Couverture de ARSS_170

Article de revue

« Visiter les pauvres »

Sur les ambiguïtés d'une pratique humanitaire et caritative à Calcutta

Pages 102 à 109

Notes

  • [1]
    À la différence des ONG, la gestion de la force de travail bénévole des Missionnaires de la charité est minimale. L’ordre religieux n’applique aucun droit d’entrée au volontariat : tout touriste peut ainsi du jour au lendemain devenir volontaire ; et aucun encadrement n’est assuré dans les centres, les bénévoles étant, au sens strict du terme, livrés à eux-mêmes.
  • [2]
    Le terme « volontaire », de l’anglais volunteer, en usage chez les Missionnaires de la charité et utilisé par les francophones à Calcutta, a été conservé. Il serait plus exact de parler de « bénévole ». Le bénévolat renvoie au travail gratuit sans compensation, ce qui est le cas chez les Missionnaires de la charité. Le terme de « volontaire » désigne un statut du personnel des ONG. À la différence des bénévoles, les volontaires sont nourris, logés et blanchis, ils bénéficient d’une couverture sociale, reçoivent une indemnité pour les frais quotidiens ainsi qu’une indemnisation versée dans le pays d’origine. Pour une critique de la confusion des deux termes, voir Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le Travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 112.
  • [3]
    Deux enquêtes par observation participante, d’une durée de deux mois chacune, ont été menées à Calcutta de juillet à septembre en 1999 et à la même période en 2002. Nous avons ainsi travaillé dans deux centres des Missionnaires de la charité et participé à l’ensemble des activités quotidiennes des volontaires à Calcutta. Cette technique classique de recueil de données a été doublée d’une enquête par questionnaire (n = 222) et par entretiens (n = 47).
  • [4]
    On la qualifie même parfois de « ville inhumaine » et l’agronome René Dumont la considérait comme le « 7e cercle de l’enfer ».
  • [5]
    Pour tenter d’isoler une variable touristique et saisir ce que doit la pratique du volontariat au fait qu’elle se déroule en Inde, la question « pour quelle raisons êtes-vous venus en Inde ? » comportait quatre modalités de réponse hiérarchisées. Les enquêtés pouvaient déclarer que leur voyage était motivé « uniquement par le travail » ; « principalement par le travail et secondairement par l’Inde » ; « principalement par l’Inde et secondairement par le travail » ; enfin, « uniquement par l’Inde ».
  • [6]
    Cet indicateur est, par ailleurs, plus sûr que les seules intentions déclarées, même si, de manière générale, plus l’intention de travailler est affirmée, plus l’investissement est important.
  • [7]
    On retrouve parmi eux 5,41 % d’individus qui affirment que leur voyage n’est que touristique.
  • [8]
    Leur séjour dépasse largement les trois mois et peut parfois atteindre plusieurs années. Ces séjours de longue durée restent cependant des pratiques marginales. Elles sont tendanciellement le fait d’individus qui n’en sont pas à leur premier voyage en Inde et qui ont pu se dégager de toute forme d’obligation dans leur pays d’origine pour s’installer à Calcutta.
  • [9]
    Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 177-240.
  • [10]
    Pour une analyse des modes d’investissement dans l’institution, de l’expérience vécue des volontaires, et des effets du volontariat, voir Xavier Zunigo, Volontaires chez Mère Teresa. « Auprès des plus pauvres d’entre les pauvres », Paris, Belin, coll. « Sociologiquement », 2003.
  • [11]
    Plus précisément, les variations dans les styles de vie s’expliquent par une combinaison de variables dont l’origine sociale des volontaires (les conditions de vie en Inde apparaissent plus ou moins ascétiques), le statut social (étudiant/salarié) qui ne donne pas accès aux mêmes biens, les modalités de la venue en Inde (voyage organisé/individuel), la durée du séjour (long/court), l’âge, la trajectoire et la position religieuse.
  • [12]
    Cette conception n’est pas étrangère aux Évangiles et à la littérature patristique qui, comme le rappelle Bronislaw Geremek, « exaltent la pauvreté en tant que valeur spirituelle à laquelle on peut accéder aussi bien en vivant au milieu des richesses matérielles que dans une véritable misère » (La Potence ou la pitié, Paris, Gallimard, 1987, p. 28-29).
figure im1
SUDDER STREET, la rue où se situent les hôtels pour les touristes, est un haut lieu de la mendicité à Calcutta. L’entretien de relations privilégiées avec des volontaires est l’une des stratégies d’obtention de subsides où les enfants des rues jouent un rôle central.
Photos © Luz Maria Cucalon Polania.

