Couverture de ARSS_176

Article de revue

L'avant-garde totale

La forme d'engagement de l'Internationale situationniste

Pages 32 à 51

Notes

  • [1]
    Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999 ; Gisèle Sapiro, « Formes de l’engagement dans le champ littéraire », in Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz (éds), Formes de l’engagement littéraire, Lausanne, Antipodes, 2006, p. 118-130 ; Susan Rubin Suleiman, « Les avant-gardes et la répétition : l’Internationale situationniste et Tel Quel face au surréalisme », Les Cahiers de l’IHTP, 2, mars 1992, p. 197-205.
  • [2]
    On appelle ainsi les groupes politiques marxistes anti-léninistes qui revendiquent un communisme géré directement et démocratiquement par la base, constituée en « conseils ouvriers » ou « conseils des travailleurs ». Ils se réfèrent notamment à l’expérience des conseils ouvriers en Allemagne en 1918-1919 ou encore à Budapest en 1956.
  • [3]
    Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997, p. 12. Philippe Gottraux parle de « champ politique radical ». Compte tenu de son exclusion hors des frontières du champ politique légitime, cet espace tend en effet à former un champ à part entière, avec des enjeux et des capitaux propres. Mais son autonomie, étant « par défaut », apparaît du coup ambivalente, et notamment limitée par sa concurrence directe avec le pôle institutionnel du champ politique pour l’imposition du mode d’exercice du pouvoir légitime, et donc des frontières mêmes du champ politique.
  • [4]
    « Le questionnaire », Internationale situationniste, 9, août 1964, p. 25.
  • [5]
    Ce concept est forgé sur le modèle de celui d’« intellectuel total » élaboré par Pierre Bourdieu dans le cadre de son analyse de la concentration par Jean-Paul Sartre de toutes les espèces de capital intellectuel. Voir Pierre Bourdieu, « Sartre », London Review of Books, vol. 2, 20 novembre-3 décembre 1980 ; Pierre Bourdieu, « Sartre, l’invention de l’intellectuel total », Libération, 31 mars 1983, réédité in Agone, 26-27, 2002, p. 225-232 ; Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985.
  • [6]
    Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1945, p. 91 dans l’édition de 1964.
  • [7]
    A. Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit. ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999. Sur la domination de la référence à Marx dans le champ intellectuel après 1945, voir aussi Tony Judt, Le Marxisme et la gauche française, 1830-1981, Paris, Hachette, 1987.
  • [8]
    Anne Simonin, « Le droit à l’innocence. Le discours littéraire face à l’épuration (1944-1953) », Sociétés & Représentations, 11, février 2001, p. 121-141.
  • [9]
    Voir notamment l’« Avertissement » de Maurice Nadeau qui ouvre son Histoire du surréalisme, publié en 1945 au Seuil et depuis maintes fois réédité. Il fixe d’ailleurs la fin historique du mouvement surréaliste après la Seconde Guerre mondiale et en appelle aux jeunes générations pour « surmonter et dépasser » le surréalisme.
  • [10]
    Voir notamment les articles du surréaliste Gérard Legrand dans les différentes revues surréalistes des années 1950, Medium, Le Surréalisme même et Bief, dans lesquelles il critique régulièrement le positivisme scientiste, le rationalisme, ainsi que le matérialisme marxiste (en s’appuyant en priorité sur le philosophe Hegel), tout en traçant souvent les limites de l’intérêt qu’on peut accorder à l’alchimie, l’occultisme, etc., afin de répondre à ceux qui assimilent cet intérêt à une pensée religieuse et « réactionnaire ».
  • [11]
    En 1947, de telles critiques du surréalisme se déploient chez Sartre, Roger Vailland, le philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre. On les retrouve en 1953 dans l’ouvrage Le Communisme, de Dyonis Mascolo, paru chez Gallimard, auteur qui se rapprochera toutefois des surréalistes dans les années 1950.
  • [12]
    Voir Carole Reynaud-Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919-1969, Paris, CNRS, 1995.
  • [13]
    Il faut rappeler que certains agents comptant dans ce circuit peuvent en même temps être éloignés en termes de prises de position esthétiques ou politiques, voire relever en premier lieu d’un autre circuit. Sur la constitution de ce circuit de consécration, voir Anne Simonin, « La littérature saisie par l’histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 59-75 ; Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, Societas Scientarum Fennica, 1990. Et le premier chapitre de l’ouvrage de Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Jean Paulhan écrit en 1954 au lettriste Maurice Lemaître, à propos d’Isou : « Lisez dix lignes de Breton ou de Cingue, vous êtes saisi. Dix lignes d’Isou, cela va à vau-l’eau. […] Personne ne garde, malgré tout, plus d’espoir que moi. Mais c’est un espoir chaque jour plus menacé » (Maurice Lemaître, Correspondance Jean Paulhan – Maurice Lemaître sur le lettrisme, Paris, Centre de créativité, 1976).
  • [15]
    Dans l’échantillon analysé par Gisèle Sapiro, portant sur des écrivains français en activité entre 1940 et 1944 et ayant acquis une reconnaissance symbolique ou temporelle au niveau national, 51,3 % ont achevé des études supérieures (Gisèle Sapiro, «“Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, 168, juin 2007, p. 25).
  • [16]
    Voir notamment le témoignage de Jean-Michel Mension, in J.-M. Mension, La Tribu, Paris, Allia, 1998.
  • [17]
    Guy Debord, « Lettre à Hervé Falcou de 1950 », in Guy Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire sauter les ponts, Paris, Fayard, 2004, p. 57. Il reprend ici l’expression de Baudelaire, « la bêtise au front de taureau ».
  • [18]
    Voir Boris Donné, Pour Mémoires. Un essai d’élucidation des Mémoires de Guy Debord, Paris, Allia, 2004.
  • [19]
    Voir Piet de Groof, Le Général situa- tionniste, Paris, Allia, 2007, p. 271, et J.-M. Mension, La Tribu, op. cit.
  • [20]
    Boris Donné, « Debord & Chtcheglov, bois & charbons : la dérive et ses sources surréalistes occultées », in « Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945 », Mélusine, 28, 2008, p. 109-124.
  • [21]
    Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89, septembre 1991, p. 3-46.
  • [22]
    G. Debord, « Lettre à Hervé Falcou de 1951 », in Le Marquis de Sade a des yeux de fille…, op. cit., p. 104.
  • [23]
    Guy Debord, « Notice pour la fédération française des ciné-clubs », Internationale lettriste, 2, février 1953.
  • [24]
    Potlatch, 1, 22 juin 1954.
  • [25]
    Souligné par nous. Guy Debord, lettre au situationniste Walter Korun, 16 juin 1958, in G. Debord, Correspondances, vol. 1, Paris, Fayard, 1999.
  • [26]
    Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, 1957. Réédité in G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 322.
  • [27]
    Souligné par Debord. Guy Debord, lettre à Robert Estivals, 15 mars 1963, « L’avant-garde en 1963 et après », in G. Debord, Correspondances, vol. 2, op. cit., 2001, p. 192.
  • [28]
    Voir les lettres de Debord au situationniste Constant du 28 février et 3 mars 1959, in G. Debord, Correspondances, vol. 1, op. cit., p. 195-201.
  • [29]
    Ainsi, alors que le texte de 1965 Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays reprend pour une grande part le texte intitulé Les Situationnistes et les nouvelles formes d’actions dans la politique ou l’art, texte de présentation de l’exposition situationniste réalisée en 1963 dans une galerie du Danemark, les réflexions sur l’art sont quand même bien plus présentes dans le texte de 1963 (adressé à un public d’amateurs d’art) que dans celui de 1965 (adressé avant tout aux intellectuels et militants) où, sans disparaître totalement, elles sont pour une part effacées.
  • [30]
    « Le Questionnaire », Internationale situationniste, 9, août 1964.
  • [31]
    Gisèle Sapiro, « De l’usage des catégories de “droite” et de “gauche” dans le champ littéraire », Sociétés & Représentations, 11, février 2001, p. 19-53.
  • [32]
    Au sens positif du terme.
  • [33]
    G. Debord, lettre à Constant du 21 mars 1959, in Correspondances, vol. 1, op. cit., p. 208.
  • [34]
    A. Simonin, « La littérature saisie par l’histoire », op. cit.
  • [35]
    « Critique de l’urbanisme », Internationale situationniste, 6, août 1961, p. 8-9.
  • [36]
    Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Paris, Seuil, 1971. Voir aussi T. Judt, op. cit. ; Gil Delannoi, « Arguments, 1956-1962 ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, 34(1), février 1984, p. 127-145.
  • [37]
    « Les mauvais jours finiront », Internationale situationniste, 7, avril 1962, p. 12. Le titre de l’article est repris de la chanson de Jean-Baptiste Clément sur la répression de la Commune de Paris : « La semaine sanglante ».
  • [38]
    Guy Debord, Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art, 1963. Réédité in G. Debord, Œuvres, op. cit., p. 647-653.
  • [39]
    Issu de Informations et liaisons ouvrières (ILO), qui est elle-même issue d’une scission avec Socialisme ou Barbarie.
  • [40]
    Sur la construction, à partir de 1959, de la représentation de la Ve République comme régime politique des techniciens et experts : Brigitte Gaïti, «“Syndicat des anciens” contre “forces vives” de la Nation. Le renouvellement politique de 1958 », in Michel Offerlé (éd.), La Profession politique, xixe-xxe siècles, Paris, Belin, 1999.
  • [41]
    C’est l’auteur du texte qui souligne.« Les mauvais jours finiront », art. cit., p. 16.
  • [42]
    « Instructions pour une prise d’armes », op. cit., p. 3.
  • [43]
    Internationale lettriste, « … Une idée neuve en Europe », Potlatch, 7, 3 août 1954.
  • [44]
    Internationale lettriste, « Le minimum de la vie », Potlatch, 4, 13 juillet 1954.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    « Les mauvais jours finiront », op. cit., p. 16.
  • [47]
    « L’opération contre-situationniste dans divers pays », Internationale situationniste, 8, janvier 1963, p. 27.
  • [48]
    « Lire ICO », Internationale situationniste, 11, octobre 1967, p. 63-64. Un aperçu plus complet des rapports entre les deux groupes est effectué dans la brochure d’Henri Simon, ICO et l’IS, retour sur les relations entre Informations correspondance ouvrières et l’Internationale situationniste, Paris, Échanges et Mouvement, octobre 2006.
  • [49]
    Pour une analyse plus développée de ce débat, voir l’article de Gisèle Sapiro dans ce numéro.
  • [50]
    Guy Debord et Gil Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, mai 1956.
  • [51]
    « Du rôle de l’IS », Internationale situationniste, 7, avril 1962, p. 17-20.
  • [52]
    Il s’agit ici d’une adaptation de la « Déclaration du 27 janvier 1925 » du groupe surréaliste, qui annonçait : « Nous n’avons rien à voir avec la littérature. Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde. […] Nous sommes des spécialistes de la révolte. Il n’est pas un moyen d’action que nous ne soyons capables, au besoin, d’employer. »
  • [53]
    Guy Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », Internationale situationniste, 6, août 1961, p. 23.
  • [54]
    Voir Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 105-121, et Johan Heilbron, « Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au Centre d’études sociologiques (1946-1960) », Revue française de sociologie, 32(3), juillet-septembre 1991, p. 365-379.
  • [55]
    « Du rôle de l’IS », op. cit., p. 19.
  • [56]
    Souligné par nous. G. Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », op. cit., p. 20.
  • [57]
    « Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale situationniste, 8, janvier 1963, p. 13.
  • [58]
    Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
  • [59]
    Internationale situationniste/étudiants de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant, Strasbourg, AFGES, novembre 1966.
  • [60]
    Il a déjà été dit comment la longue crise de l’Union des étudiants communistes (UEC) dans les années 1960 avait contribué à ce qu’une partie importante d’une génération d’adhérents potentiels échappe au PCF, dont certains seront parmi les animateurs les plus en vue de Mai 68. Voir par exemple F. Matonti, Intellectuels communistes…, op. cit. Or on pourrait sans doute voir un processus similaire dans le cas de la FA. Voir Sylvain Boulouque, « Si loin si proches. Les rapports entre anarchistes et situationnistes », Archives & Documents situationnistes, 3, automne 2003, p. 67-83.
  • [61]
    Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 212. Voir aussi Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968, Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en sciences sociales, 158, juin 2005, p. 30-61 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986 ; et Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (éds), Mai-juin 1968, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008.
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TRACT SITUATIONNISTE pour le centenaire de l’AIT, 28 septembre 1964.

