le modèle qui prédominait jusque-là et que critiquaient les féministes depuis longtemps [4]. Le second exemple nous conduit dans un « théâtre érotique » de San Francisco où des actes sexuels sont consommés, apparaissant – d’un point de vue légal et dans une certaine mesure aussi d’un point de vue culturel – comme des cas non problématiques d’exercice d’un droit sexuel et de tissage de liens entre hommes (« Male Bounding »).
4En Europe de l’Ouest et aux États-Unis, les pouvoirs publics se sont récemment attachés à problématiser le désir hétérosexuel masculin : ils ont augmenté le nombre des arrestations, multiplié les actions de rééducation par le biais de programmes de déjudiciarisation tels que les « John Schools [5] », procédé à la saisie de véhicules, passé des lois nationales et internationales plus strictes sur le proxénétisme lié aux mineures et la possession de pornographie pédophile, sur fond de pratique de consommation sexuelle débridée. Au cours des trente dernières années, la demande de services sexuels tarifés ne s’est pas contentée d’exploser, elle s’est également spécialisée, se diversifiant en fonction d’axes technologiques, spatiaux et sociaux. Le champ du commerce sexuel s’est ainsi élargi à diverses activités : spectacles vivants à caractère sexuel ; large éventail de textes pornographiques, vidéos et images, imprimées et en ligne ; clubs fétichistes ; « supermarchés » du sexe proposant lap-dancing et wall-dancing ; agences d’escorts ; sexe au téléphone et par internet ; circuits sexuels dans des pays en voie de développement [6]. Le commerce sexuel est devenu une industrie multiforme de plusieurs milliards de dollars, à la fois issue d’autres secteurs de l’économie mondiale (chaînes d’hôtels, opérateurs de téléphone longue distance et de réseau câblé, technologie informatique) et favorisant leur développement [7]. Exactement de la même façon que la disponibilité de films pornographiques hard core sur vidéocassettes avait directement favorisé le développement des magnétoscopes à domicile, la pornographie sur CD-Rom et sur internet a contribué à la popularisation de ces nouvelles technologies [8]. Selon les instituts effectuant des recherches sur internet, un bon tiers des gens qui naviguent sur ce médium se rendent sur des sites pornographiques (très souvent pendant les heures de travail) et en 1997, la quasi-totalité des sites payants étaient pornographiques [9].
5Ces évolutions sociales contradictoires révèlent une discordance entre le sexe perçu comme une récréation et la pression normative en faveur d’un retour au sexe romantique dont on trouve un équivalent culturel dans l’apparition simultanée du Viagra et des traitements de l’addiction sexuelle masculine en « 12 étapes ». Le « sexe » vu comme un impératif culturel et une recherche technique désormais libérée du carcan de l’affect et du sentiment, et la perception d’un comportement érotique détaché de tout lien relationnel comme une « addiction » pathologique sont tous deux issus des mêmes circonstances et de la même époque. Je me propose d’éclairer ce paradoxe dans ce qui suit.
6Certains ont mis les récentes tentatives de correction de la sexualité masculine au crédit d’une deuxième vague de féminisme, décelant même un déplacement de la stigmatisation sociale de la vente vers l’achat de services sexuels [10]. Toutefois l’influence de facteurs structurels plus généraux a été négligée dans la plupart des discussions. En fait, les interventions de la force publique dans les pratiques hétérosexuelles masculines (d’hommes appartenant généralement à une classe défavorisée) comme la réorientation vers l’autre sexe de la stigmatisation sexuelle dans certaines fractions de la classe moyenne peuvent être rapprochées de transformations plus générales, elles-mêmes à l’origine de l’essor des services sexuels [11]. Pour le XIXe siècle industriel et le début du XXe siècle, le « mal » de la prostitution résidait dans la prostituée elle-même [12] et les écrits classiques de sciences sociales voyaient dans la prostitution en tant qu’institution sociale l’ultime métaphore de l’exploitation inhérente au travail rémunéré [13]. Toutefois, à la fin du XXe siècle, avec le passage d’une économie fondée sur la production à une économie fondée sur la consommation, la critique morale et la réforme politique changent progressivement leur angle de vue : la prostituée est désormais une « victime » ou une « travailleuse du sexe » [14], l’attention et la sanction n’étant plus dirigées vers les pratiques professionnelles mais reportées sur le comportement de consommation.
7Je commencerai par faire un bref rappel des discours universitaires et politiques qui se sont succédé au siècle dernier autour du désir masculin et de la demande des consommateurs. J’entraînerai ensuite le lecteur dans des lieux de consommation sexuelle afin d’explorer les significations et motivations associées par les clients actuels à leurs propres actions. Enfin, dans une dernière partie, je confronterai ces conceptions aux récents efforts des pouvoirs publics pour agir sur la demande compte tenu d’un marché sexuel en pleine explosion et en pleine diversification [voir document, p. 60].
8Mon propos s’appuie sur 15 entretiens détaillés avec des consommateurs masculins, 40 entretiens détaillés avec des travailleurs du sexe (hommes et femmes), l’étude de journaux locaux spécialisés et d’autres médias imprimés et numériques ainsi qu’un travail de terrain ethnographique réalisé dans six villes du nord de la Californie et d’Europe de l’Ouest sur une période de cinq ans [15].
Expliquer la demande de sexe tarifé
9Comme celle qui concerne la politique sociale, la littérature universitaire sur la prostitution a généralement abordé les divers phénomènes du commerce sexuel en limitant son angle de vue à l’étiologie, au traitement et au symbolisme social de la prostituée. Même si dans les États-Unis de la fin du XIXe siècle, les partisans de la pureté cherchaient à rejeter le problème sur la sexualité masculine, leur campagne visant à remplacer le double standard existant par un standard féminin unique encodé dans la politique publique a eu peu de succès [16]. Après l’« ère progressiste [17] », la société et la recherche ont accordé beaucoup moins d’attention à la prostitution ; à cette époque en effet, les théories fonctionnalistes et psycho-analytiques ont réhabilité le double standard, déproblématisant la prostitution du point de vue de la clientèle masculine, en faisant même une part intégrante de l’institution du mariage [18]. Dans les années 1970 et 1980, la sociologie de la déviance tout comme la théorie féministe voyaient dans la prostituée (mais pas dans le client) un précipité à charge symbolique de courants sociaux plus vastes. Tandis que certaines féministes de la deuxième vague ont critiqué le peu d’attention portée aux clients masculins [19] ainsi que le double standard sexuel que cela impliquait, ce n’est que dans la dernière décennie du XXe siècle qu’a émergé un corpus de littérature empirique mettant résolument l’accent sur les clients masculins.
10Au cours des quinze dernières années un nombre encore limité mais croissant d’études qualitatives sur le comportement des clients ont été menées par une nouvelle génération de sociologues féministes [20]. Dans l’intervalle, sur la base des travaux de Kinsey [21], dont l’influence est indubitable malgré leurs défauts méthodologiques, et sous l’impulsion des appels des féministes à donner davantage de visibilité aux clients masculins, les chercheurs quantitatifs ont commencé à établir des corrélations entre la propension masculine à la fréquentation des prostituées et d’autres modèles socio-démographiques. Elliot Sullivan et William Simon, qui ont analysé les données issues de l’enquête National Health and Social Life de l’université de Chicago pour 1993, ont constaté que les facteurs tels que la cohorte d’âge, l’expérience militaire, le niveau d’éducation et la race/ethnie étaient des prédicteurs statistiquement significatifs de l’achat d’actes sexuels [22]. Ils ont établi que la tendance à recourir au sexe tarifé variait systématiquement en fonction de certaines dispositions comportementales, parmi lesquelles les « problèmes socio-affectifs » mesurés par des sentiments d’insatisfaction affective et physique, l’impression d’être rejeté et d’être insatisfait sur le plan sexuel et – ce qui est encore plus intéressant – par le fait de « ne pas avoir de rapports sexuels qui soient une expression d’amour » [23]. Une corrélation a également été établie avec une vision « marchandisée » de la sexualité, mesurée par le nombre de partenaires sexuels, le recours à la pornographie et la conviction qu’un désir sexuel doit être immédiatement satisfait dès qu’on le ressent [24].
11Enfin, le comportement du client est de plus en plus apparu comme une composante essentielle d’études qualitatives plus larges portant sur les échanges sexuels tarifés [25]. Sur la base des données recueillies sur le terrain et dans des entretiens, ces chercheurs ont établi des typologies des clients et des motivations des consommateurs. Tandis que les recherches portant sur les prostituées ont surtout été guidées par des questions d’étiologie (comment une femme peut-elle en arriver là, pourquoi le fait-elle ?), cet axe de recherche met en évidence des différences entre les hommes mais ne remet aucunement en question leur position d’acheteur. Parmi les principales motivations ainsi identifiées, on trouve le désir de variété sexuelle, la possibilité d’avoir des partenaires de l’âge désiré, présentant les caractéristiques raciales et physiques voulues, l’attrait d’une rencontre sexuelle clandestine et « sans affect », la solitude, les problèmes conjugaux, la recherche du pouvoir et de la maîtrise, le désir d’être dominé ou de s’adonner à des actes sexuels « exotiques » et la griserie de violer des tabous. Si elle est à la fois provocante et perspicace, cette littérature néglige souvent d’expliquer les motifs des clients présentant une spécificité historique ou de relier ces motifs à des institutions sociales et économiques susceptibles de structurer les relations de domination entre les sexes que suggèrent nombre des catégories suscitées. En règle générale, la présentation des typologies semble fondée sur des attributs caractéristiques d’une masculinité transhistorique et inébranlable. Les récents travaux sur le comportement des clients réalisés par l’anthropologue Anne Allison et la sociologue Monica Prasad constituent deux exceptions notables en la matière [26].
