Notes
-
[1]
Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », habilitation à diriger des recherches, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
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[2]
Thomas Amossé et Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et Statistique, 393-394, 2006, p. 203-229 ; Agnès Pelage et Tristan Poullaouec, « La France “d’en bas” qu’on regarde “d’en haut” », in France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.), En quête d’appartenances. L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités, Paris, Éd. de l’INED, coll. « Grandes Enquêtes », 2009, p. 29-70.
-
[3]
Pour l’ensemble de la contribution, nous reprenons la catégorie « travailleurs non qualifiés » construite par Olivier Chardon. Voir Olivier Chardon, « Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans », INSEE Première, 796, 2001.
-
[4]
Sur les stéréotypes et les contraintes objectives attachés à cet emploi, voir Tania Angeloff, Le Temps partiel : un marché de dupes ?, Paris, La Découverte & Syros, 2000. Sur l’aspect juridique, voir Géraldine Laforge, « Le statut d’emploi des intervenant(e)s à domicile dans le champ de l’aide et des services aux personnes : quelques réflexions sur une politique du “gisement d’emplois” », Revue de droit sanitaire et social, 2, 2005, p. 290-303 ; Damien Bucco, « L’action de l’inspection du travail dans le champ de la santé-sécurité au travail des salariées de l’aide à domicile », Rapport d’étude, INTEFP, mai 2011.
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[5]
Christelle Avril, « S’approprier son travail au bas du salariat. Les aides à domicile pour personnes âgées », thèse pour l’obtention du doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2007.
-
[6]
Tous les noms propres (lieux, prénoms et noms des enquêtées) sont anonymisés.
-
[7]
Julian Mischi et Nicolas Renahy, « Classe ouvrière », Dictionnaire de sociologie, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel, 2008, p. 134.
-
[8]
Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2006, p. 37.
-
[9]
Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010, p. 35-43.
-
[10]
Sur ce point, voir François-Xavier Dewetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services à la personne, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009, p. 79-104.
-
[11]
L’enquête sur l’emploi ne comptabilise que le diplôme le plus élevé. Une aide à domicile bachelière ayant obtenu le DEAVS continuera à apparaître comme seulement bachelière dans les enquêtes statistiques.
-
[12]
Pour une réflexion sur les diplômes de niveau V, voir Gilles Moreau, Le Monde apprenti, Paris, La Dispute, 2003, p. 105-125.
-
[13]
Sur le thème plus général de la non-reconnaissance des qualifications dans l’aide à domicile, voir Annie Dussuet, Travaux de femmes. Enquêtes sur les services à domicile, Paris-Budapest-Turin, L’Harmattan, coll. « Le travail du social », 2005.
-
[14]
La valeur symbolique des ressources contribue aussi à définir la position dans la structure sociale. Voir Pierre Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, t. VII(2), 1966, p. 212.
-
[15]
Sur ce modèle classique, voir Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957] ; Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011 [1977].
-
[16]
T. Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles…, op. cit.
-
[17]
O. Schwartz, « La notion de “classes populaires”», op. cit., p. 130-140 et 154-162.
-
[18]
Sur les conditions de travail de ces catégories, voir Alain Chenu, L’Archipel des employés, 1990, Paris, INSEE, coll. « Études », p. 82-83 ; Christelle Avril, « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées : contraintes et savoir-faire », Le Mouvement social, 216, 2006, p. 87-99 ; François-Xavier Dewetter et Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Paris, Raisons d’agir, 2011, p. 69-73.
-
[19]
Brigitte Croff, Seules. Genèse des emplois familiaux, Paris, Métailié, 1994.
-
[20]
Il serait intéressant d’approfondir l’analyse du cas de ces aides à domicile qui, lorsqu’elles ne sont pas stagiaires ou contractuelles, disposent d’un « emploi à statut » (Marie Cartier, Jean-Noël Retière et Yasmine Siblot (dir.), Le Salariat à statut, Rennes, PUR, coll. « Pour une histoire du travail », 2010).
-
[21]
Michel Gollac, « Les dimensions de l’organisation du travail. Communications, autonomie, pouvoir hiérarchique », Économie et Statistique, 224, septembre 1989, notamment p. 36-38.
-
[22]
C. Avril, « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées… », op. cit.
-
[23]
Les interventions étant, dans cette association, aussi bien réalisées en « prestataire » qu’en « mandataire », les personnes âgées soit relèvent de l’aide sociale (service prestataire), soit ne peuvent en relever (leurs revenus sont trop importants), d’où leur statut d’employeur particulier passant par un service mandataire.
-
[24]
O. Schwartz, « La notion de “classes populaires” », op. cit., p. 90-117.
-
[25]
Sur la distinction entre effet pur de la trajectoire (socialisation) et la pente de la trajectoire, voir Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979, p. 124, reprise et illustrée in Christelle Avril, Marie Cartier et Delphine Serre, Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes, récits, Paris, La Découverte, coll. « Grands repères guides », 2010, p. 160-163.
-
[26]
En toute rigueur, pour saisir la place des aides à domicile dans la structure sociale, il faudrait aussi prendre en compte l’histoire du groupe, notamment l’évolution de son « poids fonctionnel » dans une structure sociale en mouvement. Voir P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
-
[27]
Max Weber a attiré l’attention sur ce point. Max Weber, Économie et société. t. 1 : Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995, p. 391-395.
-
[28]
En 2010, les aides à domicile ont gagné en moyenne 845 € nets mensuels contre un peu plus de 1 000 € pour l’ensemble des travailleurs non qualifiés et 1 480 € pour les femmes en emploi. Cette grande faiblesse des salaires s’explique essentiellement par le temps partiel touchant 68 % d’entre elles contre 32 % des travailleurs non qualifiés et 29,5 % des femmes en emploi (Enquête sur l’emploi, INSEE, 2010).
-
[29]
En général, les aides à domicile travaillent le matin et aux heures des repas, il n’est pas rare qu’elles ne soient pas payées entre 14 et 17 heures, ce qu’elles appellent des « trous » ou des « creux ».
-
[30]
Pour un exemple parmi d’autres relevés au cours de l’enquête, voir Christelle Avril, « Une mobilisation collective dans l’aide à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail », Politix, 86, 2009, p. 97-118.
-
[31]
Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003, p. 132.
-
[32]
Les expressions « Noires » et « Arabes » sont courantes dans l’association et sont utilisées y compris par les aides à domicile « noires » et « arabes » pour s’auto-désigner.
-
[33]
Comme l’a montré l’historienne Anne-Sophie Beau (Un Siècle d’emplois précaires, Paris, Payot, 2004), les formes précaires d’emploi sont apparues bien avant les années 1980-1990 pour certaines franges du salariat.
-
[34]
L’expression est empruntée à Anne-Catherine Wagner qui, dépassant « les mots qui classent » comme « cosmopolitisme » des classes bourgeoises versus « immigration » des ouvriers, propose de comparer les formes de « mobilité » des classes supérieures et des classes populaires. Voir Anne-Catherine Wagner, Les Classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007. 33. Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 30, novembre 1979, p. 3-6.
-
[35]
La présentation du rapport au politique du groupe des mobiles a été volontairement laissée de côté. Ces aides à domicile « mobiles » n’expriment pas haut et fort, comme leurs collègues, leurs opinions politiques, elles n’en font pas un vecteur d’unité entre elles ou d’opposition avec leurs collègues (du moins pas dans une forme explicite et directe). Cela tient à de nombreuses raisons, l’une d’elles étant que le groupe, socialement hétérogène d’un certain point de vue, l’est aussi dans son rapport au politique. Cela ne signifie pas que nous ne prenons pas au sérieux l’étude des formes de politisation des aides à domicile. Mais cette étude, pour ne pas être escamotée et apporter réellement des éléments nouveaux, mérite une réflexion en soi.
-
[36]
William Foote Whyte, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1996 [1943], p. 134-147.
-
[37]
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil/Gallimard, 1989, p. 78-82.