1L’Internationale situationniste (« IS », 1957-1971) est fondée en tant que groupe d’artistes se donnant pour projet de « construire des situations » de vie en intervenant sur son cadre (par la construction d’ambiances, de jeux et de désirs nouveaux). Elle est le résultat de l’association entre plusieurs petits groupes d’avant-garde menés respectivement par l’artiste et théoricien français Guy Debord (1931-1994) et le peintre danois Asger Jorn (1914-1973), ancien membre du groupe Cobra. Elle affirme dès sa fondation une transgression éthique et un radicalisme politique caractéristiques des avant-gardes culturelles du xxe siècle (futurisme, dadaïsme, surréalisme, Tel Quel, etc.) [1]. Mais plus encore, elle entame au cours des années 1960 une mutation qui l’amène à s’engager directement en tant que groupe politique dans la mouvance « conseilliste [2] ». Plus que d’une simple « politisation », la transformation des activités du groupe situationniste témoigne en effet de son inscription dans le sous-champ politique radical, qu’on peut définir avec Philippe Gottraux comme le « réseau constitué par les groupes, organisations, partis (ou fractions de partis), partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure [3] ». En même temps, l’IS fait figure avant tout de groupe de théoriciens. Elle est prise à ce titre dans les enjeux de concurrence propres au champ intellectuel, défini ici comme espace de lutte entre les producteurs des représentations et analyses légitimes du monde social/politique (qu’ils soient écrivains, artistes, scientifiques, universitaires, journalistes, ou encore militants). Au cours des années 1960, le groupe situationniste met donc en partie ses activités artistiques entre parenthèses, tout en continuant de se présenter comme « le seul mouvement qui puisse, en englobant la survie de l’art dans l’art de vivre, répondre au projet de l’artiste authentique [4] ». Et il tente alors de synchroniser les projets de « dépassement de l’art » et de rénovation de la théorie et de la pratique « révolutionnaires ». Aussi intervient-il dans les champs intellectuel et politique d’une façon singulière. En effet, les situationnistes se démarquent du modèle du « militant » de l’organisation politique traditionnelle, comme du modèle de l’intellectuel engagé sartrien (qui intervient dans la politique en tant que garant des valeurs de vérité, liberté, etc., et au titre du capital symbolique qu’il a accumulé dans le champ intellectuel), ou encore celui de « l’expert », qui intervient dans la politique en tant que spécialiste et au titre d’une compétence certifiée sur un domaine spécialisé. Ils interviennent dans les luttes politiques en tant que théoriciens et expérimentateurs d’une vie « passionnante », au titre d’une maîtrise autoproclamée du « qualitatif », c’est-à-dire d’une connaissance de la pauvreté « qualitative » de la vie quotidienne et de la réalité des désirs qui viseraient à la « libérer ».

2En portant la focale sur la trajectoire sociale et intellectuelle de Guy Debord, qui a amorcé la reconversion du groupe situationniste et qui, en se l’appropriant (non sans conflits et déni), a été le seul à en être membre de sa fondation à son autodissolution, il s’agira de voir comment s’est construite cette forme singulière d’engagement intellectuel dans la politique. L’inscription de Debord dans les champs intellectuel et politique dérive d’une stratégie de démarcation symbolique que l’on pourrait qualifier ici de stratégie d’« avant-garde totale [5] ». Une telle stratégie (et la forme d’engagement qui l’accompagne) a des antécédents. Par exemple, les surréalistes des années 1920-1930 refusaient l’art, s’appuyaient alors sur des disciplines nouvelles (la psychanalyse de Freud) et s’engageaient en politique tout en opposant à « l’étroite spécialisation de l’économique et du social [6] » la réalisation du désir. Cette stratégie consiste à produire des « effets de radicalité » ou « d’extériorité » pour se démarquer de ses concurrents, par le « multipositionnement » et le transfert de principes d’un champ à l’autre. Par exemple, à partir des années 1950, Debord mobilise les principes de connaissance théorique et d’action politique contre les règles du jeu artistique, à savoir la création d’œuvres esthétiques originales. Et dans les années 1960, en tentant d’instituer une nouvelle façon d’intervenir dans la politique (la passion contre l’ennui), comme une nouvelle façon de produire la vérité sur le monde social/politique, Debord engage une disqualification de concurrents intellectuels et militants. Il s’agit comme pour les artistes de les renvoyer à un jeu artificiel, intéressé (la quête des « petites gloires »), dépassé (« d’arrière-garde »), insuffisant, en définitive coupé de la vie et de son impérative transformation. On comprend dès lors le caractère central dans la pensée de Debord d’un discours marxien condamnant la spécialisation au nom de la plénitude de la vie et d’une « praxis totale ».

3Quelles sont les pressions sociales et symboliques au principe de l’adoption d’une telle stratégie dans les années 1950-1960 ? Et quelles en sont les traductions en termes de prises de position artistique, éthique et politique, ainsi que de forme d’engagement politique ? Dans un premier temps, on verra comment la dynamique du champ littéraire des années 1950 et les ressources sociales dont Debord dispose pour y pénétrer amènent celui-ci à formuler le projet d’une avant-garde qui ne soit pas une « école artistique », et s’appuie alors sur la politique et la théorie contre la création esthétique. Dans un second temps, on montrera pourquoi, à partir des années 1960, lorsque Debord se prend au jeu des champs intellectuel et politique, cette stratégie de démarcation est reprise contre les concurrents intellectuels et militants, et comment celle-ci se traduit alors par une forme singulière d’engagement intellectuel dans la politique.

« La première réalisation d’une avant-garde, maintenant, c’est l’avant-garde elle-même »

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TRACT SITUATIONNISTE «ESPAÑA EN EL CORAZÓN», juillet 1964. Textes dans les bulles [traduction] : « Je ne connais rien de mieux que coucher avec un mineur asturien. Voilà des hommes ! » – « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Extrait du texte du tract [traduction] : « Ces photos […] attestent […] jusqu’à quel point l’amour de la liberté et la liberté dans l’amour continuent à définir l’esprit révolutionnaire […] ».

4Pour comprendre pourquoi Debord pose comme objectif la construction d’une nouvelle avant-garde dite par lui « généralisée », synchronisant avant-gardismes artistique, intellectuel et politique, il faut se tourner vers les luttes propres au champ littéraire des années 1950. Compte tenu de son identification à la position du « pape du surréalisme » André Breton, c’est en effet en premier lieu par rapport à cet espace des possibles littéraires que se comprend la stratégie de Debord. Et ce quand bien même celle-ci consiste, dans la pratique, à créer des œuvres cinématographiques expérimentales, à poser le projet d’un nouvel usage de l’architecture, et à construire une position dans le champ artistique.

La dynamique du champ littéraire après 1945

5Après la Libération et au cours des années 1950, le champ littéraire est dominé par l’avènement de Sartre, de sa revue Les Temps Modernes, ainsi que de sa notion d’« engagement » intellectuel. Cette notion répond à la fois au sentiment millénariste de « régénération sociale » caractéristique de la Résistance et de l’après-guerre et au prestige croissant à la Libération du PCF et de la référence à Marx [7]. Elle offre une alternative à bon nombre d’intellectuels entre une posture de l’« art pour l’art » décrédibilisée depuis la guerre [8], et l’adhésion au PCF qui reste perçue comme la soumission à un appareil politique. Face à ce succès de Sartre en termes de reconnaissance symbolique, le groupe surréaliste d’André Breton est relativement marginalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, du fait notamment de l’exil de ses principaux leaders pendant la guerre et de la faible reconnaissance de ses nouveaux membres. En outre, le label surréaliste s’use aux yeux des nouvelles générations d’artistes et poètes d’avant-garde par le fait même de la forte consécration littéraire et artistique des principaux poètes et peintres ayant participé même ponctuellement au mouvement. Le surréalisme leur apparaît de plus en plus comme une simple « école artistique » ayant échoué dans le projet « avant-gardiste » qu’il formulait dès les années 1920 de refuser l’art pour mieux « transformer le monde » et « changer la vie » [9]. Cette image est encore renforcée par le fait que, à contre-courant de l’hégémonie politique du PCF à la Libération et du pouvoir d’attraction qu’il en retire auprès des intellectuels, le groupe surréaliste se fait le pourfendeur de l’URSS stalinienne, du PCF, ainsi que de la littérature « engagée ». Attaché à redéfinir le rationalisme – et à ce titre intéressé pour certains de ses membres à l’ésotérisme en général (l’occultisme, l’alchimie, la parapsychologie, etc.) –, engageant aussi une critique du matérialisme marxiste et du positivisme scientiste, le groupe surréaliste des années 1950 ne parvient guère à contrer les discours qui tentent de le disqualifier en le reléguant à l’irrationnel et au religieux [10]. Il se trouve ainsi renvoyé malgré lui à distance du projet « révolutionnaire [11] », quand bien même il est proche de Trotski et se rapproche aussi des anarchistes au début des années 1950. D’ailleurs, ces proximités idéologiques sont limitées par une posture critique qui ne peut que renforcer cette image de repli à l’égard du mouvement ouvrier [12].

