Notes
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[1]
Beverley Skeggs, Formations of Class & Gender. Becoming respectable, Londres, Sage Publications, 2002 [1997]. Je tiens à remercier Christelle Avril qui m’a fait connaître cet ouvrage. Cet article est nourri des échanges que nous avons eus à son sujet.
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[2]
Voir notamment Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2003 et les entretiens avec Paul Willis menés par Sylvain Laurens et Julian Mischi : « Entrer dans la boîte noire de l’école », in Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011 [1977], p. 341-384.
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[3]
Danièle Kergoat, « Ouvrières = ouvriers ? Propositions pour une articulation théorique de deux variables : sexe et classe sociale », Critiques de l’économie politique, nouvelle série, 5, 1978, p. 65-97.
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[4]
Voir, par exemple, un numéro spécial des Cahiers du genre, 36, 2004 (Anne-Marie Devreux, « Les résistances des hommes au changement social : émergence d’une problématique », p. 5-20) et un numéro spécial de Genèses, 64, 2006 (Christelle Hamel et Johanna Siméant, « Genre et classes populaires », p. 2-4). Voir également : Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx/Confrontations », 2009. Et dans cet ouvrage : Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude du travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », [1992], p. 21-70.
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[5]
Michèle Ferrand, Féminin Masculin, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, p. 49, cité in Muriel Darmon, La Socialisation, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2006, p. 42.
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[6]
Pour une analyse convergente, voir Laura Lee Downs, « Histoire du peuple, histoire des femmes : l’historiographie anglaise depuis 1968 », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani (dir.), Le Travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve de la différence des sexes, Paris, La Découverte/MAGE, 2003, p. 88-102.
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[7]
Pierre Bourdieu, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, septembre 1990, p. 2-31.
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[8]
Tout en se revendiquant d’une approche bourdieusienne des classes sociales, l’ouvrage tend à privilégier une approche discursive et symbolique. La notion de « classe ouvrière » apparaît donc comme un jugement moral autant qu’un outil d’analyse du monde social.
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[9]
Viviane Albenga utilise ces propositions de Skeggs pour renouveler l’approche sociologique de la lecture chez les femmes de classe moyenne, voir Viviane Albenga, « Lecteurs, lectures et trajectoires de genre », thèse de doctorat de sociologie sous la direction de Rose-Marie Lagrave, Paris, EHESS, 2009. Beverley Skeggs développe ses réflexions théoriques dans “Context and background: Pierre Bourdieu’s analysis of class, gender and sexuality”, in Lisa Adkins et Beverley Skeggs (éds), Feminism after Bourdieu, Oxford/Malden (MA), Blackwell Publishing/The Sociological Review, 2004, p. 19-33 et “Exchange, value and affect: Bourdieu and ‘the self’”, ibid., p. 75-95.
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[10]
Erik Neveu, « De nouvelles catégories du populaire ? », in Marc-Henry Soulet (dir.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Fribourg, Academic Press Fribourg, coll. « Res Socialis », 2011, p. 113 et Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957].
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[11]
Ibid., p. 110.
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[12]
Du fait des difficultés de traduction que posent ces termes et suivant un usage désormais courant, nous les conservons la plupart du temps en anglais. On trouve alternativement sous la plume de Beverley Skeggs le terme de caring ou de care. Pour bien différencier l’approche qui consiste à étudier empiriquement le care, en l’occurrence ici comme un contenu d’enseignement, plutôt que comme un concept général, nous privilégions le terme caring. Pour une élaboration philosophique et politique de la notion de care, voir Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/philosophie pratique », 2009 [1993].
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[13]
Beverley Skeggs brosse dans un chapitre liminaire l’histoire des cours de caring ou care en Angleterre. Ils remontent au XIXe siècle et aux politiques sociales déployées dans un contexte d’inquiétude de la bourgeoisie face au développement de la classe ouvrière. Ces cours visaient à inciter les femmes de la classe ouvrière à accomplir leurs devoirs domestiques avec plaisir, à rendre possible l’émergence de la famille ouvrière et à discipliner ce faisant les hommes, porteurs de la menace révolutionnaire. Ils visaient aussi à produire des servantes bon marché pour la bourgeoisie. La sociologue traite les cours de care observés dans les années 1980 comme un héritage de cette politique de civilisation des femmes de la classe ouvrière.
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[14]
B. Skeggs, Formations of Class & Gender, op. cit., p. 67-68.
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[15]
Beverley Skeggs a cherché à caractériser la position de classe de ces jeunes femmes, mais tous les paramètres (métier des parents, scolarité, logement, situation familiale, etc.) tendaient à bouger, notamment en raison de l’âge des enquêtées. Au début de l’enquête, âgées de 16 ans, les jeunes femmes étudiées dépendaient économiquement de leurs parents : 21 % de leurs mères étaient au foyer, seulement 6 % travaillaient en usine ; 5 % étaient indépendantes ; 49 % des pères étaient ouvriers, 8 % au chômage, 15 % dans des situations transitoires, 22 % indépendants. Finalement, il était difficile de situer objectivement ces jeunes femmes dans l’espace social. Il était plus commode de dire ce qu’elles n’étaient pas, à savoir des classes moyennes : elles n’avaient pas fait d’études supérieures, n’avaient pas accès à des emplois stables et bien payés et leurs préférences en matière de culture étaient manifestement très éloignées de la haute culture, voir B. Skeggs, ibid., p. 79-81.
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[16]
B. Skeggs, Formations of Class & Gender…, op. cit., p. 90.
-
[17]
Voir par exemple Thomas Amossé et Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et Statistique, 393-394, novembre 2006, p. 203-229.