12Dans Nightwork, ethnographie d’un « club d’hôtesses » de Tokyo dans lequel de superbes jeunes femmes servent des boissons à des hommes d’affaires, allument leurs cigarettes, plaisantent en faisant du charme et en se laissant tripoter, le tout aux frais des entreprises, Anne Allison s’appuie sur la théorie de l’École de Francfort pour affirmer que « la convergence du jeu et du travail, du joueur et du travailleur, supposée et présupposée par l’institution d’un divertissement financé par l’entreprise est caractéristique d’une société traversant les dernières étapes du capitalisme » [27]. Selon Allison, la participation nocturne des hommes d’affaires japonais à la mizu shobai (vie nocturne érotique) ainsi que leur distance affective vis-à-vis de leur épouse et de leur famille illustre parfaitement cette tendance historique. Par ailleurs, dans « The morality of market exchange », un article fondé sur des entretiens téléphoniques avec des clients masculins de l’industrie du sexe, qui reprend la distinction classique formulée par Karl Polanyi et Marshall Sahlins entre les sociétés de marché et les sociétés antérieures au marché, Prasad affirme que l’échange prostitutionnel comprend en lui-même une forme de moralité spécifique aux sociétés de marché de masse.
Ses entretiens révèlent que : « La manière dont les clients mènent les échanges prostitutionnels n’est pas très différente de ce qui se passe pour la plupart des échanges marchands réalisés aujourd’hui : les informations relatives à la prostitution ne sont pas limitées à une élite mais sont largement disponibles ; les contextes sociaux déterminent l’interprétation de ces informations ; la pénalisation de la prostitution n’empêche pas particulièrement les échanges ; la poursuite ou non de l’échange est souvent liée à la manière dont l’affaire a été menée. En bref, selon ces répondants, dans l’Amérique du capitalisme tardif, le sexe s’échange presque comme n’importe quelle autre marchandise [28]. »
14Monica Prasad note que les personnes qu’elle a interviewées « apprécient “l’échange marchand” parce qu’il est dépourvu d’ambiguïté, indépendant des statuts, et libéré de l’hypocrisie potentielle que présente “l’échange-don” caractéristique de la relation romantique » ; elle poursuit en concluant que dans les « années 1980 et 1990, adeptes de la liberté du marché, l’amour romantique peut parfois passer au second rang et être jugé moins favorablement que les plaisirs de l’érotisme, plus neutres et faisant l’objet d’un échange plus clair » [29].
15Se démarquant de nombreuses analyses des clients de l’industrie du sexe, les travaux d’Anne Allison et Monica Prasad placent la consommation sexuelle dans le contexte d’un champ élargi et normalisé des pratiques sexuelles tarifées. Leurs analyses laissent transparaître l’évolution du comportement sexuel d’un modèle relationnel vers un modèle récréationnel, une reconfiguration de la vie érotique dans laquelle la recherche d’une intimité sexuelle n’est pas entravée mais facilitée par sa position sur la place de marché » [30].
Les contours subjectifs de l’intimité marchande
« Je suis souvent tout seul, j’ai l’habitude, mais quelquefois il me faut un contact physique. Je préfère que ce soit avec quelqu’un que je ne connais pas parce que quelqu’un que je connais en voudrait plus. Quelquefois on se sent seul. Il y a bien une fille que je vois en ce moment. J’aime bien l’attention qu’elle me porte. Mais, bon, ça s’arrête là. [La prostitution] je trouve ça excitant, fun. C’est fou que ça existe. Si ce n’était pas illégal, il y aurait plus de gens qui y auraient recours. Cela permettrait d’éliminer pas mal de frustration chez les deux sexes. »
« Je me sens coupable chaque fois que je trompe ma femme. Je ne suis pas psychopathe. J’essaie de me cacher autant que possible. J’ai eu une aventure non tarifée une fois. C’était agréable, intime, et je n’avais pas besoin de payer ! Mais je me suis senti encore plus coupable de chambouler la vie de quelqu’un d’autre, même si elle savait que j’étais marié. Pas besoin de se préoccuper de ça quand on paie. Je suis conservateur de nature mais je crois à la liberté de choix. Si une femme est d’accord pour le faire, il faut qu’elle puisse le faire ! Elle fournit un service. Je ne l’exploite pas. Exploiter, ce serait me trouver une petite mignonne de 25 ans bien naïve, l’inviter à quelques déjeuners et puis dans mon lit. »
« Ma femme n’a jamais compris mon désir de faire ça. Je n’ai pas de problème avec ma femme. Nous nous entendons bien au lit. Il y a un restaurant vietnamien pas loin que j’aime mais je n’ai pas envie d’y manger tous les jours. »
« J’ai commencé à voir des escort girls à un moment où je n’avais pas beaucoup de possibilités de rencontrer des femmes. Je me sentais isolé. Mes amis avaient déménagé et je ne me sentais pas motivé. C’est plus réel et plus humain que de se soulager soi-même. J’ai d’abord cherché à draguer des femmes pour avoir des rapports occasionnels. Mais comme ça ne marchait pas, j’ai pris l’habitude. C’était si facile. »
20Parmi les thèmes disparates qui émaillent les propos des clients qui m’ont exposé leurs raisons d’acheter des services sexuels, il y a un axe qui semble contre-intuitif. Comme l’ont constaté Monica Prasad et Anne Allison, pour un nombre croissant d’hommes, l’expression érotique et l’éthos du marché ne sont aucunement antithétiques. De fait, la façon dont les clients rendent compte aujourd’hui de leur consommation sexuelle remet en cause l’opposition culturelle entre public et privé qui est à la base du capitalisme industriel moderne.
21Certains théoriciens du genre ont vu dans la récente progression de l’industrie du sexe une résurgence réactionnaire de la domination masculine en réponse aux avancées de la deuxième vague de féminisme [31] ou une compensation de la perte de pouvoir économique des hommes dans la sphère publique postindustrielle [32]. Selon ce type de scénarios, il revient à l’industrie du sexe de fournir au client masculin un monde imaginaire de servilité sexuelle et d’abondance qui rattrape les pertes de pouvoir qu’il subit dans sa vie quotidienne. Sans remettre en cause ces interprétations, je souhaite montrer que la recherche par les hommes d’une intimité sexuelle transitant par le marché est guidée par un certain nombre d’autres évolutions historiques.
22Les arguments compensatoires tels que ceux exposés par Julia O’Connell Davidson, Anthony Giddens, Michael Kimmel et d’autres s’appuient sur le postulat implicite que le sexe tarifé apporte une réponse à des besoins qui devraient préférablement être satisfaits de manière plus épanouissante dans le cadre d’une relation intime se déroulant dans la sphère privée du domicile. Pourtant, pour de nombreux clients, le marché est perçu comme une expérience qui rehausse et facilite des formes désirées d’activité sexuelle non domestique. Ceci reste vrai que le client recherche une rencontre intime authentique mais clairement délimitée du point de vue sentimental (être choyé, « chouchouté », avoir une grande variété d’expériences sexuelles brèves) ou un interlude érotique « plus réel et plus humain » qu’une pratique solitaire. L’opinion banale selon laquelle la sexualité a été « marchandisée » et donc, de ce fait, dévaluée comme tout le reste dans la phase tardive du capitalisme [33] ne rend pas compte des multiples façons dont les sphères du public et du privé, l’intimité et le commerce se sont interpénétrés et, ce faisant, se sont transformés mutuellement, faisant du marché de la consommation postindustriel un espace privilégié pour trouver toute une variété de relations interpersonnelles qui contournent cette dualité.
23Pour de nombreux clients, l’un des grands avantages du sexe tarifé réside dans la nature claire et bornée de la rencontre. Par le passé, il est possible que cette caractéristique de limitation ait fourni aux hommes un moyen simple et facilement accessible de satisfaction sexuelle en complément de l’existence dans la sphère domestique d’une épouse pure et asexuée. Ce qui apparaît comme exceptionnel dans les propos des clients d’aujourd’hui, c’est l’expression explicite d’une préférence pour ce type d’engagement circonscrit par rapport aux autres formes relationnelles. Le sexe tarifé n’est ni le triste substitut de quelque chose qu’idéalement on choisirait d’obtenir dans le cadre d’une relation sentimentale non marchande, ni le produit inévitable d’un double standard traditionnel de type madone/putain. Voici comment Don, 47 ans, célibataire de Santa Rosa (Californie), qui n’a jamais été marié, décrit les avantages du sexe tarifé :
« J’aime vraiment beaucoup les femmes, mais elles essayent toujours de m’enfermer dans une relation. Je suis un gars sympa, et je sens ce truc arriver. En ce moment, je fréquente une femme, elle est jolie, sympa, mais si je couche avec elle, elle voudra une relation stable. Mais moi, j’ai l’habitude de vivre tout seul. Je vais et je viens comme il me semble, je nettoie quand j’en ai envie. J’aime les femmes, j’apprécie leur compagnie, elles se sentent bien avec moi. J’ai toujours eu beaucoup de femmes parmi mes amis. Je flirte et je bavarde avec elles, mais généralement je ne passe pas à l’étape suivante parce que ça pose des problèmes ! »
25On perdrait beaucoup à essayer d’enfermer les déclarations de Don dans un diagnostic psychologisant de type « peur de s’engager » ou en utilisant une étiquette socio-psychologique moins ouvertement moralisante comme « techniques de neutralisation » [34]. Si Don préfère vivre seul en satisfaisant son besoin d’intimité par de solides amitiés et des rencontres sexuelles tarifées et clairement circonscrites, on peut aussi y voir une preuve de la tendance de l’individu (masculin) à s’affranchir du lien entre sexe et sentiment au sein du noyau familial privatisé. Il s’agit d’un exemple concret de la profonde réorganisation de la vie personnelle que divers observateurs de la société [35] remarquent depuis une trentaine d’années [36]. Les transformations démographiques, telles que la baisse du taux de mariage, le doublement du taux de divorce et l’augmentation de 60 % des ménages d’une seule personne sur cette période, ont engendré un nouvel ensemble de tendances érotiques, que le marché est bien positionné pour satisfaire [37].
26Steve, marié, 35 ans, responsable en assurance, appartenant à la classe moyenne et habitant une banlieue californienne, signale un autre avantage des rencontres sexuelles tarifées. Frustré par l’espacement des relations sexuelles avec sa femme depuis la naissance de leur enfant, Steve a décidé de chercher ailleurs. Même si, par certains aspects, l’histoire de Steve renvoie au double standard sexuel des époques précédentes, le raisonnement qu’il développe en cours d’entretien pointe vers un aspect résolument nouveau. Pour lui, la rencontre sexuelle tarifée est moralement et émotionnellement préférable à une liaison « non professionnelle » en raison de la clarification apportée par le paiement. S’il se décrit lui-même comme « conservateur par nature », Steve intègre dans ses propres propos un certain nombre d’éléments du discours de défense des droits des travailleurs du sexe et évoque le choix professionnel de ses « prestataires de service » avec un respect tangible. S’en prenant aux critiques féministes qui qualifient d’« exploitation » l’assouvissement sexuel des mâles, il conclut que la véritable exploitation réside dans la malhonnêteté affective du paradigme de la séduction antérieur au marché plutôt que dans les transactions claires et nettes d’échange de sexe contre de l’argent auxquelles il a pris part.