-
[38]
G. Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », op. cit. ; J. Mischi et N. Renahy, « Classes ouvrières », op. cit. ; T. Amossé et O. Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », op. cit. ; Olivier Schwartz, dans une courte interview (Vacarme, 37, été 2006), souligne que son enquête sur les chauffeurs de bus de la RATP l’amène à proposer une configuration triangulaire de l’univers des classes populaires, le troisième pôle, par-delà « eux » et « nous », étant incarné par les immigrés.
Au cours de sa présence chez la personne aidée, [le personnel] doit s’abstenir de toute propa gande ou propos polémique d’ordre politique, philosophique, religieux ou syndical. (…)
Pendant et après son travail, le personnel ne doit accepter ni cadeau, ni gratification d’aucune sorte de la part des personnes aidées. (…)
2La connaissance des classes populaires contemporaines a beaucoup progressé depuis une quinzaine d’années. Les études ont permis de découvrir un groupe ouvrier affecté par de profonds changements (le chômage, la précarité et l’allongement des études) et des continents jusqu’alors inexplorés (les agents administratifs, les aides-soignantes, les retraités, les ouvriers en milieu rural, les caissières, les équipiers de fast-food, etc.). Elles montrent que la notion de classes populaires n’a pas perdu de sa pertinence pour étudier des groupes qui ont en commun l’étroitesse des ressources économiques, l’éloignement par rapport au capital culturel et le fait d’occuper une position d’exécutant dans le monde du travail [1]. La sociologie se doit cependant de comprendre les lignes de clivage qui traversent aujourd’hui l’ensemble de ces groupes et qui sont à l’origine d’un faible sentiment d’appartenance de classe [2].
3Dans cette perspective, cet article présente un ensemble articulé d’opérations permettant de spécifier une position du bas de la structure sociale. Il s’appuie sur l’exemple des aides à domicile pour personnes âgées [[voir encadré « Les sources statistiques et ethnographiques », p. 89] dont le travail consiste à se rendre, chaque jour, dans trois ou quatre domiciles différents pour y réaliser des tâches domestiques comme la préparation des repas, le ménage, les courses mais aussi l’aide à la toilette ou aux démarches administratives (au cours d’interventions de deux heures en moyenne). Cette catégorie professionnelle qui représente aujourd’hui plus de 540 000 individus (dans 96 % des cas, ce sont des femmes) est celle qui a le plus contribué au renouvellement des « travailleurs non qualifiés » [3] ces dernières années (+ 175 000 individus entre 2003 et 2010). Or, en dehors de la situation de domination dans l’emploi qui les caractérise et qui a largement été explorée, on ne sait rien aujourd’hui de leurs appartenances sociales [4]. C’est plus précisément en s’intéressant au travail des aides à domicile qu’on cherchera à saisir leurs manières d’appartenir aux classes populaires. L’étude du travail – les caractéristiques de la catégorie professionnelle, les attitudes professionnelles, le rapport au travail et l’ensemble des comportements qui s’expriment à l’occasion du travail – présente en effet le double avantage de donner à voir les traits communs aux membres du groupe professionnel qui résultent des processus de sélection sociale à l’entrée dans la catégorie et des effets communs des conditions de travail, et de faire apparaître les différentes lignes de clivage qui le traversent, du fait, entre autres, des inégalités sociales de conditions d’emploi et de travail.
Les sources statistiques et ethnographiques
La recherche repose, d’autre part, sur une enquête ethnographique qui a été menée entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 [5] et qui a reposé sur l’insertion de longue durée auprès des aides à domicile et des employées de bureau d’une association installée sur une commune cossue de la banlieue parisienne appelée Mervans [6] [voir encadré « Présentation de Mervans et de son association d’aide à domicile », p. 95]. Les scènes d’observation ont été multipliées : observation du travail dans l’association (des employées de bureau et des aides à domicile lors des recrutements, formations, réunions) et des journées de travail des aides à domicile. Les matériaux recueillis ont été diversifiés : entretiens formels et informels, saisie de l’ensemble des dossiers du personnel (curriculum vitae, type de contrats de travail, planning, correspondance), recueil d’une année de bulletins de salaires et de lettres de candidature à l’emploi d’aide à domicile ainsi que les archives de l’association. Cette enquête ethnographique s’appuie sur les contacts réguliers avec une trentaine d’aides à domicile (et avec le personnel de bureau de l’association). L’échantillon des enquêtées a été constitué de manière raisonnée en combinant les données tirées des dossiers du personnel et les données issues de l’enquête de terrain. Une quinzaine d’enquêtées ont le statut d’« enquêtées principales » : ce sont des aides à domicile avec lesquelles des relations privilégiées ont été nouées pendant plusieurs années.
Le niveau de diplôme
4Par-delà le niveau de revenu ou l’origine sociale qui placent les aides à domicile parmi les groupes les plus dominés, le niveau de diplôme apparaît comme une caractéristique sociale particulièrement pertinente pour spécifier la position [voir tableau 1, p. 90].
Niveau de diplôme des aides à domicile, assistantes maternelles, femmes de ménage et femmes en emploi en 2003 et 2010
Niveau de diplôme des aides à domicile, assistantes maternelles, femmes de ménage et femmes en emploi en 2003 et 2010
5En 2010, 36 % des aides à domicile n’ont aucun diplôme. Bien que ce pourcentage soit sensiblement plus élevé que pour l’ensemble des femmes en emploi (où il est de 14 % ; voir tableau 1, p. 90), les aides à domicile sont, dans une nette majorité, diplômées. Elles le sont légèrement moins que les assistantes maternelles, mais beaucoup plus que les femmes de ménage qui représentent un pôle des salariées à domicile démuni en capital culturel.
6Qu’ils insistent sur le lien entre le phénomène d’allongement de la scolarisation et la crise de reproduction du monde ouvrier [7] (et plus largement la déségrégation des classes populaires [8]), ou qu’ils connotent au contraire positivement la conversion globale des classes populaires au modèle des études longues [9], les travaux récents convergent pour considérer l’allongement des études comme une donnée fondamentale dans la transformation des normes et valeurs des classes populaires et le rapport à leur position sociale. La proportion des ouvriers détenant aujourd’hui un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat est ainsi de 18 % (14 % chez les ouvriers non qualifiés) : même s’il est plus récent, le même phénomène s’observe chez les aides à domicile (16 % d’entre elles détiennent au moins le baccalauréat). Mais les effets de la « démocratisation scolaire » ne doivent pas occulter la première forme de ressource scolaire en milieux populaires, à savoir les diplômes de niveau V comme les CAP et BEP ou tout autre diplôme de ce niveau (détenus par trois travailleurs non qualifiés sur dix et quatre ouvriers sur dix). Plus d’un tiers des aides à domicile (et presque quatre assistantes maternelles sur dix) détiennent un diplôme de niveau V [voir tableau 1, p. 90]. Ce niveau de diplôme, parfois délaissé dans les analyses au prétexte de son déclin, est en augmentation chez les aides à domicile et chez les assistantes maternelles. L’augmentation peut paraître ténue (plus quatre points chez les aides à domicile) mais elle est tout de même remarquable puisque dans le même temps les CAP et BEP ont perdu trois points dans la population des femmes en emploi. Elle s’explique, semble-t-il, par deux phénomènes dont il est difficile de dissocier les effets : l’effort de « professionnalisation » [10] du secteur de l’aide à domicile (en 2002, un diplôme de niveau V, le diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale – DEAVS – a été créé) et la forte hausse des effectifs des aides à domicile entre 2003 et 2010 (+ 53 %, soit 175 000 recrues supplémentaires) [11]. L’examen des spécialités permet toutefois de préciser que les aides à domicile ont, dans deux cas sur dix, des CAP et BEP liés au secteur sanitaire et social, les huit dixièmes restants se partageant entre la comptabilité, le secrétariat, le commerce et la vente et, dans une moindre mesure, le secteur industriel. L’étude des CAP et BEP, même si ceux-ci n’ont a priori pas de lien avec le secteur de l’aide à domicile, reste une piste pertinente pour saisir les changements internes aux classes populaires [12].