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[18]
Divers travaux documentent aujourd’hui la façon dont la classe ouvrière s’est construite en excluant les femmes. Voir par exemple, Laura Lee Downs, L’Inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002 et Cynthia Cockburn, « Le matériel dans le pouvoir masculin », Cahiers du Genre, 36, 2004, p. 89-120.
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[19]
Voir R. Hoggart, La Culture du pauvre…, op. cit. et Eric Neveu, « Richard Hoggart et la famille ouvrière. Une lucidité sans concepts », in Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, coll. « Hors collection sciences humaines », 2010, p. 343-355.
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[20]
L’ouvrage de Beverley Skeggs donne parfois l’impression de s’éloigner des réalités matérielles de la condition de classe (les ressources matérielles, le travail), pour centrer l’attention sur les réalités symboliques, tel le travail identitaire de ces femmes aux prises avec les représentations culturelles de la classe ouvrière, de la féminité, du féminisme.
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[21]
Les dispositions de genre des femmes des fractions pauvres des classes populaires exerçant à un moment donné le même métier d’aide à domicile ne sont pas homogènes, mais varient en fonction de leur socialisation féminine, de leur situation familiale, de leur trajectoire professionnelle : Christelle Avril, « Les compétences féminines des aides à domicile », in Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (dir.), Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/enquêtes de terrain », 2003, p. 187-207.
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[22]
Sur la moindre identification à l’identité de classe bourgeoise des femmes de la bourgeoisie allemande au XIXe et un modèle de « féminité » aristocratique, centrée sur l’apparence extérieure, la sociabilité mondaine et la culture artistique, voir Ute Frevert, « Classe et genre dans la bourgeoisie allemande au XIXe siècle », Genèses, 6, 1991, p. 5-28.
1Encore peu connu en France, l’ouvrage de Beverley Skeggs, Formations of Class & Gender [1] fait partie de ces travaux [2] qui ont renouvelé l’approche des classes populaires, dans le cadre des cultural studies nées dans les années 1960 en Grande-Bretagne, notamment autour du Centre for Contemporary Cultural Studies fondé par Richard Hoggart. Si le projet d’articuler systématiquement genre et classe, formulé dès les années 1970 [3] est repris en France aujourd’hui [4], les recherches qui le mettent en œuvre à partir d’enquêtes empiriques sont peu nombreuses, surtout s’agissant des femmes. « L’idée d’une différence marquée entre les sexes et les valeurs attachées à la différenciation traditionnelle de la “féminité” et de la “virilité” sont particulièrement fortes aux deux extrêmes de l’espace social – où “féminité” et “masculinité” (ou “virilité”) sont loin cependant de recouvrir les mêmes attributs –, alors que l’indifférenciation est plus valorisée dans les classes intellectuelles » [5]. Mais que sait-on au juste des contenus précis des divers modèles de « féminité » dans l’espace social et des conditions de leur genèse, de leur reproduction et/ou de leur transformation ? Dans Formations of Class & Gender, Beverley Skeggs explore la « féminité » des femmes de la classe ouvrière britannique à partir d’une enquête ethnographique.
2Formée dans la tradition des cultural studies et des études féministes, Beverley Skeggs constate au début des années 1980 que les féministes ont abandonné à la fois le concept de classe et l’étude des femmes de la classe ouvrière comme groupe [6]. Pour réintroduire la classe dans l’analyse féministe, elle se tourne vers les travaux de Pierre Bourdieu, La Distinction et Le Sens pratique, l’article consacré à la domination masculine n’ayant pas encore été publié [7]. Alors que l’approche marxiste a pu conduire à une opposition entre analyse féministe et sociologie des classes, par exemple autour du caractère productif ou non du travail domestique, la sociologie des classes proposée par Pierre Bourdieu lui paraît plus compatible avec une sociologie du genre [8]. La conception d’un espace social structuré par la distribution des différentes espèces de capitaux permet de saisir comment la classe opère entre les structures abstraites et les spécificités concrètes de la vie quotidienne. Sensible à l’importance du capital culturel qui fait l’originalité de la sociologie bourdieusienne des classes, Beverley Skeggs se propose d’explorer l’ambivalence et la complexité des identités sexuées : si la « féminité » et la « masculinité » sont incorporées et tendent à fonctionner de façon pré-réflexive, sur le mode du naturel, ne peuvent-elles pas pour autant être utilisées, y compris dans les classes populaires, de façon plus consciente et notamment de façon tactique comme des ressources culturelles [9] ? Fidèle à l’héritage des cultural studies, la sociologue cherche à réhabiliter les classes populaires et leur culture. Alors que les travaux fondateurs des cultural studies étaient centrés sur les hommes, à l’exception de La Culture du pauvre de Richard Hoggart [10], l’ouvrage de Skeggs porte sur les femmes et développe explicitement une perspective de genre : comment concrètement des femmes occupent une position de classe ouvrière et de femme de la classe ouvrière ? Comment font-elles avec les représentations culturelles de la féminité et du féminisme ? Ces questions font écho à la posture caractéristique du « moment populaire des cultural studies » : « restituer au populaire, une agency, une capacité d’action et de réaction sur ses expériences, une réflexivité » [11]. Pour explorer la fabrication de l’identité féminine dans la classe ouvrière, Beverley Skeggs part de l’observation de cours de caring ou care [12] dans un établissement post-secondaire proposant des formations professionnelles. Le caring, ensemble de savoirs, savoir-faire et manières d’être ayant trait à la prise en charge des personnes dépendantes apparaît ici d’abord comme une production institutionnelle dont la sociologue détaille les contenus et étudie la réception et l’appropriation par des jeunes femmes de la classe ouvrière en Grande-Bretagne dans les années 1980. Un des principaux résultats de l’étude est que parmi tous les contenus possibles de la « féminité », souvent réduite dans le langage commun à l’apparence extérieure « féminine », c’est le caring qui fonctionne en partie comme un capital culturel pour les femmes de la classe ouvrière. La fabrication d’une identité féminine centrée sur le caring va de pair avec un rejet du féminisme associé au monde des classes moyennes et, sur le plan de l’identité sociale subjective, avec une dissimulation de l’appartenance à la classe ouvrière.