6Ainsi, les positions surréalistes après la guerre ouvrent un espace à l’avant-garde, dont vont notamment tenter de profiter certains jeunes surréalistes, en constituant en 1947 le groupe Surréaliste-révolutionnaire contre Breton, tentative de faire reconnaître le surréalisme par le Parti communiste, avortée en 1948. Un autre mouvement se constitue aussi dès 1946, le lettrisme, autour du poète d’origine roumaine Isidore Isou (1925-2007) qui tente d’affirmer « l’innovation » comme valeur fondamentale, tant artistique (il s’agit d’utiliser un nouveau matériau de création : la lettre) que politique et philosophique (il s’agit, au-delà des oppositions politiques de type droite/gauche, de défendre l’union de la jeunesse en tant que productrice du dynamisme de la société). Plus tard, et en réponse nette cette fois à l’hégémonie de l’engagement sartrien, d’autres avant-gardes littéraires prétendantes réaffirment une littérature dégagée de toute autre préoccupation qu’elle-même, notamment à partir de la deuxième moitié des années 1950, le courant du Nouveau Roman (avec Alain Robbe-Grillet) et à partir de 1960 le groupe Tel Quel (avant qu’il ne se convertisse au projet marxiste-léniniste dans la deuxième moitié des années 1960). Ces deux courants participent de la construction progressive d’un circuit de consécration, constitué d’éditeurs (notamment Minuit et Le Seuil), de revues (Tel Quel ou encore Critique), de critiques (Blanchot, Barthes, etc.) et de « parrains » littéraires (par exemple Samuel Beckett) [13]. De la sorte, certains auteurs qui se rattachent à ce circuit (les romanciers Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Philippe Sollers, etc.) bénéficient – surtout à partir de la deuxième moitié des années 1950 – de premières formes de consécrations au pôle restreint du champ littéraire.

7

Le lettrisme, qui émerge rapidement sur la scène littéraire par la publication en 1947 de deux ouvrages d’Isou chez Gallimard et l’organisation de plusieurs scandales remarqués, s’il attire jusqu’au début des années 1950 plusieurs jeunes artistes d’avant-garde, semble atteindre rapidement des limites en termes de consécration. Alors que son premier appui éditorial, à savoir Gallimard, ne semble plus fonctionner dès la fin des années 1940 (à en juger par exemple par la perception négative du travail d’Isou par Jean Paulhan [14] et le fait qu’Isou dans les années 1950 publie surtout chez de petits éditeurs), il perd aussi une part de l’appui symbolique offert par les jeunes adhérents au groupe lettriste, une grande majorité rompant en effet avec lui au cours des années 1950 et fondant leurs propres petits groupes d’avant-garde. Ainsi, Guy Debord, qui en 1951 avait rejoint le lettrisme, fonde en 1952 avec quelques camarades de ce mouvement l’Internationale lettriste (« IL »), en rupture avec Isou.

Stratégies de captation de capitaux et groupe d’avant-garde

8Debord dispose d’un capital scolaire relativement faible (le baccalauréat) par rapport à celui détenu généralement par les membres des professions intellectuelles telles que les professeurs, membres des professions libérales et hauts fonctionnaires, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, par rapport à celui détenu généralement par les écrivains reconnus par les instances de consécration littéraire [15]. Il est en revanche doté d’une culture hautement distinctive (connaissance de la littérature classique, mais aussi moderne) [voir encadré 1 « Trajectoire sociale et scolaire de Guy Debord », p.38-39 ], et en tant que telle valorisée avant tout par une bohème qui, dans les années 1950, se regroupe aux marges de Saint-Germain-des-Prés. Debord commence par s’inscrire dans cette bohème, auprès d’individus qui partagent souvent avec lui cette caractéristique d’un capital scolaire relativement faible en même temps que de vagues ambitions littéraires/artistiques qui se refusent à elles-mêmes au nom du mot d’ordre selon lequel il ne s’agit pas de « réussir » comme artiste ou écrivain mais de faire de sa vie une œuvre d’art [16]. Derrière cette revendication d’un « art de vivre passionnant » (contre l’art dans sa forme « professionnelle »), ce sont des mépris spécifiques qui se manifestent, révélant en négatif l’ethos de l’artiste bohème : mépris envers la routine (vs l’aventure), la « passivité » (vs la création de sa vie), la séparation entre travail et loisirs (vs le jeu permanent) ; mépris envers la prétention « petite-bourgeoise » à la réussite sociale par la possession de biens de consommation (vs une vie « authentiquement » vécue), et la « conception du monde d’une multitude au front de taureau [17] », etc. Cette revendication relève autrement dit d’une forme d’universalisation – malgré un discours sur le refus de fixer une forme souhaitable du bonheur –, contre les hiérarchies proprement scolaires et professionnelles, d’un ethos de l’artiste bohème promu de la sorte au rang de style (vs mode) de vie légitime.

Trajectoire sociale et scolaire de Guy Debord

Guy Debord [1] (1931-1994) a en guise de titres scolaires le baccalauréat, obtenu en 1951 dans un lycée de Cannes. La relative faiblesse de ses titres ne découle pas chez lui d’un échec scolaire, mais plutôt d’un détachement à l’égard de la certification scolaire qui résulte de sa rencontre élective avec une culture « libre », c’est-à-dire largement extrascolaire : alors qu’il est en seconde, et que l’école lui a déjà transmis une certaine culture littéraire classique, il découvre la littérature moderne, dans laquelle les poètes d’avant-garde, notamment les surréalistes et leurs figures tutélaires (Lautréamont, Sade, Cravan, etc.), tiennent une place primordiale. Lorsqu’il réussit les épreuves du baccalauréat, il affiche alors un certain détachement ironique en envoyant à plusieurs camarades un faire-part dans lequel il a « la douleur [d’annoncer son] brillant succès aux épreuves du Baccalauréat 2e partie – Fleurs fraîches seulement [2] » ; et il quitte immédiatement la ville de Cannes pour Paris afin de s’investir dans les avant-gardes littéraires/artistiques et mener la vie de bohème aux marges de Saint-Germain-des-Prés (il s’inscrit toutefois en faculté de droit, selon Christophe Bourseiller, pour rassurer sa famille). Cette rencontre élective semble aussi au principe même d’un sentiment fort de distinction chez le jeune Debord à l’égard des conventions du milieu bourgeois, des « mesquineries qui enferment les gens [3] », et à l’égard de ses pairs : « De toute façon, il faut tout casser. Il est à peine croyable qu’ayant poussé le surréalisme aussi loin, je sorte habituellement avec des types sans intérêt et des filles que je n’aime pas – qui ne sont même pas belles. D’ailleurs, plus personne ne pourra l’être [4]. » Autrement dit, Debord s’approprie lors de l’adolescence une culture hautement distinctive, et n’a, par ce fait même, plus besoin d’une réussite scolaire pour se reconnaître à ses propres yeux comme faisant partie d’une catégorie « supérieure ».
Si Debord dévalue ainsi la certification scolaire au profit de la littérature moderne d’avant-garde, la culture générale dont il dispose dès l’adolescence – à en juger par exemple par le fait qu’il remporte en 1950 la « coupe interscolaire », un jeu radiophonique de l’époque qui se déplaçait de ville en ville et était de passage à Cannes – semble pourtant être initialement liée à un mode d’accès plus scolaire que familial : élevé par sa mère et sa grand-mère maternelle, qui sont deux femmes à faible capital culturel, il a de bons résultats scolaires. De sorte que son affinité pour cette culture largement extrascolaire qu’est la littérature moderne et son choix d’abandonner les études pour se consacrer à des activités « artistiques » s’éclairent davantage au regard d’autres facteurs sociaux que le capital culturel hérité. Notamment, on constate que Debord cumule les marques d’une origine bourgeoise à fort capital économique (et donc d’une socialisation à distance de la nécessité économique) et certains facteurs objectifs favorisant une « indétermination identitaire » et une « déviation de trajectoire », déterminants dans la construction de la vocation littéraire [5]. Parmi ceux-ci, on relève la fragilisation de la position sociale de sa famille à partir de la fin des années 1920 : le décès assez précoce du grand-père maternel de Debord conduit progressivement à la perte de l’usine familiale (de chaussures), fragilisation perpétuée par le mariage de sa mère avec Martial Debord, son père, issu d’un milieu social moins élevé dans la hiérarchie sociale, et apprenti pharmacien. Un autre facteur d’indétermination identitaire et de perturbation de la trajectoire intervient (et renforce aussi le premier) à travers le décès précoce de Martial Debord, alors que Debord a quatre ans. On peut penser que cela joue d’autant plus dans le sens d’une mise à distance de la destinée bourgeoise que sa mère se remarie – alors qu’il a treize ans – avec un notaire qui a lui-même déjà des enfants. Par ailleurs, ce notaire (assurant à nouveau un fort statut social à la famille) adopte les enfants que la mère de Debord avait eus entre-temps d’une union (illégitime). Seul Guy Debord garde donc son patronyme, « Debord », et se retrouve ainsi hors jeu en termes d’héritage. Enfin, Debord, enfant à la santé fragile et fils unique du premier mariage de sa mère, est l’objet d’une surprotection de la part de sa grand-mère maternelle qui produit une certain isolement à l’égard du reste de ses frères et sœurs, et sans doute une enfance plutôt solitaire, trait probablement accentué par le fait que, ayant quelques années de retard scolaire (du fait a priori de sa santé fragile et des déménagements successifs de sa famille), il est plus âgé que ses camarades lycéens. Cela peut favoriser le développement précoce de dispositions à l’introspection trouvant refuge dans la poésie [6].
À la lecture de sa correspondance lycéenne avec son ami Hervé Falcou, par le biais duquel il accède à la connaissance des avant-gardes littéraires, on peut voir en effet comment les mythes de cette culture distinctive lui permettent d’exprimer une introspection teintée de lyrisme, un sens tragique de l’avenir, un questionnement existentiel (sans doute renforcé aussi par la lecture de Sartre à la même époque), qui débouchent sur l’affirmation selon laquelle « nous ne sommes pas sur cette planète tout à fait insuffisante pour quelque chose, le tout est de passer le temps » – refus de donner à la vie une fonction (pour plutôt lui donner une forme) rendu possible par l’expérience de l’adolescence bourgeoise à distance objective de l’urgence pratique et de la nécessité économique [7]. En clair, ils permettent d’alimenter une réflexion sans cesse réitérée sur le sens de la vie et sur sa médiocrité actuelle. Et ils apportent d’un même mouvement les palliatifs à cette médiocrité : non pas une réussite professionnelle mais bien plutôt le charisme qui accompagne la pratique du scandale, l’amour, la poésie, l’aventure, bref la vie d’artiste.