27D’autres clients insistent sur le fait que leur fréquentation de l’économie du sexe n’est aucunement liée à des problèmes ou des lacunes de leur relation sexuelle principale [38]. Rick, 61 ans, informaticien à San Francisco, insiste sur le fait que tout va bien avec sa femme du point de vue des relations sexuelles et compare son désir de payer d’autres femmes à d’autres expériences de consommation moins problématiques d’un point de vue social : « Je connais un restaurant vietnamien […] que j’aime mais je n’ai pas envie d’y manger tous les jours ». Cette déclaration peut être comprise comme une variante de l’argument classique selon lequel la prostitution est l’expression de l’« appétit naturel » du mâle, un point de vue qui, comme celui de Steve cité plus haut, renvoie naturellement à une notion de double standard sexuel. Comme le remarque Carole Pateman [39], dans ce type de raisonnement, « on compare invariablement la prostitution à la fourniture de nourriture ». Il est toutefois intéressant de souligner que la justification explicitement donnée par Rick de sa fréquentation des prostituées relève moins de pulsions biologiques nécessaires que d’un simple choix de consommation. La préférence qu’il exprime pour la variété présuppose un modèle de sexualité sous-jacent dans lequel l’expression sexuelle n’est pas nécessairement liée à une relation intime et dans lequel la diversité des partenaires et des expériences sexuelles n’est pas seulement substitutive mais désirable en tant que telle. Dans la même veine, Stephen, 55 ans, écrivain à San Francisco, fait référence à une vie sexuelle excitante et aventureuse avec sa partenaire qu’il connaît depuis huit ans. Il choisit néanmoins de compléter une fois par mois par des rencontres sexuelles tarifées avec des danseuses exotiques et des transsexuels qui sont « funs » et « intriguants ». « Parfois le contact est vraiment sympa, leur manière de me toucher, de bouger mais ce n’est pas que je cherche quelque chose que je ne peux pas avoir chez moi », explique-t-il. Il développe ses raisons de fréquenter des prostituées :
« À l’adolescence, j’étais toujours plus jeune et plus petit que les autres, persuadé que je n’attirais personne sexuellement. J’avais deux ans d’avance en classe, un vrai cornichon. L’idée que ces femmes superbes essaient de me persuader de coucher avec elles est incroyable. Je sais bien que ce n’est pas pour mon physique. Sans payer je ne pourrais jamais obtenir qu’autant de femmes, aussi belles, aient des relations sexuelles avec moi. »
29Des personnes comme Stephen et Rick remettent en cause les présuppositions de la deuxième vague du féminisme selon lesquelles la prostitution aurait pour fonction principale de satisfaire des exigences sexuelles que les « non-professionnelles » trouvent désagréables ou sont trop inhibées pour accepter [40]. Si le sexe tarifé est une compensation, ce n’est pas d’un manque ressenti par les hommes dans la relation qu’ils ont chez eux. Il s’agit plutôt d’un désir d’accès à une multiplicité de partenaires sexy auquel nombre de clients masculins de prostituées pensent avoir droit après le changement historique qui a fait passer les hommes du rôle de bon « soutien de famille » à une « philosophie Playboy » sans entrave et consumériste [41]. Selon les termes de cette nouvelle logique culturelle de la domination masculine, les clients invoquent le marché du sexe comme un grand facteur d’égalité sociale, le consumérisme capitaliste démocratisant l’accès à des biens et services qui selon les règles d’une époque révolue seraient restés l’apanage d’une petite élite [42].
30Voici ce que rapporte un autre homme à propos de ses activités sexuelles tarifées ; cette fois la source est une salle de chat sur internet qui réunit des clients de clubs de strip-tease :
« J’ai fini par réussir à passer un peu de bon temps dans la ville sur la baie, grâce à mon employeur, qui a décidé qu’il fallait que j’assiste à une conférence qui s’y déroulait la semaine dernière. Bien tuyauté sur les lieux, je suis donc parti pour une semaine de fun et de fête. Malheureusement, au final j’ai passé beaucoup trop de temps avec les gens de la conférence et je n’ai fait que trois incursions dans des clubs. Je me suis vraiment éclaté […]
Dans le premier club, je me suis retrouvé dans la Patpong Room avec Jenny qui m’a demandé ce qui m’intéressait. J’ai répondu que je n’avais rien contre une lap dance ou deux et je me suis renseigné sur ses prix : 60 $ l’une. Parfait, pas de problème. J’ai craché le fric et après deux longues danses elle m’a proposé une pipe pour 120 $ de plus. J’ai dit que ce serait divin et je lui ai donné l’argent… Ça a été une expérience absolument fabuleuse. J’ai dépensé 30 $ en consommation, 10 $ en pourboire, 240 $ avec Jenny et 300 $ avec une autre fille qui s’appelait Tanya pour un total de 580 $. Pas mal pour juste un peu plus de deux heures de fun illicite. C’est ce que je paye généralement pour des visites correctes en outcall, ça a donc été un changement appréciable [43]. »
32Comme Rick et Stephen, cet homme n’a aucune gêne à décrire son expérience qu’il considère comme une forme de consommation commerciale sans conséquences et ne posant aucun problème (« deux heures de fun illicite », « un changement appréciable »). Pour ce client, la prostitution est en premier lieu une diversion agréable, intercalée avec désinvolture dans une semaine d’activités professionnelles obligatoires et probablement moins plaisantes qui contribuent à son financement.
33Il est néanmoins possible qu’une rencontre sexuelle tarifée apporte aux clients quelque chose de plus qu’un simple plaisir de consommation éphémère. Dans un article intitulé « The phenomenology of being a john », Harold Holzman et Sharon Pines [44] défendent l’idée que dans une transaction prostitutionnelle, ce que les clients achètent, c’est un fantasme de relation sexuelle mutuellement désirée, spéciale, voire romantique, quelque chose qui se distingue nettement à la fois d’un acte sexuel purement mécanique et de l’implication dans une relation romantique privée, sans limite fixée. Ils observent que les clients de leur étude insistent sur l’aspect chaleureux et amical des travailleuses du sexe, qui, pour eux, est une caractéristique au moins aussi importante que l’apparence physique. J’ai retrouvé chez les clients que j’ai interrogés la même tendance à exprimer sous différentes formes l’idée suivante : « si elle se comporte de manière froide ou indifférente, je ne suis pas intéressé ». Sur le web, les guides d’achat de services sexuels tarifés de type « The World Sex Guide » critiquent, de même, ces travailleuses du sexe qui ont « l’œil sur la montre », sont « trop pressées ou trop autoritaires », ne veulent « ni câliner, ni embrasser » ou « demandent un pourboire au milieu d’un acte sexuel ».
34Même si les sentiments à ce sujet peuvent varier en fonction des segments de marché, les clients qui fréquentent des lieux intérieurs apprécient généralement l’avantage d’une organisation visant à fournir plus efficacement l’apparence d’une relation érotique authentique. Les interactions avec des escort girls sont, par exemple, généralement plus longues que celles avec des prostituées de rue (environ une heure pour les premières contre 15 minutes pour les secondes), se déroulent dans un environnement plus confortable (dans un appartement ou une chambre d’hôtel plutôt que dans une voiture) et ont plus de chance de comprendre des conversations en plus d’activités sexuelles diverses (rapport vaginal, caresses corporelles, caresses génitales et cunnilingus plutôt qu’une simple fellation) [45]. Compte tenu du déclin de la prostitution sur la voie publique qui tend à devenir un secteur marginal du commerce du sexe, les transactions associées à un « soulagement sexuel » rapide et impersonnel sont de plus en plus supplantées par des transactions conçues pour encourager le fantasme d’une réciprocité sensuelle, un fantasme dont les limites sont garanties par la remise d’un paiement. Comme pour d’autres formes de services, la base commerciale de l’échange a un rôle crucial de délimiteur dans les transactions sexuelles tarifées [46], lequel peut parfois être temporairement subordonné à un fantasme de relation interpersonnelle authentique de la part du client. C’est ce que montre le récit ci-après d’une rencontre dans un club spécialisé.
« Dans ce club, j’ai eu une expérience mémorable avec une métisse à la peau claire qui s’appelait Luscious… au cours de l’une de mes visites, nous nous sommes retirés à l’arrière de la scène pour une séance de services complets. Cette fois-là j’avais apporté mes préservatifs. On a commencé par les attouchements habituels… je sentais qu’elle mouillait, signe que ses gémissements n’étaient pas feints. Au bout de quelques minutes j’ai déchargé et je me suis essuyé avec les Kleenex d’un distributeur commodément installé à proximité. La caractéristique la plus surprenante de cette rencontre c’est qu’ensuite Luscious ne m’a pas demandé d’argent, ce qui est une première pour un club de ce genre. Je lui ai laissé 60 $ de pourboire. »
36Même lorsque la rencontre ne dure que quelques minutes, il arrive que du point de vue du client elle représente une forme signifiante et authentique d’échange interpersonnel. Les clients recherchent une relation érotique réelle et réciproque tout en souhaitant qu’elle soit clairement délimitée. Ce que ces hommes achètent (en tout cas dans l’idéal) c’est une relation sexuelle qui présuppose une authenticité limitée. Le client cité ci-dessus, qui évoque la tangibilité physique du désir de Luscious, n’est pas unique. D’autres clients se vantent de leur capacité à donner un véritable plaisir sexuel aux travailleuses du sexe, insistant sur le fait que celles qu’ils fréquentent les aiment suffisamment pour leur faire des gâteries gratuites ou les inviter à dîner chez elles et déclarent fièrement qu’il leur est arrivé de sortir avec certaines ou d’avoir des relations amicales avec elles [voir document, p. 77].