Une ethnographie longitudinale d’un groupe de femmes entre chômage, école et travail
3L’étude repose sur le suivi d’un groupe de 83 femmes d’une ville moyenne industrielle du nord-ouest de l’Angleterre à partir de leur inscription à des cours de caring dans un établissement post-secondaire. Beverley Skeggs y enseignait elle-même en lien avec sa bourse doctorale. Elle a progressivement fait de ces jeunes femmes l’objet de sa recherche, les suivant au fil de leurs parcours professionnels, scolaires, familiaux, entre le début des années 1980 et le début des années 1990. L’enquête a duré douze ans dont trois ans d’ethnographie, entendue comme de l’observation participante combinée à d’autres méthodes (par exemple le recueil de données statistiques et documentaires pour cerner le marché du travail local, des entretiens avec les membres de la famille des jeunes femmes enquêtées, avec leurs conjoints, leurs enseignants). Cette circulation entre les scènes sociales fut permise par le fait que la sociologue habitait dans la même ville que ses enquêtées.
4La démarche ethnographique est au cœur de la recherche. Le ton des entretiens révèle le style personnel et amical des relations tissées au fil des années avec ces femmes, fruit d’une interconnaissance de longue durée. La réflexivité sur la situation d’enquête est très présente. Beverley Skeggs utilise par exemple dans l’analyse le fait qu’elle est vue comme une « féministe » par ses enquêtées pour explorer leur rapport à cette idéologie. Elle analyse également la distance sociale qui, progressivement, au fil de son insertion dans le monde académique, l’éloigne de ses enquêtées dont elle était socialement proche au départ. Elle souligne combien il lui a été douloureux de réaliser qu’elle ne pourrait pas héroïser, au même titre que les hommes, ces femmes de la classe ouvrière. L’intérêt du dispositif est sa dimension longitudinale : bien que peu explicitée, celle-ci sous-tend l’analyse. Contrairement à certains dispositifs d’enquête sur la socialisation secondaire qui restent cantonnés au lieu et au temps de l’action institutionnelle, Beverley Skeggs se donne ici les moyens de voir ce que celle-ci produit ou non de durable en suivant ses enquêtées en dehors du lieu et du temps des cours.
Le caring, un capital culturel des femmes de la classe ouvrière ?
5La ville moyenne industrielle du nord-ouest de l’Angleterre dans laquelle se déroule l’enquête est marquée par une longue tradition d’activité féminine. Au début des années 1980, les opportunités d’emploi sur le marché du travail local pour les femmes peu diplômées s’y sont considérablement réduites. Les postes d’ouvrières et d’employées de bureau ont été diminués par deux. Faute d’autres perspectives, des jeunes femmes dont la scolarité a été marquée par l’échec s’orientent vers les cours de caring du collège local pour échapper au chômage [13]. Beaucoup d’entre elles, cependant, sont prédisposées au caring, pour avoir fait du baby sitting ou bien s’être occupées dans leur famille de jeunes enfants comme de personnes âgées. Aussi lucides qu’elles soient sur le faible prestige de ces cours, situés tout au bas de la hiérarchie des enseignements, le caring leur apparaît comme quelque chose dans quoi elles ne peuvent pas échouer, comme une ressource culturelle donc.
6Parmi les matières proposées dans les cours (plus ou moins académiques ou pratiques), ce sont les stages (dans des maisons de retraite, des hôpitaux, des crèches, etc.), que les jeunes femmes apprécient le plus : elles en viennent à percevoir que leurs savoirs et expériences en matière de caring ont une valeur, qu’ils sont à la fois un trait de personnalité valorisé et une compétence monnayable sur le marché du travail. Ayant déjà souvent accompli de telles tâches (par exemple « s’occuper de la maison », « s’occuper de sa grand-mère »), elles réalisent grâce aux échanges avec les professionnels qualifiés supervisant leur travail et avec les personnes prises en charge qu’elles sont « bonnes en caring ». Au contact des personnes dépendantes (handicapés, nouveaux-nés, vieillards, etc.), elles éprouvent le sentiment d’être utiles. Conscientes de leur position dominée dans la hiérarchie sociale des savoirs, elles y réagissent en se présentant comme des personnes dévouées : l’attraction du caring tient à ce qu’il leur offre un moyen de se valoriser et de se sentir moralement supérieures.
7Ces cours et ces stages les conduisent à s’identifier comme des personnes altruistes et à y puiser un sentiment de respectabilité. Elles y découvrent aussi de nouveaux publics d’aidés qui élargissent leur vision du care et de ses bénéficiaires. Producteur de valeur dans la sphère publique, éducative et professionnelle, le caring, ensemble de savoir-faire et disposition à s’occuper des personnes dépendantes dont ces jeunes femmes s’estiment peu à peu porteuses, fonctionne comme un capital culturel. La formation suivie leur permet de le transformer en ressource économique sur le marché du travail. Une partie d’entre elles trouvent des emplois d’aide-soignante, d’agent auprès d’enfants, d’auxiliaire dans le travail social, d’autres travaillent comme assistantes maternelles. Si ces emplois restent le plus souvent précaires et à temps partiel, ils n’en représentent pas moins une alternative respectable au chômage. L’investissement dans les savoirs et les métiers du care permet aussi à ces femmes de revendiquer leur supériorité morale sur les femmes de classe moyenne qui délèguent à d’autres les soins de leurs jeunes enfants ou de leurs vieux parents.