1Chaque année des centaines, voire des milliers, de bénévoles occidentaux se rendent à Calcutta pour travailler, quelques semaines ou plusieurs mois, dans les centres d’accueil de malades, blessés ou mourants des Missionnaires de la charité, l’ordre religieux fondé par Mère Teresa en 1950. Les tâches simples qu’ils y effectuent – nettoyage, soins légers, etc. – apparentent cet investissement bénévole à un travail humanitaire amateur particulièrement bien ajusté aux aspirations d’individus généralement sans compétences spécifiques pour des activités plus professionnelles. Aussi l’amateurisme de la pratique [1] comme les modes de vie des volontaires à Calcutta [2] confèrent-ils au volontariat dans ce cadre un caractère ambigu : il peut être perçu comme une pratique aussi bien humanitaire, caritative que touristique. Plus précisément, il représente une forme atypique de tourisme que l’on peut considérer comme un « tourisme humanitaire ».

2Cependant, dans cet univers tourné vers l’assistance aux populations misé-reuses indiennes, le « touriste », dont le voyage n’a pas d’autre finalité que la présence en Inde, reste une figure repoussoir et les attributs associés au « tourisme ordinaire » (visites, détente, consommation, etc.) se voient généralement stigmatisés. La majorité des volontaires ne considèrent pas en effet leur séjour comme touristique, même si le cadre dépaysant et exotique du bénévolat chez les Missionnaires de la charité, qui contraste fortement avec les pratiques bénévoles en France, est l’une des raisons qui motivent fréquemment le voyage. Aussi, pour comprendre cette figure spécifique du tourisme qu’est le volontariat chez les Missionnaires de la charité, est-il nécessaire de rendre compte à la fois de ses ambiguïtés et du sens qu’accordent les volontaires à leur pratique, qui se trouve être au fondement de la prise de distance avec un « tourisme ordinaire » [3].

Entre travail et tourisme

3Grande ville bruyante, polluée et industrielle, Calcutta n’est pas un site touristique célèbre. Il s’agit essentiellement d’une ville de transit entre le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est dont la notoriété, loin d’être associée à son passé de capitale coloniale, tient en partie à son image de pauvreté extrême et à l’entreprise caritative de Mère Teresa [4]. Le fait d’y séjourner plusieurs semaines, et a fortiori plusieurs mois, suffit à distinguer les volontaires de la masse des voyageurs et des touristes qui n’y passent tout au plus qu’une semaine. Mais un séjour prolongé dans cette ville ne suffit pas à définir le statut touristique ou non du voyage, la finalité de la venue en Inde est un meilleur indicateur. De ce point de vue, il est difficile de considérer les volontaires comme de simples touristes dans la mesure où plus de 90 % d’entre eux déclarent venir en Inde pour travailler dans un centre des Missionnaires de la charité. Mais l’ambiguïté du volontariat, comme tourisme atypique, apparaît quand cette intention affichée est nuancée. En effet, le nombre d’individus présents « uniquement pour le travail » ne s’élève qu’à 9,5 %, taux qui est faible rapporté aux 47,7 % de volontaires dont la motivation est « principalement le travail et secondairement l’Inde » et aux 35,6 % venus « principalement pour l’Inde et secondairement pour le travail » [5]. Ainsi, l’engagement volontaire doit beaucoup à sa localisation en Inde et la dimension touristique du voyage n’est pas à négliger.

