Notes
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[1]
Ce jeu de miroirs est également à l’œuvre dans la construction médiatique de l’immigration : les mêmes personnes interrogées par les « sondeurs d’opinion » peuvent ainsi se déclarer favorables à des mesures de « fermeté » contre l’immigration, tout en s’indignant des situations inextricables qui en découlent pour les principaux intéressés lorsqu’ils se présentent en préfecture.
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[2]
Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1972 [1956/1967], p. 226 sq.
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[3]
La plupart des travaux anglo-saxons, qui font de ce pouvoir un objet d’étude, l’appréhendent comme l’expression d’une liberté de choix laissée à ceux qui en sont investis, voir Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1978 ; Denis Galligan, Discretionary Powers, Oxford, Clarendon, 1986.
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[4]
Pour une socio-histoire de ce pouvoir à distance, voir Gérard Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793 – 1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991 (réédité sous le titre Réfugiés et sans-papiers. La République et le droit d’asile XIXe – XXe siècles, Paris, Hachette, 1998).
-
[5]
Créé par la loi du 25 juillet 1952, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides est un établissement public placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et chargé de décider d’accorder ou non la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève.
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[6]
En cas de refus, un recours peut être formé par le demandeur devant la Commission des recours des réfugiés.
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[7]
Pour préserver l’anonymat des personnes, j’ai choisi de ne livrer aucun élément susceptible d’identifier la préfecture dont il est question et j’ai systématiquement modifié les prénoms des agents cités.
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[8]
De façon analogue, l’OFPRA et la CRR ont mobilisé un très grand nombre de personnels vacataires pour rendre plus expéditif l’examen de la demande d’asile : entre 1999 et 2003, le nombre de dossiers instruits par l’OFPRA a triplé et la CRR a connu une évolution comparable. Le temps de la procédure comprenant l’entretien, le rejet, le recours, le deuxième rejet et l’invitation à quitter le territoire [voir encadré, p. 8] est ainsi passé, en l’espace de quelques années, de trois ans à six mois.
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[9]
Pour éviter tout contact, certains agents choisissent de porter un masque et des gants, afin de maintenir une distance physique entre eux et le demandeur.
-
[10]
L’ambiguïté de cette expression n’est pas fortuite ; elle est utilisée non sans malice par la plupart des agents du centre qui jouent souvent de cette métaphore psychiatrique.
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[11]
Voir Louis Pinto, « L’armée, le contingent et les classes sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, mai 1975, p. 18-41.
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[12]
Pour une analyse plus détaillée de cette apparente contradiction, voir Alexis Spire, « L’application du droit des étrangers en préfecture », Politix, vol. 24 (69), mars 2005, p. 11-37.
-
[13]
Vincent Dubois, La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, p. 96.
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[14]
Il s’agit d’une procédure assez complexe mise en œuvre lorsqu’il est avéré que l’étranger est passé par un État européen signataire du Règlement de Dublin.
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[15]
À cet effet de cliquet s’ajoute une « dynamique rigoriste » comparable à celle évoquée par Vincent Dubois à propos des contrôleurs CAF : « un contrôleur a beaucoup moins de risques d’être contredit et remis en cause dans sa compétence professionnelle en argumentant sur une ligne dure qu’en défendant un point de vue clément qui risque toujours d’être stigmatisé comme une marque de faiblesse ou de naïveté » (Vincent Dubois, « L’insécurité juridique des contrôleurs des CAF », Informations sociales, 2005, p. 52).
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[16]
Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy: Dilemnas in the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980.
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[17]
La circulaire du 26 juillet 1995 marque par exemple la volonté de placer le citoyen au cœur du service public.
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[18]
Le système d’un chiffre programmé à l’avance est également en vigueur dans d’autres préfectures.
-
[19]
Dans sa décision du 12 janvier 2001 concernant Mme Hyacinthe, une demandeuse d’asile qui n’était pas parvenue à accéder aux guichets après deux nuits d’attente devant la préfecture de Seine-Saint-Denis, le Conseil d’État a souligné les violations du droit commises par l’administration et a condamnée celle-ci à verser 10 000 F à la plaignante en remboursement des frais exposés.
-
[20]
Au centre de réception des demandeurs d’asile, chaque guichetier est tenu d’instruire quotidiennement environ 25 dossiers, mais cette norme peut varier selon les types de dossiers, les préfectures et les époques.
-
[21]
Jean Peneff, L’Hôpital en urgence. Étude par observation participante, Paris, Métailié, 1992.
-
[22]
Dans une circulaire du 1er avril 2003, le ministre de l’Intérieur a même exhorté ses agents à privilégier systématiquement l’emploi de la langue française.
-
[23]
Jean-Marc Weller, L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 80.
-
[24]
Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970.
-
[25]
Sur la construction d’un « périmètre sensible » dans le cas de l’administration pénitentiaire, voir Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes, Paris, Éditions de l’Atelier, 1996 (en particulier le chapitre 3 « Des prisons bien fermées », p. 77 sq.).
-
[26]
Donald Roy, « Deux formes de freinage dans un atelier d’usinage », in Un sociologue à l’usine, Paris, La Découverte, 2006.
-
[27]
Everett Hughes, “The sociological study of work”, American Journal of Sociology, vol. 57 (5), mars 1952.
-
[28]
On pense par exemple aux échanges observés au bureau de l’ANPE (voir Didier Demazière, « La négociation des identités des chômeurs de longue durée », Revue française de sociologie, 33, 1992, p. 389-401) ou au traitement des populations pauvres dans les services d’action sociale (voir Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991).
-
[29]
Everett C. Hughes, « Licence et mandat », in Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éd. de l’EHESS, 1996, p. 99-106.
-
[30]
Dans son enquête sur les relations entre services publics et classes populaires, Yasmine Siblot montre que les employés s’engagent dans les interactions de façon très variable, selon la distance sociale qu’ils entretiennent à l’égard des usagers qu’ils ont en face d’eux (voir Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 155 sq.).
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[31]
Philippe Combessie relève un sentiment comparable parmi certains surveillants de prison, in Prisons des villes et des campagnes, op. cit., p. 53.
-
[32]
Comme le montrent les travaux de Didier Fassin, le recours à la « raison humanitaire » s’est imposé depuis quelques années comme une cause consensuelle dans la gestion des populations étrangères (Didier Fassin, « Quand le corps fait la loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, vol. 19 [4], décembre 2001, p. 5-32).
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[33]
Comme dans bien d’autres domaines de l’action publique, c’est la figure incarnant l’écart à une norme de moralité qui permet de légitimer la répression. Voir Joseph R. Gusfield, The Culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1981.
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[34]
Cette somme imaginaire ne correspond à aucune prestation réelle ; on trouve là un exemple supplémentaire d’une méconnaissance du droit, compensée par une capacité à spéculer sur les raisons qu’ont les étrangers de demander l’asile.
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[35]
Pour une analyse du rôle du secteur public comme refuge pour les salariés du privé, voir Olivier Schwartz, « Sur la question corporative dans le mouvement social de décembre 1995 », Sociologie du travail, 4, 1997, p. 449-471.
-
[36]
Pour une analyse détaillée de cette évolution statistique, voir Luc Legoux, La Crise de l’asile politique en France, Paris, CEPED, 1995.
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[37]
Pierre Bourdieu, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, mars 1990, p. 86-96.
-
[38]
Voir Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945 – 1975), Paris, Grasset, 2005.
-
[39]
Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
Photo © J. De Weck pour Le Monde, 6 avril 2007.
1La politique d’immigration fonctionne comme une façade en trompe-l’œil : elle rend visibles des discours politiques, mais elle occulte par ce biais une catégorie particulière de pratiques : celles qui se déploient lorsque les étrangers se présentent au guichet des administrations [1]. Une telle dichotomie est largement entretenue par les agents du champ bureaucratique qui, par un travail de reformulation du droit, s’emploient à convertir des questions proprement politiques en une pluralité de considérations pratiques et techniques. On pourrait penser qu’il ne s’agit là que d’un avatar de l’État moderne que Max Weber caractérise par l’exercice d’une domination rationnelle et légale reposant sur la compétence de fonctionnaires à se référer à des règles impersonnelles [2]. Pourtant, le pouvoir d’appliquer un principe général à un cas singulier, que les juristes qualifient de pouvoir discrétionnaire [3], ne saurait se réduire à une activité neutre ou à une simple faculté d’adaptation de la loi. La mise en forme bureaucratique du droit est conditionnée par un ensemble de normes non juridiques qui doivent être analysées à l’aune du système de dispositions exigées des agents chargés de les mettre en œuvre, en particulier lorsqu’il s’agit de « maintien de l’ordre ».
2Pour restituer cette dimension pratique de l’interprétation des règlements, l’administration de l’immigration apparaît comme un terrain à la fois propice et difficilement accessible. Propice tout d’abord parce que la réglementation sur l’entrée et le séjour des étrangers en France confère aux agents mandatés pour l’appliquer le pouvoir d’octroyer une existence légale à ceux qui en font l’objet. Le caractère crucial que recèle une telle activité bureaucratique est même redoublé lorsqu’il s’agit d’exilés qui revendiquent, au titre de l’asile, la protection d’un autre État que le leur [4]. Mais l’objectivation de ce type de pratique s’avère aussi difficilement accessible dans la mesure où les agents concernés refusent le plus souvent de se prêter à l’observation d’un regard extérieur. Il est toujours possible d’avoir recours à une méthode par entretiens, mais le risque est alors de devoir s’en tenir à une parole qui se retranche derrière la réglementation officielle. Pour parvenir à analyser sociologiquement cet univers bureaucratique, je me suis porté candidat à un poste de « guichetier vacataire » dans un service préfectoral chargé de recevoir les demandeurs d’asile. Mon statut d’étudiant en thèse sur l’immigration m’a permis d’entretenir une certaine ambiguïté quant aux motivations d’une telle démarche : il était logique pour mes interlocuteurs que je sois candidat à ce type de poste pour observer les comportements des étrangers. Je m’en suis donc tenu à cette ambiguïté, en insistant sur l’intérêt que l’institution pourrait tirer de mes compétences informatiques et sans jamais expliciter mon intention d’enquêter sur les pratiques de mes collègues. Pendant tout le mois de juillet 2003, j’ai pu ainsi partager le quotidien d’un service de préfecture chargé d’octroyer et de renouveler les autorisations de séjour à des demandeurs d’asile. En principe, le passage par la préfecture est une étape transitoire puisque la reconnaissance de la qualité de réfugié relève de la compétence exclusive de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) [5] ou de la Commission de recours (CRR) [6]. Pourtant, l’intérêt d’un tel terrain est précisément d’offrir un point d’observation des pratiques bureaucratiques et de leurs effets, dans un lieu apparemment neutre au regard du droit. Le statut de relégation de ce lieu dans la hiérarchie symbolique des services n’est pas sans implications sur les conditions d’accueil et le système d’interactions qui en découlent. D’un point de vue épistémologique, on ne peut néanmoins s’en tenir à la seule description des interactions : c’est en rapportant chacune d’elles à des structures sociales et à des schèmes d’interprétation que l’on peut espérer construire une analyse sociologique de cette institution qui ne soit pas tributaire de taxinomies importées du champ politique (républicain vs raciste, laxisme vs fermeté, etc.). L’enquête ethnographique permet enfin de rompre avec une vision de sens commun identifiant les fonctionnaires de préfecture à la législation qu’ils sont chargés d’appliquer : au-delà d’une apparente homogénéité des pratiques de guichet, la connaissance fine des trajectoires sociales de ces agents révèle des différences dans la manière de se représenter sa mission et, du même coup, de se comporter avec les étrangers.