37Ces affirmations répétées d’expérience de relations interpersonnelles authentiques sont particulièrement frappantes quand elles sont mises en regard des déclarations des travailleuses du sexe, qui dans leur très grande majorité déclarent imposer des limites affectives très strictes entre leurs clients et les amants qu’elles ont en dehors de leur vie professionnelle. Selon les déclarations des travailleuses du sexe, les premiers constituent presque toujours une catégorie identitaire soigneusement débarrassée de tout érotisme dont les limites sont rarement, voire jamais, transgressées. Parmi les travailleuses du sexe que j’ai interrogées, elles sont peu nombreuses à avoir reconnu chercher occasionnellement un amant dans le cercle de leurs clients. L’une de ces dernières m’a indiqué avoir arrêté de proposer à ses clients préférés des « prix préférentiels » ou des services gratuits après avoir constaté que cela causait inévitablement des problèmes :
« Ils font semblant d’être flattés mais ils ne reviennent jamais ! Si vous leur proposez autre chose que du sexe tarifé, ils s’enfuient. J’avais un client vraiment sexy. Il faisait du tai-chi et le sexe était vraiment fun avec lui. Comme c’est vraiment rare, je lui ai dit que je le verrai pour 20 $ (mon tarif normal est de 250 $). Un autre type, il était tellement sexy que je lui ai dit qu’il pouvait « venir gratuitement ». Ils ont eu peur tous les deux et ne sont jamais revenus. Les hommes veulent une relation affective mais ils ne veulent aucune obligation. Ils ne pensent pas pouvoir avoir du sexe sans conséquence s’ils ne paient pas. Du coup, ils préfèrent payer. »
39Christopher, travailleur du sexe qui, à une occasion, a lui aussi essayé de redéfinir sa relation avec un de ses clients fait un récit similaire : « Une fois, j’ai appelé un client parce que j’avais envie de coucher avec lui […] on s’est mis d’accord dès le départ que ce serait du sexe pour le sexe, pas pour l’argent, et c’est la dernière fois que j’ai entendu parler de lui ! ». Les adversaires du sexe tarifé appréhendent mal la recherche par le client d’une authenticité circonscrite si leur point de référence implicite est le paradigme moderniste de l’amour romantique, présupposant une domesticité monogame et l’entrecroisement de deux trajectoires de vie. Ainsi, Carole Pateman [47] ne voit pas d’autre explication que la recherche d’une domination pure au fait que « 15 à 25 % des clients des prostituées de Birmingham demandent ce que l’on appelle dans la partie une « satisfaction manuelle », qu’ils pourraient logiquement trouver par eux-mêmes. Pourtant, comme me l’a déclaré un client après avoir expliqué qu’il étudiait et travaillait tout le temps et n’avait, par conséquent, pas beaucoup d’occasions de rencontrer des femmes, et encore moins d’entretenir une relation sentimentale, « c’est plus réel et plus humain que de se soulager soi-même ». Les déclarations de ce client révèlent un paradigme sexuel sous-jacent qui n’est pas relationnel mais récréationnel, compatible avec le rythme de sa vie quotidienne à orientation individuelle, qui correspond au profil sociodémographique d’un nombre croissant d’hommes blancs de la classe moyenne.
L’État et la réorientation du désir
Il est 9 h, samedi matin, dans l’une des rares salles occupées du Palais de justice de San Francisco. Je suis assise au dernier rang de la « John School », programme municipal de déjudiciarisation à l’intention d’hommes arrêtés pour avoir sollicité des prostituées. La ville est fière de son programme et se targue d’un taux de récidive faible, inférieur à 1 % des hommes arrêtés pour une première infraction. Pour 500 $ seulement, ils peuvent récupérer un casier judiciaire vierge. Ce matin, ils sont environ 50 à 60, de classes et d’origines diverses (à mes côtés, trois hommes sont accompagnés d’un traducteur : en espagnol, en arabe et en cantonais).
Point encore plus frappant, les journalistes sont presque aussi nombreux que les contrevenants dans la salle. Au bout d’une heure, j’ai déjà été présentée à des journalistes de TV-20, du London Times et de Self Magazine. « Nous accueillons ici des représentants de différents médias chaque mois » explique Evelyn qui dirige le programme avec enthousiasme. « Il ne m’est pas encore arrivé de présenter cette séance sans la présence de médias. » Il y a un contraste frappant entre les contrevenants et les journalistes qui sont majoritairement des femmes d’une trentaine d’années, instruites et élégantes, terriblement et ouvertement fascinées par le spectacle d’autant d’hommes penauds et dociles, et par le fantasme féminin d’une inversion de la situation entre les sexes (ces hommes sont maintenant calmes et tranquilles et vont être obligés de le rester au moins jusqu’à 17 h ce soir pour écouter ce qui leur est dit). Je suis peut-être plus consciente qu’elles que ce qui explique notre présence ici est tout autant un avantage de classe qu’une victoire du féminisme mais je constate aussi l’apparente similarité entre ces femmes et moi.
Néanmoins, si j’en crois les déclarations des contrevenants avec lesquels je bavarde à la pause-café, ils sont peu nombreux à absorber passivement les informations qui leur sont présentées et ils sont loin d’être persuadés de leur erreur. Ils trouvent que c’est encore pire que les stages de sensibilisation à la sécurité routière : une journée entière de supplice dans une salle étouffante à voir défiler une série d’intervenants ennuyeux. « C’est de la merde », « je me suis fait piéger », « ces gens sont tellement hypocrites », « la prostitution devrait être légalisée », « ils font comme si c’était quelque chose d’exceptionnel mais tous les hommes le font. […] Les hommes et les femmes ne voient pas les choses de la même façon. Les hommes baisent des moutons, des garçons, n’importe quoi. Ce sont de vrais chiens. »
La première intervention, intitulée « La loi sur la prostitution et la réalité de la rue », est menée par un substitut du procureur. Même si, officiellement, la « John School » est proposée à tous les hommes arrêtés pour avoir sollicité les services d’une prostituée, la structure du programme montre que ceux qui sont arrêtés ne représentent qu’un petit sous-groupe de clients. En effet, le programme est clairement conçu à l’intention d’hommes hétérosexuels qui font leurs emplettes sur la voie publique. Au cours de sa présentation, le substitut s’efforce de faire participer le groupe en posant des questions : « Combien d’entre vous ont-ils été ramassés dans Tenderloin ? » « Combien ont été ramassés dans Mission ? » [deux quartiers de San Francisco historiquement défavorisés mais en voie de gentrification récente où se concentre la prostitution de rue]. Il ne prend pas la peine de demander qui s’est fait prendre au théâtre érotique local, ou avec une escort, ou alors qu’il faisait son marché sexuel sur internet, ni même dans Polk Street [où travaillent des prostitués masculins et des transsexuels].
Son objectif est d’effrayer ces hommes pour les convaincre d’abandonner leurs modèles de comportement en dressant un inventaire édifiant des répercussions juridiques potentielles de leurs actes : se faire appréhender, être placé dans un panier à salade, passer la nuit au poste, être obligé de subir un dépistage du VIH, autant de conséquences probables d’une deuxième arrestation. Il montre à l’assemblée une brève vidéo récapitulant la législation. Je suis d’abord désorientée par la dernière image qui montre, sans explication, un homme penché sur un écran d’ordinateur. Les derniers mots du substitut sont encore plus frappants : « La prochaine fois que vous aurez envie de sortir dans la rue, faites comme lui : allez sur internet si vraiment vous en avez besoin – mais restez à l’écart des mineurs ! ».
La dernière présentation avant la pause-déjeuner concerne une ex-prostituée de rue, ex-droguée à l’héroïne qui dirige maintenant un programme qui aide les prostituées à changer de vie et à quitter la rue. Trois autres femmes, autrefois SDF, droguées et sur le trottoir, sont assises à ses côtés. Elles sont maintenant propres et désintoxiquées, bien récurées et bien nourries, vêtues de manière classique et leur apparence ne se démarque guère de celle d’autres femmes actives d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années. En revanche, elles se distinguent par la manière acerbe et bouillonnante dont elles expriment leur colère.
Pour les hommes, c’est sans aucun doute le moment le plus accrocheur de la journée. Ils sont, enfin, attentifs et concentrés, assis droits et tendus sur leur siège. À voir l’expression de leur visage et leur position inclinée, il semble même que certains soient vaguement excités. La tactique rhétorique utilisée par les femmes relève d’une combinaison entre traitement de choc et réaffirmation de la primauté de la domesticité conjugale. « La plupart des femmes avec lesquelles j’ai travaillé avaient commencé à faire des passes quand elles étaient encore des enfants ou des adolescentes » affirme l’une de ces femmes d’une voix dure et accusatrice. « Je sais depuis longtemps que ceux qui font ça ne sont pas des pédophiles mais des hommes tels que ceux qui sont assis dans cette pièce. » Les larmes aux yeux et les dents serrées, une autre protagoniste raconte sa propre histoire d’abus sexuel précoce, d’addiction et de viol. Son récit, prenant et théâtral, se termine par l’admonestation suivante :L’après-midi, trois nouvelles présentations se succèdent : la première est menée par des représentants d’association de résidents et de commerçants, un membre de la brigade des mœurs parle ensuite du proxénétisme et, enfin, un thérapeute conclut par un exposé sur « les comportements sexuels compulsifs et les problèmes de vie intime ». L’association de résidents est représentée par deux hommes et une femme, blancs, qui habitent ou ont une boutique dans le quartier de Tenderloin. De même que le policier de la brigade des mœurs, ils décrivent les clients des prostituées comme des agresseurs qui s’attaquent à la famille, à la population et, plutôt ironiquement, au commerce [48]. Les clients sont tenus responsables de maux à la fois symboliques et matériels. « Avez-vous des rapports sexuels devant vos enfants ? » demandent-ils. « Dans mon quartier, les petits garçons soufflent dans les préservatifs comme si c’était des ballons ! On parle de crimes sans victime mais c’est notre quartier tout entier qui est une victime ! Des filles de quinze ans font des passes encore vingt minutes avant d’accoucher. Des millions de dollars transitent par les mains de ces filles mais à la fin de la journée elles n’ont rien du tout. Du début à la fin, elles ne sont que des victimes ».« Une fois, je me rappelle que j’étais crasseuse et en manque, j’ai erré dans les rues pendant deux jours en short jaune, les cuisses marbrées de sang séché. Personne ne m’a demandé ce qui n’allait pas. J’étais une femme déchue que ni Dieu, ni la société, ni sa propre famille ne pardonnerait jamais. […] On n’est pas sur le trottoir parce qu’on aime sucer des bites et vous n’allez pas dans la rue parce que vous nous aimez. Vous êtes la cause de nos souffrances et vous pouvez vous aussi devenir des statistiques. Essayez de vous rendre compte, si vous ne pouvez pas vous empêcher de recommencer, ces femmes sont blessées ! Beaucoup d’entre vous sont des maris, des pères et des grands-pères. Qu’avez-vous dit à votre conjointe aujourd’hui ? Avec un peu de chance, un jour prochain vous apprendrez à avoir des relations saines : avec votre femme. »
La séance finale menée par un conseiller conjugal et familial agréé s’appuie sur un modèle de comportement d’addiction sexuelle du client en douze points. Le conseiller est un homme, blanc, de la classe moyenne, de 35 à 40 ans, habillé de manière décontractée, représentatif de l’approche thérapeutique du nord de la Californie et d’une masculinité à voix douce. Il commence sa présentation par une définition : « Les accros du sexe ont du mal à penser que le sexe et l’amour peuvent aller ensemble, dans une même relation. Ils disent, “j’aime ma femme mais j’ai des rapports sexuels avec une prostituée”. Le défi est de faire les deux ensemble, d’apprendre à consolider une relation. Cette tâche n’incombe pas seulement à la femme. » Après avoir distribué le « Test de dépistage de l’addiction sexuelle » (qui comprend des questions telles que « Vous arrive-t-il souvent d’être obnubilé par des pensées d’ordre sexuel ? et « Est-il arrivé que vos pratiques sexuelles interfèrent avec votre vie de famille ?), le thérapeute essaie d’entraîner les membres de l’assistance dans une discussion des raisons pour lesquelles les hommes vont voir des prostituées [voir document « Test de dépistage de l’addiction sexuelle (TDAS) », p. 72].