4Ce dernier constat est renforcé quand on considère l’investissement effectif dans le volontariat, c’est-à-dire lorsque l’on mesure la part du séjour consacré au travail bénévole [6]. Si le nombre de volontaires qui passent moins de 30 % de leur séjour chez les Missionnaires de la charité est relativement faible (17 %), pour autant seuls 28 % consacrent la totalité de leur voyage au volontariat. La majorité alterne en fait tourisme en Inde et engagement en dédiant 50 à 70 % de leur temps de séjour au volontariat. L’ambivalence de la pratique est donc prononcée, les individus qui s’engagent chez les Missionnaires de la charité ne sont ni exclusivement volontaires, ni réellement touristes et le volontariat est souvent un moyen de découvrir l’Inde autrement en côtoyant au plus près la réalité de sa misère.

5

Les Missionnaires de la charité attirent une population hétérogène de volontaires de toutes origines sociales, nationales et religieuses (croyants, non-croyants). En juillet-août 1999, leur nombre peut être estimé, en flux, entre 700 et 800 et, à la même époque en 2002, entre 400 et 500 en raison de tensions indo-pakistanaises cette année-là. Les volontaires appartiennent quasiment de façon exclusive à des pays développés : 25 nationalités étaient représentées en 1999, les plus nombreuses étant étasunienne, française, japonaise et espagnole. Si la population des volontaires se caractérise difficilement par un ethos commun, dans la mesure où l’institution fédère des agents issus de différents univers sociaux, elle possède toutefois comme caractéristiques dominantes d’être féminine, étudiante, catholique, issue des classes fortement dotées en capital économique et culturel, et investie dans le bénévolat dans les pays d’origine.

6La combinaison de différentes variables (durée du séjour, temps de volontariat et motivations à l’origine du voyage) permet de parfaire ce panorama des pratiques par la distinction de trois groupes de volontaires qui se distribuent sur un continuum de positions dont l’un des pôles se définit par sa proximité avec des pratiques touristiques communes (visites, etc.) et l’autre par une rupture avec celles-ci.

7Le premier groupe se compose de volontaires « de passage » qui ne travaillent chez les Missionnaires de la charité qu’une semaine au plus ou dont les temps de volontariat sont inférieurs à 30 % de la durée totale du séjour [7]. Leur investissement est souvent accidentel ou motivé par la curiosité de découvrir l’œuvre d’une figure mondialement connue bien au-delà des seuls milieux catholiques. Ils évoquent souvent le hasard comme explication à leur présence : passage à Calcutta et rencontre avec des volontaires, lecture de leur guide de voyage, etc. La forme extrême de cette pratique est le cas de touristes dont le voyage organisé comprend une étape d’un ou deux jours à Calcutta pour travailler comme volontaire chez les Missionnaires de la charité. En ce sens, « Mère Teresa » fonctionne bien comme une institution touristique, ce que confirment par ailleurs les propos qu’aurait tenus le ministre du Tourisme du Bengale : « Mère Teresa est une des attractions touristiques les plus importantes de notre métropole ». Le deuxième groupe, qui constitue le gros de la population volontaire, et que l’on pourrait, sans aucune connotation péjorative, qualifier de « vacancier », comprend des individus dont le volontariat est de l’ordre de l’expérience. Leur investissement ne dépasse pas les trois mois et recouvre tout ou partie de leur temps de vacances scolaires, universitaires et parfois professionnelles. Enfin, le troisième groupe se compose de volontaires « quasi permanents » dont l’engagement relève d’une vocation limitée [8].

8Mais cette typologie ne présente d’intérêt que si l’on considère chacun des groupes identifiés comme des pôles d’un espace de pratiques dont les relations produisent des effets sur l’expérience vécue des différents types de volontaires. S’ils ne peuvent rivaliser avec les virtuoses de l’engagement que sont les « quasi-permanents » – mais dont la marginalité de la pratique peut difficilement s’imposer comme la norme –, ceux que l’on peut considérer comme des « volontaires moyens » (le deuxième groupe) vivent leur engagement comme non touristique dans la mesure où ils se différencient aussi bien des volontaires « de passage » à l’investissement limité que des touristes/voyageurs qui « font l’Inde ». De leur côté, les virtuoses de l’engagement trouvent une confirmation de leur excellence dans l’existence des pratiques « amateurs » des deux autres groupes. La pratique la plus illégitime est, bien entendu, celle des « volontaires de passage » dont la plupart ont conscience du caractère dérisoire de leur engagement et qui se considèrent d’ailleurs rarement comme de véritables volontaires.