« Je trouve que c’est horrible comment ces femmes riches qui devraient savoir que c’est pas la meilleure chose à faire refilent à d’autres leurs enfants. Je vois vraiment pas l’intérêt d’en avoir si tu veux pas t’en occuper, avoir des enfants c’est s’en occuper, je trouve que c’est vraiment horrible… Comment ils vont être les gosses sachant que leurs mères se préoccupent pas vraiment d’eux… C’est comme ceux qu’envoient leurs gosses dans des internats privés, ils les voient jamais. Franchement je crois pas qu’on devrait laisser ces gens-là avoir des enfants » [Sally, p. 71].
9Beverley Skeggs repère la similarité entre certains contenus de cours et les manuels d’économie domestique des siècles passés. Outre des savoir-faire spécifiques, c’est un style de personnalité, compréhensive, chaleureuse, désintéressée qui est promu. Et ce style de personnalité est systématiquement relié en cours, à travers les exercices ou les commentaires des enseignants, à la « féminité » et à la « maternité », ce qui contribue à naturaliser le caring. Ce style de personnalité repose sur la confusion entre deux dimensions bien distinctes du care : caring about qui implique des dispositions fonctionnant à un niveau personnel et une relation entre carer et cared for et caring for qui renvoie aux pratiques concrètes du care impliquant des tâches comme le nettoyage, la cuisine [14]. Cette confusion transparaît dans le fait que les femmes interrogées sur ce qu’implique le caring ne peuvent répondre qu’en transformant la question et en disant ce qu’est une caring person. Pour elles, être caring signifie faire preuve d’un ensemble de dispositions personnelles (faire passer les autres avant soi, être toujours présente en cas de besoin, etc.), les pratiques concrètes ne pouvant être séparées des sentiments personnels. En tant que dévouement total aux autres, le caring finit par apparaître comme un idéal hors d’atteinte qui incline ces femmes à toujours se sentir coupables de ne pas en faire assez pour les autres. Cela résulte aussi de la distinction entre « bonnes » et « mauvaises pratiques » qui structure les enseignements (par exemple les enseignements de santé autour de la grossesse et du soin des bébés). Apprenant dans ces cours à repérer et à dénoncer les mauvaises pratiques de care, elles revoient leurs propres expériences familiales à l’aune de ces nouvelles classifications et s’habituent à une forme de travail sur soi consistant à toujours exposer leurs pratiques au jugement des autres. Ce faisant le caring apparaît comme un capital culturel fragile puisque sa certification n’est jamais totalement acquise, mais toujours susceptible de réexamen. C’est un capital de savoirs toujours menacé de dévaluation. Autre limite de ce capital culturel, en même temps qu’il permet à ces jeunes femmes de se voir reconnaître une valeur dans l’espace public local, il les renvoie aussi d’un même élan à l’espace domestique et familial : en effet, alors même que le caring professionnel devient un moyen de légitimer sa personnalité, une marque de respectabilité, les cours désignent la famille comme étant le site prioritaire du care. Tout en promouvant le travail professionnel des femmes, les cours de caring les renvoient à leur rôle d’épouse et de mère. Finalement, ces femmes y apprennent à retirer un sentiment de respectabilité de l’accomplissement de leurs responsabilités familiales et à valoriser leur statut de mère au foyer.
10Les entretiens réalisés plusieurs années après les cours révèlent un rapport cynique à la formation mais la construction de soi comme quelqu’un de caring demeure : il s’agit d’une disposition fermement établie. Même si la découverte de la priorité donnée au profit dans les emplois du care et l’expérience de dures conditions de travail, ont fait réaliser à ces femmes que ces emplois ne sont pas si positifs, ils n’en continuent pas moins à fonctionner comme un moyen de validation extérieure. D’autant que la maternité et la prise en charge de leurs jeunes enfants ont entre temps renforcé encore l’orientation de leur personnalité vers le caring : jour après jour, elles répètent ce dévouement aux autres et ne peuvent plus le mettre à distance ou le contester.
11Par contraste avec l’incorporation du caring, la « féminité » au sens d’une apparence extérieure « féminine » apparaît comme un élément plus secondaire et intermittent du genre de ces femmes de la classe ouvrière. L’apparence « féminine » est une ressource pour l’accès au marché matrimonial quand elles sont jeunes mais le souci de l’apparence préoccupe de moins en moins ces femmes au fil de l’âge, notamment quand elles ont des enfants. Avec le temps et dans une situation de fortes contraintes matérielles, les responsabilités et les tâches familiales s’alourdissent et la « féminité » leur apparaît de plus en plus comme quelque chose de trivial. Le caring et l’apparence « féminine » apparaissent comme deux ressources sexuées, plus ou moins actives et pas forcément associées.
Le féminisme ou le monde des autres ?