« Le stress » propose l’un. « La curiosité » dit un autre. « La colère ? La solitude ? » suggère le thérapeute et certains approuvent. Finalement, l’un des hommes se lève, excédé, pour protester. « Allez, ça suffit ! Ça devrait être légal ! Les mecs ont besoin d’un endroit où ils peuvent se soulager. » Le policier assis à ma gauche se penche vers moi et murmure à mon oreille : « C’est aussi mon avis. En tout cas, je parie qu’à partir de maintenant la plupart de ces hommes s’arrangeront pour aller à l’intérieur, là où ils n’auront rien à craindre. »
Test de dépistage de l’addiction sexuelle (TDAS)
Test de dépistage de l’addiction sexuelle (TDAS)
Le test de dépistage de l’addiction sexuelle (TDAS) est conçu pour déterminer les comportements sexuels compulsifs ou « addictifs ». Ce test, qui a été mis au point en coopération avec des hôpitaux, des programmes de traitement, des thérapeutes privés et des groupes de la société civile, fournit des profils de réponses qui permettent de faire la différence entre les comportements qui sont addictifs et ceux qui ne le sont pas. Répondre par oui ou par non aux questions ci-dessous41Les féministes s’en sont plaintes mais elles ont considéré comme allant de soi le double standard sexuel appliqué dans le traitement de la prostitution par le système de la justice pénale. En 1993, Gail Pheterson, universitaire luttant pour les droits des prostituées [49], pouvait encore affirmer à juste titre que :
« [n]aturellement, le client est aussi une partie prenante des transactions prostitutionnelles et, dans les pays où le commerce du sexe est illégal, il est également coupable d’une infraction. Mais ces lois ne sont pas appliquées de la même façon au client et à la prostituée. […] La législation n’est nulle part appliquée équitablement, notamment parce que les responsables de l’application de la loi sont eux-mêmes des clients ou parce qu’ils s’identifient aux clients. Les prostituées ont d’innombrables exemples d’exigences sexuelles de membres de la police, d’avocats, de juges et d’autres hommes de pouvoir. »
43Gail Pheterson et d’autres observateurs critiques n’auraient jamais pensé que dès le milieu des années 1990, les administrations municipales et les gouvernements nationaux allaient effectivement entreprendre de remettre en question et de reconfigurer les modèles de la consommation hétérosexuelle masculine, voire s’emparer des arguments des féministes pour défendre ces interventions. Ils n’avaient pas davantage prévu que, malgré une identification de sexe et de genre avec les clients, les autorités masculines seraient sensibles à d’autres forces sociales et à d’autres intérêts politiques qui pourraient les inciter à limiter les prérogatives du désir hétérosexuel. Ils n’avaient pas non plus prévu que des programmes comme les « John Schools » et l’expansion et la diversification du marché des services sexuels tarifés allaient constituer des facettes, qui ne sont qu’apparemment paradoxales, de tendances sociales interconnectées.
44Au cours des cinq dernières années, les « John Schools », les programmes à l’intention des primo-contrevenants et les « projets de rééducation des clients » se sont multipliés dans des villes américaines aussi diverses que San Francisco et Fresno (Californie), Portland (Oregon), Las Vegas (Nevada), Buffalo (New York), Kansas City (Kansas) et Nashville (Tennessee), ainsi qu’à Toronto et Edmonton (Canada) et à Leeds (Royaume-Uni). La mise en place de programmes similaires est d’ailleurs à l’étude dans de nombreuses autres villes des États-Unis et d’Europe de l’Ouest [50]. Après la vague de dépénalisation de la fin des années 1960, la Suède a été le premier pays à introduire la pénalisation unilatérale des acheteurs de services sexuels [51]. Aux États-Unis, même si des tentatives ponctuelles et fugitives d’arrestation de clients masculins ont été observées dans les années 1970, les programmes actuels de rééducation des clients sont à replacer dans une nouvelle stratégie d’intervention publique sur le comportement sexuel masculin.
45À Oklahoma City et à Kansas City, par exemple, des responsables municipaux ont commencé à diffuser sur des chaînes de télévision câblée les photos et les noms d’hommes arrêtés par la police pour des infractions liées à la prostitution [52]. À Huntington Woods (Michigan), la police a révélé sur un CD-Rom les noms de 16 000 hommes accusés d’avoir eu recours à la prostitution [53]. Dans diverses communes, la police a fait publier les noms des clients arrêtés dans des journaux locaux tels que le Hartford Courant dans le Connecticut, le Brockton Enterprise dans le Massachussets, et le Kentucky Post dans le Kentucky [54]. L’exemple le plus provoquant de révélation en la matière (qui ne relève toutefois pas des pouvoirs publics) est sans doute la base de données en ligne « Webjohn », mise en place par des « membres concernés de la collectivité » et présentant des clients filmés alors qu’ils prenaient contact ou communiquaient avec une prostituée notoire. Soulignons que le site « Mission Statement » considère les clients, et non les prostituées, comme des vecteurs de maladie et annonce deux objectifs officiels : « priver les clients de leur anonymat » et « offrir à toute collectivité résidentielle ou professionnelle d’Amérique du Nord un moyen gratuit et non judiciaire de suppression de la prostitution de rue dans leur quartier ». Cette nouvelle vague de politiques sociales, qui se concrétise également par des mesures de saisie de véhicules et de suspension du permis de conduire et par des interdictions plus strictes du recours à la prostitution de mineurs et de la possession de pédopornographie, représente une tentative sans précédent de réglementation du comportement hétérosexuel masculin [55].
46Anne Allison, Monica Prasad et d’autres sociologues tels que Manuel Castells [56], Kamala Kempadoo et Jo Doezema [57] ont à juste titre souligné que l’essor de la demande en services sexuels tarifés s’inscrit dans le même paradigme que différents éléments-clés du capitalisme tardif : le fusionnement du public et du privé ; l’expansion tous azimuts du secteur des services ; l’« individualisation » du sexe ; le choix d’une marchandise clairement délimitée de préférence au caractère diffus et désordonné d’un échange non tarifé (ce que j’ai développé sous le terme d’« authenticité limitée »). Ce qui est toutefois négligé dans ces réflexions, c’est la reconnaissance du fait que la consommation sexuelle tarifée fait simultanément l’objet d’une normalisation et d’une problématisation et que ces deux phénomènes sont liés. Le peu d’attention porté à la récente pénalisation du comportement des consommateurs est lié au peu d’importance accordé à deux autres caractéristiques-clés de la société du capitalisme tardif : la relation entre pauvreté postindustrielle et gentrification et la pression normative exercée par certaines féministes en faveur du maintien du modèle moderniste d’une intimité sexuelle liée à une relation.
47Les « John Schools » sont le produit d’une alliance entre des militantes féministes anti-prostitution, des associations de résidents et de petits commerçants appartenant majoritairement à la classe moyenne inférieure, et des hommes politiques et des grandes entreprises ayant des intérêts dans les quartiers en voie de gentrification tels que ceux de Tenderloin et de Mission à San Francisco. Ces quartiers, qui abritent la majorité des prostituées de rue et les segments socialement les plus marginaux du commerce sexuel, n’en sont pas moins proches des quartiers d’affaires et ont, de ce fait, une très grande valeur immobilière. Si les trois groupes cités ci-dessus ont des motivations disparates tant d’un point de vue idéologique que matériel, ils ont uni leurs forces pour lutter contre les clients masculins du secteur le plus visible de la prostitution. Contrairement aux guerres de moralité menées un siècle plus tôt, les campagnes anti-prostitution d’aujourd’hui cherchent principalement à évacuer les bourrelets vulgaires d’une industrie que l’on laisse plus ou moins tranquille tant qu’elle reste derrière des portes closes, ou mieux encore, sur internet [58]. Les efforts d’éradication des segments les plus « problématiques » de cette industrie ont implicitement pour conséquence de légitimer les autres composantes, non problématiques, qui restent en place.
48Ce raisonnement permet de déchiffrer le message du substitut aux participants du programme de rééducation (« sortez de vos voitures et allumez vos ordinateurs ») comme une étape importante vers des rues plus propres et des quartiers gentrifiés. Ainsi, lorsqu’en 1994, le Conseil des superviseurs (Board of Supervisors) de la ville de San Francisco met en place un groupe de travail chargé d’étudier la révision de la politique municipale en matière de prostitution, il est clairement annoncé que l’opération répond principalement aux plaintes des habitants et des commerçants relatives aux perturbations sur la voie publique [59].