9À ce principe de différenciations intergroupes, qui permet de comprendre partiellement comment l’identification ou non au tourisme fonctionne, s’ajoutent des principes de distinction intragroupes qui sont liés aux styles de vie à Calcutta et qui se trouvent corrélés, plus ou moins étroitement, à la spiritualité développée par Mère Teresa. Nous nous intéresserons ici au deuxième groupe, c’est-à-dire au plus représentatif de la population des volontaires.

Se distinguer d’un tourisme ordinaire

10Le volontariat chez les Missionnaires de la charité n’est pas une activité bénévole qui se déroule dans une institution quelconque, mais au contraire dans un des ordres les plus prestigieux du catholicisme contemporain. Si l’engagement religieux est une forme de virtuosité mise en œuvre par « des personnes religieusement qualifiées [9] », Mère Teresa et les Missionnaires de la charité manifestent une virtuosité dans la virtuosité, une virtuosité radicale définie par une compétence religieuse exceptionnelle. Dans l’univers catholique, leur notoriété se fonde sur la rigueur de leur ascèse et de leur vocation : servir les « plus pauvres parmi les pauvres en qui le Christ, dans sa déréliction, est présent » tout en adoptant des conditions de vie qui, si elles ne sont pas d’une pauvreté extrême, contrastent fortement avec celles observées dans maints ordres religieux.

11Aussi nombre de volontaires croyants se rendent-ils en Inde dans une optique de dépouillement matériel et d’enrichissement spirituel [10]. Tous trouvent à Calcutta des conditions de vie conformes à leurs aspirations ascétiques, c’est-à-dire en rupture avec celles qu’ils connaissent dans leur pays d’origine. Cependant, de profondes disparités existent dans les styles de vie dont le principal effet est de classer les volontaires.

12

Le quartier « touristique » de Calcutta, où réside la majorité des volontaires, concentre une gamme d’habitations qui s’étend des hôtels bon marché (guest houses) aux hôtels relativement luxueux. Les premiers, où logent la majorité des volontaires, sont généralement lugubres et le confort y est minimal. Les seconds, beaucoup plus onéreux, proposent un confort proche des standards occidentaux (chambres spacieuses et propres, air conditionné, télévision, réfrigérateur, etc.). Quatre types de restaurant sont accessibles aux volontaires : de petites « gargotes » dans la rue aux prix dérisoires ; des restaurants bon marché, qualifiés de « restaurants indiens », dont la clientèle se compose essentiellement d’ouvriers et d’employés de bureau ; des restaurants dits « pour touristes » qui se situent uniquement dans le quartier touristique, dont les tarifs sont abordables, quoique nettement supérieurs à ceux pratiqués dans les « restaurants indiens », et qui proposent entre autres des substituts de plats occidentaux et asiatiques ; enfin, des restaurants de luxe proposant des plats occidentaux et de la cuisine indienne gastronomique, fréquentés par la bourgeoisie indienne et dans les grandes occasions par les volontaires. Par ailleurs, la vie nocturne à Calcutta est peu développée : quelques bars que seuls les hommes indiens fréquentent, quelques cinémas et discothèques. Les bars indiens sont peu prisés par les volontaires qui leur préfèrent généralement les bars des grands hôtels.

13En simplifiant, deux styles de vie s’opposent qui dépendent des propriétés sociales des volontaires et s’accompagnent chacun d’une justification spécifique associée à une conception différente du volontariat [11].