9Compte tenu de cette position de nouvel entrant peu doté en capitaux symbolique et scolaire, c’est notamment par « alliances » que Debord « entre » dans le champ littéraire/artistique. On peut voir à ce titre son adhésion au groupe lettriste en 1951 puis la fondation de l’Internationale lettriste en 1952 comme une tentative de capter les profits « de scandale » contenus dans l’étiquette « lettriste ». Il en découle l’impression que c’est dans ses capacités à séduire et « détourner » des agents souvent mieux dotés que lui en termes de notoriété (comme l’écrivain écossais Alexander Trocchi, ou l’artiste Asger Jorn), ainsi qu’à rompre avec eux, que Debord éprouve son charisme et constitue effectivement au cours des années 1950 un petit capital de visibilité dans des réseaux intellectuels et artistiques d’avant-garde.

Debord parvient à prendre l’ascendant au sein de l’Internationale lettriste puis de l’Internationale situationniste en tant qu’un des principaux voire le principal théoricien du mouvement. Il est l’un de ceux voire celui qui construit au niveau théorique l’espace des actes littéraires/artistiques passés et présents dans lequel ceux de ses amis prennent tout leur sens. À ce titre un ouvrage comme Mémoires, rédigé par Debord en 1958, distribué seulement à ses amis, et constitué uniquement de citations puisées surtout dans des classiques littéraires (Lautréamont, Shakespeare, etc.), apparaît comme une façon de rendre hommage à ses proches par un ensemble d’allusions privées, qui en même temps place son auteur sous les auspices de figures tutélaires prestigieuses, construit autour de lui une certaine aura de mystères, et manifeste sa maîtrise du jeu [18]. Dès les années 1950, Debord a visiblement réussi à imposer une image de lui-même comme quelqu’un d’exceptionnellement cultivé, ainsi que l’attestent les différents témoignages de personnes l’ayant fréquenté à cette époque [19]. Sans doute, cet ascendant n’est possible que par une pratique de lecture intensive. Mais la faiblesse des capitaux scolaires de Debord ne doit pas être surrestimée. Par rapport en tout cas aux membres de l’Internationale lettriste, il était à ce niveau plutôt bien doté. Il faut également prendre la mesure du fait que, en ce qui concerne les premières années de l’Internationale situationniste, dans ce groupe constitué initialement de peintres, étrangers de surcroît, il est quasiment le seul à maîtriser la langue française comme première langue, et ce à une époque où Paris reste un centre culturel de premier plan pour la constitution des courants intellectuels et artistiques européens. C’est dire que les témoignages sur le caractère « cultivé » du jeune Debord en disent généralement plus sur leurs auteurs que sur Debord lui-même. Reste qu’ils indiquent comment Debord est parvenu à s’imposer dans ses petits groupes successifs en y adoptant le rôle de théoricien.
La dynamique de cette stratégie de captation de capitaux par constitution successive de petits groupes d’avant-garde permet en partie de comprendre le déploiement des activités de Debord sur plusieurs terrains culturels, au gré des alliances : en 1950-1951, ce jeune « littéraire » se lance dans le cinéma expérimental avec Isou et les lettristes ; puis formule, en 1952-1953, le projet d’un urbanisme nouveau avec un dénommé Ivan Chtcheglov [20], projet développé par la suite en collaboration avec Asger Jorn, comme utilisation synthétique des différents moyens plastiques, puis donné à voir en partie sur le terrain des galeries ; tout en s’orientant de plus en plus nettement vers la philosophie/sociologie et la politique par l’intermédiaire d’autres rencontres, etc. Toutefois, cet élargissement du terrain d’action découle aussi et surtout des stratégies de démarcation déployées par Debord à l’égard des avant-gardes littéraires concurrentes (passées et présentes).

Stratégies de démarcation et re-définition des notions d’œuvre et de création

10Dans un champ littéraire/artistique qui obéit à la logique de la « révolution permanente [21] », où les positions sont donc « à faire » plus que « toutes faites », les nouveaux entrants, dénués du capital symbolique propre à cet univers (la notoriété, la reconnaissance par les pairs), sont contraints de s’imposer par l’innovation et l’originalité. À cette fin, ils cherchent souvent à rompre avec les conventions artistiques en place, par la promotion de nouvelles synthèses artistiques, de nouveaux objets et de nouveaux outils. Ainsi, avant même de rejoindre Isou en 1951 et de rompre avec lui en 1952 pour fonder l’IL, Debord ambitionne de dépasser son programme de création lettriste « en préconisant le silence, l’action directe [22] ». La création lettriste, comme le Nouveau Roman et les épigones du surréalisme, et malgré leurs transgressions respectives des formes artistiques traditionnelles, par le fait qu’ils continuent finalement de produire des œuvres (romans, poésies, peintures), conserveraient selon Debord le cadre « dépassé » de l’art. Il dit à l’inverse investir comme terrain d’opération non pas l’art dans ses limites traditionnelles (« Tous les arts sont des jeux médiocres et qui ne changent rien [23] ») mais la « culture », à partir de l’emploi de l’ensemble des arts et techniques (dont notamment l’urbanisme conçu comme « synthèse des arts »). De la même façon, l’objectif visé par son groupe serait, au-delà de l’innovation esthétique, la formation d’une « nouvelle civilisation [24] » permettant à tout un chacun de construire sa propre vie dans un sens « passionnant ». Il se porte ainsi vers la position la plus « radicale » en apparence, qui consiste à revendiquer la destruction de l’art et du statut d’artiste, au nom d’un « art de vivre » et d’une créativité généralisée [voir encadré 2 ci-contre « La culture situationniste contre l’art »], vieux rêve des avant-gardes qui se perpétue dans la mesure où elles semblent tour à tour échouer dans sa réalisation en devenant de « simples » écoles artistiques.

La culture situationniste contre l’art

« Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale. Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu, directement. Contre l’art parcellaire, elle sera une pratique globale portant à la fois sur tous les éléments employables. Elle tend naturellement à une production collective et sans doute anonyme […]. Contre l’art unilatéral, la culture situationniste sera un art du dialogue, un art de l’interaction. Les artistes – avec toute la culture visible – en sont venus à être entièrement séparés de la société, comme ils sont séparés entre eux par la concurrence. Mais avant même cette impasse du capitalisme, l’art était essentiellement unilatéral, sans réponse. Il dépassera cette ère close de son primitivisme pour une communication complète. Tout le monde devenant artiste à un stade supérieur, c’est- à-dire inséparablement producteur-consommateur d’une création culturelle totale, on assistera à la dissolution rapide du critère de nouveauté […]. Nous inaugurons maintenant ce qui sera, historiquement, le dernier des métiers. Le rôle de situationniste, d’amateur-professionnel, d’anti-spécialiste est encore une spécialisation jusqu’au moment d’abondance économique et mentale où tout le monde deviendra “artiste”, à un sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie [1]. »
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GUY DEBORD, photographie et citation éditées dans la revue Internationale situationniste, 2, décembre 1958.

11Il s’agit en quelque sorte pour Debord, compte tenu de ses dispositions propres et de la dynamique du champ dans les années 1950 (position du surréalisme et du lettrisme notamment), de purifier le modèle d’avant-garde. Il tente d’éviter que le label « situationniste » (ou, avant lui, le label « lettriste ») n’indique finalement qu’« une pseudo-école de plus dans le même cadre artistique périmé, ce qui ne tromperait personne pendant bien longtemps[25] ». Autrement dit, Debord agit de façon à produire sur le long terme un capital de reconnaissance symbolique qui durerait car anticiperait/contrerait les effets de routinisation précoce de la nouveauté – lorsque la reconnaissance se dévalue d’elle-même et en rapport à ses modalités d’acquisition (compromission, effet de mode et de succession répétitive d’écoles stylistiques, etc.). Pour produire la croyance dans le désintéressement de l’IS à l’égard des « petites gloires » artistiques en même temps que dans la force des avancées contenues dans son programme, il cherche alors à produire ce que l’on pourrait appeler des « effets de radicalité » ou « d’extériorité » à travers la mise en scène d’une « rupture radicale » à l’égard du milieu artistique. Il engage en ce sens une redéfinition des notions d’œuvre et de création, de la création d’œuvres esthétiques originales, vers l’œuvre comme création des conditions de création : « Il faut signifier une fois pour toutes que l’on ne saurait appeler création ce qui n’est qu’expression personnelle dans le cadre de moyens créés par d’autres. La création n’est pas l’arrangement des objets et des formes, c’est l’invention de nouvelles lois sur cet arrangement [26]. »

12Certes, l’IS tente de forcer le regard sur soi des instances de consécration artistique, par l’intermédiaire par exemple de l’organisation d’un scandale en avril 1958 devant l’Assemblée générale de l’Association internationale des critiques d’art, ou d’expositions « scandaleuses » dans des galeries d’avant-gardes comme la galerie Drouin. Mais cette redéfinition appelle à un déplacement de l’objet même de la valorisation. Celui-ci n’est plus l’œuvre artistique (sa « qualité » et son « originalité »), mais en définitive le groupe, sa théorie et son histoire : « La première réalisation d’une avant-garde, maintenant, c’est l’avant-garde elle-même[27] », écrit Debord en 1963 pour distinguer son avant-garde « généralisée » (« projet de dépassement de la totalité sociale ») de l’avant-garde « au sens restreint » (dont les « réalisations » selon lui relèvent « d’abord [de] concessions aux banalités du vieux monde culturel »). Confronté à l’augmentation du nombre de peintres dans le groupe situationniste à la fin des années 1950 (lesquels ont d’ailleurs souvent une compétence certifiée en matière artistique après avoir suivi des écoles de beaux-arts ou des études d’histoire de l’art), Debord affirme alors qu’il faut à l’inverse faire de l’IS un groupe composé à la fois d’artistes, de sociologues, d’urbanistes, d’architectes, tout en luttant contre leurs spécialisations respectives au nom de l’expérience d’une « praxis totale [28] ».