Un lieu de relégation
3Il faut tout d’abord souligner le décalage entre la légitimité accordée à l’immigration comme enjeu structurant le champ politique et la place de relégation qui lui est assignée dans le champ bureaucratique. Dans le cas de la préfecture où j’ai été affecté [7], le centre d’accueil des demandeurs d’asile est confiné dans un lieu à l’écart des autres services préfectoraux, au sein d’une zone périphérique éloignée des commerces et des habitations. De surcroît, la vétusté des lieux conforte les agents dans leur sentiment d’être délaissés, voire sacrifiés par la hiérarchie : les ordinateurs sont souvent en panne, les fenêtres anti-incendies sont bloquées, les extincteurs sont trop vieux pour fonctionner et l’absence de ventilation est durement ressentie pendant les chaleurs de l’été. À tous ces signes extérieurs d’illégitimité s’ajoute la présence de personnels au statut précaire. Les plus nombreux sont les « contractuels » qui ont été recrutés parmi les lauréats des concours d’école de police, dans l’attente de leur incorporation. Rémunérés au salaire minimum sur des contrats de trois mois renouvelables, ces « futurs gardiens de la paix » ne sont pas en position de contester les conditions de travail au centre car ils ne sont pas encore titularisés comme fonctionnaires. De juin à septembre, ils sont épaulés par des « renforts d’été » recrutés pour un mois. Aux yeux des titulaires, la présence continue de ces « personnels temporaires » sans véritable qualification constitue la preuve vivante de la place dévalorisée qu’occupe leur travail dans la hiérarchie des postes de l’institution. C’est néanmoins grâce à cette main-d’œuvre au statut précaire que les préfectures sont parvenues à réduire considérablement le délai d’attente nécessaire pour déposer une demande d’asile [8].
4Si le centre de réception des demandeurs d’asile apparaît globalement comme un lieu de relégation, il existe néanmoins des différences d’un poste à l’autre. Dans un univers bureaucratique majoritairement féminin, le « filtrage entrée » suppose des qualités masculines de virilité qui justifient, aux yeux de la hiérarchie, qu’il soit confié à des gardiens de la paix en formation : leur mission est de « contenir » les centaines d’étrangers qui s’entassent devant les grilles métalliques et de distribuer à quelques-uns d’entre eux un nombre restreint de tickets. Le « pré-accueil », vers lequel sont ensuite dirigés les demandeurs, requiert quant à lui une bonne connaissance de la procédure : il faut pouvoir, en un minimum de temps, orienter le demandeur vers le bon guichet, selon qu’il s’agit d’une demande de « notice asile », d’un renouvellement d’autorisation de séjour, d’une demande de réexamen après un rejet ou – plus rarement – d’une demande de titre pour un étranger reconnu réfugié. Les agents du « pré-accueil » doivent également décider à partir de quel moment de la journée il faut renvoyer les demandeurs d’asile qui continuent à se présenter pour s’assurer que tous les guichetiers pourront partir avant 17 heures. Considéré comme crucial pour le fonctionnement du centre, ce poste devant lequel passent plus d’une centaine d’étrangers en une journée est considéré comme le plus éprouvant et n’est confié qu’à des titulaires. « Être à l’accueil, c’est faire l’éponge », se plaisent à dire certains, dans le sens où il faut être capable d’« absorber » les cas les plus difficiles, pour que les autres guichetiers puissent travailler sans jamais se sentir débordés par le nombre de dossiers. Ainsi, à la fin de chaque journée, le bilan de l’activité du centre est toujours rapporté à la personnalité de celui ou de celle qui était à l’accueil. Tous les autres guichets sont dévolus à la délivrance d’autorisations provisoires de séjour, le temps que la demande de statut de réfugié soit instruite par l’OFPRA, puis la CRR. Au préalable, le demandeur d’asile devra être passé par la borne « Eurodac », cette machine volumineuse d’un mètre de hauteur servant à enregistrer les empreintes digitales. Rebaptisé « Eurocrade » par les agents du centre, ce poste est le plus dévalorisé car il est le seul à nécessiter un contact avec le corps de l’étranger [9]. Toutes ces opérations sont supervisées par quatre « vérificateurs » qui sont le plus souvent d’anciens guichetiers ayant une double fonction de surveillance et d’assistance : placés derrière la rangée de guichets, ils peuvent d’un simple coup d’œil embrasser du regard l’ensemble des agents sans être vus, sauf si l’un d’entre eux se retourne ; durant la journée, ils sont également très sollicités par les guichetiers en cas de doute sur la domiciliation ou sur la recevabilité de telle ou telle pièce du dossier.
5Dès mon arrivée au « centre asile [10] », je suis frappé par le nombre important de guichetiers de couleur et j’aurai l’occasion de constater, dans les entretiens réalisés par la suite, que cette surreprésentation est diversement acceptée par les principaux intéressés :
« En fait, j’ai remarqué qu’ils essayent de mettre des gens colorés au centre asile. Ça doit être pour se donner bonne conscience, pour mettre de côté le fait qu’ils sont racistes justement. Pour cacher, pour camoufler leur personnel raciste. Comme par hasard on était les deux seules, moi d’origine algérienne et une black, alors qu’il y avait d’autres postes. Je pense qu’ils essayent vraiment de choisir, de colorer leur personnel pour justement qu’on ne puisse pas leur reprocher. Bon, il y a de tout, il y a aussi des “Français de souche” qui arrivent de temps à autre, mais il y a toujours dans le lot des Africains, des Antillais, des Maghrébins ».
7Fille de parents algériens, Fazia est arrivée en France avec sa mère à l’âge de trois ans alors que son père, magasinier, y résidait depuis 1963. Après avoir travaillé comme secrétaire dans le privé pendant six ans, elle passe plusieurs concours de la Fonction publique et obtient son recrutement en préfecture en septembre 2000, à l’âge de 26 ans. Elle a alors « le sentiment de passer de l’autre côté de la barrière », elle dont la mère est restée en situation irrégulière pendant près de 20 ans. La vision de l’administration qu’elle retire de l’expérience de ses parents l’incite à interpréter son affectation comme un moyen pour la préfecture de se prémunir contre toute accusation de racisme. Une autre raison peut néanmoins expliquer sa présence au centre, et plus généralement la surreprésentation des personnels antillais ou récemment naturalisés dans les services d’immigration. Leur position dominée dans la hiérarchie préfectorale les prédispose à être affectés dans de tels lieux de relégation. Certains en ont d’ailleurs parfaitement conscience et l’expriment sous forme de boutade : dans l’échelle de valeurs des dirigeants de la préfecture, le demandeur d’asile est ce qu’il y a de plus bas mais l’agent qui le reçoit se situe à peine au-dessus.
8Comme tout service en charge de l’immigration, le centre de réception des demandeurs d’asile occupe donc une position de relégation, redoublée par le fait que les agents affectés à cette tâche ne disposent d’aucun véritable pouvoir de décision. Pourtant, ils sont soumis à une intense inculcation de normes et de dispositions qui laissent penser que ce passage en préfecture constitue davantage qu’une simple mise en attente des demandeurs d’asile [voir « La demande d’asile en préfecture », p. 8].
Une initiation en forme de conversion
9Ma position de guichetier en apprentissage me conduit très vite à mesurer l’importance de la période de formation dans le processus d’incorporation des normes bureaucratiques. Alors que je m’apprête à prendre en notes les instructions qui me sont dispensées, mon formateur m’en dissuade : « Pas besoin d’écrire, ce qui compte, c’est la pratique ; il faut que tu regardes comment je fais et que tu essayes de faire comme moi ; ensuite, quand tu auras compris les mouvements, je te laisserai nager ». Cette défiance à l’égard de l’écrit peut paraître paradoxale au sein d’un service où l’activité principale est de délivrer des « papiers » mais elle se comprend à la lumière d’un rapport particulièrement distant à la culture scolaire. Ce que l’on apprend d’abord et avant tout au centre de réception des demandeurs d’asile, c’est une manière de concevoir et de recevoir les demandeurs d’asile, à tel point que certains gardent un souvenir douloureux de cette période de conversion :
« – Quand tu es arrivée, quelles ont été tes premières impressions ?
– Les premières impressions, c’est d’abord la violence verbale, beaucoup de violence verbale. Il y avait Alice, une Antillaise, qui était assez virulente dans ses propos. Je pense aussi que du fait qu’elle était antillaise, ça la protégeait du soupçon de racisme et elle pouvait se permettre de dire des choses vraiment odieuses. Moi j’étais choquée par les propos, j’étais choquée par plein de trucs. Les guichetiers ne font pas attention à ce qu’ils disent, pour eux, ça leur semble naturel ».