14Le premier se caractérise par une recherche délibérée de conditions de vie spartiates. Les volontaires sont généralement de jeunes étudiants dont le budget est limité et le temps de séjour relativement long (plusieurs mois). Ils viennent vivre et partager à leur façon la vie des pauvres. Ils trouvent indécent de vivre dans des conditions relativement aisées en Inde dans la mesure où ils les assimilent aux pratiques touristiques et les considèrent comme étrangères à l’éthique du volontariat. Ils aspirent, en effet, à une expérience intense et totale par la limitation délibérée de leur bien-être, comme l’explique un volontaire intensément religieux et pratiquant, étudiant en théologie : « Ici, il faut essayer d’avoir une vie relativement sobre, parce que sinon nous sommes volontaires à certaines heures et touristes occidentaux à d’autres. Il faut essayer que tout soit unifié » [voir encadré « Tu ne peux pas te sentir proche du plus pauvre si toi-même tu vis dans le luxe », p. 106].

« Tu ne peux pas te sentir proche du plus pauvre si toi-même tu vis dans le luxe »

figure im2
Exercices de marche d’un patient à l’extérieur de Kalighat.
Photos © Xavier Zunigo.
« Moi, quand je suis arrivé ici, à la Salvation Army, j’ai cherché, c’est simple, la chambre la moins chère car je me finance à 100 % et après, j’ai encore six mois de cours et je n’aurai pas assez d’argent pour me financer, donc je serai obligé de faire un emprunt et je voudrais emprunter le moins d’argent possible. Donc, je fais assez attention et j’avais décidé de prendre le truc le plus simple, voilà. Donc, quand je suis arrivé ici, je suis entré dans le dortoir, que tu connais, ça m’a fait penser à une cellule dans le film Midnight Express [rires]. Je me suis dit : “Merde, sérieux, c’est Midnight Express”, les murs lépreux, les lits pourris, alors la surprise c’est qu’il n’y avait pas de punaises. Et puis les barreaux aux fenêtres, le boucan, tu as l’impression de vivre dans la rue. Et puis surtout la salle de bains. Bon, c’est du ciment par terre, c’est poisseux, c’est dégueulasse, moi je ne marche pas pieds nus, j’aurais peur d’attraper des vers ou des trucs comme ça. C’est crasseux. Il y a des rats aussi qui passent de temps en temps, voilà… [rires] mais ça fait partie du trip quoi, voilà. […] À la limite, moi je ne comprends pas comment font d’autres volontaires pour vivre dans un hôtel avec air conditionné, c’est… enfin moi, je sentirais un tel décalage… en voulant aider des gens qui vivent dans des conditions extrêmes… oui, voilà… j’aurais l’impression, si je vivais dans un hôtel avec air conditionné, de faire un safari-photo, enfin un peu l’état d’esprit du type qui fait un safari-photo [rires], qui part à l’aventure : “Ouah, j’ai vu plein de pauvres, j’ai vu des mecs crever… c’est extra.” Voilà, aller manger dans les restaurants indiens où c’est super crasseux, où c’est dégueulasse, ça fait partie du voyage. Manger de temps en temps dans la rue, boire des jus de fruit dégueu…
– Mais pourquoi ça fait partie du voyage ?
– Eh bien parce que ça m’aide à me sentir plus proche des gens, des gens de Kalighat [le mouroir de Mère Teresa], ça me donne l’impression d’être plus… non, puis tu vois, j’aurais l’impression d’être un imposteur si je viens pour me mettre à la portée des plus pauvres et que je prenais pas les moyens de me mettre à la portée des plus pauvres. Prendre les moyens de se mettre à la portée des plus pauvres, c’est aussi accepter soi-même d’avoir une vie assez rudimentaire, comme les religieux des Missionnaires de la charité. Bon, moi, j’ai quand même un ventilateur dans la chambre. Mais quelque part, je comprends très bien l’esprit de la règle de Mère Teresa : une vie très rudimentaire au quotidien parce que les plus pauvres ont une vie eux-mêmes très rudimentaire. Tu ne peux pas te sentir proche du plus pauvre si toi-même tu vis dans le luxe, tu ne peux pas toucher les plaies des plus pauvres avec des gants blancs ou du bout des doigts. Donc ça fait partie du voyage ».
[Volontaire, intensément religieux, diplômé d’une grande école de commerce]

15À l’opposé, des volontaires ont des conditions de vie presque aisées : ils sont généralement plus âgés, exercent une activité professionnelle, viennent pour des séjours relativement courts (quelques semaines), parfois par le biais d’un organisme de voyages (catholique). La justification de ce style de vie relève d’une conception pragmatique de l’expérience du volontariat : la nécessité de se préserver physiquement et mentalement, l’intensité de l’expérience du volontariat ne se jugeant pas à l’aune des conditions de vie en Inde [12] [voir encadré « Que tu vives à 3 roupies ou que tu vives avec 100, ça ne change rien », p. 107].