7L’enquête ethnographique permet d’affiner la description de ces diplômes de niveau V majoritaires chez les aides à domicile : les CAP et BEP détenus par les enquêtées correspondent pour l’essentiel à des secteurs professionnels en crise dans lesquels elles avaient appris un métier et obtenu un diplôme aujourd’hui obsolète, comme les secteurs de la vente, de la coiffure, certains métiers ouvriers (du textile notamment) et de bureau (sténodactylographe, comptable). Une fraction des aides à domicile possède donc des diplômes qui sont sans valeur dans le secteur de l’aide à domicile (hors DEAVS, ces diplômes, y compris du secteur sanitaire et social, n’ont aucun effet sur le classement professionnel et le salaire [13]) et qui sont liés à des pôles traditionnels et fragilisés, voire en déclin, des classes populaires.
8Mais l’absence de reconnaissance dans le secteur de l’aide à domicile de la plupart des diplômes de niveau V détenus par les enquêtées ne signifie pas qu’ils sont sans effet sur la position sociale occupée et le rapport à la position sociale [14]. Ces femmes, légèrement plus âgées que la population des femmes en emploi (45 ans en moyenne pour 41 ans chez les femmes en emploi), travaillent à longueur de journée au contact de personnes retraitées. Pour elles et plus encore pour les personnes dont elles s’occupent, avoir un diplôme lié à une culture de métier a une signification et une valeur, même si cette dernière décline au fil du renouvellement générationnel des classes populaires. Les femmes rencontrées sont fières des CAP et des BEP qu’elles possèdent et insistent sur la légitimité de la culture de métier par rapport à la culture purement scolaire, attestée par les diplômes généralistes. Par exemple, elles m’ont fait savoir de bien des manières qu’elles n’étaient pas du tout impressionnées par mes diplômes (je suis alors en doctorat de sciences sociales) ou à tout le moins qu’elles ne s’en laisseraient pas imposer (quand je les ai accompagnées dans leur travail, elles sont arrivées en retard et m’ont délégué les tâches les moins gratifiantes comme nettoyer les WC). On aurait tort de ne voir dans leur attitude qu’une simple reconduction du modèle classique d’appartenance aux classes populaires [15] : ces femmes, en effet, ne sont pas imperméables aux aspirations aux études longues qui gagnent l’ensemble de ces milieux. Par exemple, dès qu’une « petite jeune » diplômée entre dans l’association, elles lui disent de partir, qu’elle « mérite mieux que de bosser là-dedans ». Elles souhaitent, elles aussi, que leurs enfants fassent des études. Mais elles ne sont pas pour autant honteuses de leurs diplômes professionnels et dénuées de ressources culturelles.
9Pour spécifier la position sociale des aides à domicile, il faut donc non seulement prendre au sérieux les diplômes, aussi modestes qu’ils paraissent à l’aune du monde du travail, mais aussi les différences de diplômes qui traversent la catégorie professionnelle et leurs effets. Olivier Schwartz avait souligné l’intérêt, pour décrire la diversité interne aux classes populaires et les changements qui les travaillent, de prendre en considération les effets de la présence des détenteurs du baccalauréat voire de diplômes du supérieur dans les positions les plus dominées du monde du travail [16]. Comme nous venons de le suggérer, cette piste doit être combinée à l’étude des effets de la forte proportion de diplômes de niveau V, voire de leur augmentation dans certains secteurs d’activité. Plus précisément, la ligne de clivage la plus pertinente, d’après notre terrain d’enquête, sépare d’un côté les détentrices de diplômes généralistes (brevet des collèges et baccalauréat général) et de l’autre les détentrices de diplômes imbriqués à des savoirs professionnels (CAP, BEP et aujourd’hui les baccalauréats technologiques et professionnels qui concernent six aides à domicile bachelières sur dix), les sans diplôme se distribuant quant à elles de part et d’autre de cette ligne de clivage.
Domination et autonomie au travail
10Lorsque l’on complète l’analyse des propriétés scolaires par celle de la position dans la division du travail et des conditions de travail, le premier constat qui s’impose renvoie à la position dominée que les aides à domicile occupent dans l’espace salarial [17]. Un indice en est la forme d’isolement qui distingue ces femmes (et leurs collègues assistantes maternelles et femmes de ménage) au sein du monde ouvrier et employé non qualifié [18]. Alors que 60 % des travailleurs non qualifiés répondent « oui » à la question de savoir s’ils peuvent « se faire aider par les personnes avec lesquelles ils travaillent habituellement pour un travail délicat ou compliqué », seul un quart des aides à domicile sont dans ce cas [voir tableau 2, ci-contre]. Les aides à domicile interviennent toute la journée au domicile de différentes personnes âgées, elles sont de ce fait très éloignées des formes de gratifications et de protections collectives étudiées chez les ouvriers de l’industrie. C’est d’ailleurs avec nostalgie que certaines des enquêtées évoquent « l’ambiance » ou les franches « rigolades » avec les collègues lorsqu’elles étaient ouvrières ou vendeuses.
Quelques ressources au travail des aides à domicile par rapport aux assistantes maternelles, aux femmes de ménage et aux travailleurs non qualifiés
Quelques ressources au travail des aides à domicile par rapport aux assistantes maternelles, aux femmes de ménage et aux travailleurs non qualifiés
11Pourtant, dans les propos tenus sur le terrain d’enquête, les aides à domicile relativisent plutôt cet isolement, en affirmant, par exemple, qu’elles ne sont pas seules puisqu’il y a « l’association », en l’occurrence une association d’aide à domicile pour partie subventionnée par la mairie de Mervans [voir encadré « Présentation de Mervans et de son association d’aide à domicile », p. 95]. Cette situation de travail dans laquelle une institution peut sous certains rapports faire office de collectif de travail n’est pas spécifique aux enquêtées de Mervans. D’après l’Enquête sur l’emploi de 2010, plus de la moitié des aides à domicile déclarent travailler pour des associations ou des entreprises et plus de 16 %, ce qui est loin d’être négligeable, pour des collectivités locales et l’État [19]. Ce trait les démarque même nettement des catégories les plus proches : plus de huit assistantes maternelles et femmes de ménage sur dix travaillent pour des particuliers, ce qui n’est le cas que d’un tiers des aides à domicile. L’association leur permet d’atténuer l’isolement : elles s’y rendent au moment de leur recrutement puis très régulièrement pour prendre les clés de l’appartement d’une personne âgée laissées à leur remplaçante du week-end, leur feuille de présence à faire signer, leur planning et leur bulletin de salaire. Certaines profitent de ces passages pour discuter avec les comptables, les responsables du personnel ou encore la directrice. Cette atténuation de l’isolement se retrouve dans les statistiques concernant les conditions de travail. Par exemple, près de la moitié des aides à domicile disent bénéficier de discussions collectives sur des questions d’organisation ou de fonctionnement de l’unité de travail, ce qui est proche de la situation des travailleurs non qualifiés, alors que ce n’est le cas que d’un tiers des assistantes maternelles et d’un dixième des femmes de ménage [voir tableau 2, p. 90].
Présentation de Mervans et de son association d’aide à domicile
L’association d’aide à domicile de Mervans a été créée au début des années 1960, à l’initiative du bureau d’aide sociale de la mairie : la structure privée, dite association prestataire, emploie elle-même les aides à domicile. Son personnel de bureau est constitué d’agents de la mairie et de salariées de l’association. Ses locaux sont également prêtés par la mairie et situés dans ses annexes. À la fin des années 1980, une deuxième association dite mandataire est créée toujours à l’initiative de la mairie, ses locaux étant contigus à la première : dans ce cas, l’association se contente de gérer le travail des aides à domicile qui ont le statut de salariées du particulier, employées directement par les personnes âgées. En 1999-2000, les deux associations fusionnent. Au moment de l’enquête, l’association gère le travail d’environ 75 aides à domicile : 37 % d’entre elles travaillent en prestataire uniquement (salariées par l’association), 27 % d’entre elles travaillent uniquement en mandataire (salariées par les personnes âgées) et 36 % d’entre elles travaillent sous les deux statuts.