La demande d’asile en préfecture
11L’apprentissage du travail de guichet va de pair avec la découverte d’une forme d’interaction structurée davantage par un souci de « maintien de l’ordre » que par celui de fournir une prestation ou d’accorder un quelconque droit. Les premiers temps passés au guichet s’apparentent à la période des classes du service militaire, ce moment transitoire marqué par la « substitution d’un habitus réglé à un habitus laxiste [11] ». Un tel processus de conversion débute par la découverte de comportements et de manières d’être devenus naturels pour les autres agents en poste depuis plus longtemps. Pour les anciens, la violence verbale s’explique par la tension permanente qui règne au centre en raison du nombre considérable de demandeurs d’asile qui attendent à l’extérieur, puis devant les guichets. Incontestablement, la peur de ne pas pouvoir faire face à cette foule qui se présente comme un flux ininterrompu d’exilés, « venus du monde entier », est susceptible de provoquer des réactions d’agressivité. Mais on ne peut s’en tenir à une explication par les seules interactions : il faut aussi prendre en compte le rapport que les guichetiers entretiennent à l’institution préfectorale. Tout se passe comme si la violence verbale constituait pour eux un moyen d’affirmer le pouvoir dont ils se sentent investis, en dépit du sentiment de relégation qu’ils éprouvent. C’est cette combinaison entre la conviction de détenir un pouvoir démiurgique et celle d’être méprisés par l’institution qui est au cœur du processus de conversion à l’ethos préfectoral [12]. Pour Nathalie qui, après sa maîtrise de géologie, a connu trois ans et demi de chômage, l’obtention du concours d’agent de préfecture sonne comme une libération ; lorsqu’elle apprend son affectation au sein du bureau des demandeurs d’asile, elle est plutôt satisfaite de ce poste synonyme de dépaysement mais se voit très vite reprocher sa manière de s’adresser aux demandeurs d’asile :
« Quand on est arrivées avec Perrine, ça s’est très mal passé. Pour moi, ç’a été l’horreur. Michèle nous criait dessus… Ce qu’elle n’aimait pas, c’est qu’on restait polies envers les gens qu’on recevait. Et je pense qu’elle ne pouvait pas supporter ça, qu’on ne soit pas cruelles, méchantes, envers les gens qu’on recevait, qu’on ne soit pas comme elle, qu’on ne les traitait pas comme des chiens. Parce que c’était ça hein, on a entendu des choses, c’était l’horreur. Nous on essayait de recevoir les gens, comme si on recevait des Français. Et puis c’est des êtres humains quand même [rires]. Et je crois que c’est surtout ça qui bloquait. Oui, parce que nous, on était toujours polies [rires]. Dès qu’elle m’entendait, elle pouvait pas supporter ma voix, je crois. Dès qu’elle m’entendait, elle se relevait. Oui, je disais des mots comme “s’il vous plaît”, “tenez”, “donnez-moi votre main s’il vous plaît” pour les prises d’empreintes ».
13Le processus de conversion tel qu’il est évoqué ici exige l’abandon de formes policées d’interactions au profit de pratiques plus agressives, considérées comme l’unique moyen de répondre à la « pression » exercée par les demandeurs. Cependant, les agents qui font l’objet d’une telle conversion n’y sont soumis que le temps d’une journée de travail et ne sont pas totalement coupés du monde extérieur. La possibilité de conserver un ancrage dans d’autres espaces sociaux apparaît alors comme l’une des conditions pour adopter des comportements de blocage ou de résistance. Néanmoins, le refus de se plier aux injonctions de la hiérarchie ne peut être que transitoire car les agents, faute d’être en mesure de distinguer ce qui relève de règles de droit et ce qui découle de normes bureaucratiques, sont contraints de s’en remettre aux « conseils » de leurs supérieurs. Comme dans d’autres administrations, la plupart des guichetiers n’ont pas le baccalauréat, n’ont reçu aucune formation préalable et ont appris les normes institutionnelles au contact et aux côtés de collègues déjà en poste [13]. Mais, dans le cas d’un service en charge de l’immigration où chaque procédure est encadrée par de multiples règles de droit, cette faible qualification est peut-être plus durement ressentie :
« – On a toujours l’impression de naviguer à vue dans un bateau sans pilote ; on n’est pas au courant du droit, ni des circulaires qui sortent et en plus, on est isolés du reste de la préfecture. Lorsqu’on demande des stages, on met un an à les obtenir et encore, ce ne sont pas toujours ceux qu’on a demandés…
– Et vous êtes mis au courant lorsqu’il y a une nouvelle circulaire ?
– Oui, on nous donne des consignes oralement, mais on ne nous les montre presque jamais. Parfois, on reçoit des notes ou des instructions aux services mais ça concerne des détails, des éléments de procédure qui arrivent une fois tous les six mois et qui ne servent à rien. Le sentiment, c’est plutôt qu’on est dirigés par personne, livrés à nous-mêmes… Nous ce qu’on fait, c’est du bricolage, et rien d’autre ; on ne fait que bricoler ».
15Ne disposant d’aucun support écrit, les guichetiers ne peuvent évaluer leur action à l’aune d’une quelconque référence juridique ; ils se trouvent donc contraints de se référer à des routines bureaucratiques qui ont été élaborées par leur hiérarchie et dont ils ne maîtrisent pas la signification. Ce mode de transmission du savoir administratif constitue la garantie d’une certaine docilité et fonctionne comme une force anonyme à laquelle chaque agent se sent tenu :
Les dossiers de saisine [14] sont toujours ceux qui restent en fin de journée car ils sont plus compliqués et plus longs à instruire. Lorsque la chef de salle sollicite Véronique pour l’un d’entre eux, celle-ci tente d’y échapper : « C’est trop compliqué et j’y comprends rien », insiste-t-elle. Mais comme il ne reste plus que ce dossier, elle est obligée d’accepter. Après avoir consigné consciencieusement les renseignements relatifs à l’état civil, elle se met à recopier les formules à partir d’un modèle que lui a préparé la vérificatrice. À plusieurs reprises, elle se plaint qu’elle n’y comprend rien et qu’elle n’aime pas ça : « Tu vois, je recopie bêtement. Mais je ne sais même pas pourquoi je le fais et surtout je ne sais pas si c’est ça qu’il faut faire ». Lorsqu’elle a enfin terminé de remplir les 25 questions du formulaire de saisine, elle pousse un soupir de soulagement. Le demandeur d’asile chinois assis en face d’elle affiche un large sourire. Il ne parle pas un mot de français et semble persuadé qu’il va repartir avec des papiers. Véronique lui tend alors le formulaire et lui lance « Chi-min » (qui signifie « Signez » en chinois) ; ravi de comprendre ce qu’on lui demande, il signe au bas du formulaire de huit pages rédigé en langage bureaucratique français ; sans le savoir, il vient de parapher un document attestant qu’il est passé par l’Allemagne et justifiant donc une procédure de renvoi vers ce pays.
17L’absence de formation juridique des agents est ainsi compensée par l’incorporation de normes bureaucratiques mais aussi par l’acquisition d’un sens pratique qui permet de faire face aux situations les plus inattendues. Dès lors, rien d’étonnant à ce que ce sens pratique du guichet entre parfois en contradiction avec ce que prescrit formellement la loi. Par exemple, l’administration ne peut en principe exiger d’un demandeur d’asile qu’il soit porteur d’un passeport en cours de validité et pour cause : s’il est persécuté par les autorités de son pays, il n’est censé avoir obtenu ni passeport ni visa. Pourtant, à la préfecture où j’ai été affecté, le passeport – ou à défaut une pièce d’identité – est systématiquement demandé à toute personne qui déclare être arrivée en avion. Lorsque j’interroge mon formateur sur la raison d’une telle pratique, il me rétorque : « Il est impossible pour un étranger de prendre l’avion sans passeport, donc s’il déclare être arrivé par avion, c’est qu’il avait un passeport ; en principe, on n’a pas le droit de l’exiger mais on peut quand même insister car, bien souvent, le passeport n’est pas loin ». De fait, en plusieurs occasions, je constate qu’il parvient à obtenir la copie d’une pièce d’identité, non pas pour piéger consciemment le demandeur mais pour se conformer à la norme bureaucratique en vigueur pour les autres catégories de migrants. Celle-ci est d’autant plus prégnante que tous les autres guichetiers sont également persuadés de sa légitimité ; aucun d’entre eux n’a conscience qu’elle puisse être entachée d’illégalité. Ainsi, les premiers jours, alors que je prends soin de ne jamais demander aucun papier d’identité et de me fier aux seules déclarations du demandeur, je suis très vite rappelé à l’ordre par mes collègues. À plusieurs reprises, je constate que des demandeurs qui attendent parfois depuis plusieurs heures sont renvoyés parce que leur photo d’identité est trop petite ou parce qu’elle a été prise sur fond bleu (au lieu du blanc réglementaire). Dans un premier temps, je refuse de relayer de telles injonctions mais, très rapidement, je m’aperçois que la moindre mansuétude est contestée lors du passage au guichet suivant. Accepter d’enregistrer un dossier lorsque la photo ne correspond pas aux normes, lorsque la notice est mal remplie ou lorsque aucune pièce d’identité ne prouve l’état civil revient le plus souvent à différer, d’une heure ou deux, le moment où le demandeur d’asile sera renvoyé :
Ce matin se présente à mon guichet une ressortissante turque qui n’a pas rempli sa notice. Je lui explique qu’elle ne peut déposer de dossier tant qu’elle n’a pas précisé la liste des pays qu’elle a traversés avant d’arriver en France. Mon formateur me glisse alors à l’oreille : « Tu perds ton temps avec cette Turque, tu ferais mieux de la renvoyer ; elle reviendra quand sa notice sera correctement remplie ». Comme elle ne parle ni allemand, ni anglais, ni français, je fais appel à un autre demandeur turc dans la salle pour qu’il écrive à sa place. Une fois la notice remplie, elle passe dans la salle d’à côté pour retirer son autorisation provisoire de séjour. J’entends alors Sabine, la vérificatrice, lui hurler dessus en français que sa notice est un torchon et qu’elle doit tout recommencer. Sabine déchire ostensiblement sa notice et la renvoie à mon guichet. Je rappelle alors le traducteur en lui expliquant qu’il doit remplir une nouvelle notice, le plus lisiblement possible. Lorsqu’il a terminé, il revient avec elle à mon guichet et je les envoie une nouvelle fois dans la salle d’à côté. « Cette fois, elle a inversé le nom et le prénom de sa mère », hurle Sabine qui exige qu’elle recommence une troisième fois. Sur un ton très pédagogique, Sabine m’explique devant la requérante hébétée : « Elle est passée par l’Italie, c’est évident, mais si les dates et les lieux ne sont pas écrits précisément, ils ne voudront jamais nous la reprendre et on sera obligé de se la garder ». Elle se saisit alors du troisième exemplaire de la notice et hurle triomphalement : « Elle a marqué un trajet différent des deux précédents ». Fière d’avoir débusqué une « tricheuse », elle s’empresse de déchirer le ticket de la demandeuse et de la renvoyer hors de la préfecture. Comme je lui fais remarquer que cette dame a attendu longtemps avant de pouvoir atteindre mon guichet, Sabine me rétorque qu’elle va attribuer le ticket à un autre demandeur et qu’il n’est plus question d’ouvrir un dossier à cette tricheuse.