« Que tu vives à 3 roupies ou que tu vives avec 100, ça ne change rien »

« – J’ai rencontré des volontaires qui étaient dans une recherche systématique de dépouillement, et vous ?
– Nous ça va, on a une chambre à 800 roupies [un lit en dortoir dans un hôtel bon marché coûte 70 roupies], on a une clim’. L’organisme avec lequel on est venus a pris cette optique que la chambre soit vraiment le sas où l’on se ressource. Donc une chambre spacieuse, avec un petit salon, une petite suite quoi. C’est une grande chambre avec quatre fauteuils, une table basse, un frigo, une télé… oui, c’est sympathique.
– Mais vous êtes combien là-dedans ?
– On est trois par chambre. Bon, après ça reste un lit mais tu as de l’espace, c’est calme, le fait que tu aies la clim’, tu as les fenêtres fermées, donc c’est calme. Franchement, c’est pas mal, tout le monde dans le groupe l’a apprécié. Donc, au niveau hygiène, c’est sûr que tu pourrais vivre le plus cheap possible, manger dans la rue, indien quoi. Mais je ne crois pas qu’il faille tout laisser, on n’est pas indiens. On reste soi, on est fragiles, on n’a pas des ventres qui sont adaptés, on n’a pas la force adaptée, on n’a pas la peau adaptée. Il faut te ménager quoi, tu n’as pas l’habitude de boire beaucoup, enfin tout est différent.
– Ce que tu veux dire, c’est que ce n’est pas nécessaire d’être dans une situation précaire ici pour avoir une expérience spirituelle forte ?
– Je crois que c’est vraiment deux choses différentes. On vivrait dans la communauté ça serait différent, on serait avec les sœurs, il y aurait une démarche qui serait autre, ça serait de vivre avec les sœurs. Ça veut dire que tu ne serais pas dans le quartier bourré d’hôtels, dans le quartier des volontaires, tu serais avec les sœurs, tu vivrais comme les sœurs, c’est-à-dire une paillasse, tu sais comment elles vivent. Là, à ce moment-là, tu entres dans leur logique. Nous, on vient là pour être volontaires, pour effectuer un service, un don de soi au niveau des pauvres et l’après-midi ça s’arrête, tu découvres la ville, tu découvres les autres volontaires, tu as une vie sociale qui n’est plus la même du tout, c’est ça aussi qui est sympa. Franchement, je pense que l’on vit d’autant mieux le matin [les volontaires travaillent de 8 heures à 12 heures, tous les jours sauf le jeudi] que l’on sera sorti l’après-midi, être bien, pas forcément se malmener. Ou alors, vraiment le trip de vivre comme un Indien, alors le mec il va vivre comme un Indien, il va s’habiller comme un Indien, il va manger comme un Indien car il a envie de vivre ce trip-là, mais ça n’apporte rien au pauvre. Toi, ça te fait vivre le trip que tu as envie de vivre, tu t’auto-réalises dans un rêve que t’as envie de vivre, mais ce que tu donnes au pauvre à côté, dans ta rencontre du Seigneur dans le pauvre, ou simplement l’importance que tu lui donnes, que tu sois habillé en Indien et que tu vives à 3 roupies ou que tu vives avec 100 ça ne change rien… Au contraire, si tu es malade, tu ne vas pas lui apporter grand-chose, que tu as des amibes et que tu es rapatrié, finalement tu seras resté trois jours tu n’auras rien donné aux pauvres… ».
[Volontaire, prêtre, d’une trentaine d’années, ancien commercial dans le secteur privé, accompagnateur d’un groupe de dix volontaires]

16Cette opposition se retrouve dans le rapport que les volontaires entretiennent avec les sorties nocturnes. Les plus réticents à fréquenter une boîte de nuit témoignent de la recherche d’une mise à distance d’un mode de vie perçu comme touristique. L’ambiance consumériste et festive des lieux les plonge en effet brutalement dans un monde occidentalisé, contrastant très fortement avec l’expérience quotidienne de travail dans les centres, avec les représentations mythiques de l’Inde (spiritualité, pauvreté, etc.) qui sont souvent les leurs, et, surtout, elle contrarie leurs aspirations ascétiques.