49Dans son rapport final, le groupe de travail note ce qui suit :
« Malgré des préoccupations liées au bruit, à la circulation, etc., la plupart des habitants [des quartiers Tenderloin et Mission] étaient favorables à la dépénalisation ou à la légalisation de la prostitution. […] La contradiction entre les préoccupations fondées des habitants en matière de qualité de vie et leur soutien de la dépénalisation est plus apparente qu’effective. Pour le vérifier, il suffit d’analyser les plaintes : elles ne s’opposent pas à la prostitution elle-même mais sont motivées par les répercussions ou les effets secondaires de la prostitution de rue [60]. »
51Même si les forces de police et les responsables municipaux continuent d’affirmer que leur stratégie d’application de la loi est axée sur la rue pour répondre aux plaintes des citoyens, cette politique a clairement pour effet de repousser les travailleurs du sexe et les clients vers les marchés du sexe en intérieur ou en ligne.
52Ces nouvelles politiques sociales qui s’attaquent à la conduite sexuelle et à la consommation de commerce sexuel des hommes ne sont toutefois pas complètement dénuées de considération ou de contenu moral. Les divers fils idéologiques qui sous-tendent des programmes de type John School, de même que les groupes d’intérêt qui les tirent sont multiples mais s’entrelacent. De nombreuses militantes féministes, suivant l’exemple de celles qui les ont précédées, continuent à défier la composante masculine du double standard sexuel. Au vu de l’émergence dans les années 1960 d’un idéal de sexualité consumériste à la Playboy [61], de la déréglementation et de la normalisation de la pornographie dans les années 1970 [62] et d’autres avantages majoritairement masculins de la révolution sexuelle, la réaffirmation de la domesticité sexuelle et de la fidélité conjugale est perçue comme particulièrement cruciale. On peut aussi considérer que, sensibles à un ensemble de préoccupations similaires, les habitants et petits commerçants de la classe moyenne inférieure participent à une « croisade » symbolique et concrète contre l’incursion des forces du marché dans la sphère désirable et protégée de la famille, du quartier et de la collectivité.
53Les deux tendances contradictoires et historiquement sans précédent que j’ai dégagées ici, à savoir l’essor de la consommation et une intervention publique croissante, doivent être appréhendées dans le contexte des nombreuses et diverses transformations économiques et culturelles qui sont intervenues au cours des trente dernières années et se sont cristallisées de manière encore plus spectaculaire pendant encore plus spectaculaire dans la deuxième moitié des années 1990. La quête d’une authenticité limitée (bounded authenticity), qui est comprise dans la demande de sexe tarifé, a été accrue par le passage d’un modèle relationnel à un modèle récréationnel des rapports sexuels, par la relation symbiotique qui existe entre l’économie de l’information et la consommation sexuelle tarifée, par les facilités d’accès au marché sexuel offertes aux hommes par le tourisme et les déplacements professionnels, et plus généralement par une myriade de fusionnements et d’interversions des vies publiques et privées caractéristiques de notre époque. Parallèlement, les phénomènes correspondants de pauvreté et de gentrification postindustrielles des centres-villes ont engendré une superposition des ambitions respectives des élus municipaux, des promoteurs immobiliers et des militantes féministes anti-prostitution, qui ont tous un intérêt commun dans le « nettoyage » des désirs masculins qui contribuent à souiller les rues des villes. Les programmes de rééducation, comme les autres mesures de pénalisation du sous-groupe des clients masculins des travailleurs du sexe sont le fruit de la confluence de desseins politiques disparates. Les récentes mesures répressives à l’égard des clients de prostituées et la normalisation des autres formes de sexe tarifé vont de pair : en marge des luttes autour du sexe et du genre, l’intervention des forces publiques contre le commerce sexuel de rue comme la normalisation de l’industrie du sexe révèlent un ensemble partagé d’intérêts économiques et culturels sous-jacents. La démonstration de la force publique dans la rue comme la normalisation culturelle ont facilité l’essor d’un secteur de services et d’une économie de l’information postindustriels, contribuant à créer des espaces urbains bien propres dans lesquels les hommes de la classe moyenne peuvent s’adonner en toute sécurité à une consommation sexuelle récréative tarifée.
Notes
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[1]
Tous les noms et détails qui auraient pu permettre une identification des personnes ou des établissements commerciaux cités ont été modifiés ou omis pour protéger leur anonymat. Les localisations géographiques, lorsqu’elles sont mentionnées, n’ont pas été modifiées afin de respecter la spécificité des lieux où se sont déroulés les événements décrits.
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[2]
Ces questions, ces hypothèses de signification sont tirées de l’abondante littérature théorique féministe sur le sujet. Pour un aperçu critique, voir Elizabeth Bernstein, “What’s wrong with prostitution? What’s right with sex work ? Comparing markets in female sexual labor”, Hastings Women’s Law Journal, 10(1), 1999, p. 91-119.
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[3]
Ce travail porte sur le désir masculin et les modèles de consommation des hommes hétérosexuels, c’est-à-dire le marché primaire du sexe commercial dans lequel interviennent les pouvoirs publics et qui est l’objet presque exclusif du discours de l’État. Dans les centres touristiques urbains, on estime que la prostitution hétérosexuelle représente environ deux tiers du marché global tandis que les rencontres tarifées entre hommes en constituent un tiers (Carol Leigh, “Prostitution in the United States: the statistics”, Gauntlet: Exploring the Limits of Free Expression, 1, 1994, p. 17-19). Même si une littérature croissante s’intéresse à l’émergence des femmes en tant que consommatrices d’images pornographiques (Jane Juffer, At Home With Pornography: Women, Sex, and Everyday Life, New York, New York University Press, 1998) et au phénomène récent de tourisme sexuel féminin dans les Caraïbes (Julia O’Connell Davidson, Prostitution, Power, and Freedom, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1998), on dispose de peu d’éléments permettant d’affirmer qu’il existe aux États-Unis un nombre important de femmes fréquentant des prostitué(e)s, lesbiennes ou hétérosexuels. De ce fait, je n’ai pas cherché à inclure des clientes du sexe dans mon échantillon. L’absence d’un tel marché en dit long sur la persistance de la nature genrée de la consommation sexuelle tarifée.
-
[4]
Voir Gail Pheterson, “The whore stigma: female dishonor and male unworthiness”, Social Text, 37, 1993, p. 39-65 ; Julie Lefler, “Shining the spotlight on johns: moving toward equal treatment of male customers and female prostitutes”, Hastings Women’s Law Journal, 10(1), 1999, p. 11-37. Les premières arrestations de clients aux États-Unis (ponctuelles et peu nombreuses) ont suivi un jugement prononcé en 1975 dans le cadre d’une affaire introduite par l’American Civil Liberties Union devant le Tribunal de l’État de Californie, reconnaissant « le fait pur et simple que […] les hommes et les femmes qui ont un comportement sexuel proscrit ne sont pas traités de la même façon » (William MacDonald, Victimless Crimes: A Description of Offenders and their Prosecution in the District of Columbia, Washington, DC, Institute for Law and Social Research, 1978, p. C5). Sur la question de l’augmentation du nombre des arrestations à San Francisco au milieu des années 1990, voir Carla Marinucci, “International praise for SF’School for johns‘”, San Francisco Examiner, 14 novembre 1995 (qui fait état d’une augmentation de 25 % des taux d’arrestation des clients) et Carla Marinucci, “A school for scandal”, San Francisco Examiner, 16 avril 1995 (qui cite les statistiques de la police de San Francisco montrant une hausse spectaculaire du nombre des arrestations de clients masculins de prostituées de 1 000 à 4 900). Sur l’émergence d’un phénomène semblable à New York dans le cadre des campagnes en faveur de la « qualité de vie » du maire Rudolph Giuliani, voir Gary Pierre-Pierre, “Police focus on arresting prostitutes’ customers”, New York Times, 20 novembre 1994 et Evelyn Nieves, “For patrons of prostitutes, remedial instruction”, New York Times, 18 mars 1999, p. A1, A20.
-
[5]
Il s’agit de programmes de rééducation d’une journée à l’intention des clients de prostituées (surnommés « johns » aux États-Unis). Dans certains cas, la participation à ce type de programme permet d’éviter le tribunal (diversion programme) (NdT).
-
[6]
Kamala Kempadoo et Jo Doezema (éds), Global Sex-Workers: Rights, Resistance, and Redefinition, New York, Routledge, 1998 ; Steve Lopez, “Hold the pickles, please: this drive-through as a new menu item”, Time, 2 octobre 2000, p. 6 ; Ron Weitzer, “Why we need more research on sex-work”, in Ron Weitzer (éd.), Sex for Sale: Prostitution, Pornography, and the Sex Industry, New York, Routledge, 2000, p. 1-17.
-
[7]
Eric Schlosser souligne que « la plupart des bénéfices tirés du porno aujourd’hui reviennent à des entreprises qui ne sont pas directement associées à l’industrie du sexe – petites boutiques vidéos, opérateurs téléphoniques longue distance comme AT&T, opérateurs de réseaux câblés comme Time Warner and Telecommunications, chaînes d’hôtel comme Marriott, Hyatt et Holiday Inn dont on sait pertinemment qu’elles font des millions de dollars de bénéfice en proposant à leurs clients des films pour adultes », voir Eric Schlosser, “The business of pornography” , US News and World Report, 10 février 1997, p. 43-52 et spécialement p. 44.
-
[8]
E. Schlosser, ibid. ; Frederick S. Lane, Obscene Profits: the Entrepreneurs of Pornography in the Cyber Age, New York, Routledge, 2000.
-
[9]
Michael Learmonth, “Siliporn valley”, San Jose Metro, 15(37), 1999, p. 20-29 ; Dunstan Prial, “IPO Outlook:’adult‘ web sites profit, through few are likely to offer shares”, The Wall Street Journal, 3 août 1999, p. B10 ; The Economist, “Sex, news, and statistics: where entertainment on the web scores”, The Economist Online, 7 octobre 2000, www.economist.com.