19Un tel incident illustre parfaitement le rôle de la segmentation des tâches dans la diffusion des normes bureaucratiques. L’interdépendance entre guichets rend improbable une interprétation des règles qui soit favorable au demandeur. Toute décision d’accepter un dossier doit être approuvée à l’étape suivante pour être entérinée. En revanche, un refus d’enregistrement n’est jamais remis en question : aucun agent n’irait rattraper un demandeur injustement renvoyé [15], à la fois parce qu’il n’a pas le pouvoir de décider seul et parce qu’il serait immédiatement soupçonné d’alourdir la charge de travail de l’ensemble du service.
20Au sein d’un bureau chargé d’accueillir les étrangers, les agents sont donc contraints de se conformer aux normes bureaucratiques les plus strictes car elles sont aussi les plus économes en temps. À défaut de connaître les règles de droit, les guichetiers entretiennent un rapport artisanal à la procédure qu’ils adaptent, le plus souvent dans un sens restrictif, pour pouvoir continuer à faire face aux nombreuses demandes. Certaines routines peuvent ainsi être reconduites d’une période à l’autre, dans le cadre d’une organisation bureaucratique du travail qui résiste aux changements successifs de législation.
Une relation bureaucratique inversée
21La compréhension des interactions de guichet passe par l’explicitation des contraintes et des normes inculquées aux agents mais suppose également de connaître les dispositions qui sont exigées d’eux par l’institution. Dans son ouvrage, Lipsky montre que le « mythe structurant » auquel se réfèrent les « Street-Level Bureaucrats » est celui de la défense des intérêts des usagers [16]. Mais l’exclusion de l’étranger des droits attachés à la citoyenneté rend cet usager suspect, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un immigré issu d’un pays économiquement dominé.
22Tout d’abord, les réformes visant à placer « l’usager » – voire le « client » – au cœur de la relation de guichet [17] n’ont guère trouvé d’application en matière de traitement des étrangers. Dans les autres services préfectoraux (au bureau des cartes grises ou des permis de conduire par exemple), les agents sont censés s’adapter aux demandes des usagers. À l’inverse, dans un service en charge de l’immigration, il n’est pas question d’ajuster l’organisation bureaucratique du travail aux besoins du public : ce sont les étrangers qui doivent s’adapter aux contraintes de l’administration. Les agents nouvellement recrutés qui seraient tentés de s’écarter d’une telle norme sont rapidement rappelés à l’ordre, comme j’ai pu le constater lorsque j’ai répondu, à une collègue qui m’incitait à prendre une pause, que la salle était encore pleine :
« Tu regardes le problème dans le mauvais sens : ce qu’il faut regarder, ce n’est pas le nombre de personnes dans la salle, mais le nombre de guichetiers disponibles et susceptibles de prendre encore des dossiers. Et si tu dois les faire attendre une heure, tu les fais attendre une heure. De toute façon, ils ne risquent pas de s’en aller. »
24Cette inversion du rapport entre agents et usagers est symptomatique du système de relations qui se noue dans un service en charge de l’immigration. Tout se passe comme si l’insuffisance de moyens matériels et humains pour faire face à l’afflux de demandes incitait les agents à faire supporter aux étrangers le poids des dysfonctionnements de l’institution préfectorale. Ainsi, les responsables du centre fixent chaque jour le nombre de « notices asile » à distribuer non pas selon le nombre de demandeurs mais en fonction du nombre de guichetiers présents. De même, lorsqu’un agent se fait porter malade inopinément, le nombre de notices est diminué en proportion. Ce type de régulation, caractéristique d’un service en charge de l’immigration [18], joue incontestablement un rôle de dissuasion et contraint les étrangers à adopter des stratégies de contournement : ils sont nombreux à passer la nuit devant la préfecture pour pouvoir obtenir le formulaire indispensable au dépôt d’une demande d’asile. Pourtant, en refusant de délivrer une notice à ceux qui se présentent au centre, les représentants de l’État transgressent la loi du 25 juillet 1952 selon laquelle tout étranger doit être reçu « sans délai » lorsqu’il sollicite l’asile [19]. Dans la gestion quotidienne de l’immigration, l’insuffisance en moyens matériels et humains conduit ainsi au développement de pratiques illégales, non pas en raison d’un choix délibéré de la hiérarchie mais plutôt en raison de son souci de parer au plus urgent. Cette forme organisée de pénurie pèse sur la relation bureaucratique qui se joue ensuite au guichet : elle persuade les agents de la nécessité d’adopter des pratiques leur permettant de résister à la « pression du nombre ».
Documents extraits du Guide Comede 2005, Prise en charge médico-psycho-sociale des migrants/étrangers en situation précaire.
25En préfecture, la remise en cause de l’étranger comme usager à part entière est renforcée par l’existence de normes statistiques à l’aune desquelles sont jugés les agents. Tous les soirs, chacun doit comptabiliser le nombre de dossiers qu’il a instruits durant la journée et remettre ses comptes au « vérificateur » qui, selon les cas, le réprimandera ou le félicitera [20]. Un tel mode de fonctionnement n’est pas spécifique au traitement des étrangers : à l’hôpital, on compte en permanence le nombre de lits disponibles, le temps d’attente ou encore le nombre de malades qu’il reste à traiter [21]. Mais, dans ce type d’institution, l’usage du chiffre se conjugue avec un souci d’améliorer les conditions d’accueil du public, tandis que, dans un service en charge de l’immigration, il constitue davantage un moyen d’organiser le rationnement du nombre de dossiers enregistrés. La logique bureaucratique du chiffre permet ainsi de contrôler la productivité de chaque guichetier, en lui imposant un raisonnement fondé sur la gestion du dossier et non sur la qualité de l’accueil. Elle a pour principale conséquence de réduire chaque demandeur au dossier qui lui correspond et de dépersonnaliser la relation d’interaction qui s’ensuit. La dimension politique de l’asile s’en trouve occultée au profit d’une raison statistique qui réduit chaque demande de protection à la composante d’un flux migratoire devant être maîtrisé.
26L’imposition d’un nombre fixe de dossiers à traiter dans la journée joue également un rôle structurant dans l’organisation des pratiques des agents en charge de l’immigration. Ainsi, certains n’hésitent pas à choisir les cas les plus rapides à traiter et feignent d’ignorer la présence des dossiers plus complexes :
Ce matin, la salle d’attente est remplie d’étrangers qui attendent patiemment, ticket en main, que leur numéro soit appelé. Laura, une guichetière vraisemblablement excédée de récupérer « des dossiers qui traînent, des dossiers incomplets ou mal foutus », va au-devant des demandeurs d’asile qui attendent leur tour ; ne tenant aucun compte de l’ordre des numéros, elle désigne les Chinois présents : « Toi, toi, toi et toi, vous venez à mon guichet ». Mauritaniens, Tchétchènes et autres Turcs, qui sont parfois arrivés plusieurs heures avant ceux qui viennent d’être appelés, les regardent, interloqués, se diriger vers le guichet où leur sera délivrée une autorisation provisoire de séjour.
28Comme le révèle cet épisode, les Chinois occupent une place privilégiée dans le système de représentations des guichetiers car leur dossier est toujours « impeccablement » rempli, par la main d’une seule et même personne. Au centre, nombreux sont ceux qui pensent que cette particularité tient à la présence de réseaux mafieux mais cette présomption de fraude importe peu : traiter beaucoup de dossiers de Chinois est un moyen d’atteindre plus rapidement son « chiffre » et par voie de conséquence de terminer plus tôt la journée de travail. À l’inverse, les étrangers n’ayant pas su remplir leur formulaire et ne parlant pas le français sont peu appréciés. En l’absence de traducteur, la communication peut s’avérer laborieuse et rares sont les guichetiers qui utilisent l’anglais [22]. Dès lors, nombreux sont ceux qui justifient l’absence de dialogue par la perte de temps qu’occasionnerait toute tentative de faire comprendre les exigences bureaucratiques par gestes ou par mimiques :
« Au début, tu parles, tu prends le temps d’expliquer que même s’ils ont été convoqués aujourd’hui, on ne peut pas les recevoir car on a déjà trop de monde… et puis en fin de compte, tu t’aperçois que plus tu parles, plus ils te parlent, plus ils essayent de négocier, et alors là ça devient l’enfer parce que tu n’arrives plus à les refouler ; alors, après, tu ne te prends plus la tête, tu dis “fini pour aujourd’hui, tchao, bye-bye” et ils comprennent très bien ; ça va beaucoup plus vite et c’est plus efficace ».
30À la différence d’autres administrations, il n’est pas question ici pour l’usager de faire valoir ses arguments, ni pour l’agent de parvenir à une reconnaissance mutuelle [23]. La compréhension par l’étranger de la situation qui lui est imposée ne faisant pas partie de la définition du poste de guichetier, on comprend pourquoi Jonathan, vacataire en poste depuis un mois, a très vite renoncé à tout dialogue. Pour les titulaires, un tel renoncement est plus difficile à assumer, mais certains le justifient en interprétant les gestes d’incompréhension des demandeurs comme autant de simulations révélatrices de fraudes. Ainsi, dans tous les cas de figure, la responsabilité des malentendus engendrés par la barrière de la langue est systématiquement imputée aux demandeurs d’asile et jamais aux insuffisances de l’institution qui se manifestent ici par l’absence de traducteur. Il en va de même lorsqu’un document a été égaré par l’administration, comme dans le cas suivant :
À mon guichet se présente un demandeur d’asile turc venu retirer son autorisation provisoire de séjour. En sortant son dossier, je m’aperçois qu’il manque l’attestation de domicile qui a sans doute été perdue par l’agent chargé de l’archiver. J’expose le cas au directeur adjoint du centre qui revient alors un quart d’heure plus tard, sans avoir pris de décision. Comme je lui fais remarquer que l’étranger attend, il esquisse un sourire et me glisse : « Bon, si on a perdu son attestation de domicile, on ne peut pas en plus le renvoyer… ». Puis lui vient une idée : « On va lui redonner une convocation pour dans quinze jours, en lui demandant de rapporter une nouvelle attestation de domicile : comme ça il aura l’impression d’avoir eu quelque chose et nous, on pourra récupérer une nouvelle attestation de domicile.