13Cette redéfinition par Debord des notions d’œuvre et de création apparaît au fondement même de la possibilité du « multipositionnement » caractéristique de l’avant-garde totale. Elle permet en effet de prétendre faire de l’art et de s’inscrire dans l’histoire de l’art par des moyens et sur des « terrains » qui ne sont pas reconnus à un moment donné comme « artistiques ». Cela s’inscrit dans la continuité de toutes les transgressions des avant-gardes artistiques précédentes, les « ready-made » d’un Duchamp par exemple. Ainsi, même lorsque l’IS s’éloigne à partir des années 1960 du terrain des galeries d’art, il n’en reste pas moins qu’elle replace toujours ses activités théoriques et politiques (certes à différents degrés selon le public visé [29]) à la suite d’une histoire de l’art qu’elle accomplirait : « Nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes : nous venons réaliser l’art [30]. »

L’action politique et la théorie critique contre les avant-gardes artistiques concurrentes

14À une époque où les catégories politiques ont été importées comme mode de démarcation des positions dans le champ littéraire [31], c’est par l’introduction de clivages d’ordres théorico-politiques vis-à-vis des positions littéraires/artistiques concurrentes – clivages présentés par l’intermédiaire de la publication de la revue centrale du groupe situationniste, dont Debord est directeur – qu’il cherche à positionner son mouvement en « avant » des positions établies.

15Alors que dans les années 1950 les avant-gardes concurrentes, notamment les surréalistes et les lettristes, sont à distance de la philosophie marxiste et de l’engagement en faveur du mouvement communiste, Debord, pour les renvoyer à « l’arrière-garde » et les disqualifier en tant qu’« écoles artistiques » bourgeoises, mobilise à partir de 1954 la philosophie de Marx, et affirme son soutien au mouvement communiste international. Cette manière de se positionner par le radicalisme politique retrouve les tentatives passées d’allier avant-gardismes artistique et politique lesquelles, en pouvant paraître avoir « échoué » à ce niveau, en ont fait un enjeu à part entière des luttes littéraires et artistiques et ont perpétué le sens missionnaire et politique contenu dans la métaphore d’« avant-garde ». On se rend compte en tout cas de cette utilisation de la politique comme moyen de démarcation lorsque Debord écrit par exemple que si « l’interaction entre pensée et politique » est certes une problématique « vieille comme le monde », le fait de se tourner vers le mouvement ouvrier reste « la chose la plus scandaleuse [32] dans l’art moderne décomposé qui est devenu généralement apolitique ou fascisant (Klein, Mathieu, certains “Angry young men” les plus connus) [33] ».

16En 1958, lorsque la guerre d’Algérie et le retour de de Gaulle au pouvoir contribuent à une repolitisation du champ littéraire, qui conduit même le Nouveau Roman à s’engager en politique [34], cela encourage Debord à renforcer son propre engagement : il participe à la fin des années 1950 aux manifestations et aux réunions contre la guerre d’Algérie et la prise de pouvoir par de Gaulle et il est présent en 1960 parmi la deuxième vague de signataires du « Manifeste des 121 ». De fait, en 1961, pour disqualifier le peintre et architecte Constant, démissionnaire depuis peu de l’IS, Debord mobilise les principes de connaissance théorique et d’action politique : alors que le démissionnaire utilise le concept situationniste d’« urbanisme unitaire » pour théoriser sa maquette d’une ville utopique (« New Babylon ») en partie élaborée au sein de l’IS, cette dernière affirme que le projet d’« urbanisme unitaire » ne saurait viser à un nouvel urbanisme mais à une « critique de l’urbanisme » en tant que discipline spécialisée. Selon elle, la tâche serait plutôt de « soutenir » et « éclairer » la résistance à l’urbanisme moderne par la formation d’une « organisation révolutionnaire réellement résolue à connaître toutes les conditions du capitalisme moderne et à les combattre [35] ». L’IS justifie alors cette position en affirmant que l’aliénation urbanistique ne serait qu’un effet d’un problème plus général, celui du capitalisme moderne. Cette manière de couper les prétentions de bouleversement et de radicalité d’une action uniquement portée vers l’urbanisme est appuyée en transférant le système de classement révolution/réformisme de la politique vers l’art et l’architecture : une action urbanistique « spécialisée » ne reviendrait en effet qu’à « aménager l’existant », c’est-à-dire à intégrer les individus à la société considérée comme aliénante.

17Debord adopte ainsi une stratégie de démarcation par rapport aux avant-gardes littéraires/artistiques concurrentes qui le conduit à exiger un travail théorique et politique dans le cadre d’une pratique artistique fondamentalement redéfinie en tant que re-création de la vie (« construction de situations »). Et progressivement il « se prend au jeu » des luttes de concurrence propres aux « intellectuels révolutionnaires » et aux « organisations révolutionnaires ». Il adapte alors cette stratégie contre ses nouveaux concurrents « intellectuels » et « militants ». Après avoir brièvement présenté les indicateurs à partir desquels on peut assurer que Debord, et avec lui l’IS au cours des années 1960, s’inscrivent effectivement dans les champs intellectuel et politique, on analysera sa forme d’intervention dans la politique, en indiquant les pressions sociales et symboliques qui la déterminent.

L’avant-garde totale comme forme d’intervention singulière dans la politique

18Dans un premier temps, la tentative de synchroniser avant-gardisme artistique et politique s’exprime chez Debord à travers la recherche d’une liaison avec des organisations politiques « radicales ». Ainsi, il définit le terrain de l’IS comme un terrain proprement « culturel » tandis qu’il participe individuellement entre 1960 et 1961 aux activités du groupe politique Socialisme ou Barbarie (« SouB »). On notera par exemple que le document qu’il produit en juillet 1960 conjointement avec un membre de ce groupe politique, intitulé Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire, est présenté comme un « protocole d’accord entre l’avant-garde de la culture et l’avant-garde de la révolution prolétarienne ». Mais au cours des premières années de la décennie 1960, le rapport au politique de Debord et avec lui de l’IS évolue. Ses prises de position politique, sous l’influence de SouB, se déplacent d’un soutien au communisme international vers une critique plus « radicale » du communisme d’État, et elles se précisent, en s’inscrivant désormais directement dans les divisions internes à la mouvance politique se réclamant du mouvement ouvrier. Et de fait, une fois que Debord a démissionné du groupe « socio-barbare », et que le groupe situationniste a été épuré d’une grande partie de ses peintres (en 1962), l’IS apparaît désormais intéressé par l’enjeu symbolique qui anime les différentes organisations politiques de gauche « radicale » : être reconnu en tant qu’incarnation légitime de la théorie et de la pratique « révolutionnaires » [voir illustration, p. 32].

19

Ce glissement est sensible dès le numéro six d’Internationale situationniste (août 1961). On y lit en effet un texte au titre significatif (repris d’Auguste Blanqui), « Instructions pour une prise d’armes », qui commence par affirmer que « la révolution est à réinventer » et poursuit en établissant les modalités principales du projet et de l’organisation « révolutionnaires ». Debord positionne ainsi l’IS sur les questions qui structurent le sous-champ politique radical (mots d’ordre, formes d’organisation, etc.) en se référant alors à une tradition politique spécifique, celle des « conseils de travailleurs ». Elle se porte en fait, à la suite de SouB, vers les références théoriques et politiques qui sont (re)découvertes depuis les événements de 1956 (les révélations faites lors du XXe Congrès du PCUS à propos des crimes de Staline et l’écrasement de la révolte en Hongrie par les Soviétiques) au sein d’une gauche intellectuelle et politique cherchant à se différencier du communisme « orthodoxe » : Lukács, Karl Korsch, la théorie conseilliste, etc. [36]. Plus significatif encore d’une volonté de créer une position propre au sein des champs intellectuel et politique, l’IS appelle en 1962 à retravailler l’histoire du mouvement ouvrier, à redécouvrir la vraie pensée de Marx et à reconsidérer des mouvements tels que le luxembourgisme, les makhnovistes, etc., avant de se présenter elle-même comme un « signe avant-coureur » du « nouveau mouvement révolutionnaire [37] ».

figure im4
SITUATIONNISTE PENDANT LES ÉVÉNEMENTS DE MAI 1968 en train d’écrire sur une fresque de la Sorbonne : « Camarades ! L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste ».

20Ainsi, Debord (et avec lui l’IS), au moment où il démissionne de SouB et le construit comme un nouveau concurrent direct, se « prend au jeu » des luttes plus spécifiques aux organisations politiques. En parallèle, l’activité de Debord et des situationnistes dans les années 1960 est d’ordre « théorique » avant tout. Dès lors, on peut considérer que l’IS est un agent collectif effectivement multipositionné, qui inscrit ses activités dans les champs littéraire/artistique, intellectuel et politique. Debord revendique en tout cas ce multipositionnement : « Le mouvement situationniste apparaît à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire [38]. »

21De fait, tout en organisant en 1963 une exposition au Danemark ou encore en continuant de réfléchir à la fin des années 1960 à un usage « révolutionnaire » du cinéma, l’IS se présente aussi au cours des années 1960 avec sa propre conception de la lutte révolutionnaire et sa propre théorie du monde capitaliste moderne, celle de la « société spectaculaire-marchande ». Elle se trouve de ce fait en concurrence avec les groupes politiques d’extrême gauche existants, SouB, Informations et Correspondance ouvrière (« ICO ») [39], Fédération anarchiste, etc., mais aussi avec les courants artistiques et intellectuels des années 1960, nouveau réalisme, art cinétique, structuralisme, et plus directement avec les différents agents qui cherchent à rénover la théorie « révolutionnaire » et le marxisme en dépassant le PCF « sur sa gauche » : la revue Arguments (« bulletin de recherche » fondé en 1956, animé notamment par Edgar Morin, Jean Duvignaud et Kostas Axelos), le sociologue et philosophe marxiste Henri Lefebvre, le théoricien de SouB Cornelius Castoriadis, le marxiste Pierre Fougeyrollas, etc. Son activisme politico-théorique passe alors par la publication de la revue du groupe mais aussi de diverses brochures, comme celle intitulée De la misère en milieu étudiant, à l’origine d’un scandale diffusant plus largement l’étiquette « situationnisme » (cette brochure, rédigée en 1966 par le situationniste Mustapha Khayati, a été en effet publiée avec l’argent de la section locale de l’UNEF à Strasbourg, « détourné » par de jeunes étudiants pro-situationnistes qui étaient parvenus à s’y faire élire). Il débouche aussi en 1967 sur deux ouvrages : La Société du spectacle, de Guy Debord, publié chez Buchet-Chastel, et Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem, chez Gallimard.