-
[10]
Kerwin Kay, “Male sexual clients: changing images of masculinity, prostitution, and deviance in the United States, 1900-1950”, manuscrit inédit, dossiers de l’auteur, 1999.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Même s’il y avait aussi à cette époque une importante prostitution masculine dans les centres-villes, les prostitués masculins étaient généralement classés sous l’étiquette nouvelle et plus distinctive d’homosexuels dans le discours universitaire, médico-psychologique et politique, voir Jeffrey Weeks, “Inverts, perverts, and mary-annes”, in Ken Gelder et Sarah Thornton (éds), The Subcultures Reader, Londres, Routledge, 1997 [1ère éd., 1981], p. 268-281.
-
[13]
Karl Marx, Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007 ; Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, trad. Jeanne Stern et al., Paris, Éditions sociales, 1972 ; Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, PUF, 1987.
-
[14]
Ironiquement, les mouvements de défense des droits des prostituées ont cherché une légitimité sous l’étiquette de « travail du sexe » (Valerie Jenness, Making it Work: The Prostitutes’ Rights Movement in Perspective, New York, Aldine de Gruyter, 1993) alors que, pour Marx et les autres critiques socialistes de la première heure, ce qui est mauvais dans le travail rémunéré c’est précisément sa ressemblance avec la prostitution, voir K. Marx, “The economic…”, op. cit., p. 103.
-
[15]
Douze des entretiens avec les clients, réalisés en face à face, ont duré de une à quatre heures chacun. Les trois autres se sont déroulés par téléphone. Les personnes concernées habitaient dans quatre villes différentes de la côte ouest des États-Unis et ont été contactées sur recommandation de travailleuses du sexe ou par voie d’annonces dans des journaux spécialisés locaux, hétérosexuels ou homosexuels, s’adressant à un lectorat masculin. Il s’agissait de consommateurs d’une palette de produits et services sexuels, fréquentant notamment des salons de massage, des travailleuses du sexe indépendantes, des prostituées de rue, des agences d’escorts, des clubs de strip-tease et recourant au sexe par téléphone. Sur les quinze hommes interrogés, quatorze étaient blancs tandis que le quinzième se décrivait lui-même comme mexicain. Si l’on peut considérer que cette répartition reflète plus ou moins la composition raciale des consommateurs de l’industrie du sexe (cf. note 20 infra), il est possible que le moyen utilisé pour la prise de contact ait joué un rôle déterminant. Des échantillons « boule de neige » ont été générés par l’intermédiaire de travailleuses du sexe blanches, d’un bon niveau d’éducation, ne travaillant pas sur la voie publique et ayant plutôt une clientèle à haut revenu, majoritairement blanche comme elles. Les entretiens détaillés avec les travailleuses du sexe ont été menés avec des prostituées travaillant et ne travaillant pas sur la voie publique, pendant une à quatre heures, en face à face et en anglais, dans la zone de la Baie de San Francisco, à Amsterdam (Pays-Bas), à Göteborg (Suède), à Oslo (Norvège) et à Copenhague (Danemark). Plus de 1 500 pages de matériau ont été consultées sur papier et en ligne entre 1995 et 2000. La recherche en ligne a englobé l’étude de sites web et de salles de chat où des travailleurs du sexe font de la publicité et se consultent mutuellement ainsi que de sites et de listes où les clients échangent des expériences et des informations diverses. Le travail de terrain ethnographique est composé d’observations sur le terrain, de conversations à bâtons rompus avec des clients dans divers lieux de commerce sexuel, notamment des clubs spécialisés, des lieux de prostitution sur la voie publique, des salons de massage et des bordels ainsi que des établissements de justice pénale, des réunions municipales de décisionnaires et auprès d’organismes de services sociaux. Entre 1994 et 1996 j’ai été observatrice-participante du groupe de travail sur la prostitution de San Francisco (San Francisco Task Force on Prostitution) créé par le Conseil des superviseurs (Board of Supervisors) pour réviser et modifier la politique de la ville vis-à-vis de la prostitution. Dans ce cadre, j’ai rencontré les leaders de la lutte pour la défense des droits des prostituées, des représentants de quartiers, des fonctionnaires du gouvernement et des forces de police, y compris un certain nombre de personnes qui allaient par la suite jouer un rôle important dans le développement du programme « John School ».
-
[16]
Kristin Luker, “Sex, social hygiene, and syphilis: the double-edged sword of social reform”, Theory and Society, 27, 1998, p. 601-634.
-
[17]
La période de l’histoire des États-Unis allant de 1880 à 1920 est appelée « ère progressiste » (Progressive Era). Elle marque la transition entre la société préindustrielle fondée sur la famille et la nation industrielle moderne, voir K. Luker, ibid.
-
[18]
Kingsley Davis, “The sociology of prostitution”, American Sociological Review, 2, 1937, p. 744-755. Il arrive que, dans certains textes, des constructions normalisantes et pathologisantes de la consommation sexuelle se retrouvent côte à côte. Greenwald présente, par exemple, une « typologie des clients » (john typology) dans laquelle le consommateur « compulsif » est pathologisé tandis que le consommateur « occasionnel » est normalisé, voir Harold Greenwald, The Elegant Prostitute: A Social and Psycho-analytic Study, New York, Ballantine, 1958.
-
[19]
Mary McIntosh, “Who needs prostitutes: the ideology of male sexual needs”, in Carol Smart et Barry Smart (éds), Women, Sexuality, and Social Control, Londres, Routledge, 1978, p. 53-65 ; Cecilie Høigård et Liv Finstad, Backstreets: Prostitution, Money, and Love, University Park, Pennsylvania State University Press, 1986 ; Barbara Hobson, Uneasy Virtue: The Politics of Prostitution and the American Reform Tradition, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1990.
-
[20]
Citons notamment Sven-Axel Månsson, The Man in Sexual Commerce, Lund, Lund University School of Social Work, 1988 ; Annick Prieur et Arnhild Taksdal, “Clients of prostitutes: sick deviants of ordinary men? A discussion of the male role concept and cultural changes in masculinity”, NORA, 2, 1993, p. 105-114 ; Anne Allison, Nightwork: Sexuality, Pleasure, and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Club, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1994 ; Angie Hart, “Missing masculinity? Prostitutes’ clients in Alicante, Spain”, in Andrea Cornwall et Nancy Lindisfarne (éds), Dislocating Masculinity: Comparative Ethnographies, New York, Routledge, 1994, p. 48-66 ; Monica Prasad, “The morality of market exchange: love, money, and contractual justice”, Sociological Perspectives, 42(2), 1999, p. 181-215.
-
[21]
Alfred Kinsey, Wardell Pomeroy et Clyde E. Martin, Sexual Behavior in the Human Male, Philadelphie, PA, W. B. Saunders, 1948.
-
[22]
Comme c’est généralement le cas dans la littérature sur cette question, Sullivan et Simon associent étroitement « sexe tarifé » et fréquentation de prostituées. Ils constatent en particulier que le plus haut taux de fréquentation des prostituées concerne les hommes de 53 à 60 ans, que le service militaire augmente de 23 % la probabilité de recourir au sexe tarifé, que l’éducation a tendance à augmenter la possibilité de faire appel à la prostitution et que les Afro-américains et les Hispaniques de l’étude ont fait deux fois plus appel aux services d’une prostituée que les Blancs, voir Elroy Sullivan et William Simon, “The client: a social, psychological, and behavioral look at the unseen patron of prostitution”, in James Elias, Vern Bullough, Veronica Elias et Gwen Brewer (éds), Prostitution: On Whores, Hustlers, and Johns, Amherst, NY, Prometheus Books, 1998, p. 134-155 et spécialement p. 139, 140 et 150. Cette dernière affirmation est peut-être la plus contestable, compte tenu des faits pointant vers des conclusions contraires publiés dans d’autres comptes rendus ainsi que dans mes propres recherches sur la prédominance des Blancs et des Asiatiques parmi les consommateurs masculins de l’industrie du sexe dans le Nord de la Californie, voir Amy Flowers, The Fantasy Factory: An Insider’s View of the Phone Sex Industry, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1998 ; Elizabeth Bernstein, “Economies of desire: sexual commerce and post-industrial culture”, thèse de doctorat en sociologie, Berkeley, University of California, 2001.
-
[23]
E. Sullivan et W. Simon, “The client…”, op. cit., p. 152.
-
[24]
Martin Monto, “Why men seek out prostitutes”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 67-85.
-
[25]
C. Høigård et L. Finstad, Backstreets…, op. cit. ; Neil McKeganey et Marina Barnard, Sex-Work on the Streets: Prostitutes and their Clients, Buckingham, Open University Press, 1996 ; A. Flowers, The Fantasy Factory…, op. cit. ; J. O’Connell Davidson, Prostitution…, op. cit.
-
[26]
A. Allison, Nightwork…, op. cit. ; M. Prasad, “The morality of market exchange…”, art. cit.
-
[27]
A. Allison, Nightwork…, op. cit., p. 23.
-
[28]
M. Prasad, “The morality of market exchange…”, art. cit., p. 188.
-
[29]
Ibid., p. 181 et 206.
-
[30]
Dans un ouvrage intitulé The Social Organization of Sexuality, Laumann et al. utilisent les termes relationnel (relational) et récréationnel (recreational) pour caractériser des orientations normatives distinctes en matière de comportement sexuel, voir Edward O. Laumann, John H. Gagnon, Robert T. Michael et Stuart Michaels, The Social Organization of Sexuality: Sexual Practices in the United States, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1994. J’utilise ces termes à la fois pour faire une distinction entre différents modèles normatifs et pour signaler des configurations successives, variant au fil du temps, de la vie sexuelle et sentimentale. Les historiens sociaux ont établi un lien entre le modèle relationnel (en anglais les termes amative et companionate sont également utilisés) et le développement, avec le capitalisme, du schéma moderne de l’histoire d’amour et de la famille nucléaire, en l’opposant à l’orientation prototypique de procréation de la société préindustrielle, voir Paula Fass, The Damned and the Beautiful: American Youth in the 1920s, Oxford, Oxford University Press, 1977 ; John D’Emilio, “Capitalism and gay identity”, in Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (éds), Powers of Desire: The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press, 1983, p. 110-113 ; Kristin Luker, Abortion and the Politics of Mother-hood, Berkeley, University of California Press, 1984. Certains théoriciens sociaux ont souligné l’émergence d’un second changement des paradigmes de la sexualité, dans les années 1970, la sexualité tirant alors son sens premier du plaisir et des sensations et ne relevant plus exclusivement de la sphère des relations conjugales ni même des relations durables. Cette seconde mutation débouchant sur ce que j’appelle un paradigme récréationnel de la sexualité a été tour à tour caractérisée de « normalisation » du sexe (Manuel Castells, “The net and the self: working notes for a critical theory of the informational society”, Critique of Anthropology, 16(1), 1996, p. 9-38), d’« éros sans limite » (Steven Seidman, Romantic Longings, New York, Routledge, 1991), « de révolution érotique postmoderne » (Zygmunt Bauman, “On postmodern uses of sex”, Theory, Culture & Society, 15(3-4), 1998, p. 19-35) et d’« éthique du plaisir » (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979). En opposant la sexualité récréationnelle à la sexualité relationnelle, je cherche à débarrasser la première de tout résidu du romantisme et de toute association extra-sexuelle qui accompagne généralement la notion de « relation » mais je n’entends aucunement suggérer qu’elle doit être dépourvue de toute composante intersubjective signifiante.