32Face à des demandeurs d’asile ne disposant pas des ressources nécessaires pour contester les décisions prises, les responsables du centre peuvent couvrir les erreurs de leurs subordonnés sans craindre une prise de parole critique (voice) ou la moindre défection (exit) de la part des usagers [24]. Ce rapport d’interaction dissymétrique est parfois perturbé par un accompagnateur parlant le français et davantage familiarisé avec l’univers bureaucratique. Alors que la présence de ces tiers devrait être considérée comme un moyen de faciliter la relation d’interaction, ils sont unanimement qualifiés d’« emmerdeurs », « car ils pinaillent sur tous les détails et ça prend quatre fois plus de temps » (Jean-Marc, titulaire au centre depuis cinq ans). À l’instar des personnels d’autres institutions sécuritaires, les agents chargés du contrôle de l’immigration entendent maintenir à distance tout regard extérieur susceptible d’interférer sur leurs pratiques quotidiennes [25].
33L’obsession du chiffre a enfin pour fonction de produire de la solidarité entre guichetiers et chefs de salle, unis face à l’ampleur de la tâche. Il existe d’ailleurs un consensus au sein du centre pour ne jamais dépasser le « chiffre », par crainte que la hiérarchie ne se saisisse d’un tel argument pour augmenter les cadences.
À 16h30, il ne reste plus que deux demandeurs d’asile afghans qui attendent, alors que tous les guichetiers ont fait leur « chiffre ». Je vais voir la chef de salle pour lui demander si on ne peut pas les accepter sans ticket ou leur attribuer des tickets supplémentaires. Agacée par ma question, elle me répond que le chiffre est atteint et qu’il ne faut surtout pas dépasser le chiffre, « sinon, ils vont vouloir nous l’augmenter » : « Le chiffre, c’est le chiffre, dit-elle en prenant à témoin un autre guichetier. Et pourtant, dieu sait si je ne rechigne pas à la tâche », ajoute-t-elle.
35Les pratiques de « freinage », telles qu’elles se manifestent dans les organisations industrielles [26], peuvent ainsi tout à fait se retrouver dans les institutions de service aux personnes [27]. Elles constituent le ciment d’une solidarité collective qui renforce la cohésion du groupe des agents de la préfecture, surtout lorsque le nombre d’étrangers excède le chiffre établi par la hiérarchie. Lorsqu’à 16 heures il reste encore un grand nombre d’étrangers dans la salle d’attente, il n’est pas rare que les guichetiers réclament un « délestage » : certains demandeurs d’asile qui attendent parfois depuis les premières heures du matin sont appelés au guichet et se voient remettre une convocation pour un autre jour. Dans n’importe quel autre service préfectoral, de telles pratiques susciteraient de vives protestations, voire des plaintes écrites adressées au supérieur hiérarchique ou à un élu. Mais les demandeurs d’asile ne disposent d’aucune des ressources (linguistiques, culturelles ou sociales) susceptibles de leur permettre de s’opposer aux décisions des agents. La plupart du temps, ils ne peuvent s’imaginer que c’est à cause d’un défaut d’organisation interne au service que leur dossier n’a pu être traité dans la journée et lorsque certains osent élever la voix, ils ne sont pas entendus. En l’absence d’observateur extérieur, les guichetiers savent que les demandeurs d’asile ne peuvent pas manifester une résistance comparable à celle que l’on rencontre dans les services où les usagers sont des citoyens. Dans certains cas, la configuration de huis clos peut même s’avérer propice au développement de pratiques de corruption :
Comme j’ai terminé ma journée, je vais m’asseoir à côté de Katia qui est en train de recevoir une demandeuse chinoise déboutée du droit d’asile. Convoquée pour se voir notifier une Invitation à quitter le territoire (IQT), celle-ci explique qu’elle voudrait divorcer de son mari chinois pour épouser un ressortissant français. Katia se lève pour aller faire viser l’IQT par la chef de salle et, pendant son absence, la demandeuse d’asile me montre un billet de 50 euros qu’elle glisse dans le passeport en disant « Petit cadeau, petit cadeau ». Je lui fais non de la tête puis j’essaye, par des gestes, de la convaincre de reprendre son argent. Lorsque Katia revient, je lui explique que le passeport contient un billet de 50 euros, persuadé qu’elle va couper court à la transaction.
Comme la demandeuse chinoise continue de répéter « Petit cadeau, petit cadeau », Katia se tourne vers moi en souriant « Si elle insiste… », empoche le billet de 50 euros et fait signer à l’intéressée son IQT. La procédure a été respectée mais la guichetière a quand même pris l’argent. Lorsque je lui demande si elle se trouve souvent dans ce genre de situation, elle me rétorque :
« Lorsque je travaillais à la préfecture de C., je recevais souvent des cadeaux mais plutôt des bouteilles ou des objets. L’argent, c’est rare mais c’est quand même plus pratique ».
37Ce type d’abus de pouvoir constitue un cas relativement exceptionnel ; il révèle néanmoins le sentiment d’impunité éprouvé par les agents de préfecture lorsqu’ils sont placés en situation de huis clos. La diffusion systématique d’une conception du demandeur d’asile comme usager illégitime – voire fraudeur – peut ainsi rendre possibles certains abus non prévus par la hiérarchie préfectorale.
38La relation bureaucratique qui s’instaure entre étrangers et agents de l’État ne laisse guère de place à la négociation telle qu’on peut l’observer dans d’autres administrations [28]. L’insuffisance des moyens d’accueil face à une demande en constante évolution et l’usage de normes quantitatives pour réguler cette pénurie incitent les agents à adopter des stratégies visant à faire l’économie de toute forme de communication et à réduire les échanges au guichet à une interaction minimale. L’assujettissement des pratiques à des injonctions chiffrées a ainsi pour effet de dénier toute dimension politique à la demande de protection formulée par les exilés, même si le système de relations qui en découle peut varier selon les agents impliqués.
Figures de guichetiers
39Les conditions dans lesquelles sont reçus les demandeurs d’asile ne sauraient se réduire aux contraintes que leur impose le dispositif d’accueil ; elles dépendent également de l’agent qui se trouve en face d’eux et de la conception qu’il a de son mandat [29]. Selon sa trajectoire, son âge ou son ancienneté dans le service, celui ou celle qui les reçoit au guichet peut agir et réagir différemment [30]. Dans leur grande majorité, les agents de préfecture présentent des origines sociales relativement homogènes : issus de parents ouvriers ou employés subalternes, ils ont été contraints de quitter le milieu dans lequel ils ont grandi pour échapper à l’usine, à la précarité ou au chômage. Mais, au-delà de cette origine commune, ils présentent des trajectoires assez diverses qui permettent d’expliquer en grande partie les rapports très différents qu’ils entretiennent avec la mission dont ils sont investis.
Les réfractaires du guichet
40Un premier groupe de guichetiers se distingue en raison de l’opposition qu’ils affichent à l’égard de l’ordre normatif en vigueur dans le service. Cette forme de résistance, nécessairement temporaire, reflète le sentiment de décalage éprouvé par ces jeunes fonctionnaires qui se perçoivent comme des intrus – sinon comme des nouveaux venus – dans l’univers social des petits agents du maintien de l’ordre. « Accident de parcours », « erreur d’aiguillage » sont les termes qu’ils utilisent le plus souvent pour évoquer leur entrée en préfecture :
« Nous autres, on sait que, si on est là, c’est qu’on a raté quelque chose : un CAPES, un IUT, un BTS ou autre, mais dans la trajectoire de chacun de nous, il y a quelque chose qui a raté à un moment donné et qui a fait qu’on s’est retrouvé là ».
42Ce sentiment d’avoir échoué découle du décalage entre la conscience de détenir un certain capital scolaire ou culturel et le sentiment d’exercer une profession dévalorisée dans un espace de relégation. La trajectoire de Loïc est à cet égard significative :
Originaire de Laval, Loïc a d’abord été orienté, malgré lui, vers un BEP comptabilité. Il se décide pourtant très vite à « rattraper » une filière générale et y parvient après avoir été admis dans une première d’adaptation. Cette année-là, il « découvre » la littérature et se passionne pour Céline, tout en travaillant en intérim pour financer ses études. Voulant à tout prix échapper à l’usine (« tout sauf ouvrier »), il parvient à obtenir un « BTS action commerciale » et décroche un premier travail dans les assurances. Assez marqué à gauche, Loïc raconte volontiers qu’il n’a pas pu rester très longtemps dans ce milieu « exclusivement tourné vers le profit » : « J’étais rongé par la mauvaise conscience de ruiner des vieilles dames en leur vendant des assurances ». Pensant avoir acquis un niveau scolaire suffisant pour échapper au travail non qualifié, il se décide donc, sous l’influence de son père agent des impôts, à passer les concours de la Fonction publique. La Poste d’abord, mais il échoue, « écœuré d’avoir été en concurrence avec des bacs plus 3 ou 4 ». Pour acquérir son autonomie financière, il passe alors, « en rafale », tous les autres concours. Il est affecté sans l’avoir demandé au Centre de réception des demandeurs d’asile où il est titularisé en 1997, à l’âge de 22 ans.
44Pour ces enfants de milieux populaires, l’entrée en préfecture n’a jamais constitué un choix délibéré [31] mais plutôt une voie d’accès au statut de fonctionnaire dans une administration moins prisée que d’autres, donc moins exposée à la concurrence des plus diplômés. Après plusieurs années de précarité, Nathalie s’est également décidée à passer le concours du ministère de l’Intérieur, pour acquérir un emploi stable, à un moment où elle n’avait plus aucune autre perspective :
Issue d’un milieu populaire (son père était pupitreur), Nathalie a grandi à Orléans où elle a obtenu une maîtrise de géologie, avant de venir à Paris pour y chercher du travail. Après trois ans et demi au chômage, elle obtient un Contrat emploi solidarité dans un collège du XIXe arrondissement et décide alors de passer des concours administratifs. Lorsqu’elle apprend qu’elle est prise en préfecture, elle se sent libérée : « C’est quand même dur de passer des concours et d’être toujours rejetée ; alors quand on en a un, on est contente quand même. C’est là qu’on peut se dire “ça y est, j’ai un boulot” parce qu’au bout d’un moment, le chômage, c’est un peu dur, d’être au RMI en plus. » En 2000, elle est affectée au centre de réception des demandeurs d’asile et y restera trois ans.