12L’Angleterre a vu se développer un mouvement féministe puissant dans les années 1970, puis les années Thatcher ont été marquées par la promotion de la maternité et de la famille – alors même que les opportunités d’emploi pour les femmes peu qualifiées se restreignaient – et par le discrédit de toutes les initiatives portées par les partis et mouvements de gauche. Il en résulta la diffusion dans les médias de nombreuses représentations caricaturales du féminisme. Vue comme « féministe » par ses enquêtées, Beverley Skeggs transforme cette contrainte de la situation d’enquête en thème d’investigation. Les représentations que les femmes étudiées se font du féminisme sont éclectiques : le féminisme s’apparente pour certaines à quelque chose de rébarbatif, d’ennuyeux. Les « féministes » sont les femmes qui, avec leurs protestations perpétuelles, gâchent le plaisir des autres et empêchent de profiter de la vie (« Pourquoi t’acceptes pas que tu seras jamais à égalité avec les hommes ? Pourquoi tu profites pas de ta vie comme elle est ? Ça sert à rien de râler tout le temps comme ça ! » [Sharon, p. 147]. Si l’on peut rencontrer, chez ces femmes de la classe ouvrière, une sensibilité féministe, le rejet du féminisme comme idéologie de femmes des classes moyennes n’en domine pas moins. Ces femmes ne peuvent pas être féministes tellement cela évoque le monde des autres, ce monde dont précisément elles craignent les jugements et dont elles se méfient. Beverley Skeggs donne aussi à entendre leurs résistances directes au féminisme. Dénonçant le côté rabat-joie des féministes, certaines évoquent le plaisir et l’amusement qu’elles ont dans leurs relations avec les hommes ou lorsqu’elles parlent des hommes entre femmes. D’autres décrivent la misère et la tristesse des hommes de leur entourage, maris, pères, frères au chômage et disent que ça n’a aucun sens de les voir comme des « oppresseurs ».
« Tu sais ce qui me dérange vraiment dans le féminisme et je pense la vraie raison qui fait que je voudrais jamais être féministe, c’est ce côté anti-hommes. Franchement ça a pas de sens tous ces trucs sur les hommes qui seraient des méchants oppresseurs et tout. Je regarde Kevin et je me dis, eh bien… pareil pour mon père et son frère… ben genre qu’est-ce qu’ils ont pour eux ? Ils ont pas d’avenir. Ils ont pas de boulot, ils sont malheureux, ils savent pas quoi faire d’eux. Je me demande toujours si Kevin va tenir le coup tu sais il arrête pas de dire qu’il a aucune raison de vivre, aucun espoir. Et il est censé être fort, puissant et tout ça… Tout ce que je vois moi c’est un gars complètement désespéré, triste, pitoyable. Quelles conneries ! Franchement elles savent pas de quoi elles parlent les féministes. Elles vivent sur une autre planète » [Cathy, 1986. Kevin est l’ex petit-ami de Cathy ; ils sont restés en contact. En 1988 il a fait une tentative de suicide. Il a été au chômage pendant cinq ans, p. 152].
– Jean : « Le féminisme c’est pour les femmes comme toi, tu sais le genre à lire des trucs, comme ce journal [allusion au Guardian]. C’est pour celles qui n’ont qu’à se préoccuper d’elles-mêmes.
– Beverley : Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Jean : Ben si t’avais une famille et tout ça, t’aurais pas le temps de penser à toi et à ton boulot et à chercher à améliorer tes droits parce que t’aurais à te préoccuper de choses normales genre les courses et la cuisine et que tout soit fait.
– Beverley : Mais si t’avais un meilleur salaire et tout, t’aurais pas moins de soucis ?
– Jean : Si, mais ça c’est pour le genre de boulot que toi tu fais. Alors que la plupart des boulots à temps partiel, quoique tu fasses t’es payée un salaire de merde et si tu réclames plus d’argent, ils te virent… » [1986].
14Si ces femmes de la classe ouvrière perçoivent en partie le féminisme à travers les représentations caricaturales qu’en donnent les médias et la culture de masse (le féminisme comme « haine des hommes »), elles convoquent aussi leurs expériences quotidiennes dans la vie de famille ou au travail pour en esquisser une critique matérialiste : le féminisme est une façon de penser les relations hommes/femmes qui s’enracine dans des conditions d’emploi et d’existence propres aux femmes des classes moyennes supérieures. C’est aussi par solidarité avec les hommes de leur famille et de leur classe, qu’elles rejettent le féminisme.
15Toutefois, si ces femmes de la classe ouvrière ne peuvent s’identifier au féminisme, en faire le socle de leur identité sociale, plusieurs d’entre elles n’en ont pas moins été concrètement confrontées à la violence des hommes. Engagées dans des séparations conjugales conflictuelles ou dans des procès au travail, elles apprennent au contact d’institutions (un centre pour les femmes battues, un syndicat) à interpréter les événements qu’elles ont vécus avec des catégories féministes (par exemple penser une relation conjugale violente non seulement en termes d’« amour » mais aussi de « pouvoir » ou encore prendre conscience de l’inégalité des positions entre hommes et femmes au travail). Finalement, l’analyse féministe peut aussi fonctionner pratiquement comme une ressource symbolique pour ces femmes de la classe ouvrière en les aidant à rendre compte d’expériences douloureuses de leur existence et en leur permettant de recouvrer un sentiment de dignité. Toutefois, Beverley Skeggs y insiste, il s’agit de réactions féministes à des expériences locales et ponctuelles, d’un féminisme pratique si l’on veut, et en aucun cas d’une identification au féminisme.
La classe ouvrière au féminin : une étiquette stigmatisante
16Si pour les hommes du monde ouvrier, la classe ouvrière fut un projet et une identité positive (faite d’une expérience du travail ouvrier qualifié en usine et de mobilisation syndicale et politique), pour les femmes et les mères du monde ouvrier anglais, la classe ouvrière fut d’abord une catégorie stigmatisante au moyen de laquelle la bourgeoisie du XIXe siècle dénonça leur sexualité débridée, leur défaut de soins envers leurs enfants, leur grossièreté. L’ouvrage montre que si les femmes étudiées se situent objectivement dans la classe ouvrière par la faiblesse de leurs ressources économiques et scolaires [15], leur identité de classe subjective, loin de consister en une reconnaissance et une revendication d’appartenance à la classe ouvrière, est marquée à l’inverse par des efforts constants pour dissimuler cette appartenance. Trying not to be working class : tel est le socle de la quête de respectabilité de ces femmes, le principe qui règle nombre de leurs pratiques (leurs pratiques corporelles, leurs manières de décorer leur maison, de s’occuper de leurs enfants, de parler).