Synchronisation et contestation des champs artistique, intellectuel et politique

22À partir des années 1960, Debord inscrit donc les activités situationnistes directement dans les champs politique et intellectuel. Mais il y occupe une position plutôt inédite. Les modalités déjà présentées de son entrée dans les luttes politiques expliquent qu’il se positionne auprès d’organisations qui se veulent « révolutionnaires ». Son groupe ne dispose pas pour autant du capital qui assure une position dominante au sein du sous-champ politique radical : à la différence du PCF, l’IS n’a ni l’autorité politique d’une organisation de masse, ni de lien avec une organisation syndicale. En outre, pour assurer la validité de ses énoncés sur le monde social/politique contre les intellectuels concurrents, Debord ne peut s’appuyer sur l’autorité que confère un capital symbolique propre au champ intellectuel, ni sur un capital scolaire fort et/ou un statut d’universitaire, pas plus qu’il ne peut s’appuyer sur l’autorité que confère la reconnaissance d’une maîtrise des procédures scientifiques.

23D’ailleurs, même si les oppositions directes avec les groupes lettriste et surréaliste sont moins apparentes au cours des années 1960, Debord continue d’adhérer aux valeurs propres de l’avant-garde littéraire/artistique (autonomie, radicalité, transgression, etc.) et, même indirectement, de dialoguer avec son histoire (et notamment avec ce qui est perçu comme l’incapacité du surréalisme à devenir en son temps une authentique force politique « révolutionnaire »). Il ne s’agit donc aucunement de tourner le dos à certaines caractéristiques de type « artistique » au profit des règles légitimes de l’exercice du politique (obtenir une adhésion en masse par le vote ou par la construction d’un parti de masse), pas plus qu’il ne s’agit pour Debord d’être perçu comme un « intellectuel ». Il s’agit bien plutôt de disqualifier les règles légitimes de l’action politique et de l’exercice de l’intelligence, et, en même temps, d’imposer dans les espaces politique et intellectuel, en tant que capitaux à part entière, ses dispositions antérieures, qui sont principalement d’ordres artistique et théorique, à savoir le charisme qu’assure le style de vie artiste, la connaissance de l’histoire des avant-gardes et de certains classiques littéraires et philosophiques (Lautréamont, Marx, Hegel, Feuerbach, etc.), ainsi que de l’histoire du mouvement ouvrier. C’est donc en opérant une synthèse entre art, théorie et politique – c’est-à-dire en synchronisant sur le plan des méthodes et des enjeux ces trois sphères – que Debord vise à accumuler des profits qui sont des profits de distinction.

24Ainsi, à la fois pour se différencier des concurrents et pour légitimer ses dispositions propres dans les espaces politique et intellectuel (face aux organisations politiques concurrentes et face aux intellectuels concurrents), après avoir dès les années 1950 redéfini l’art de manière à exiger l’exercice de celui-ci par des moyens extra-artistiques (en l’occurrence ici théoriques et politiques), Debord développe une forme singulière d’intervention intellectuelle dans la politique en assurant 1) que l’activité politique est « contre-révolutionnaire » si elle ne s’articule pas à une expérimentation (post-)artistique d’un nouveau style de vie « libre » et à la construction théorique d’une analyse du capitalisme moderne ; 2) que l’activité intellectuelle est « idéologique » si elle ne s’articule pas à une expérimentation (post-)artistique d’un nouveau style de vie « libre » et à une visée directement politique de transformation du monde.

L’avant-garde totale contre le modèle du « militant »

25Pour s’opposer aux organisations politiques concurrentes autant que pour imposer la validité de ses capitaux propres dans ce nouvel espace, Guy Debord engage une subversion des conventions légitimes de l’exercice de la politique, désignée de manière négative à travers l’expression de « politique spécialisée ». Les usages situationnistes de la thématique de la « spécialisation » répondent souvent à l’image diffuse d’une modernisation du capitalisme, dans le sens d’une « technocratisation » du pouvoir, d’un développement de la « consommation » et d’un retrait des individus dans la sphère de la « vie privée » [40]. En revanche, l’expression « politique spécialisée » ne sert pas à caractériser spécifiquement cette modernisation. C’est qu’elle vise en premier lieu les prétendants concurrents à un statut d’avant-garde politique. Il s’agit en effet de récuser le modèle traditionnel de l’organisation « révolutionnaire » bureaucratisée, hiérarchisée et disciplinée. Cette organisation est pour l’IS l’expression d’une nouvelle forme d’aliénation, celle du « militant » qui exécute et/ou se dévoue à son organisation, dépossédé de son autonomie décisionnelle et/ou de sa vie. Refusant la politique spécialisée en ce qu’elle encourage d’abord « les meilleurs [dans ce domaine] à se montrer stupides sur toutes les autres questions », elle la décrit aussi comme un jeu artificiel dont l’enjeu (impur, intéressé) est d’acquérir une autorité dans l’organisation. L’IS note en effet que « [le] dévouement et [le] sacrifice se font payer toujours en autorité (serait-elle purement morale) » et poursuit en affirmant : « L’ennui est contre-révolutionnaire[41]. » Ce mode de fonctionnement dont l’incarnation idéal-typique est implicitement le PCF serait aussi valable selon Debord pour décrire le concurrent SouB (ou plutôt « Pouvoir ouvrier », l’organisation fondée par ce groupe) et ce quand bien même celui-ci témoigne aussi d’une volonté de s’opposer à la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Si Debord reconnaît en effet que Pouvoir ouvrier ne relève pas du modèle de l’organisation bureaucratique, il critique cependant le rapport « spectaculaire » de professeur à élève qui y régnerait sous couvert de la revendication d’une participation de tous, laquelle revendication de ce fait « retomberait […] au rang d’un souhait abstrait et moralisateur [42] ».

26Cette critique est normative, en ce qu’elle induit une redéfinition de l’activité « révolutionnaire » légitime. À ce niveau, elle traduit sous une forme qui se veut directement politique l’opposition structurale entre l’avant-garde artistique et le PCF (et ses artistes/intellectuels). Déjà, à l’époque de l’IL, attaché à défendre la liberté totale d’information et de création contre le jdanovisme, de même que les valeurs du jeu et de la libération des mœurs (au principe de l’ethos de l’artiste bohème), Debord critiquait le communisme « orthodoxe » (incarné par les États « ouvriers », le PCF et la CGT) en affirmant que « le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs [43] », qu’il « ne faut pas seulement demander du pain, mais des jeux [44] », ou encore que « la lutte sociale ne doit pas être bureaucratique, mais passionnée [45] ». En 1962, il estime de la même façon que l’activité « révolutionnaire » doit consister en premier lieu dans le fait de « donner l’exemple d’un nouveau style de vie – d’une nouvelle passion [46] », autrement dit, de réaliser directement l’art (les valeurs de création, de désir, de jeu, etc.) dans la vie quotidienne. Cela se traduit concrètement dans les façons dont le groupe se manifeste par l’introduction de décalages vis-à-vis des formes traditionnelles de propagande politique, à travers par exemple des détournements de photos érotiques [voir illustration p.35] ou encore de bandes dessinées [voir illustration p.42-43]. Refusant aussi de recourir à la pratique traditionnelle du recrutement massif (pratique par laquelle les organisations militantes manifestent généralement leur puissance), l’IS érige le modèle « sectaire » de l’avant-garde (au sens de regroupement d’un petit nombre d’initiés) tout en évacuant au moins au niveau du discours la relation inégalitaire, en mode d’intervention pleinement politique et en principe de distinction dans les luttes entre organisations. Elle défend en effet au cours des années 1960 une conception du groupe révolutionnaire restreint en nombre, sans troupes ni disciples, composé uniquement de personnes « égales » en capacités, en accord sur des objectifs et pour des actions précises, et qui, refusant de jouer le rôle de « l’enseignement révolutionnaire », vise plutôt à être le « détonateur » d’une « explosion libre qui devra [lui] échapper à jamais, et échapper à quelque autre contrôle que ce soit [47] » [voir illustration p.51].

27

Pour Debord, le travail politique doit également consister pour une part au moins en un travail de construction de la théorie du monde social, ce qui lui permet de légitimer les dispositions théoriques de l’IS et même de disqualifier les concurrents qui ne disposeraient pas de celles-ci. Par exemple, confronté au groupe concurrent ICO, groupe d’obédience conseilliste qui développe une conception du travail politique résolument tourné vers la pratique et la mise en réseau des expériences ouvrières, les situationnistes affirment que ce refus explicite d’effectuer un travail théorique (au nom de l’autonomie de la lutte ouvrière) ne ferait finalement que perpétuer la séparation entre les « idéologues écrans » du conseillisme (Maximilien Rubel, Paul Mattick, Chris Pallis) et les ouvriers de son organisation [48]. Autrement dit, le travail théorique réalisé par l’organisation politique est présenté comme le garant même de sa « rupture » avec l’aliénation. En effet, selon l’IS, retournant par là le stigmate d’« intellectuel » qu’ICO leur accole, en l’absence « d’un accord théorique et pratique », ces « idéologues » du conseillisme jouiraient d’une autorité non perçue comme telle dans l’établissement d’une théorie elle-même non perçue comme telle, faisant alors écran entre les ouvriers combatifs des organisations conseillistes (ICO, Solidarity, etc.) et la pensée « révolutionnaire ».

28Intervenant dans la politique en tant que groupe de théoriciens avant tout, il lui faut en retour éviter d’être assimilé à un groupe d’« intellectuels » (ce qui remettrait en cause leur prétention à l’avant-garde tant politique qu’artistique). À cette fin, tout en rendant possible la reconnaissance de la validité théorique de ses propres énoncés sur le monde social/politique, Debord opère une critique des intellectuels en tant que spécialistes intéressés et impuissants, et engage une redéfinition des modes de construction théorique de la « vérité ».