12De plus, s’étant rencontrées dans les locaux de l’association, les aides à domicile se reconnaissent ensuite dans la rue, dans les cafés, les supermarchés où se poursuivent leurs discussions. Ce point est à mettre en relation avec le fait que 21 % des aides à domicile disent « pouvoir compter sur une aide extérieure à l’entreprise pour un travail délicat, compliqué », ce qui n’est le cas que de 6 % des femmes de ménage [voir tableau 2, p. 90]. Bien qu’isolées au regard du monde salarial, les aides à domicile disposent donc d’une première source de contacts qui prend pour support la structure collective de l’association et qui leur offre manifestement des ressources pour se protéger de certains aspects de leur travail et reconquérir, dans une certaine mesure, une part d’autonomie au travail. Cependant, cette forme d’autonomie n’est pas non plus sans contraintes. Les aides à domicile sont en effet beaucoup plus nombreuses que les assistantes maternelles ou les femmes de ménage à déclarer des tensions avec leurs supérieurs hiérarchiques, ou encore à se sentir concernées par le contrôle de leurs horaires de travail [voir tableau 3, p. 94]. Moins seules dans leur travail que les assistantes maternelles et les femmes de ménage, elles sont aussi de ce fait plus contrôlées [20].
Quelques contraintes au travail des aides à domicile par rapport aux assistantes maternelles, femmes de ménage et travailleurs non qualifiés
Quelques contraintes au travail des aides à domicile par rapport aux assistantes maternelles, femmes de ménage et travailleurs non qualifiés
13À ce premier type de contact s’ajoute le « travail au contact direct avec le public » qui démarque nettement les aides à domicile et les assistantes maternelles des femmes de ménage : 82 % des aides à domicile, 71 % des assistantes maternelles contre 39 % des femmes de ménage déclarent travailler en contact direct avec le public. À titre de référence, c’est également le cas de 79 % des employés. Cet aspect du travail renvoie, dans l’enquête sur les Conditions de travail, à des formes de pénibilités morales ou psychiques s’ajoutant, pour les aides à domicile, aux pénibilités physiques (notamment porter des charges lourdes, travailler dans les mauvaises odeurs ou dans des environnements surchauffés [21]). Les spécificités de ces pénibilités sont directement liées à la nature du public auquel sont confrontées les aides à domicile : 64 % des aides à domicile contre 24 % des assistantes maternelles disent intervenir auprès d’un public en détresse. Les aides à domicile déclarent ainsi beaucoup plus souvent que les assistantes maternelles rencontrer des tensions dans les rapports avec le public ou encore être exposées à des formes d’agressivité physiques et surtout verbales.
14Cependant, travailler au contact direct d’un public peut aussi procurer des ressources aux aides à domicile, même si l’enquête sur les Conditions de travail ne permet pas de le voir de manière approfondie. Tout au plus peut-on remarquer qu’une majorité d’aides à domicile (et d’assistantes maternelles, respectivement 58 et 64 %) déclarent que leur travail leur donne l’occasion d’apprendre des choses nouvelles, alors que ce n’est le cas que de 22 % des femmes de ménage. Les aides à domicile côtoient toute la journée des personnes âgées qui appartiennent à des milieux sociaux divers [22] et chez lesquelles elles échangent également avec des aides-soignantes, des infirmiers et infirmières, des kinésithérapeutes ou encore le médecin et les membres de la famille. Presqu’à chaque intervention, elles sortent faire les courses ou des démarches administratives, ce qui les met en relation avec des petits commerçants de Mervans, des caissières, des agents municipaux. Comme elles rencontrent en outre presque chaque semaine les employées de bureau de l’association, leur situation de travail est à l’origine de contacts quotidiens nombreux et variés qui, comme l’a montré Olivier Schwartz, sont générateurs, au moins pour une partie d’entre elles (il insiste ici sur les effets combinés de la scolarisation prolongée et du travail de contact), d’une capacité à entrer en relation avec les autres groupes sociaux [23]. Dans quelle mesure ces situations de contact façonnent-elles, voire transforment-elles, la façon qu’ont ces femmes d’appartenir aux classes populaires ? Et comment ce type de ressources de contact s’articule-t-il aux différents types de ressources culturelles déjà mises en évidence ?
Documents 1 et 2 Les associations d’aide à domicile : entre protection et contrôle
EXTRAITS DU DOCUMENT DISTRIBUÉ par l’association de Mervans aux personnes âgées chez lesquelles interviennent les aides à domicile (mis en place en 1999, dans le cadre de la « professionnalisation » engagée par la directrice).
EXTRAITS DU DOCUMENT DISTRIBUÉ par l’association de Mervans aux personnes âgées chez lesquelles interviennent les aides à domicile (mis en place en 1999, dans le cadre de la « professionnalisation » engagée par la directrice).
15Pour répondre à ces questions, il convient de se pencher sur les trajectoires sociales des aides à domicile. Ces femmes importent dans leur position actuelle des ressources et des dispositions acquises au fil des positions passées tout en contribuant à définir cette nouvelle position sociale à travers la façon dont elles se la représentent [24]. La prise en compte des effets de la trajectoire sociale nécessite, nous allons le voir, de les penser en lien avec les situations de travail dans lesquelles se trouvent concrètement les aides à domicile, aussi bien qu’avec leurs situations vécues hors travail (les relations de résidence, les relations familiales et les relations hors travail nouées à l’occasion du travail) [25].
16C’est au prisme de ces questionnements, et fort des enseignements tirés de l’analyse des propriétés scolaires de la catégorie professionnelle et des spécificités de ses conditions de travail, que se dégagent sur le terrain étudié deux manières concurrentes de définir et de vivre le métier d’aide à domicile, auxquelles correspondent deux manières différenciées d’appartenir aux classes populaires.
Rapport au travail, capital économique et autochtonie
17Au sein des aides à domicile, des divergences apparaissent dès les premiers contacts, autour de la manière de présenter et définir le travail. Une partie des enquêtées refuse clairement de s’identifier à la position professionnelle. Certaines disent qu’elles ont honte de faire ce travail, d’autres qu’elles ne voient pas la différence avec le travail d’une femme de ménage, refusant d’apparaître comme spécialisées dans la prise en charge du vieillissement. Par exemple, lorsque je leur demande s’il leur arrive de faire des toilettes, elles répondent outrées : « Ah non, moi jamais ! ». Elles ne croient pas en la valorisation de l’aide à domicile et s’inscrivent donc en faux par rapport à la directrice de l’association et l’une des trois responsables du personnel, très investies dans la professionnalisation [voir encadré « Le personnel de bureau de l’association face à la professionnalisation », p. 95].
Le personnel de bureau de l’association face à la professionnalisation
18De manière globale, le rapport au travail de ces femmes peut se définir comme un refus de se soumettre sans résistance à la situation de travail et se traduit par une volonté de contrôle du processus de travail. Elles refusent les remplacements au pied levé, les modifications d’emploi du temps de dernière minute, des tâches pour lesquelles elles ne sont pas payées comme les soins aux personnes âgées (changement de pansement, de couche, toilette). Elles n’hésitent pas non plus à refuser de travailler chez certaines personnes âgées comme celles qui sont trop malades, agressives ou encore celles dont le logement est insalubre.
EXTRAITS DU RÈGLEMENT INTÉRIEUR DE L’ASSOCIATION (datant de 1961 et modifié et complété en 1991 lorsque l’actuelle directrice prend ses fonctions).
EXTRAITS DU RÈGLEMENT INTÉRIEUR DE L’ASSOCIATION (datant de 1961 et modifié et complété en 1991 lorsque l’actuelle directrice prend ses fonctions).
19Pour saisir ce que ce type de rapport au travail révèle de leur position sociale, il faut être attentif à la pente de la trajectoire. Ce rapport au travail renvoie en effet pour commencer à la pente négative du trajet social qui les a conduites à entrer dans l’aide à domicile. Ces femmes ont très majoritairement connu des emplois mieux considérés dans le monde ouvrier et employé : elles ont été ouvrières, qualifiées pour certaines, vendeuses dans des petits commerces ou des grands magasins, secrétaires, comptables et petites patronnes (dans la coiffure, la boulangerie, la vente de prêt-à-porter). Quand elles disent : « mon métier », elles parlent en réalité de ce qu’elles faisaient avant d’entrer dans l’aide à domicile, dévoilant la nostalgie qui les attache à cet univers professionnel qu’elles ont quitté. Mais ces femmes ne se contentent pas d’exprimer leur sentiment de déclassement à l’enquêtrice. Elles s’opposent ouvertement et publiquement à la directrice dès que l’occasion se présente, et elles se donnent effectivement les moyens de contrôler, dans la mesure du possible, l’organisation de leur travail et son contenu : elles ont des horaires plus normaux, des interventions moins difficiles que leurs collègues, « s’arrangent » avec les personnes âgées pour leurs horaires.