-
[31]
Anthony Giddens, The Transformation of Intimacy: Sexuality, Love, and Eroticism in Modern Societies, Stanford, CA, Stanford University Press, 1992 ; J. O’Connell Davidson, Prostitution…, op. cit.
-
[32]
Michael Kimmel, “Fuel for fantasy: the ideological construction of male lust”, in Kerwin Kay et al. (éds), Male Lust: Power, Pleasure, and Transformation, New York, Haworth, 2000, p. 267-273.
-
[33]
Par exemple, Christopher Lasch, Haven in a Heartless World: The Family Besieged, New York, Basic Books, 1979.
-
[34]
Gresham Sykes et David Matza, “Techniques of neutralization: a theory of delinquency”, American Sociological Review, 22, 1957, p. 664-670.
-
[35]
Ann Swidler, “Love and adulthood in American culture”, in Neil J. Smelser et Erik H. Erikson (éds), Themes of Work and Love in Adulthood, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1980 ; A. Giddens, The Transformation of Intimacy…, op. cit. ; Arlie Russell Hochschild, The Time Bind, New York, Metropolitan, 1997.
-
[36]
Dans La Transformation de l’intimité (Arles, Éd. du Rouergue, 2004, trad. Jean Mouchard), Anthony Giddens utilise un modèle « compensatoire » de l’engagement des hommes dans des pratiques sexuelles tarifées tout en décrivant des reconfigurations plus générales des paradigmes de l’intimité du capitalisme tardif. Giddens utilise le terme de « sexualité plastique » en référence à un nouveau paradigme de l’érotisme déconnecté de la reproduction, réciproque et égalitaire par principe, vécu subjectivement comme une caractéristique du soi. La sexualité plastique est la contrepartie érotique de la « relation pure », une relation nouée pour l’intimité qu’elle apporte aux deux partenaires. Contrairement au modèle récréationnel que je présente ici, la « sexualité plastique » de Giddens reste essentiellement liée à la notion de relations sentimentales et durables, relevant de la sphère privée. Giddens utilise l’expression « sexualité épisodique » en référence à ce qui lui paraît une ramification culturelle moins signifiante même si elle est plus troublante. La sexualité épisodique est masculine, de nature compulsive et vise à neutraliser les angoisses stimulées par la menace de l’intimité que contiennent la relation pure et l’émancipation relative des femmes. De ce fait, la sexualité épisodique s’exprime généralement dans des pratiques sexuelles marchandes comme la consommation de pornographie.
-
[37]
En 1988, près d’un tiers des ménages américains étaient composés d’une personne seule. Dans les pays d’Europe de l’Ouest, les monoménages constituent le type de ménage qui a augmenté le plus rapidement depuis les années 1960, la part des personnes vivant seules dans la population représentant de 25 % (au Royaume-Uni) à 36 % (en Suède). Aux États-Unis, le pourcentage des adultes non mariés est passé de 28 à 37 % entre 1970 et 1988 (pour une description plus exhaustive des récents changements intervenus dans la démographie sociale des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest, voir “US Bureau of the Census, Studies in Marriage and the Family, Current Population Reports”, Washington, DC, US Government Printing Office, 1989, p. 23-162 ; “US Bureau of the Census, Marriage, Divorce, and Remarriage in the 1990s, Current Population Reports”, Washington, DC, US Government Printing Office, 1992, p. 23-180 ; Constance Sorrentino, “The changing family in international perspective”, Monthly Labor Review, 113(3), mars 1990, p. 41-58 ; Susan Kellogg et Steven Mintz, “Family structures”, in Mary Kupiec Cayton, Eliott J. Gorn et Peter W. Williams (éds), Encyclopedia of American Social History, vol. 3, New York, Scribner, 1993, p. 1925-1941.
-
[38]
Je n’ai pas discuté directement avec les partenaires des clients mais j’ai néanmoins demandé à ces derniers, au cours des entretiens, si leur partenaire avait tendance à considérer leur activité sexuelle tarifée de la même manière qu’eux. Il est à noter que la plupart de ces hommes ont déclaré avoir choisi de ne pas parler de cette activité à leur partenaire. Les réactions des partenaires informées variaient de l’acceptation contrariée à la désapprobation en passant par de la peine, ce qui souligne encore à quel point les hommes hétérosexuels (en tant que sujets désirants) et les femmes (en tant qu’objets échangeables) peuvent avoir des intérêts divergents en matière de commerce sexuel.
-
[39]
Carole Pateman, The Sexual Contract, Stanford, CA, Stanford University Press, 1988, p. 198.
-
[40]
Ruth Rosen, The Lost Sisterhood: Prostitution in America, 1900-1918, Baltimore, MD, John Hopkins University Press, 1982, p. 97.
-
[41]
Barbara Ehrenreich, The Hearts of Men: American Dreams and the Flight From Commitment, New York, Doubleday, 1983.
-
[42]
Marx a été le premier à signaler les capacités de nivellement des transactions de marché mais pour les regretter plutôt que pour les célébrer : « Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi, le possesseur de l’argent. Telle est la force de l’argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l’argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid mais je puis m’acheter la plus belle femme. », Karl Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.
-
[43]
La prostitution (c’est-à-dire un rapport génital/oral ou génital/génital contre paiement qui sont des actes illégaux selon la législation de l’État de Californie) est confirmée par les clients et les travailleuses du sexe que j’ai interrogés dans les sex clubs autorisés de San Francisco, par les clients de salles de chat en ligne et par la presse locale même si, officiellement, les clubs eux-mêmes nient que des activités illégales aient lieu dans leurs locaux, voir Kervin Brook, “Peep show pimps: San Francisco strip clubs may be pushing dancers into prostitution”, San Francisco Bay Guardian, 4 février 1998, p. 18-21.
-
[44]
Harold Holzman et Sharon Pines, “Buying sex: the phenomenology of being a john”, Deviant Behavior, 4, 1982, p. 89-116.
-
[45]
E. Bernstein, “What’s wrong with prostitution?”, art. cit. ; Janet Lever et Deanne Dolnick, “Clients and call girls: seeking sex and intimacy”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 85-103.
-
[46]
Arlie Russell Hochschild, The Managed Heart: Commodification of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983 ; Robin Leidner, Fast Food, Fast Talk: Service Work and the Routinization of Everyday Life, Berkeley, University of California Press, 1993.
-
[47]
C. Pateman, The Sexual Contract, op. cit., p. 199.
-
[48]
Plus tôt dans le siècle, Ruth Rosen a constaté une divergence semblable entre les intérêts des chefs des petites et des grandes entreprises, ces derniers (agents immobiliers, patrons et propriétaires de bars et de brasseries) favorisant la prostitution organisée dans les bordels tandis que les petits boutiquiers s’y opposaient, voir R. Rosen, The Lost Sisterhood…, op. cit., p. 77.
-
[49]
G. Pheterson, “The whore stigma…”, art. cit., p. 44.
-
[50]
Voir par exemple à ce sujet, C. Marinucci, “International Praise…”, art. cit. ; C. Marinucci, “A school for scandal”, art. cit. ; Lisa Kilman et Kate Watson-Smyth, “Kerb crawlers offered aversion therapy course”, Independent, 8 mars 1998, p. 5 ; Diane G. Symbaluk et Kathryn M. Jones, “Prostitution offender programs: Canada finds new solutions to an old problem”, Corrections Compendium, 23(11), 1998, p. 1-2, 8 ; J. Lefler, “Shining the spotlight on johns…”, art. cit. ; E. Nieves, “For patrons of prostitutes…”, art. cit. ; M. Monto, “Why men seek…”, op. cit. ; Ron Weitzer, “The politics of prostitution in America”, in R. Weitzer (éd.), Sex for Sale…, op. cit., p. 159-181.
-
[51]
E. Bernstein, “Economies of desire…”, op. cit.
-
[52]
Arnold Hamilton, “Lurid tactics: Oklahoma City threatens prostitution participants glare of TV publicity”, Dallas Morning News, 18 mars 1999, p. 33A ; R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit.
-
[53]
Associated Press, “Suburban Detroit police release names of prostitution ring’s clients”, Associated Press, I/15, 1999, www.freedomforum.org ; Reuters, “Names of alleged US prostitute clients released”, Reuters, 13 janvier 1999, www.infonautics.com.
-
[54]
Diane Lewis, “Naming’johns‘: suicide raises ethical questions about policy”, FineLine: The Newsletter on Journalism Ethics, 2(6), 1999, p. 3.
-
[55]
J. Lefler, “Shining the spotlight on johns…”, art. cit. ; R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit. ; E. Bernstein, “Economies of desire…”, op. cit.
-
[56]
M. Castells, “The net and the self…”, art. cit;
-
[57]
K. Kempadoo et J. Doezema, Global Sex-Workers…, op. cit.
-
[58]
R. Weitzer, “The politics of prostitution in America”, op. cit.
-
[59]
San Francisco Task Force on Prostitution, “Interim report”, soumis au Conseil de surveillance de la ville et de l’État de San Francisco, Californie, septembre 1994.
-
[60]
San Francisco Task Force on Prostitution, “Final report”, soumis au Conseil de surveillance de la ville et de l’État de San Francisco, Californie, mars 1996, p. 27, 29.
-
[61]
B. Ehrenreich, The Hearts of Men…, op. cit.
-
[62]
J. Juffer, At Home With Pornography…, op. cit.