L’avant-garde totale contre les intellectuels et les experts

29Le pôle radical du champ intellectuel connaît un débat dans les années 1950 qui porte sur la question du rôle social de l’intellectuel. Déjà, au cours de ce débat, certaines positions marxistes dissidentes remettent en cause le modèle défendu par Sartre – à savoir l’intellectuel garant des valeurs de liberté, créativité, esprit critique, etc. –, au nom du fait qu’il perpétue un statut privilégié de l’intellectuel, séparé du reste de la société [49]. Debord reprend cette exigence d’un dépassement de la division du travail entre intellectuel et non-intellectuel. Il écrit par exemple en 1956 que la pratique du détournement amorcée par le poète Lautréamont est un moyen permettant de « [battre] en brèche toutes les murailles de Chine de l’intelligence » en vue d’une « première ébauche d’un communisme littéraire [50] ».

30Cette critique du pouvoir de l’intellectuel apparaît aussi très clairement dans un texte de 1962 au ton agressif et prophétique intitulé « Du rôle de l’IS [51] ». Ce dernier rejette les « intellectuels dans leur quasi-unanimité », « c’est-à-dire les gens qui possédant à bail la pensée d’aujourd’hui, doivent forcément se satisfaire de leur propre pensée de penseurs », prophétise leur disparition (« Qu’ils tremblent ! Leur bon temps est passé. Nous les abattrons, en même temps que toutes les hiérarchies qui les abritent »), et insiste à l’inverse sur le fait que l’activité théorique de l’IS ne saurait être perçue comme enfermement dans une « forteresse spéculative » (« Nous sommes capables d’apporter la contestation dans chaque discipline. Nous ne laisserons aucun spécialiste rester maître d’une seule spécialité. Nous sommes prêts à manier transitoirement des formes à l’intérieur desquelles on peut chiffrer et calculer [52] »). Debord brocarde aussi l’impuissance qui accompagnerait le statut d’intellectuel en tant que spécialiste de l’intelligence, ce qui lui permet d’un même mouvement d’exiger la valorisation de son propre multipositionnement. Il note en effet qu’« un des rares individus capables de comprendre la plus récente image scientifique de l’univers va devenir stupide, et peser longuement les théories artistiques d’Alain Robbe-Grillet, ou bien envoyer des pétitions au Président de la République dans le dessein d’infléchir sa politique [53] ».

31Reste que, à un moment où le paradigme scientifique et la démarche empirique s’imposent dans les sciences humaines et sociales, qui connaissent alors en France un processus d’institutionnalisation et de professionnalisation dans le cadre de la demande étatique d’expertise [54], il faut aussi légitimer plus précisément la validité de ses énoncés sur le monde social/politique. L’IS ne peut pas ne pas réagir face à ce développement de l’expertise des sciences sociales, compte tenu du fait que plusieurs sociologues, en faisant référence à Marx et/ou en intervenant dans les revues intellectuelles sur des thématiques sociales et politiques chères aux situationnistes, sont pour elle des concurrents directs. Se revendiquant de la « vérification scientifique et rigoureuse [55] », l’IS entreprend de redéfinir les procédures légitimes de construction de la vérité, en renversant les hiérarchies établies dans l’activité scientifique (réflexion/action ; recherche empirique/théorie). Ainsi, pour Debord, c’est seulement dans une optique directement politique de transformation du monde que l’on pourrait atteindre la vérité. Invité en 1961 au groupe de travail sur la vie quotidienne réuni par Lefebvre au Centre d’études sociologiques – laboratoire du CNRS créé en 1946 et qui concentre à cette époque l’essentiel de la recherche en sociologie –, il fait référence dans son exposé à la XIe thèse sur Feuerbach de Marx en affirmant qu’« étudier la vie quotidienne serait une entreprise parfaitement ridicule, et d’abord condamnée à ne rien saisir de son objet, si l’on ne se proposait pas explicitement d’étudier [celle-ci] afin de la transformer [56] ». Par ailleurs, dans le texte « Du rôle de l’IS », si les situationnistes reconnaissent ne pas avoir la « quantité d’informations » dont disposent les différents « experts » des questions sociales et politiques (qu’ils stigmatisent comme « racaille technocratique »), ils rétorquent que ceux-ci manquent aussi d’informations : par leur nature même, les « experts » ne peuvent « qu’ignorer comment les ouvriers travaillent, comment les gens vivent réellement », et ne peuvent donc « espérer rejoindre le qualitatif » dont l’IS revendique elle-même le monopole (« nous avons le qualitatif »). Ainsi, pour l’IS, « le rôle des théoriciens, rôle indispensable mais non dominant, est d’apporter les éléments de connaissance et les instruments conceptuels qui traduisent en clair – ou en plus clair et cohérent – la crise, et les désirs latents, tels qu’ils sont vécus par les gens [57] ». En affirmant aussi à de nombreuses reprises que la pensée théorique, si elle n’est pas articulée à la pratique, est vouée à se transformer en « idéologie », l’IS institue ainsi l’ethos propre de l’artiste bohème (sa réflexion sur la forme de vie souhaitable et son expérience d’un style de vie « libre ») en capital proprement intellectuel (connaissance de la pauvreté « qualitative » de la vie quotidienne, et des désirs qui viseraient à la bouleverser).

32On voit donc comment, dans le cadre de stratégies de démarcation symbolique visant à accumuler des profits de distinction, stratégie ajustée prioritairement à une catégorie à fort capital culturel mais dont une part importante n’est pas certifiée scolairement, Debord et l’IS sont amenés à se multipositionner dans les champs littéraire/artistique, intellectuel et politique, tout en développant une critique des règles du jeu en vigueur dans les différents univers en question. Par le transfert de systèmes de classement d’un champ à l’autre (« révolution vs réaction/réformisme », du champ politique vers le champ artistique ; « action vs réflexion », du champ politique vers les intellectuels ; « passion vs ennui », du champ artistique vers le champ politique, etc.), Debord élève une barrière symbolique entre lui et ses concurrents renvoyés à « l’arrière-garde ». Par l’articulation entre les principes d’action, connaissance, créativité, et la revendication de la disparition des champs en tant que sphères spécialisées qui empêcheraient la libération d’une vie authentiquement vécue, il institue la réalisation d’une synthèse entre des activités tout à la fois « théoriques », « politiques » et « artistiques », comme le critère même de la reconnaissance d’une avant-garde authentique en « rupture » avec un monde social considéré comme aliénant, et d’une avant-garde réellement capable de transformer ce monde.

33On peut faire l’hypothèse que le « conformisme de l’anticonformisme » caractéristique de la condition étudiante décrite par Bourdieu et Passeron dans les années 1960 [58] fournit à cette stratégie de démarcation symbolique – et notamment à la critique situationniste de l’étudiant comme être méprisable, soumis, vivant dans l’illusion d’une « fausse » liberté et la consommation de « fausses » avant-gardes culturelles [59] – un public : étudiants en quête incessante de distinction par rapport à la « masse » des « étudiants », sensibles par ailleurs à une légitimation directement politique d’un style de vie « libre ». En tout cas, l’IS s’impose comme référence peu avant les événements de mai-juin 1968 auprès de certains étudiants contestataires (souvent en rupture de la Fédération anarchiste [60]), lesquels joueront d’ailleurs le rôle de déclencheur de la crise en 1968. L’IS parvient même à capter une partie du mouvement à ses débuts [voir illustration p.46], et de ce fait tend à être connue et reconnue aujourd’hui comme courant politique « révolutionnaire » moderne, ce que les surréalistes (qui avaient eux aussi élaboré une stratégie d’avant-garde totale en leur temps) n’ont visiblement pas réussi à faire en marquant l’histoire comme avant-garde littéraire et courant artistique avant tout. On peut alors se demander si cette « situation de crise générale comme [synchronisation] de différents champs [61] » qu’est Mai 68 ne donne pas à voir certaines des conditions sociales de la reconnaissance d’une « avant-garde » qui se situe « aux marges » de différents espaces sociaux avec un souci de cohérence entre les principes de création, connaissance et action. Reste que si Debord a accumulé les profits de distinction à travers le label situationniste à partir de la fin des années 1960, il n’a été reconnu comme l’un des écrivains et artistes importants du xxe siècle que bien plus tard, et plus particulièrement après sa mort, comme s’il fallait attendre la fin de sa trajectoire pour en faire une « œuvre d’art » à part entière, valorisable et de fait aujourd’hui valorisée.

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PREMIER COMICS réalisé par le Conseil pour le maintien des occupations (formé le 17 mai autour de l’Internationale situationniste et du groupe des Enragés), mai-juin 1968.

Date de mise en ligne : 18/03/2009.