Documents 3 et 4 La gestion de l’usure au travail par l’association
EXTRAITS D’UN ÉCHANGE DE COURRIER entre le personnel de l’association et Fatima M, une aide à domicile régulièrement en arrêt de travail. En 1997, Fatima M. travaille sous deux statuts pour l’association d’aide à domicile de Mervans?: comme salariée du particulier placée par l’association mandataire et comme salariée de l’association intermédiaire, un statut aidé qui disparaît en 1997 et est automatiquement et de droit transféré à l’association prestataire.
EXTRAITS D’UN ÉCHANGE DE COURRIER entre le personnel de l’association et Fatima M, une aide à domicile régulièrement en arrêt de travail. En 1997, Fatima M. travaille sous deux statuts pour l’association d’aide à domicile de Mervans?: comme salariée du particulier placée par l’association mandataire et comme salariée de l’association intermédiaire, un statut aidé qui disparaît en 1997 et est automatiquement et de droit transféré à l’association prestataire.
20Cette capacité à façonner leur situation de travail peut être comprise en combinant la pente de la trajectoire avec une dimension importante de leur situation de hors-travail : les ressources économiques dont elles disposent et qui sont insaisissables, à cette échelle d’analyse, par les statistiques. Quand elles me disent avec virulence : « Ah non, moi je n’accepte pas tout », elles sous-entendent aussi qu’elles ne sont pas dans la même « nécessité » que leurs collègues. D’ailleurs, elles ne se sont pas fait prier pour me donner des signes de ces ressources économiques dont elles sont fières et qui leur permettent de refuser des heures de travail (l’une d’elles m’a emmenée dans un magasin pour me montrer la chambre à coucher qu’elle venait d’acheter, une autre m’apporte des photos de son appartement). Dans la mesure où ces ressources économiques semblent pour partie déterminer le rapport de (non-)subordination de ces femmes à leur travail et aux femmes qui les encadrent, et fonctionner comme un « capital », elles méritent attention. La notion de capital économique est peu questionnée et son étude détaillée se limite généralement à la distinction entre revenus et patrimoine. Si les enquêtées font toutes partie des non-possédants, l’examen de leurs situations économiques révèle différents types de non-possédants [26]. Le trait qui distingue ces aides à domicile de leurs collègues réside principalement dans la possibilité qu’elles ont de mobiliser au quotidien les ressources économiques de leurs proches (un conjoint, un parent). Par exemple, certaines ont un conjoint petit patron ou ouvrier qualifié, exerçant à Mervans ou alentour, plusieurs des enquêtées sont retournées vivre, parfois à plus de 40 ans, chez leurs parents généralement issus des fractions « respectables » des classes populaires : anciens ouvriers qualifiés, petits patrons, ils sont propriétaires de leur appartement, situé dans Mervans ou une ville voisine, et touchent une retraite supérieure au salaire mensuel de l’aide à domicile [27]. Elles vivent chez eux et/ou y prennent tous leurs repas, empruntent la voiture. Ce qui distingue leur situation de celle de leurs collègues (alors même qu’elles ne sont pas plus souvent en couple que leurs collègues), c’est avant tout le caractère directement mobilisable, matériel, de ces ressources. En effet, non seulement elles bénéficient de ressources en nature (logement, repas, y compris pour leurs enfants quand elles en ont) et des économies d’échelle pour les dépenses (logement, meubles, factures courantes) mais, habitant grâce à leurs proches, à Mervans ou près de Mervans, elles peuvent par exemple, au cours de leur journée de travail, rentrer chez elles quand elles ont un « trou » [28] ou pour le déjeuner, ce qui leur évite de dépenser de l’argent pour une consommation dans un café. Ces ressources économiques – qu’on pourrait nommer « ressources matérielles » – sont donc réellement rentables sur le marché de l’aide à domicile. Elles les protègent des situations de travail abusives, d’une usure prématurée et, plus généralement, leur permettent d’améliorer leurs conditions de travail, leur conférant un pouvoir certain dans les rapports de force avec la directrice de l’association ou certaines personnes âgées.
21Cette capacité de résistance (qui sait aussi s’exprimer collectivement [29]) est également à mettre en rapport avec les dispositions acquises au fil des positions occupées avant d’entrer dans l’aide à domicile et notamment avec les savoir-faire professionnels et scolaires. On retrouve ici cette partie, identifiée statistiquement, des aides à domicile dotées d’un CAP ou BEP non lié au secteur de l’aide à domicile ainsi que d’une petite fraction des sans diplôme, ayant fréquenté des collectifs de travail ouvrier ou employé. Elles savent de ce fait mieux que leurs collègues s’imposer dans les rapports de force avec la directrice et certaines personnes âgées (elles connaissent les conventions collectives).
22Une spécificité de ces aides à domicile réside en particulier dans leur capacité à faire valoir ces ressources culturelles et professionnelles acquises antérieurement au cours des relations de sociabilité nouées à Mervans. Elles parviennent, à l’occasion de leur travail, à les convertir en capital social local ou « capital d’autochtonie » [30]. Car si ces femmes refusent certaines interventions, elles s’efforcent aussi d’en conserver d’autres : celles qui se font chez des femmes âgées peu dépendantes, elles-mêmes anciennes commerçantes, patronnes, vendeuses, plutôt de droite et qui disposent encore d’un réseau de connaissances à Mervans. Elles bénéficient ainsi du réseau local de ces personnes âgées et entretiennent le leur puisqu’au cours de leurs journées de travail, circulant dans la ville, elles ont, en plus des commerçants, de multiples occasions de serrer la main d’un adjoint au maire ou d’une ancienne commerçante membre du conseil d’administration de l’association.
23Ce réseau de sociabilité locale contribue à les protéger de la directrice de l’association, ces personnes âgées n’hésitant pas à les défendre voire à les couvrir lorsqu’elles sont, par exemple, en retard au travail. Un autre cercle de relations entre encore en jeu, ces aides à domicile s’appuyant aussi sur leurs relations avec une fraction du personnel de bureau de l’association. Elles sont notamment particulièrement proches des deux comptables qui détiennent les cordons de la bourse et leur font par exemple des avances sur salaire. Les aides à domicile qui ont ce privilège d’accéder au bureau des comptables (leurs collègues n’osent franchir le seuil de la porte) restent à discuter avec elles, parfois assez longtemps, et les conversations tournent là encore autour d’un univers commun pour partie révolu.
24Elles partagent avec les personnes âgées et avec la fraction la plus dominée du personnel de bureau de l’association une adhésion au monde du petit patronat (les unes et les autres rêvant de « monter leur boîte » ou ayant un proche petit patron) et à la droite traditionnelle très implantée à Mervans ainsi qu’un attachement à la culture de métier comme mode de légitimité professionnelle. Cela apparaît notamment en creux lorsqu’il s’agit de critiquer la directrice ou bien leur collègue Josiane Valor, qui ont toutes deux fait des études supérieures mais sont régulièrement qualifiées, au cours de ces discussions, d’incompétentes (débordées, pas organisées). Toutes ces femmes partagent enfin ouvertement des jugements racistes et stigmatisants qui prennent pour cibles les « Noires » et les « Arabes », de façon générale ou très précise quand il s’agit de leurs collègues aides à domicile [31]. Les tâches administratives du personnel de bureau de l’association sont régulièrement l’occasion de stigmatisations raciales (plaisanteries sur les noms, soupçons de fraude). Ces discussions alimentent aussi les rumeurs que les aides à domicile colportent sur leurs collègues intervenant chez les mêmes personnes âgées (« On se demande ce qu’elle fout, la Noire qui vient le matin, il y a tout à faire quand j’arrive ! »).