17

Un soir en discothèque, une volontaire commande un verre au bar et me dit contrariée, en montrant son verre de porto presque vide : « Ça m’a coûté 200 roupies ! » [soit près d’une journée de vie à Calcutta]. Peu de temps après, elle décide de partir avec un groupe de volontaires. Je lui demande pourquoi et elle me répond : « Ce n’est pas ça [l’ambiance de la discothèque] que je suis venue chercher en Inde ».

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LES ENFANTS DES RUES offrent l’occasion aux volontaires de se confronter à une pauvreté extrême, non institutionnellement encadrée, qui est perçue comme une étape supplémentaire dans l’engagement auprès « des plus pauvres d’entre les pauvres ».
Photos © Luz Maria Cucalon Polania.
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JAWAHARLAL NEHRU ROAD. La décrépitude des immeubles de style colonial fait oublier le passé de capitale de l’Inde orientale de Calcutta. La ville n’est pas un lieu touristique attrayant et pâtit d’un style architectural étranger aux représentations occidentales d’une Inde mythique.
Photos © Xavier Zunigo.

18Quand on souligne la contradiction qui existe entre discothèque et logique compassionnelle du volontariat, les remarques suscitent généralement la culpabilité, la gêne et des débuts de justification (« il faut bien se changer les idées », « on ne peut pas toujours… »).

19Les volontaires ne forment pas une petite communauté sur laquelle on peut enquêter de façon systématique et exhaustive. Il est donc difficile de connaître et de comparer les propriétés sociales de ceux qui fréquentent les boîtes de nuit et de ceux qui refusent ce divertissement. On peut au moins signaler que cette pratique n’est pas totalement indexée sur l’intensité de la religiosité. Bien qu’exceptionnelle, voire triviale, une anecdote est révélatrice du fonctionnement de l’univers du volontariat : un prêtre irlandais, dont la ferveur lors d’un entretien avait été marquante, n’hésitait pas à se rendre en discothèque et, pratique plus surprenante, à y introduire du whisky en fraude, pour limiter les frais de sa sortie. À l’image du rigorisme moral développé par la petite bourgeoisie ascendante, les aspirants à la virtuosité ascétique cherchent, dans tous les domaines, à rompre radicalement avec ce qui leur apparaît comme les attributs traditionnels du tourisme, alors que cette dimension semble secondaire pour les professionnels de la religion dont les compétences religieuses ne sont pas à prouver.

20Vivre l’expérience du volontariat comme une forme d’ascèse et la percevoir comme une pratique religieuse et/ou humanitaire, et en aucun cas comme une pratique touristique, même atypique, s’explique par la finalité assignée au voyage et l’écart – socialement défini – entre la qualité de vie et de confort en Inde et celle dans le pays d’origine ; autrement dit par le sens conféré à la pratique et le rapport subjectif entretenu au volontariat. C’est ce qu’illustre le fait que rien ne distingue, dans la vie quotidienne hors travail, les aspirants à la pauvreté de la masse des touristes peu fortunés ou des volontaires non croyants dont les conditions de vie élémentaires sont dégagées de toute mystique de la pauperitas et de l’humilitas. En définitive, les seuls volontaires dont la pratique ne s’apparente pas, sous une forme ou sous une autre, à une pratique touristique sont les volontaires quasi permanents. Personnages le plus souvent invisibles et inaccessibles qui ne vivent pas dans le quartier touristique, n’y passent que très rarement et limitent leurs contacts avec les touristes de l’humanitaire.