https://doi.org/10.3917/arss.176.0032

Notes

  • [1]
    Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999 ; Gisèle Sapiro, « Formes de l’engagement dans le champ littéraire », in Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz (éds), Formes de l’engagement littéraire, Lausanne, Antipodes, 2006, p. 118-130 ; Susan Rubin Suleiman, « Les avant-gardes et la répétition : l’Internationale situationniste et Tel Quel face au surréalisme », Les Cahiers de l’IHTP, 2, mars 1992, p. 197-205.
  • [2]
    On appelle ainsi les groupes politiques marxistes anti-léninistes qui revendiquent un communisme géré directement et démocratiquement par la base, constituée en « conseils ouvriers » ou « conseils des travailleurs ». Ils se réfèrent notamment à l’expérience des conseils ouvriers en Allemagne en 1918-1919 ou encore à Budapest en 1956.
  • [3]
    Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997, p. 12. Philippe Gottraux parle de « champ politique radical ». Compte tenu de son exclusion hors des frontières du champ politique légitime, cet espace tend en effet à former un champ à part entière, avec des enjeux et des capitaux propres. Mais son autonomie, étant « par défaut », apparaît du coup ambivalente, et notamment limitée par sa concurrence directe avec le pôle institutionnel du champ politique pour l’imposition du mode d’exercice du pouvoir légitime, et donc des frontières mêmes du champ politique.
  • [4]
    « Le questionnaire », Internationale situationniste, 9, août 1964, p. 25.
  • [5]
    Ce concept est forgé sur le modèle de celui d’« intellectuel total » élaboré par Pierre Bourdieu dans le cadre de son analyse de la concentration par Jean-Paul Sartre de toutes les espèces de capital intellectuel. Voir Pierre Bourdieu, « Sartre », London Review of Books, vol. 2, 20 novembre-3 décembre 1980 ; Pierre Bourdieu, « Sartre, l’invention de l’intellectuel total », Libération, 31 mars 1983, réédité in Agone, 26-27, 2002, p. 225-232 ; Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes ». Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985.
  • [6]
    Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1945, p. 91 dans l’édition de 1964.
  • [7]
    A. Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit. ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999. Sur la domination de la référence à Marx dans le champ intellectuel après 1945, voir aussi Tony Judt, Le Marxisme et la gauche française, 1830-1981, Paris, Hachette, 1987.
  • [8]
    Anne Simonin, « Le droit à l’innocence. Le discours littéraire face à l’épuration (1944-1953) », Sociétés & Représentations, 11, février 2001, p. 121-141.
  • [9]
    Voir notamment l’« Avertissement » de Maurice Nadeau qui ouvre son Histoire du surréalisme, publié en 1945 au Seuil et depuis maintes fois réédité. Il fixe d’ailleurs la fin historique du mouvement surréaliste après la Seconde Guerre mondiale et en appelle aux jeunes générations pour « surmonter et dépasser » le surréalisme.
  • [10]
    Voir notamment les articles du surréaliste Gérard Legrand dans les différentes revues surréalistes des années 1950, Medium, Le Surréalisme même et Bief, dans lesquelles il critique régulièrement le positivisme scientiste, le rationalisme, ainsi que le matérialisme marxiste (en s’appuyant en priorité sur le philosophe Hegel), tout en traçant souvent les limites de l’intérêt qu’on peut accorder à l’alchimie, l’occultisme, etc., afin de répondre à ceux qui assimilent cet intérêt à une pensée religieuse et « réactionnaire ».
  • [11]
    En 1947, de telles critiques du surréalisme se déploient chez Sartre, Roger Vailland, le philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre. On les retrouve en 1953 dans l’ouvrage Le Communisme, de Dyonis Mascolo, paru chez Gallimard, auteur qui se rapprochera toutefois des surréalistes dans les années 1950.
  • [12]
    Voir Carole Reynaud-Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919-1969, Paris, CNRS, 1995.
  • [13]
    Il faut rappeler que certains agents comptant dans ce circuit peuvent en même temps être éloignés en termes de prises de position esthétiques ou politiques, voire relever en premier lieu d’un autre circuit. Sur la constitution de ce circuit de consécration, voir Anne Simonin, « La littérature saisie par l’histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 59-75 ; Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, Societas Scientarum Fennica, 1990. Et le premier chapitre de l’ouvrage de Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
  • [14]
    Jean Paulhan écrit en 1954 au lettriste Maurice Lemaître, à propos d’Isou : « Lisez dix lignes de Breton ou de Cingue, vous êtes saisi. Dix lignes d’Isou, cela va à vau-l’eau. […] Personne ne garde, malgré tout, plus d’espoir que moi. Mais c’est un espoir chaque jour plus menacé » (Maurice Lemaître, Correspondance Jean Paulhan – Maurice Lemaître sur le lettrisme, Paris, Centre de créativité, 1976).
  • [15]
    Dans l’échantillon analysé par Gisèle Sapiro, portant sur des écrivains français en activité entre 1940 et 1944 et ayant acquis une reconnaissance symbolique ou temporelle au niveau national, 51,3 % ont achevé des études supérieures (Gisèle Sapiro, «“Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, 168, juin 2007, p. 25).
  • [16]
    Voir notamment le témoignage de Jean-Michel Mension, in J.-M. Mension, La Tribu, Paris, Allia, 1998.
  • [17]
    Guy Debord, « Lettre à Hervé Falcou de 1950 », in Guy Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire sauter les ponts, Paris, Fayard, 2004, p. 57. Il reprend ici l’expression de Baudelaire, « la bêtise au front de taureau ».
  • [18]
    Voir Boris Donné, Pour Mémoires. Un essai d’élucidation des Mémoires de Guy Debord, Paris, Allia, 2004.
  • [19]
    Voir Piet de Groof, Le Général situa- tionniste, Paris, Allia, 2007, p. 271, et J.-M. Mension, La Tribu, op. cit.
  • [20]
    Boris Donné, « Debord & Chtcheglov, bois & charbons : la dérive et ses sources surréalistes occultées », in « Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945 », Mélusine, 28, 2008, p. 109-124.
  • [21]
    Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89, septembre 1991, p. 3-46.
  • [22]
    G. Debord, « Lettre à Hervé Falcou de 1951 », in Le Marquis de Sade a des yeux de fille…, op. cit., p. 104.
  • [23]
    Guy Debord, « Notice pour la fédération française des ciné-clubs », Internationale lettriste, 2, février 1953.
  • [24]
    Potlatch, 1, 22 juin 1954.
  • [25]
    Souligné par nous. Guy Debord, lettre au situationniste Walter Korun, 16 juin 1958, in G. Debord, Correspondances, vol. 1, Paris, Fayard, 1999.
  • [26]
    Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, 1957. Réédité in G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 322.
  • [27]
    Souligné par Debord. Guy Debord, lettre à Robert Estivals, 15 mars 1963, « L’avant-garde en 1963 et après », in G. Debord, Correspondances, vol. 2, op. cit., 2001, p. 192.
  • [28]
    Voir les lettres de Debord au situationniste Constant du 28 février et 3 mars 1959, in G. Debord, Correspondances, vol. 1, op. cit., p. 195-201.
  • [29]
    Ainsi, alors que le texte de 1965 Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays reprend pour une grande part le texte intitulé Les Situationnistes et les nouvelles formes d’actions dans la politique ou l’art, texte de présentation de l’exposition situationniste réalisée en 1963 dans une galerie du Danemark, les réflexions sur l’art sont quand même bien plus présentes dans le texte de 1963 (adressé à un public d’amateurs d’art) que dans celui de 1965 (adressé avant tout aux intellectuels et militants) où, sans disparaître totalement, elles sont pour une part effacées.
  • [30]
    « Le Questionnaire », Internationale situationniste, 9, août 1964.
  • [31]
    Gisèle Sapiro, « De l’usage des catégories de “droite” et de “gauche” dans le champ littéraire », Sociétés & Représentations, 11, février 2001, p. 19-53.
  • [32]
    Au sens positif du terme.
  • [33]
    G. Debord, lettre à Constant du 21 mars 1959, in Correspondances, vol. 1, op. cit., p. 208.
  • [34]
    A. Simonin, « La littérature saisie par l’histoire », op. cit.
  • [35]
    « Critique de l’urbanisme », Internationale situationniste, 6, août 1961, p. 8-9.
  • [36]
    Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Paris, Seuil, 1971. Voir aussi T. Judt, op. cit. ; Gil Delannoi, « Arguments, 1956-1962 ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, 34(1), février 1984, p. 127-145.
  • [37]
    « Les mauvais jours finiront », Internationale situationniste, 7, avril 1962, p. 12. Le titre de l’article est repris de la chanson de Jean-Baptiste Clément sur la répression de la Commune de Paris : « La semaine sanglante ».
  • [38]
    Guy Debord, Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art, 1963. Réédité in G. Debord, Œuvres, op. cit., p. 647-653.
  • [39]
    Issu de Informations et liaisons ouvrières (ILO), qui est elle-même issue d’une scission avec Socialisme ou Barbarie.
  • [40]
    Sur la construction, à partir de 1959, de la représentation de la Ve République comme régime politique des techniciens et experts : Brigitte Gaïti, «“Syndicat des anciens” contre “forces vives” de la Nation. Le renouvellement politique de 1958 », in Michel Offerlé (éd.), La Profession politique, xixe-xxe siècles, Paris, Belin, 1999.
  • [41]
    C’est l’auteur du texte qui souligne.« Les mauvais jours finiront », art. cit., p. 16.
  • [42]
    « Instructions pour une prise d’armes », op. cit., p. 3.
  • [43]
    Internationale lettriste, « … Une idée neuve en Europe », Potlatch, 7, 3 août 1954.
  • [44]
    Internationale lettriste, « Le minimum de la vie », Potlatch, 4, 13 juillet 1954.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    « Les mauvais jours finiront », op. cit., p. 16.
  • [47]
    « L’opération contre-situationniste dans divers pays », Internationale situationniste, 8, janvier 1963, p. 27.
  • [48]
    « Lire ICO », Internationale situationniste, 11, octobre 1967, p. 63-64. Un aperçu plus complet des rapports entre les deux groupes est effectué dans la brochure d’Henri Simon, ICO et l’IS, retour sur les relations entre Informations correspondance ouvrières et l’Internationale situationniste, Paris, Échanges et Mouvement, octobre 2006.
  • [49]
    Pour une analyse plus développée de ce débat, voir l’article de Gisèle Sapiro dans ce numéro.
  • [50]
    Guy Debord et Gil Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, mai 1956.
  • [51]
    « Du rôle de l’IS », Internationale situationniste, 7, avril 1962, p. 17-20.
  • [52]
    Il s’agit ici d’une adaptation de la « Déclaration du 27 janvier 1925 » du groupe surréaliste, qui annonçait : « Nous n’avons rien à voir avec la littérature. Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde. […] Nous sommes des spécialistes de la révolte. Il n’est pas un moyen d’action que nous ne soyons capables, au besoin, d’employer. »
  • [53]
    Guy Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », Internationale situationniste, 6, août 1961, p. 23.
  • [54]
    Voir Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 105-121, et Johan Heilbron, « Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au Centre d’études sociologiques (1946-1960) », Revue française de sociologie, 32(3), juillet-septembre 1991, p. 365-379.
  • [55]
    « Du rôle de l’IS », op. cit., p. 19.
  • [56]
    Souligné par nous. G. Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne », op. cit., p. 20.
  • [57]
    « Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale situationniste, 8, janvier 1963, p. 13.
  • [58]
    Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
  • [59]
    Internationale situationniste/étudiants de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant, Strasbourg, AFGES, novembre 1966.
  • [60]
    Il a déjà été dit comment la longue crise de l’Union des étudiants communistes (UEC) dans les années 1960 avait contribué à ce qu’une partie importante d’une génération d’adhérents potentiels échappe au PCF, dont certains seront parmi les animateurs les plus en vue de Mai 68. Voir par exemple F. Matonti, Intellectuels communistes…, op. cit. Or on pourrait sans doute voir un processus similaire dans le cas de la FA. Voir Sylvain Boulouque, « Si loin si proches. Les rapports entre anarchistes et situationnistes », Archives & Documents situationnistes, 3, automne 2003, p. 67-83.
  • [61]
    Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 212. Voir aussi Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968, Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en sciences sociales, 158, juin 2005, p. 30-61 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986 ; et Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (éds), Mai-juin 1968, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008.
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