« Pour moi, si t’es de classe ouvrière, ça veut dire que t’es pauvre, que t’as rien quoi. Tu sais, rien du tout » [Sam, 1992].
« Ils sont grossiers. Tu les repères tout de suite. Grossiers tu sais, les femmes sont vulgaires à un point tu sais, toujours la clope au bec, les mecs sont des grosses brutes, tu sais » [Andrea, 1992].
« C’est ceux qui tapent sur leurs gosses » [Pam, 1992].
« Avant t’étais de la classe ouvrière quand tu travaillais au chemin de fer par exemple et ça voulait pas dire que t’avais pas d’argent, mais maintenant ça a changé. Maintenant ça veut dire que tu travailles pas, genre c’est pas ceux qu’ont des bons boulots mais ceux qu’ont pas de boulot du tout, c’est vraiment eux la classe ouvrière » [Lisa, 1992].
18L’auteur indique que ce rapport négatif à la classe ouvrière est en partie le produit du thatchérisme et de ses effets, le chômage et la paupérisation qui caractérise l’Angleterre des années 1980, mais aussi la disqualification de la théorie des classes sociales et du mouvement ouvrier. Elle note aussi combien le discours de ces femmes est nourri des représentations négatives de la classe ouvrière, forgées en Angleterre au XIXe siècle et qui perdurent aujourd’hui non seulement dans le contenu des cours de caring que suivent ces jeunes femmes, mais aussi dans la culture de masse contemporaine, par exemple dans les émissions télévisées ou la presse quotidienne. Le caractère instable et ambivalent du rapport de ces femmes à la classe ouvrière est le produit de leurs connaissances fragmentées de l’histoire du mouvement ouvrier et des critères d’appartenance de classe, issues de l’école, mais aussi de la télévision. Si cette désidentification féminine par rapport à la classe ouvrière a à voir avec le contexte socio-politique anglais des années 1980, toute l’analyse suggère qu’il s’agit en même temps d’un fait de genre. Du point de vue de ces femmes privées de ressources économiques et scolaires, la classe ouvrière, c’est d’abord ce à quoi elles cherchent à échapper et ce pourquoi elles s’inscrivent aux cours de care plutôt que de vivre de l’aide sociale, afin d’être vues comme différentes. La récurrence dans leurs discours et à propos de domaines variés (de l’apparence extérieure aux enfants) de la volonté d’améliorer leur vie (improving) est un indice de ce rapport à la classe ouvrière, qui s’exprime par une large gamme de pratiques depuis celles visant à se démarquer des stéréotypes associées aux femmes de leur condition jusqu’à celles qui consistent à imiter les goûts des classes moyennes. Beverley Skeggs explique que lorsque ses enquêtées lui ont fait découvrir leurs maisons, leurs cuisines, leurs collections de disques, elles n’avaient de cesse de s’excuser de ne pas posséder ceci ou cela, montrant une grande conscience de ce qui était de bon ou de mauvais goût. « Quand un étranger pénètre chez elles, elles perçoivent leur environnement le plus intime à travers les yeux des autres et s’excusent. Elles doutent continuellement de leurs propres jugements [16] ». Leur désir de passer pour classe moyenne et de ne pas être identifiées à la classe ouvrière est entretenu par des interactions de classe humiliantes dont elles font quotidiennement l’expérience, notamment lorsqu’elles s’aventurent loin de leur quartier.
« On est toutes sorties à Manchester un samedi, tu sais, pour la journée, nous trois. C’était bien, en fait, on s’est bien marrées, mais on est allées à Kendals, tu sais, là où y a la bouffe pour les bourges, et on se marrait devant tous les chocolats en imaginant combien on pourrait en manger – si on pouvait se les payer – et il y a cette femme qui nous a lancé un regard. Si les regards pouvaient tuer. Genre on se tenait là, c’est tout. On faisait rien de mal hein. On n’était pas débraillées ou quoi. Elle nous a juste regardées. C’était comme si c’était son territoire à elle et que, nous, on n’avait rien à y faire. Et tu sais quoi, eh bien on s’est tirées. On aurait dû lui casser la gueule. Après, on n’a pas parlé pendant au moins une demi-heure. T’imagines ? On s’est bien fait remettre à notre place… C’est ce genre de trucs qui fait que t’arrêtes de sortir du quartier. T’es mieux à rester dans le coin » [Wendy, 1986].
20Les interactions de classe suscitent haine et ressentiment, mais aussi une quête infinie de respect. Attentives à dissimuler leur position de classe ouvrière, ces jeunes femmes n’adhèrent pas pour autant à l’ensemble des comportements des classes moyennes : certains d’entre eux demeurent source à leurs yeux de ridicule suscitent leur mépris. Ces jeunes femmes tentent d’échapper à l’étiquette stigmatisante de « classe ouvrière » de diverses manières : elles s’efforcent d’entretenir et d’améliorer leur corps, leurs vêtements, leur intérieur, leurs pratiques de loisir, afin de passer pour classe moyenne, sans pour autant s’identifier à l’ensemble des attitudes de cette classe.