46Le sentiment de ne pas être à sa place dans l’institution préfectorale peut également provenir de convictions politiques que ces anciens étudiants devenus guichetiers perçoivent comme contradictoires avec leur activité de contrôle de l’immigration. Pour Perrine, qui a la particularité d’être déléguée syndicale dans une institution qui en compte peu, cette contradiction est parfois vécue sur le mode de la schizophrénie :
Après avoir grandi à Reims, Perrine décide de quitter la campagne pour Nancy et se lance dans des études d’économie. Après le mouvement de 1995, elle rejoint le Parti socialiste, le temps de la campagne électorale, mais préfère s’engager ensuite aux côtés de la gauche « plus radicale ». Lorsqu’elle entre en préfecture, elle est « traumatisée » de voir le nombre de demandeurs d’asile qui dorment devant le centre pour être reçus : « Par les temps de chaleur, ils urinaient sur place et nous, à l’intérieur, nous avions le choix entre crever de chaud ou ouvrir les fenêtres et respirer les odeurs d’urine ». Pour cette jeune employée ayant « le cœur à gauche », le travail au guichet lui fait endosser un rôle dans lequel elle ne se reconnaît pas et c’est sans doute pour résoudre cette contradiction qu’elle a accepté d’être déléguée syndicale pour la CGT.
48Dans une administration dépendant du ministère de l’Intérieur, l’adhésion à la CGT constitue un stigmate qui range d’emblée dans une position atypique celui ou celle qui s’en réclame. Elle permet cependant de se sentir protégé vis-à-vis de la hiérarchie et de contrebalancer l’image négative que renvoie l’appartenance à une institution chargée du contrôle des étrangers. Régulièrement, Perrine tente de mobiliser ses collègues pour l’amélioration des conditions de travail au guichet qu’elle considère comme indissociables des conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Or, les agents susceptibles de se rallier à cette vision contestataire sont souvent ceux qui ont suffisamment de capitaux scolaires et sociaux pour envisager un autre avenir professionnel. C’est donc un décalage à la fois social, politique et générationnel qui caractérise ceux que l’on pourrait appeler les « réfractaires du guichet » pour rendre compte du malaise qu’ils éprouvent à leur poste et des contradictions de leur position : vis-à-vis de leurs collègues, ils apparaissent toujours comme les « amis des étrangers », mais vis-à-vis de leurs proches qui sont extérieurs à la préfecture, ils sont suspectés de contribuer au fonctionnement d’une institution répressive. Manifestant une certaine défiance à l’égard des valeurs préfectorales, ils s’appliquent à être très attentifs aux demandes des étrangers au nom d’impératifs moraux s’apparentant à une « raison humanitaire [32] ». Faisant preuve d’une certaine compassion qui les éloigne du registre juridique, ils se considèrent investis d’une mission d’accueil, sans que cette forme de « dévouement » soit ni reconnue, ni récompensée par l’institution. Elle s’estompe d’ailleurs à mesure de l’ancienneté au guichet et beaucoup reconnaissent qu’ils se sont progressivement « laissés prendre par la machine » comme l’atteste cette réflexion de Michèle devenue vérificatrice : « Moi aussi, j’étais à gauche quand je suis arrivée, mais tu vas voir que ça passe vite quand on reste trop longtemps ici. » L’ancienneté dans le service apparaît ainsi comme la garantie la plus sûre d’un ralliement aux normes de l’institution, non pas que celle-ci l’impose, mais parce que l’adhésion à une vision dépolitisée de l’immigration est la seule manière de rester durablement à un tel poste.
49Après deux ou trois ans, les plus réfractaires à l’institution préfectorale tentent par tous les moyens d’obtenir une mutation tandis que les autres se résignent à endosser le rôle d’agent du maintien de l’ordre, pourtant mal ajusté à leur trajectoire. L’ultime forme de résistance qu’ils manifestent consiste à refuser de faire leur « chiffre », mais ils souffrent de l’image d’absence de sérieux que cette posture implique. Lorsque j’ai dévoilé à certains de ces « réfractaires du guichet » mon projet d’enquêter sur les pratiques en préfecture, ils m’ont très vite confié leurs doutes et m’ont fait partager leur connaissance intime de l’institution. Pour eux, une telle coopération représentait un moyen d’entériner leur posture de résistance à l’intérieur du centre et pouvait constituer le réceptacle d’une souffrance qui se manifestait jusque-là par un fort absentéisme ou par une absence de zèle revendiquée. Se prenant au jeu de l’enquête, ils allaient rivaliser de stratégies pour m’introduire auprès de leurs collègues, plus en phase avec le travail préfectoral.
Les gardiens du temple
50La connaissance approfondie des biographies des agents du centre fait apparaître un deuxième groupe d’agents qui sont en poste depuis plus longtemps en préfecture et qui affichent une conception du métier très différente de celle des guichetiers « réfractaires ». Leur origine sociale et leur niveau de diplôme sont assez comparables à ceux des autres guichetiers, mais leur loyalisme envers l’institution préfectorale leur a permis, au bout de plusieurs années, d’accéder à un poste d’encadrement :
Fille de militaire de l’armée française, Michèle est entrée à la préfecture en 1965, sans le baccalauréat, et a commencé sa carrière au service des cartes grises puis à la commission de suspension des permis de conduire. Elle garde un mauvais souvenir de cette période et reconnaît qu’elle est très contente d’avoir rejoint le centre de réception des demandeurs d’asile en 1997 : « Je préfère de loin ceux qu’on a ici, ils sont beaucoup plus dociles, on peut leur hurler dessus, on les fout dehors et ils restent toujours très calmes ». En juin 2000, elle a été promue chef de salle et supervise depuis les « guichets primo » du premier étage.
52Dans la hiérarchie des valeurs préfectorales, le service de réception des demandeurs d’asile est certes perçu comme un espace de relégation mais certains agents y trouvent des avantages. Tout d’abord, les relations de face-à-face y sont moins conflictuelles que dans d’autres services puisqu’il s’agit d’usagers plus « dociles ». De plus, l’absence de candidat qualifié pour les postes d’encadrement contraint les préfectures à choisir d’anciens guichetiers pour superviser les services en charge de l’immigration ; les chances d’accéder à un poste de responsabilité y sont donc plus importantes pour des personnes dépourvues de tout diplôme. À cet égard, il est significatif que le responsable du centre de réception des demandeurs d’asile soit, dans la plupart des cas, un agent de catégorie B, alors que cette configuration ne se retrouve dans aucun autre service.
53À défaut de considérer le diplôme ou la compétence juridique, la hiérarchie préfectorale privilégie le critère du loyalisme envers l’institution qui s’éprouve à l’aune du temps passé au guichet. Pour qualifier les agents ainsi sélectionnés, l’expression de « gardiens du temple » se justifie doublement : ils sont en effet ceux qui sont le plus attachés à la défense des intérêts de l’État et ceux qui connaissent le mieux les rouages de la procédure telle que la conçoit la hiérarchie préfectorale. Méfiants par principe à l’égard de tout étranger se présentant comme demandeur d’asile, ils s’emploient à maintenir ces usagers illégitimes à l’écart des avantages économiques et sociaux auxquels ils pourraient prétendre. En outre, leur compétence technique, associée à leur ancienneté, les place en position de pédagogue et leur confère un certain ascendant sur les autres guichetiers. Sous couvert d’expliquer les subtilités d’une procédure complexe, ils parviennent à en occulter la dimension politique en réduisant systématiquement la demande d’asile à une démarche intéressée voire frauduleuse. Dès lors, l’intransigeance qu’ils préconisent se présente sous les traits d’une posture morale visant à empêcher « l’étranger fraudeur » de parvenir à ses fins. Ils mobilisent ainsi de façon récurrente la figure du « faux réfugié » pour légitimer les conditions dans lesquelles sont reçus des exilés dont on n’a pas encore entendu le récit [33]. Ils insistent également très souvent sur les « profits » (réels ou imaginés) qu’ils associent au statut de demandeur d’asile, sans jamais être contredits par leurs collègues qui connaissent assez peu la législation :
« De toute façon, ils font tous ça pour l’argent et ils auraient tort de se gêner puisqu’on leur en donne. Lorsqu’ils déposent une demande d’asile, ils ont droit à plus de 2 000 francs par mois d’Assedic, ils peuvent être soignés gratuitement par la CMU ou l’aide médicale et lorsqu’ils deviennent réfugiés, ils touchent 15 000 francs de prime d’installation [34]. Donc, à ce compte, il y en aura toujours qui seront prêts à dormir dehors pour pouvoir déposer une demande d’asile ».
55Tous les faits quotidiens et incidents qui surviennent au centre sont réinterprétés à l’aune de motivations pécuniaires ou frauduleuses : une personne qui accompagne un demandeur d’asile sera suspectée de vouloir « faire de l’argent sur la misère » ou d’appartenir à un réseau mafieux, un demandeur d’asile ne parlant pas le français sera soupçonné de simuler, etc. Tout se passe comme si la valorisation de l’activité des agents de préfecture supposait la délégitimation systématique des demandeurs d’asile. Ainsi, un matin, alors qu’ils sont plusieurs centaines à attendre l’ouverture du centre, Michèle me glisse à l’oreille : « Il faut vraiment qu’ils aient besoin de fric pour s’entasser dans ces conditions, et vas-y que je te pousse, que j’essaye de te passer devant ». Chaque situation ou interaction au guichet fait l’objet d’un travail quotidien de réinterprétation tourné en direction des guichetiers titulaires, vacataires ou stagiaires, afin de les convaincre que les demandeurs d’asile détournent la procédure pour toucher des allocations. Parfois, c’est sur le mode de la robinsonnade qu’ils transmettent leur vision de l’immigration : « Les étrangers qui veulent prendre des vacances au pays sans rien dépenser se retrouvent à la station Châtelet et passent sans ticket pour se faire arrêter et bénéficier d’une reconduite gratuite à la frontière ». Auprès d’un public d’employés subalternes rémunérés à peine au-dessus du salaire minimum, ce type d’anecdotes imaginaires permet de rendre acceptables des pratiques en marge de la légalité. En principe, les agents de préfecture ne sont pas habilités à juger du bien-fondé des demandes dont l’examen revient exclusivement à l’OFPRA. Mais, en certaines occasions, Michèle prend l’initiative de renvoyer les demandes qui lui semblent illégitimes, avant même qu’elles aient pu être enregistrées :
Ce jour-là, à mon guichet, se présente une vieille dame sri-lankaise avec sa petite-fille. Comme son dossier est complet, je m’apprête à la faire passer au guichet suivant lorsque surgit Michèle, vociférant :
« C’est du regroupement familial, ce n’est pas de l’asile ! Vous n’allez tout de même pas nous faire croire qu’elle n’a pas de passeport, cette dame, elle n’est pas arrivée par bateau ou à la nage avec un passeur, elle est forcément arrivée par avion. Donc elle a forcément un passeport. »
La petite fille âgée d’une douzaine d’années précise que son papa est en bas et que cette dame est la maman de son papa. Michèle s’exclame alors :
« C’est bien la preuve que c’est du regroupement familial ! Ce n’est pas la peine d’attendre, on ne vous croira pas. »
Elle fait voler le dossier en l’air ; la petite fille ramasse les papiers et s’en va.