25Cette fraction d’aides à domicile disposant de diplômes de niveau V et des ressources de contact propres à leur situation de travail représente ainsi un pôle des classes populaires qui, proche du monde ouvrier et du petit patronat, est plutôt traditionnel, bien qu’il présente des traits originaux comme la nature du capital économique qui permet de se ménager des marges d’autonomie au travail (des ressources économiques en nature et mobilisables au quotidien). La manière dont ces aides à domicile investissent leur travail constitue une autre originalité : bien qu’elles refusent de s’identifier à leur groupe professionnel, ces femmes s’impliquent dans les relations avec certaines personnes âgées (les moins dépendantes, anciennes patronnes ou figures des classes populaires de Mervans) et avec certaines employées de bureau de l’association (celles qui sont liées par leur famille à Mervans et s’opposent à la professionnalisation de l’aide à domicile). Toutes ces relations leur permettent de générer ou d’entretenir un capital social local. Elles parviennent ainsi, à travers leur travail, à s’arrimer à leur groupe de référence, les classes populaires traditionnelles, proches du pôle du petit patronat.
Rapport au travail, capital culturel et mobilité
26D’autres salariées, par contre, revendiquent leur investissement dans l’aide à domicile. Elles disent avoir du goût pour leur métier et éprouver du plaisir à travailler avec des personnes âgées (qu’elles trouvent, par exemple, « enrichissantes »), elles acceptent les formations proposées par la directrice, et partagent avec cette dernière et Josiane Valor une même volonté de valorisation du secteur de l’aide à domicile [voir encadré « Le personnel de bureau de l’association face à la professionnalisation », p. 95]. L’une d’elles, par exemple, est agacée quand je lui dis que ses collègues n’apprécient pas la directrice : elle considère que cela fait du tort à « l’image de l’association ». Elles acceptent également plus volontiers les remplacements au pied levé ou encore le travail le soir et le week-end. Globalement, elles ont des amplitudes horaires plus élevées que leurs collègues et sont parfois spécialisées dans les prises en charge « difficiles » comme les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, celles qui sont agressives ou pauvres (habitant en logements insalubres ou sous-équipés) ; cela signifie aussi qu’elles acceptent de réaliser des soins pour lesquels elles ne sont pas officiellement rémunérées comme les toilettes. Elles insistent discrètement auprès des responsables du personnel pour avoir des personnes qui ont « vraiment besoin » d’elles, c’est-à-dire qui ont besoin de plus qu’une femme de ménage. Avoir ce type de prise en charge (des personnes physiquement et psychiquement diminuées), et ce type d’horaire (travail le soir ou le week-end), leur permet de définir leur activité comme un travail d’utilité publique de soins auprès des personnes âgées dépendantes.
27Là encore, la pente de la trajectoire sociale de ces femmes éclaire leur rapport au travail. L’analyse est toutefois un peu plus complexe que pour leurs collègues car, d’un certain point de vue, ces femmes ont emprunté deux trajectoires distinctes. Certaines ont une trajectoire (ainsi que des conditions matérielles de vie) qui n’est pas sans rappeler la figure du « sous-prolétariat ». Elles n’ont pas de diplômes et ont toujours occupé des formes précaires d’emplois, y compris, pour les plus âgées, pendant la période dite des « trente glorieuses?» [32]. L’entrée dans le secteur de l’aide à domicile s’inscrit pour elles sur une pente positive. Elles y décrochent leur premier contrat à durée indéterminée et bénéficient des discours gratifiants de la directrice ou de certaines personnes âgées. Une autre trajectoire est néanmoins identifiable au sein de ces aides à domicile, celle de femmes étrangères et antillaises [voir encadré « Les femmes étrangères et originaires des DOM-TOM parmi les aides à domicile », p. 102] et de quelques Françaises de métropole qui, au contraire, ont des diplômes élevés pour l’aide à domicile (baccalauréat et plus). Elles ont presque toutes une formation générale (l’une a obtenu au Maroc un DEUG de sciences économiques, une autre a travaillé comme institutrice remplaçante en Guadeloupe). Elles ont, du point de vue de la trajectoire, un point commun avec les aides à domicile qui partagent leur rapport au travail et qu’elles expriment bien volontiers dès la première rencontre : en France métropolitaine, elles ne sont jamais parvenues à faire reconnaître leurs diplômes de sorte qu’elles ont, elles aussi, enchaîné les emplois précaires du bas de l’échelle. Alors qu’elles sont plutôt en déclassement par rapport à leur milieu d’origine (« celle qui n’a pas réussi dans la famille », disent-elles), l’emploi d’aide à domicile constitue pour elles, sur le marché du travail français métropolitain, un refuge contre la précarité, voire l’espoir de faire reconnaître enfin leurs diplômes. Sous ce même rapport au travail, nous retrouvons ainsi des aides à domicile détentrices de diplômes généralistes identifiées statistiquement mais aussi pour partie, des aides à domicile sans diplôme.
Les femmes étrangères et originaires des DOM-TOM parmi les aides à domicile
Ce trait semble assez spécifique, sinon au terrain d’enquête, du moins à l’Île-de-France (où travaillent 10 % des aides à domicile). Sur l’ensemble de la France, les aides à domicile de nationalité étrangère ne représentent en effet que 13 % de la catégorie (comme pour les assistantes maternelles) contre un gros tiers des femmes de ménage, et plus de 6 % d’entre elles ont acquis la nationalité française. Ces pourcentages sont un peu plus importants que dans la population des femmes en emploi (9 % d’étrangères et 5 % de Françaises par acquisition). En revanche, en Île-de-France, une aide à domicile sur deux est de nationalité étrangère (quatre assistantes maternelles et huit femmes de ménage sur dix) et – comme parmi les enquêtées – aucune nationalité ne ressort spécifiquement chez les aides à domicile. De même, si les aides à domicile originaires des DOM-TOM représentent seulement 1 % de la catégorie en France métropolitaine, elles en constituent près de 5 % en Île-de-France (elles sont quasi absentes chez les assistantes maternelles et les femmes de ménage), contre 3 % dans la population des femmes en emploi. De manière générale, les femmes originaires des DOM-TOM travaillent essentiellement en Île-de-France et sont concentrées parmi les employés (plus de 5 %) et dans une moindre mesure parmi les professions intermédiaires. Nous pouvons toutefois supposer qu’elles ne se répartissent pas de manière homogène en Île-de-France puisqu’elles représentent 11 % des aides à domicile de l’association enquêtée.
28Pour les aides à domicile proches du « sous-prolétariat », la question de savoir comment leurs trajectoires sociales se combinent avec leur situation de hors-travail, en particulier avec leurs ressources économiques, est simple dans la mesure où la logique de la « nécessité » les conduit manifestement à accepter toutes les heures de travail, tous les remplacements. Ces femmes ont même parfois pour particularité d’avoir la position professionnelle la plus enviable au sein de leur famille de sorte qu’elles en hébergent certains membres (un enfant divorcé, un frère au chômage) ou leur prêtent de l’argent. Mais cette nécessité économique est aussi, paradoxalement, une caractéristique de leurs collègues migrantes plutôt diplômées. Les familles de ces femmes disposent de ressources économiques, mais celles-ci ne sont pas mobilisables par elles au quotidien en France métropolitaine. Certaines Antillaises ou étrangères ont, par exemple, un conjoint qui ne les a pas suivies dans leur migration professionnelle et qui ne les aide pas dans les dépenses quotidiennes de logement et de nourriture. Elles ont donc toutes pour autre point commun la fragilité des ressources économiques et notamment l’absence de « ressources matérielles ». Plus précisément, elles ont en commun le fait d’être « mobiles » [33] puisque les plus vulnérables, proches du sous-prolétariat (filles d’immigrés ou non), ont le plus souvent fui leur famille (installée dans les régions économiquement sinistrées du nord et de l’est de la France) pour venir travailler sur le marché d’emploi parisien, celles qui viennent de fractions plus stables de l’étranger ou d’outre-mer sont par définition éloignées de leur famille. Rien ne dit mieux l’homologie de position entre ces femmes aux propriétés pourtant distinctes que le fait qu’elles ont quasiment toutes, au moment de leur arrivée sur le bassin de l’emploi parisien, accepté de travailler comme aide à domicile « en 24 h/24 » logeant à demeure.