Des questions qui demeurent ouvertes : un style de féminité à historiciser et à resituer dans l’espace social
21Le phénomène de dissimulation par les femmes de leur appartenance à la classe ouvrière pourrait être exploré plus avant encore. En France aujourd’hui, les enquêtes statistiques enregistrent un fort déclin du sentiment d’appartenance de classe dans le bas de la hiérarchie sociale [17] : rares sont les individus, femmes mais hommes également, qui s’identifient positivement à la catégorie de classe ouvrière. Le refus d’être de la classe ouvrière est-il vraiment propre aux femmes de la classe ouvrière ? N’est-il pas plutôt propre aux générations ouvrières du monde ouvrier « défait », aux générations du chômage de masse, de la désindustrialisation et de la tertiarisation des emplois d’exécution ? La question reste ouverte tant l’ouvrage de Skeggs fournit d’arguments pour l’explication par le genre [18] comme pour celle par l’état socio-historique du monde ouvrier. Il invite finalement à revisiter l’histoire ouvrière en y tenant ensemble, ainsi qu’il le fait, genre et classe. S’agissant du modèle de féminité populaire qu’il met au jour, fait d’un dévouement sans fin aux autres tant sur la scène du travail que de la famille, la mise en perspective historique serait aussi intéressante. Ce modèle de féminité repéré en Angleterre à la fin des années 1980 ressemble et diffère à la fois de celui de la mère gardienne du foyer esquissé notamment par Hoggart à partir d’une description du monde ouvrier anglais des années 1930 aux années 1950 : si le travail salarié des femmes et surtout des mères, s’est aujourd’hui diffusé et transforme la condition des femmes dans les mondes populaires en les faisant sortir du foyer, la nature des emplois (dans le secteur du care) et des formations qui y mènent (imprégnées de familialisme) les y ramène. Il est probable cependant que la claustration culturelle associée au dévouement familial sous fortes contraintes matérielles que faisait bien ressortir Hoggart [19] se soit désormais desserrée. En témoigne par exemple le rapport au féminisme des femmes enquêtées dont Beverley Skeggs souligne bien l’ambivalence et la complexité. Les relations entre hommes et femmes sont ainsi sans doute moins naturalisées que par le passé dans ce monde ouvrier anglais des années 1980, tout rétif qu’il soit au féminisme en tant qu’idéologie intellectuelle des classes moyennes. Comme le suggère l’ouvrage de Skeggs, les métiers les moins qualifiés du care constituent aujourd’hui une bonne entrée pour saisir le changement dans les classes populaires au féminin [20], à condition toutefois d’échapper à deux écueils. Le premier serait de négliger le rôle, dans certains territoires et à certaines époques d’un emploi industriel féminin qui peut contribuer à produire d’autres styles d’identité féminine, plus composites, que celle dont Formation of Class & Gender décrit la fabrication. Le second consiste à figer et à homogénéiser s’agissant des classes populaires les savoirs et savoir-faire, les dispositions féminines en matière de caring qui se forgent entre famille, école et travail. Une perspective de sociologie du travail de care, tant professionnel que domestique, attentive à la diversité des socialisations familiales comme des trajectoires professionnelles révèlerait sans aucun doute des petites différences entre ces femmes de classe populaire globalement identifiées au caring et finalement, des nuances dans leur genre [21].
22La comparaison des modèles de féminité dans l’espace social serait une autre façon de prolonger Formations of Class & Gender. L’ouvrage met en évidence l’existence parmi les femmes de la classe ouvrière anglaise des années 1980 d’un modèle de féminité centré sur une quête de respectabilité toujours à recommencer, par contraste avec les femmes des classes moyennes ou de la bourgeoisie dont les diplômes ou le rang certifieraient d’avance la qualité de femme et de mère respectable. Cette conception du care singulière qui confond le faire et l’être, les pratiques et les sentiments, fonctionne en partie comme un capital culturel mais celui-ci demeure fragile tant il est susceptible de dévaluation et de réévaluation par les femmes de classe moyenne qui encadrent et les cours de care et les emplois du care. Il faudrait explorer par contraste les façons d’être une femme dans les classes moyennes et dans les classes supérieures à différentes époques historiques [22] : y confond-on autant que dans les milieux populaires, to care about et to take care of, l’attention aux autres et le fait de s’en occuper ? La crainte de mal faire n’est-elle pas moins présente ? Comment, dans ces classes et ces conditions d’existence, le caring se combine-t-il à l’échelle du cycle de vie avec ces autres dimensions possibles de la « féminité » que sont le travail des apparences corporelles ou le féminisme ?
Notes
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[1]
Beverley Skeggs, Formations of Class & Gender. Becoming respectable, Londres, Sage Publications, 2002 [1997]. Je tiens à remercier Christelle Avril qui m’a fait connaître cet ouvrage. Cet article est nourri des échanges que nous avons eus à son sujet.
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[2]
Voir notamment Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2003 et les entretiens avec Paul Willis menés par Sylvain Laurens et Julian Mischi : « Entrer dans la boîte noire de l’école », in Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone, 2011 [1977], p. 341-384.
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[3]
Danièle Kergoat, « Ouvrières = ouvriers ? Propositions pour une articulation théorique de deux variables : sexe et classe sociale », Critiques de l’économie politique, nouvelle série, 5, 1978, p. 65-97.
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[4]
Voir, par exemple, un numéro spécial des Cahiers du genre, 36, 2004 (Anne-Marie Devreux, « Les résistances des hommes au changement social : émergence d’une problématique », p. 5-20) et un numéro spécial de Genèses, 64, 2006 (Christelle Hamel et Johanna Siméant, « Genre et classes populaires », p. 2-4). Voir également : Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx/Confrontations », 2009. Et dans cet ouvrage : Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude du travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », [1992], p. 21-70.
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[5]
Michèle Ferrand, Féminin Masculin, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, p. 49, cité in Muriel Darmon, La Socialisation, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2006, p. 42.
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[6]
Pour une analyse convergente, voir Laura Lee Downs, « Histoire du peuple, histoire des femmes : l’historiographie anglaise depuis 1968 », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani (dir.), Le Travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve de la différence des sexes, Paris, La Découverte/MAGE, 2003, p. 88-102.