57Cette obsession de la fraude n’est pas partagée par l’ensemble des guichetiers, mais elle se retrouve constamment dans les discours des personnels d’encadrement. La passion avec laquelle ils entendent lutter contre les « faux réfugiés » et la référence systématique à la fraude aux prestations laissent penser qu’ils se perçoivent comme les gardiens d’une nation menacée. Ils sont certes peu nombreux, mais leur ancienneté dans le poste et leur connaissance de la procédure donnent à leur vision du monde une plus grande légitimité : ils conçoivent leur mission comme un travail de moralisation de l’immigration faisant totalement abstraction des contraintes qui pèsent sur les étrangers récemment arrivés sur le territoire. En les associant systématiquement à des fraudeurs ou à des travailleurs ayant détourné la procédure, ils contribuent à dépolitiser la demande d’asile et à la rendre du même coup illégitime.
Les pragmatiques du guichet
58Le troisième groupe de guichetiers se caractérise par une distance affichée à l’égard de toute considération morale susceptible de perturber leur pratique professionnelle. Ayant pour beaucoup d’entre eux accompli une partie de leur carrière dans le privé, ils ont rejoint tardivement l’administration et considèrent le travail au guichet plus riche en contacts humains que bien des emplois d’exécution qu’ils ont occupés auparavant. De plus, pour beaucoup d’entre eux, l’appartenance à l’institution préfectorale est un gage de stabilité, au regard des déceptions qu’ils ont pu rencontrer avant d’intégrer l’administration :
Après avoir obtenu son bac de comptabilité, Sophie a très vite voulu être indépendante de ses parents (son père était cheminot et sa mère concierge) ; faute de trouver du travail comme secrétaire comptable, elle a travaillé dans l’imprimerie puis dans la boulangerie avant de choisir « la sécurité de l’emploi » : « Quand je suis arrivée à l’âge de 30 ans, j’ai senti que le privé devenait source de chômage et de licenciement, et c’est là que j’ai passé le concours de la préfecture. Maintenant, je suis bien, je n’aspire à rien d’autre qu’à rester guichetière et je ne veux surtout pas avoir un chef sur le dos, c’est pour ça que je ne demanderai jamais à changer de service. »
60Une telle trajectoire est comparable à celle de beaucoup d’agents subalternes de la Fonction publique qui se considèrent comme « rescapés du privé ». Leur volonté d’échapper au monde ouvrier les a d’abord conduits à accepter des postes déqualifiés par rapport à leur niveau de diplôme ; puis l’entrée dans la Fonction publique leur est apparue comme un moyen d’accéder à des postes moins exposés à la précarité [35]. C’est justement parce que leur trajectoire est semblable à celle de beaucoup de guichetiers d’autres administrations qu’ils ne conçoivent pas leur mission comme spécifique : ils font preuve d’une véritable application au travail et sont très respectueux des normes en vigueur, mais ils ne s’embarrassent d’aucune considération morale ou politique relative aux demandeurs d’asile. Sophie assume d’ailleurs cette position et s’arrête ostensiblement de recevoir de nouvelles personnes lorsqu’elle a atteint le nombre de dossiers qu’elle est censée instruire : « Je refuse de travailler pour tous ceux qui font plein de simagrées avec les étrangers et qui, à la fin de la journée, ne font pas leur chiffre ». Cette forme de pragmatisme, qui va de pair avec une certaine réticence à la compassion, apparaît comme la contrepartie de la grande autonomie dont ils bénéficient. Ceux que l’on pourrait qualifier de « pragmatiques du guichet » sont donc très attachés à l’indépendance que confère la position de guichetier dans une administration de relégation, d’autant plus qu’ils gardent souvent un mauvais souvenir des rapports hiérarchiques qu’ils ont connus dans le privé. Martine l’envisage par exemple comme un moyen de mieux conjuguer vie professionnelle et vie familiale :
Dès qu’elle obtient son bac comptabilité, Martine trouve un poste de secrétaire comptable, mais, après son mariage avec un militaire, elle s’arrête de travailler pour élever ses enfants. Lorsque l’aîné a dix ans, elle décide de passer les concours administratifs et ne réussit que celui de la préfecture. À l’époque, en 2002, personne ne voulait aller au centre de réception des étrangers, mais elle y trouve son compte car elle est sûre de pouvoir avoir son mercredi pour s’occuper de ses enfants. Pour elle, tous les guichets se valent : « De toute façon, moi, je ne m’embête pas ; s’il manque un papier ou que c’est mal rempli, je renvoie en disant “tchao bye-bye” ; je ne parle que le français, donc je ne suis pas censée comprendre ce qu’ils me racontent ; et puis c’est bien simple, quand on en renvoie un qui fait semblant de ne pas comprendre le français, il est en général poussé par celui qui est derrière et qui veut passer à son tour… Moi, je fais mon chiffre et rien que mon chiffre. Je ne suis pas comme tous ceux qui parlementent avec les étrangers, pour finalement ne pas travailler et retarder tout le service. »
62On retrouve ici une façon de se construire en opposition aux « réfractaires du guichet », stigmatisés pour ne pas accepter les règles minimales qui régissent le travail bureaucratique. L’adhésion des « pragmatiques du guichet » à la norme du chiffre ne signifie pas pour autant qu’ils ne manifestent aucune résistance à l’égard de la hiérarchie. Elle prend des formes différentes, comme par exemple l’absentéisme ou l’alcoolisme. À cet égard, le personnage de Richard, un autre vérificateur, est assez révélateur de ce type de fonctionnaire de préfecture sans grande conviction :
Petit homme sec, bien habillé (costume), Richard a plutôt l’air timide et joue son rôle de vérificateur de façon discrète, sans jamais élever la voix. À 14h30, il revient d’un repas au restaurant passé avec deux autres guichetiers et semble manifestement en état d’ébriété. Tandis qu’il affiche un regard absent, les plaisanteries fusent autour de lui. Lorsque Gaëlle s’approche de son bureau pour lui soumettre un dossier de réexamen, les autres s’esclaffent en lui glissant qu’il n’est pas en état de répondre. De fait, ses mains tremblent, ses yeux sont plissés et rougis par l’alcool et il a l’air incapable de se concentrer. Après un long moment de réflexion, il lui rend le dossier en lui disant de donner un rendez-vous pour dans quinze jours.
64Au centre de réception des demandeurs d’asile, la consommation d’alcool sur le lieu de travail reste minoritaire mais ne se limite pas à un cas isolé. L’absence de contrôle de l’autorité préfectorale dans ce lieu de relégation rend possibles des transgressions qui, dans d’autres services, seraient davantage exposées au contrôle de la hiérarchie et à des plaintes d’usagers. De surcroît, il existe une sorte de solidarité implicite pour « couvrir » les excès liés à l’alcool, alors que d’autres transgressions comme l’absentéisme ou le manque de zèle sont beaucoup plus fréquemment dénoncées.
65Enfin, les « pragmatiques du guichet » entretiennent un rapport dépassionné à leur mission : ils considèrent le travail au guichet comme n’importe quelle autre tâche d’exécution et n’y associent aucune autre connotation, ni morale, ni policière. Ils ne perçoivent les demandeurs d’asile ni comme des « cas humanitaires », ni comme des fraudeurs, mais comme des déboutés en puissance. À cet égard, ils peuvent se prévaloir d’un certain réalisme puisque, depuis le milieu des années 1990, plus de 80 % des demandeurs d’asile sont déboutés par l’OFPRA puis la CRR [36]. C’est d’ailleurs au nom du pragmatisme que de nombreux agents omettent de distribuer le livret d’informations rédigé par le HCR et une association (Forum-Réfugiés) pour expliquer aux demandeurs les démarches à accomplir. Lorsque je demande à Martine pourquoi elle ne l’a pas donné à l’étranger qui vient de passer à son guichet, elle me répond que « ça ne lui servira à rien puisqu’il sera de toute façon débouté ». La délégitimation de la demande d’asile repose ici sur une prophétie autoréalisatrice qui n’est pas sans incidence sur la suite de la procédure. En effet, comme le demandeur d’asile dispose de très peu de temps pour préparer la défense de son dossier devant l’OFPRA, l’explicitation des démarches à suivre constitue un enjeu crucial. S’appuyant sur la connaissance empirique qu’ils ont de la procédure, les « pragmatiques du guichet » s’efforcent d’accomplir leur tâche consciencieusement, d’être polis avec les demandeurs d’asile en les considérant non pas comme des réfugiés en puissance mais comme de futurs déboutés.
66La diversité des trajectoires, des positions sociales et des appartenances générationnelles conduit ainsi à distinguer trois façons d’endosser le rôle d’agent du maintien de l’ordre. Selon les cas, l’application du droit des étrangers peut se concevoir sur le mode de la compassion, de l’intransigeance ou de l’indifférence, même si les pratiques qui découlent de ces postures tendent à converger vers une même représentation dépolitisée du demandeur d’asile.