Notes

  • [1]
    À la différence des ONG, la gestion de la force de travail bénévole des Missionnaires de la charité est minimale. L’ordre religieux n’applique aucun droit d’entrée au volontariat : tout touriste peut ainsi du jour au lendemain devenir volontaire ; et aucun encadrement n’est assuré dans les centres, les bénévoles étant, au sens strict du terme, livrés à eux-mêmes.
  • [2]
    Le terme « volontaire », de l’anglais volunteer, en usage chez les Missionnaires de la charité et utilisé par les francophones à Calcutta, a été conservé. Il serait plus exact de parler de « bénévole ». Le bénévolat renvoie au travail gratuit sans compensation, ce qui est le cas chez les Missionnaires de la charité. Le terme de « volontaire » désigne un statut du personnel des ONG. À la différence des bénévoles, les volontaires sont nourris, logés et blanchis, ils bénéficient d’une couverture sociale, reçoivent une indemnité pour les frais quotidiens ainsi qu’une indemnisation versée dans le pays d’origine. Pour une critique de la confusion des deux termes, voir Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le Travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 112.
  • [3]
    Deux enquêtes par observation participante, d’une durée de deux mois chacune, ont été menées à Calcutta de juillet à septembre en 1999 et à la même période en 2002. Nous avons ainsi travaillé dans deux centres des Missionnaires de la charité et participé à l’ensemble des activités quotidiennes des volontaires à Calcutta. Cette technique classique de recueil de données a été doublée d’une enquête par questionnaire (n = 222) et par entretiens (n = 47).
  • [4]
    On la qualifie même parfois de « ville inhumaine » et l’agronome René Dumont la considérait comme le « 7e cercle de l’enfer ».
  • [5]
    Pour tenter d’isoler une variable touristique et saisir ce que doit la pratique du volontariat au fait qu’elle se déroule en Inde, la question « pour quelle raisons êtes-vous venus en Inde ? » comportait quatre modalités de réponse hiérarchisées. Les enquêtés pouvaient déclarer que leur voyage était motivé « uniquement par le travail » ; « principalement par le travail et secondairement par l’Inde » ; « principalement par l’Inde et secondairement par le travail » ; enfin, « uniquement par l’Inde ».
  • [6]
    Cet indicateur est, par ailleurs, plus sûr que les seules intentions déclarées, même si, de manière générale, plus l’intention de travailler est affirmée, plus l’investissement est important.
  • [7]
    On retrouve parmi eux 5,41 % d’individus qui affirment que leur voyage n’est que touristique.
  • [8]
    Leur séjour dépasse largement les trois mois et peut parfois atteindre plusieurs années. Ces séjours de longue durée restent cependant des pratiques marginales. Elles sont tendanciellement le fait d’individus qui n’en sont pas à leur premier voyage en Inde et qui ont pu se dégager de toute forme d’obligation dans leur pays d’origine pour s’installer à Calcutta.
  • [9]
    Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 177-240.
  • [10]
    Pour une analyse des modes d’investissement dans l’institution, de l’expérience vécue des volontaires, et des effets du volontariat, voir Xavier Zunigo, Volontaires chez Mère Teresa. « Auprès des plus pauvres d’entre les pauvres », Paris, Belin, coll. « Sociologiquement », 2003.
  • [11]
    Plus précisément, les variations dans les styles de vie s’expliquent par une combinaison de variables dont l’origine sociale des volontaires (les conditions de vie en Inde apparaissent plus ou moins ascétiques), le statut social (étudiant/salarié) qui ne donne pas accès aux mêmes biens, les modalités de la venue en Inde (voyage organisé/individuel), la durée du séjour (long/court), l’âge, la trajectoire et la position religieuse.
  • [12]
    Cette conception n’est pas étrangère aux Évangiles et à la littérature patristique qui, comme le rappelle Bronislaw Geremek, « exaltent la pauvreté en tant que valeur spirituelle à laquelle on peut accéder aussi bien en vivant au milieu des richesses matérielles que dans une véritable misère » (La Potence ou la pitié, Paris, Gallimard, 1987, p. 28-29).
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