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[7]
Pierre Bourdieu, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, septembre 1990, p. 2-31.
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[8]
Tout en se revendiquant d’une approche bourdieusienne des classes sociales, l’ouvrage tend à privilégier une approche discursive et symbolique. La notion de « classe ouvrière » apparaît donc comme un jugement moral autant qu’un outil d’analyse du monde social.
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[9]
Viviane Albenga utilise ces propositions de Skeggs pour renouveler l’approche sociologique de la lecture chez les femmes de classe moyenne, voir Viviane Albenga, « Lecteurs, lectures et trajectoires de genre », thèse de doctorat de sociologie sous la direction de Rose-Marie Lagrave, Paris, EHESS, 2009. Beverley Skeggs développe ses réflexions théoriques dans “Context and background: Pierre Bourdieu’s analysis of class, gender and sexuality”, in Lisa Adkins et Beverley Skeggs (éds), Feminism after Bourdieu, Oxford/Malden (MA), Blackwell Publishing/The Sociological Review, 2004, p. 19-33 et “Exchange, value and affect: Bourdieu and ‘the self’”, ibid., p. 75-95.
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[10]
Erik Neveu, « De nouvelles catégories du populaire ? », in Marc-Henry Soulet (dir.), Ces gens-là. Les sciences sociales face au peuple, Fribourg, Academic Press Fribourg, coll. « Res Socialis », 2011, p. 113 et Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1957].
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[11]
Ibid., p. 110.
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[12]
Du fait des difficultés de traduction que posent ces termes et suivant un usage désormais courant, nous les conservons la plupart du temps en anglais. On trouve alternativement sous la plume de Beverley Skeggs le terme de caring ou de care. Pour bien différencier l’approche qui consiste à étudier empiriquement le care, en l’occurrence ici comme un contenu d’enseignement, plutôt que comme un concept général, nous privilégions le terme caring. Pour une élaboration philosophique et politique de la notion de care, voir Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/philosophie pratique », 2009 [1993].
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[13]
Beverley Skeggs brosse dans un chapitre liminaire l’histoire des cours de caring ou care en Angleterre. Ils remontent au XIXe siècle et aux politiques sociales déployées dans un contexte d’inquiétude de la bourgeoisie face au développement de la classe ouvrière. Ces cours visaient à inciter les femmes de la classe ouvrière à accomplir leurs devoirs domestiques avec plaisir, à rendre possible l’émergence de la famille ouvrière et à discipliner ce faisant les hommes, porteurs de la menace révolutionnaire. Ils visaient aussi à produire des servantes bon marché pour la bourgeoisie. La sociologue traite les cours de care observés dans les années 1980 comme un héritage de cette politique de civilisation des femmes de la classe ouvrière.
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[14]
B. Skeggs, Formations of Class & Gender, op. cit., p. 67-68.
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[15]
Beverley Skeggs a cherché à caractériser la position de classe de ces jeunes femmes, mais tous les paramètres (métier des parents, scolarité, logement, situation familiale, etc.) tendaient à bouger, notamment en raison de l’âge des enquêtées. Au début de l’enquête, âgées de 16 ans, les jeunes femmes étudiées dépendaient économiquement de leurs parents : 21 % de leurs mères étaient au foyer, seulement 6 % travaillaient en usine ; 5 % étaient indépendantes ; 49 % des pères étaient ouvriers, 8 % au chômage, 15 % dans des situations transitoires, 22 % indépendants. Finalement, il était difficile de situer objectivement ces jeunes femmes dans l’espace social. Il était plus commode de dire ce qu’elles n’étaient pas, à savoir des classes moyennes : elles n’avaient pas fait d’études supérieures, n’avaient pas accès à des emplois stables et bien payés et leurs préférences en matière de culture étaient manifestement très éloignées de la haute culture, voir B. Skeggs, ibid., p. 79-81.
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[16]
B. Skeggs, Formations of Class & Gender…, op. cit., p. 90.
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[17]
Voir par exemple Thomas Amossé et Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et Statistique, 393-394, novembre 2006, p. 203-229.
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[18]
Divers travaux documentent aujourd’hui la façon dont la classe ouvrière s’est construite en excluant les femmes. Voir par exemple, Laura Lee Downs, L’Inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002 et Cynthia Cockburn, « Le matériel dans le pouvoir masculin », Cahiers du Genre, 36, 2004, p. 89-120.
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[19]
Voir R. Hoggart, La Culture du pauvre…, op. cit. et Eric Neveu, « Richard Hoggart et la famille ouvrière. Une lucidité sans concepts », in Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, coll. « Hors collection sciences humaines », 2010, p. 343-355.
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[20]
L’ouvrage de Beverley Skeggs donne parfois l’impression de s’éloigner des réalités matérielles de la condition de classe (les ressources matérielles, le travail), pour centrer l’attention sur les réalités symboliques, tel le travail identitaire de ces femmes aux prises avec les représentations culturelles de la classe ouvrière, de la féminité, du féminisme.
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[21]
Les dispositions de genre des femmes des fractions pauvres des classes populaires exerçant à un moment donné le même métier d’aide à domicile ne sont pas homogènes, mais varient en fonction de leur socialisation féminine, de leur situation familiale, de leur trajectoire professionnelle : Christelle Avril, « Les compétences féminines des aides à domicile », in Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (dir.), Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/enquêtes de terrain », 2003, p. 187-207.
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[22]
Sur la moindre identification à l’identité de classe bourgeoise des femmes de la bourgeoisie allemande au XIXe et un modèle de « féminité » aristocratique, centrée sur l’apparence extérieure, la sociabilité mondaine et la culture artistique, voir Ute Frevert, « Classe et genre dans la bourgeoisie allemande au XIXe siècle », Genèses, 6, 1991, p. 5-28.