67L’immersion longue dans un service préfectoral chargé du contrôle de l’immigration permet de déplacer le regard habituellement porté sur cet univers bureaucratique, qu’il soit technocratique ou militant. Le premier, largement représenté dans les rapports d’expertise, tend à se focaliser sur les problèmes d’organisation (gestion des flux, raccourcissement des délais…) et sur les conditions d’efficacité de la politique d’immigration. Le second, défendu par les associations, s’attache davantage à dénoncer les conditions d’accueil et les entorses au droit telles qu’elles se pratiquent aux guichets des préfectures. Le point de vue sociologique adopté ici vise plutôt à comprendre la structure des relations qui composent cet univers, sans s’en tenir au strict déroulement des interactions ou aux récits qu’en donnent les acteurs. Dans le cadre d’une relation de domination redoublée par la situation de grande précarité (administrative mais aussi sociale et économique) d’étrangers récemment arrivés, les agents de l’État ont toute latitude pour adapter – ou transgresser – les règlements [37]. C’est en combinant l’observation, les entretiens et une connaissance des transformations de l’institution [38] que l’on peut penser relationnellement la position sociale des agents, les normes bureaucratiques auxquelles ils doivent se soumettre et les pratiques qui en découlent.
68La pénurie organisée de moyens matériels et humains, la technicisation des procédures, la mise à distance des règles de droit et l’imposition d’objectifs chiffrés en matière de traitement des demandes sont autant d’éléments qui contribuent à l’instauration d’une relation bureaucratique inversée, faisant jouer à l’étranger le rôle de variable d’ajustement destinée à pallier les dysfonctionnements de l’institution. Ces formes élémentaires de la relégation se retrouvent d’ailleurs dans d’autres professions dévolues au maintien de l’ordre, qu’il s’agisse de l’ordre national (la politique d’immigration), de l’ordre public (le traitement de l’insécurité) ou de l’ordre économique (le traitement du chômage). Agents de police, gardiens de prison et, dans une moindre mesure, contrôleurs des demandeurs d’emploi se recrutent en grande partie parmi les fractions scolarisées des milieux populaires, les « dominés aux études longues [39] ». Dans leur pratique quotidienne, ces « petits agents du maintien de l’ordre » sont bien souvent amenés à endosser une vision dépolitisée des « problèmes sociaux » que la noblesse d’État s’est employée à rendre politique. Selon leurs trajectoires sociales, leur ancienneté dans le service et leurs convictions, ils peuvent adopter différentes tactiques d’accommodement, mais la nécessité d’être solidaires pour que le travail soit moins pénible contribue à homogénéiser leurs pratiques et à neutraliser toute tentative de résistance. Ceux qui disposent de ressources suffisantes peuvent toujours choisir de partir, mais, pour les autres, le travail du temps est synonyme d’une certaine accoutumance aux normes en vigueur. Au-delà de changements annoncés par tel ou tel nouveau règlement, l’ancienneté des agents dans le service et l’instabilité des nouvelles générations apparaissent alors comme le meilleur moyen pour cette institution d’assurer la reproduction des pratiques d’encadrement.
Notes
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[1]
Ce jeu de miroirs est également à l’œuvre dans la construction médiatique de l’immigration : les mêmes personnes interrogées par les « sondeurs d’opinion » peuvent ainsi se déclarer favorables à des mesures de « fermeté » contre l’immigration, tout en s’indignant des situations inextricables qui en découlent pour les principaux intéressés lorsqu’ils se présentent en préfecture.
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[2]
Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1972 [1956/1967], p. 226 sq.
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[3]
La plupart des travaux anglo-saxons, qui font de ce pouvoir un objet d’étude, l’appréhendent comme l’expression d’une liberté de choix laissée à ceux qui en sont investis, voir Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1978 ; Denis Galligan, Discretionary Powers, Oxford, Clarendon, 1986.
-
[4]
Pour une socio-histoire de ce pouvoir à distance, voir Gérard Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793 – 1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991 (réédité sous le titre Réfugiés et sans-papiers. La République et le droit d’asile XIXe – XXe siècles, Paris, Hachette, 1998).
-
[5]
Créé par la loi du 25 juillet 1952, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides est un établissement public placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et chargé de décider d’accorder ou non la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève.
-
[6]
En cas de refus, un recours peut être formé par le demandeur devant la Commission des recours des réfugiés.
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[7]
Pour préserver l’anonymat des personnes, j’ai choisi de ne livrer aucun élément susceptible d’identifier la préfecture dont il est question et j’ai systématiquement modifié les prénoms des agents cités.
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[8]
De façon analogue, l’OFPRA et la CRR ont mobilisé un très grand nombre de personnels vacataires pour rendre plus expéditif l’examen de la demande d’asile : entre 1999 et 2003, le nombre de dossiers instruits par l’OFPRA a triplé et la CRR a connu une évolution comparable. Le temps de la procédure comprenant l’entretien, le rejet, le recours, le deuxième rejet et l’invitation à quitter le territoire [voir encadré, p. 8] est ainsi passé, en l’espace de quelques années, de trois ans à six mois.
-
[9]
Pour éviter tout contact, certains agents choisissent de porter un masque et des gants, afin de maintenir une distance physique entre eux et le demandeur.
-
[10]
L’ambiguïté de cette expression n’est pas fortuite ; elle est utilisée non sans malice par la plupart des agents du centre qui jouent souvent de cette métaphore psychiatrique.
-
[11]
Voir Louis Pinto, « L’armée, le contingent et les classes sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, mai 1975, p. 18-41.
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[12]
Pour une analyse plus détaillée de cette apparente contradiction, voir Alexis Spire, « L’application du droit des étrangers en préfecture », Politix, vol. 24 (69), mars 2005, p. 11-37.
-
[13]
Vincent Dubois, La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, p. 96.
-
[14]
Il s’agit d’une procédure assez complexe mise en œuvre lorsqu’il est avéré que l’étranger est passé par un État européen signataire du Règlement de Dublin.
-
[15]
À cet effet de cliquet s’ajoute une « dynamique rigoriste » comparable à celle évoquée par Vincent Dubois à propos des contrôleurs CAF : « un contrôleur a beaucoup moins de risques d’être contredit et remis en cause dans sa compétence professionnelle en argumentant sur une ligne dure qu’en défendant un point de vue clément qui risque toujours d’être stigmatisé comme une marque de faiblesse ou de naïveté » (Vincent Dubois, « L’insécurité juridique des contrôleurs des CAF », Informations sociales, 2005, p. 52).
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[16]
Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy: Dilemnas in the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980.
-
[17]
La circulaire du 26 juillet 1995 marque par exemple la volonté de placer le citoyen au cœur du service public.
-
[18]
Le système d’un chiffre programmé à l’avance est également en vigueur dans d’autres préfectures.
-
[19]
Dans sa décision du 12 janvier 2001 concernant Mme Hyacinthe, une demandeuse d’asile qui n’était pas parvenue à accéder aux guichets après deux nuits d’attente devant la préfecture de Seine-Saint-Denis, le Conseil d’État a souligné les violations du droit commises par l’administration et a condamnée celle-ci à verser 10 000 F à la plaignante en remboursement des frais exposés.
-
[20]
Au centre de réception des demandeurs d’asile, chaque guichetier est tenu d’instruire quotidiennement environ 25 dossiers, mais cette norme peut varier selon les types de dossiers, les préfectures et les époques.
-
[21]
Jean Peneff, L’Hôpital en urgence. Étude par observation participante, Paris, Métailié, 1992.
-
[22]
Dans une circulaire du 1er avril 2003, le ministre de l’Intérieur a même exhorté ses agents à privilégier systématiquement l’emploi de la langue française.
-
[23]
Jean-Marc Weller, L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 80.
-
[24]
Albert O. Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970.
-
[25]
Sur la construction d’un « périmètre sensible » dans le cas de l’administration pénitentiaire, voir Philippe Combessie, Prisons des villes et des campagnes, Paris, Éditions de l’Atelier, 1996 (en particulier le chapitre 3 « Des prisons bien fermées », p. 77 sq.).
-
[26]
Donald Roy, « Deux formes de freinage dans un atelier d’usinage », in Un sociologue à l’usine, Paris, La Découverte, 2006.
-
[27]
Everett Hughes, “The sociological study of work”, American Journal of Sociology, vol. 57 (5), mars 1952.
-
[28]
On pense par exemple aux échanges observés au bureau de l’ANPE (voir Didier Demazière, « La négociation des identités des chômeurs de longue durée », Revue française de sociologie, 33, 1992, p. 389-401) ou au traitement des populations pauvres dans les services d’action sociale (voir Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991).
-
[29]
Everett C. Hughes, « Licence et mandat », in Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éd. de l’EHESS, 1996, p. 99-106.
-
[30]
Dans son enquête sur les relations entre services publics et classes populaires, Yasmine Siblot montre que les employés s’engagent dans les interactions de façon très variable, selon la distance sociale qu’ils entretiennent à l’égard des usagers qu’ils ont en face d’eux (voir Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p. 155 sq.).
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[31]
Philippe Combessie relève un sentiment comparable parmi certains surveillants de prison, in Prisons des villes et des campagnes, op. cit., p. 53.
-
[32]
Comme le montrent les travaux de Didier Fassin, le recours à la « raison humanitaire » s’est imposé depuis quelques années comme une cause consensuelle dans la gestion des populations étrangères (Didier Fassin, « Quand le corps fait la loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, vol. 19 [4], décembre 2001, p. 5-32).
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[33]
Comme dans bien d’autres domaines de l’action publique, c’est la figure incarnant l’écart à une norme de moralité qui permet de légitimer la répression. Voir Joseph R. Gusfield, The Culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1981.
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[34]
Cette somme imaginaire ne correspond à aucune prestation réelle ; on trouve là un exemple supplémentaire d’une méconnaissance du droit, compensée par une capacité à spéculer sur les raisons qu’ont les étrangers de demander l’asile.
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[35]
Pour une analyse du rôle du secteur public comme refuge pour les salariés du privé, voir Olivier Schwartz, « Sur la question corporative dans le mouvement social de décembre 1995 », Sociologie du travail, 4, 1997, p. 449-471.
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[36]
Pour une analyse détaillée de cette évolution statistique, voir Luc Legoux, La Crise de l’asile politique en France, Paris, CEPED, 1995.
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[37]
Pierre Bourdieu, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, mars 1990, p. 86-96.
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[38]
Voir Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945 – 1975), Paris, Grasset, 2005.
-
[39]
Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.