29La vulnérabilité économique ne rend pas compte de toutes les attitudes professionnelles de ces femmes, des réelles compétences de soignantes qu’elles développent sur le terrain (elles apprennent à s’occuper de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer au contact des infirmières) ou des relations privilégiées qu’elles nouent avec certaines familles aisées et avec la fraction dominante du personnel de bureau de l’association : la directrice et Josiane Valor (qui a suivi la formation des responsables du personnel, est fille de médecin, a fait des études de droit et dont le mari est cadre dans une banque d’affaires). Il est nécessaire de faire intervenir les dispositions scolaires incorporées avant l’entrée dans l’aide à domicile, et plus précisément leur articulation avec la situation de travail : les enquêtées mobilisent concrètement ces dispositions scolaires qui, bien que dénuées de valeur objective, ont un réel rendement sur la scène professionnelle [34], par exemple lorsque certaines familles, les infirmières et plus encore la directrice de l’association et Josiane Valor louent les compétences professionnelles de ces aides à domicile (une ancienne institutrice guadeloupéenne est ainsi toujours choisie par la directrice pour parler au nom de ses collègues dans les manifestations publiques). Ces dispositions ont également un rendement plus indirect : la directrice et la responsable du personnel, percevant en ces salariées attachées aux formations scolaires des alliées pour la professionnalisation, s’efforcent de les « garder » dans l’emploi. Le rendement est alors économique puisque ces aides à domicile touchent des primes que n’ont pas leurs collègues et sont parfois mieux payées en taux horaire (certaines familles insistant par exemple pour cela en échange des soins médicaux apportées par la salariée). Le rendement est enfin d’un autre ordre, particulièrement important pour ces aides à domicile « mobiles » : la directrice de l’association et la chef du personnel tolèrent les absences de ces salariées et les protègent du licenciement comme lorsque l’une d’elles part dans sa famille pour les vacances et ne revient pas à la date prévue pour reprendre son travail. L’originalité de cette fraction des aides à domicile réside donc dans sa capacité à nouer une alliance avec la fraction la plus diplômée du personnel de bureau de l’association (les aides à domicile prennent à partie leurs collègues dans les réunions pour défendre la position de la directrice par exemple) [35].
30Pourtant, comme nous l’avons souligné, seule la fraction supérieure du groupe est diplômée. Il s’agit alors de comprendre plus précisément d’où proviennent ces dispositions scolaires. L’enquête ethnographique révèle la diversité, invisible statistiquement, des ressources culturelles possédées par ces femmes. Ces aides à domicile ont aussi obtenu toute une série de certifications de branche ou tout simplement des attestations de stage en lien avec l’aide à domicile. En arrivant en France métropolitaine, étrangères et Antillaises se sont en effet massivement engagées au cours des années 1980-1990 dans des formations spécialisées de l’aide à domicile qu’elles ont souvent elles-mêmes financées. C’est également le cas de leurs collègues sans diplôme lorsqu’elles sont restées longtemps au chômage et qui, pour certaines d’entre elles, ont été aiguillées par l’ANPE vers des emplois et des stages de réinsertion professionnelle dans l’aide à domicile. En investissant leur travail au point de le définir comme spécialisé dans la prise en charge du vieillissement, toutes ces femmes, diplômées ou non, espèrent convertir leur capital culturel incorporé en capital culturel institutionnellement reconnu.
31Il faudrait ajouter que le fait d’être « mobiles » favorise l’« alliance objective » entre les aides à domicile et les femmes diplômées des classes moyennes et supérieures : lorsque ces femmes font alliance avec les femmes de classes moyennes et supérieures, parfois contre leurs collègues, elles n’engagent pas l’ensemble des relations qu’elles ont avec leur famille de classes populaires ni ne mettent en question les relations locales que leur famille peut entretenir. On peut ainsi penser que ces aides à domicile adhèrent à l’entreprise de professionnalisation de la directrice parce qu’elles n’ont pas d’attaches locales (pas de réputation locale et familiale à soutenir) et qu’elles sont de toute façon exclues des relations de sociabilité avec le pôle traditionnel des classes populaires représenté localement par leurs collègues. La mobilité spatiale, généralement envisagée sous l’angle de la contrainte pour les groupes les plus dominés de l’espace social, apparaît dans ce secteur d’activité en devenir et en forte croissance, et par comparaison avec le type d’investissement envisagé par leurs collègues, comme une ressource pour la mobilité sociale [36]. De même que leurs collègues disposent d’un capital d’autochtonie mobilisé dans le hors-travail, ces aides à domicile tirent bénéfice, sur la scène professionnelle, de leur capital de mobilité.
32Le capital culturel de la minorité supérieure des enquêtées s’avère rentable dans le champ de l’aide à domicile à l’heure de la « professionnalisation » et oriente cette fraction vers l’identification à l’avenir du métier. La fraction des aides à domicile disposant de diplômes généralistes et une fraction de celles qui n’en a aucun, dessinent les contours d’un pôle des classes populaires proche des classes moyennes et supérieures diplômées, qui s’inscrit ainsi dans une nouvelle manière d’appartenir aux classes populaires. Les attitudes de ces femmes font apparaître un autre type d’« aménagement de la vivabilité populaire » [37], peut-être propre à convertir une mobilité géographique en mobilité sociale.
33Ainsi, il faut mettre en œuvre tout un ensemble d’opérations de recherche pour se donner réellement les moyens de caractériser la position sociale des groupes les plus dominés comme les aides à domicile. En combinant les données issues de plusieurs enquêtes statistiques, en faisant des comparaisons dans le temps et dans l’espace (y compris des comparaisons avec les catégories les plus proches), en articulant frontalement données statistiques et données ethnographiques, en prenant en compte le double effet des trajectoires sur les positions sociales et l’articulation de ces trajectoires avec les situations de travail et avec les situations de hors-travail, nous avons fait apparaître des formes de ressources inattendues et peu visibles.
34Quatre grands vecteurs semblent orienter les appartenances sociales de ces femmes de milieux populaires. Tout d’abord, la question, souvent occultée, des ressources économiques et de leur nature, contribue à créer des écarts entre les aides à domicile. Il y a plusieurs degrés de nécessité économique, liés notamment aux appuis familiaux et locaux. Les ressources culturelles et notamment les types de diplômes possédés en constituent un deuxième ; l’allongement des études combiné à la présence encore importante de détentrices de diplômes de niveau V dans cette région de l’espace social produit des effets différentiels sur les attitudes professionnelles. La position sociale dépend ensuite du type de relations symboliques dans lequel elle s’inscrit : dans des emplois qui mettent ces femmes au contact de divers groupes sociaux, plusieurs types d’économies symboliques peuvent manifestement coexister. Enfin, comme le soulignent aujourd’hui plusieurs travaux sur les classes populaires, l’opposition entre immigrées et non-immigrées (très exactement ici entre les « Noires », les « Arabes » et les autres) paraît importante parmi ces femmes des classes populaires [38]. Cependant, à l’opposition binaire établis/marginaux généralement reprise dans les travaux sur les classes populaires, l’opposition entre autochtones et mobiles a semblé plus adaptée pour saisir ce qui oriente les appartenances sociales de ces femmes de classes populaires. En effet, les aides à domicile ici appelées « mobiles » ont aussi des ressources relatives ; elles ne sont pas exclues de toutes les formes de sociabilité et parviennent même à nouer une alliance avec des femmes diplômées de classes moyennes et supérieures.
Notes
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[1]
Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », habilitation à diriger des recherches, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
-
[2]
Thomas Amossé et Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et Statistique, 393-394, 2006, p. 203-229 ; Agnès Pelage et Tristan Poullaouec, « La France “d’en bas” qu’on regarde “d’en haut” », in France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.), En quête d’appartenances. L’enquête Histoire de vie sur la construction des identités, Paris, Éd. de l’INED, coll. « Grandes Enquêtes », 2009, p. 29-70.
-
[3]
Pour l’ensemble de la contribution, nous reprenons la catégorie « travailleurs non qualifiés » construite par Olivier Chardon. Voir Olivier Chardon, « Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans », INSEE Première, 796, 2001.
-
[4]
Sur les stéréotypes et les contraintes objectives attachés à cet emploi, voir Tania Angeloff, Le Temps partiel : un marché de dupes ?, Paris, La Découverte & Syros, 2000. Sur l’aspect juridique, voir Géraldine Laforge, « Le statut d’emploi des intervenant(e)s à domicile dans le champ de l’aide et des services aux personnes : quelques réflexions sur une politique du “gisement d’emplois” », Revue de droit sanitaire et social, 2, 2005, p. 290-303 ; Damien Bucco, « L’action de l’inspection du travail dans le champ de la santé-sécurité au travail des salariées de l’aide à domicile », Rapport d’étude, INTEFP, mai 2011.
-
[5]
Christelle Avril, « S’approprier son travail au bas du salariat. Les aides à domicile pour personnes âgées », thèse pour l’obtention du doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2007.
-
[6]
Tous les noms propres (lieux, prénoms et noms des enquêtées) sont anonymisés.
-
[7]
Julian Mischi et Nicolas Renahy, « Classe ouvrière », Dictionnaire de sociologie, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel, 2008, p. 134.
-
[8]
Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2006, p. 37.
-
[9]
Tristan Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010, p. 35-43.
-
[10]
Sur ce point, voir François-Xavier Dewetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services à la personne, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009, p. 79-104.
-
[11]
L’enquête sur l’emploi ne comptabilise que le diplôme le plus élevé. Une aide à domicile bachelière ayant obtenu le DEAVS continuera à apparaître comme seulement bachelière dans les enquêtes statistiques.
-
[12]
Pour une réflexion sur les diplômes de niveau V, voir Gilles Moreau, Le Monde apprenti, Paris, La Dispute, 2003, p. 105-125.
-
[13]
Sur le thème plus général de la non-reconnaissance des qualifications dans l’aide à domicile, voir Annie Dussuet, Travaux de femmes. Enquêtes sur les services à domicile, Paris-Budapest-Turin, L’Harmattan, coll. « Le travail du social », 2005.
-
[14]
La valeur symbolique des ressources contribue aussi à définir la position dans la structure sociale. Voir Pierre Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, t. VII(2), 1966, p. 212.
-
[15]
Sur ce modèle classique, voir Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957] ; Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011 [1977].
-
[16]
T. Poullaouec, Le Diplôme, arme des faibles…, op. cit.
-
[17]
O. Schwartz, « La notion de “classes populaires”», op. cit., p. 130-140 et 154-162.
-
[18]
Sur les conditions de travail de ces catégories, voir Alain Chenu, L’Archipel des employés, 1990, Paris, INSEE, coll. « Études », p. 82-83 ; Christelle Avril, « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées : contraintes et savoir-faire », Le Mouvement social, 216, 2006, p. 87-99 ; François-Xavier Dewetter et Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Paris, Raisons d’agir, 2011, p. 69-73.
-
[19]
Brigitte Croff, Seules. Genèse des emplois familiaux, Paris, Métailié, 1994.
-
[20]
Il serait intéressant d’approfondir l’analyse du cas de ces aides à domicile qui, lorsqu’elles ne sont pas stagiaires ou contractuelles, disposent d’un « emploi à statut » (Marie Cartier, Jean-Noël Retière et Yasmine Siblot (dir.), Le Salariat à statut, Rennes, PUR, coll. « Pour une histoire du travail », 2010).
-
[21]
Michel Gollac, « Les dimensions de l’organisation du travail. Communications, autonomie, pouvoir hiérarchique », Économie et Statistique, 224, septembre 1989, notamment p. 36-38.
-
[22]
C. Avril, « Le travail des aides à domicile pour personnes âgées… », op. cit.
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[23]
Les interventions étant, dans cette association, aussi bien réalisées en « prestataire » qu’en « mandataire », les personnes âgées soit relèvent de l’aide sociale (service prestataire), soit ne peuvent en relever (leurs revenus sont trop importants), d’où leur statut d’employeur particulier passant par un service mandataire.
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[24]
O. Schwartz, « La notion de “classes populaires” », op. cit., p. 90-117.
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[25]
Sur la distinction entre effet pur de la trajectoire (socialisation) et la pente de la trajectoire, voir Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979, p. 124, reprise et illustrée in Christelle Avril, Marie Cartier et Delphine Serre, Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes, récits, Paris, La Découverte, coll. « Grands repères guides », 2010, p. 160-163.
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[26]
En toute rigueur, pour saisir la place des aides à domicile dans la structure sociale, il faudrait aussi prendre en compte l’histoire du groupe, notamment l’évolution de son « poids fonctionnel » dans une structure sociale en mouvement. Voir P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », art. cit.
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[27]
Max Weber a attiré l’attention sur ce point. Max Weber, Économie et société. t. 1 : Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 1995, p. 391-395.
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[28]
En 2010, les aides à domicile ont gagné en moyenne 845 € nets mensuels contre un peu plus de 1 000 € pour l’ensemble des travailleurs non qualifiés et 1 480 € pour les femmes en emploi. Cette grande faiblesse des salaires s’explique essentiellement par le temps partiel touchant 68 % d’entre elles contre 32 % des travailleurs non qualifiés et 29,5 % des femmes en emploi (Enquête sur l’emploi, INSEE, 2010).
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[29]
En général, les aides à domicile travaillent le matin et aux heures des repas, il n’est pas rare qu’elles ne soient pas payées entre 14 et 17 heures, ce qu’elles appellent des « trous » ou des « creux ».
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[30]
Pour un exemple parmi d’autres relevés au cours de l’enquête, voir Christelle Avril, « Une mobilisation collective dans l’aide à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail », Politix, 86, 2009, p. 97-118.
-
[31]
Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003, p. 132.
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[32]
Les expressions « Noires » et « Arabes » sont courantes dans l’association et sont utilisées y compris par les aides à domicile « noires » et « arabes » pour s’auto-désigner.
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[33]
Comme l’a montré l’historienne Anne-Sophie Beau (Un Siècle d’emplois précaires, Paris, Payot, 2004), les formes précaires d’emploi sont apparues bien avant les années 1980-1990 pour certaines franges du salariat.
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[34]
L’expression est empruntée à Anne-Catherine Wagner qui, dépassant « les mots qui classent » comme « cosmopolitisme » des classes bourgeoises versus « immigration » des ouvriers, propose de comparer les formes de « mobilité » des classes supérieures et des classes populaires. Voir Anne-Catherine Wagner, Les Classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007. 33. Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 30, novembre 1979, p. 3-6.
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[35]
La présentation du rapport au politique du groupe des mobiles a été volontairement laissée de côté. Ces aides à domicile « mobiles » n’expriment pas haut et fort, comme leurs collègues, leurs opinions politiques, elles n’en font pas un vecteur d’unité entre elles ou d’opposition avec leurs collègues (du moins pas dans une forme explicite et directe). Cela tient à de nombreuses raisons, l’une d’elles étant que le groupe, socialement hétérogène d’un certain point de vue, l’est aussi dans son rapport au politique. Cela ne signifie pas que nous ne prenons pas au sérieux l’étude des formes de politisation des aides à domicile. Mais cette étude, pour ne pas être escamotée et apporter réellement des éléments nouveaux, mérite une réflexion en soi.
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[36]
William Foote Whyte, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1996 [1943], p. 134-147.
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[37]
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil/Gallimard, 1989, p. 78-82.
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[38]
G. Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », op. cit. ; J. Mischi et N. Renahy, « Classes ouvrières », op. cit. ; T. Amossé et O. Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », op. cit. ; Olivier Schwartz, dans une courte interview (Vacarme, 37, été 2006), souligne que son enquête sur les chauffeurs de bus de la RATP l’amène à proposer une configuration triangulaire de l’univers des classes populaires, le troisième pôle, par-delà « eux » et « nous », étant incarné par les immigrés.