Couverture de ARSS_158

Article de revue

Les mobilisations de l'avant-garde littéraire française en mai 1968

Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise

Pages 30 à 61

Notes

  • [1]
    Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  • [2]
    C’est le cas par exemple de la critique anti-autoritaire, qui acquiert en quelques semaines une audience extrêmement étendue dans maints secteurs sociaux.
  • [3]
    Alban Bensa et Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38, mars 2002, p. 8, 10.
  • [4]
    Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-250.
  • [5]
    Bernard Lacroix, « Trente ans après, comment expliquer Mai 68. D’aujourd’hui à hier et d’hier à aujourd’hui: le chercheur et son objet », Scalpel, vol. 4-5, 1999, p. 161.
  • [6]
    M. Dobry, op. cit., p. 202.
  • [7]
    P. Bourdieu, op. cit., p. 236-237, détaille ce qu’il appelle « l’indétermination provisoire des possibles » caractéristique du moment critique : « En bouleversant dans la réalité ou dans la représentation la structure des chances objectives (de profit, de réussite sociale, etc.) à laquelle se trouve spontanément ajustée la conduite réputée raisonnable et qui fait l’ordre social comme monde sur lequel on peut compter, c’està- dire prévisible et calculable, elle [la crise] tend à déjouer le sens du placement, sense of one’s place et sens du bon investissement, qui est inséparablement un sens des réalités et des possibilités que l’on dit raisonnables. C’est le moment critique où, en rupture avec l’expérience ordinaire du temps comme simple reconduction du passé ou d’un avenir inscrit dans le passé, tout devient possible (au moins en apparence), où les futurs paraissent vraiment contingents, les avenirs réellement indéterminés, l’instant vraiment instantané, suspendu, sans suite prévisible ou prescrite. […] L’incertitude concernant l’avenir que la crise institue dans l’objectivité même fait que chacun peut croire que les processus de reproduction sont suspendus pour un moment, et que tous les futurs sont possibles et pour tous. »
  • [8]
    Sur la fluidité politique, voir M. Dobry, op. cit., p. 140-158.
  • [9]
    Boris Gobille, « Mai-Juin 68 : crises du consentement et ruptures d’allégeance », introduction provisoire au projet collectif consacré à Mai-Juin 1968 (voir infra p. 6).
  • [10]
    Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », Paris, Minuit, 1990.
  • [11]
    Pour des détails sur les mobilisations au pôle académique, voir Boris Gobille « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 68 », thèse pour le doctorat de sciences politiques, sous la direction de Bernard Pudal, EHESS, 2003, p. 361-379.
  • [12]
    Tract intitulé « Pas de pasteurs pour cette rage », entretien avec Alain Joubert, 27 août 2002. Tract cité aussi dans Patrick Combes, La Littérature et le mouvement de Mai 68, Paris, Seghers, 1984, p. 34.
  • [13]
    Le Monde, 8 mai 1968.
  • [14]
    Mark Poster, Existentialist Marxism in Postwar France. From Sartre to Althusser, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1975.
  • [15]
    Cette évolution doit beaucoup à l’arrivée dans son comité de rédaction d’une nouvelle génération journalistique et essayiste, à l’image d’André Gorz, journaliste, auteur d’essais théoriques et cofondateur du Nouvel Observateur en 1964, tribune privilégiée de Sartre et de sa revue pour les textes d’intervention politique. Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Paris, Minuit, 1985, chap. 10, et particulièrement p. 312-313.
  • [16]
    Sur la notion de génération, Karl Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1991, et notamment la postface de l’ouvrage écrite par Gérard Mauger.
  • [17]
    Comme Michel Leiris (1901), Pierre Klossowski (1905), Nathalie Sarraute (1900), Jacques Lacan (1901), Jean-Paul Sartre (1905), Maurice Blanchot (1907), André Pieyre de Mandiargues (1909).
  • [18]
    Philippe Mesnard, Maurice Blanchot. Le Sujet de l’engagement, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 43.
  • [19]
    Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 425-426.
  • [20]
    Jean-Pierre A. Bernard, Paris rouge, 1944-1964. Les communistes français dans la capitale, Seyssel, Champ Vallon, 1991, p. 202.
  • [21]
    Gérard Streiff, Jean Kanapa (1921- 1978). Une histoire singulière du PCF, Paris, L’Harmattan, 2002, 2 tomes. Dès la Libération, leur compagnonnage prend la forme d’une éphémère maison d’édition, les Éditions de la Cité universelle, fondée pour publier en 1946-1947 L’An zéro de l’Allemagne d’Edgar Morin, des Œuvres de Saint-Just présentées par Dionys Mascolo, et L’Espèce humaine, témoignage de Robert Antelme sur les camps.
  • [22]
    J.-P. A. Bernard, op. cit., p. 201.
  • [23]
    Les liens avec le Parti, ou plutôt avec certains de ses membres, ne sont pas pour autant totalement coupés. Dionys Mascolo, Robert Antelme et Edgar Morin fondent par exemple en 1955 le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie auquel s’agrègent des intellectuels communistes. Cette alliance résiste mal cependant à la condamnation, par ce comité, de l’écrasement de la révolution hongroise en 1956.
  • [24]
    Voir Gil Delannoi, « Arguments, 1956- 1962, ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, 34- 1, février 1984, p. 127-145 ; Rémy Rieffel, La Tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 288-301 ; et Sandrine Treiner, « La revue “Arguments” 1956-1962. Un lieu de rencontre d’itinéraires intellectuels et politiques », mémoire de DEA d’histoire, Institut d’études politiques de Paris, 1987.
  • [25]
    Philippe Gottraux, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’aprèsguerre, Lausanne, Payot, 1997.
  • [26]
    Cela est confirmé par la trace que l’on trouve, dans les archives de Jean Schuster, de diverses lettres de soutien. Marcel Péju des Temps modernes manifeste son accord dans une lettre du 20 janvier 1957 adressée à Jean Schuster ; Jean-Marie Domenach d’Esprit manifeste pour sa part son soutien dans une lettre du 23 janvier, adressée aussi à Jean Schuster. Jean Cassou apporte lui aussi son appui, dans une lettre non précisément datée de janvier 1957. Ces lettres se trouvent dans les archives Schuster, chemise « 3. Politique, L83, 1/3 » (Institut mémoire de l’édition contemporaine).
  • [27]
    R. Rieffel, op. cit., p. 287.
  • [28]
    Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes. 1919-1969, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 160-176.
  • [29]
    Jean Schuster, José Pierre et Alain Joubert comptent ainsi parmi les signataires du Manifeste.
  • [30]
    Anne Simonin, « La littérature saisie par l’histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 73-74.
  • [31]
    Robert Antelme, Maurice Blanchot, Roger Blin, Vincent Bounoure, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Henri Lefebvre, Michel Leiris, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau, André Pieyre de Mandiargues, Claude Roy, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Jean Schuster, Geneviève Serreau.
  • [32]
    Michel Trébitsch, « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1956 à 1968 », in Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Levy, Michelle Zancarini-Fournel (éds), Les Années 68. Le temps de la contestation, Paris, Éditions Complexe/ IHTP-CNRS, 2000, p. 70 et 77.
  • [33]
    P. Gottraux, op. cit., p. 12, définit le champ politique radical par opposition au champ politique « politicien », soit « le réseau constitué par les groupes, organisations, partis (ou fractions de partis) partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure. Quant aux profits recherchés, ils sont symboliques (prestige découlant du contrôle de la légitimité politicothéorique notamment) et matériels (capacités organisationnelles, influence dans les mouvements, les syndicats ou les associations, recrutement militant, etc.). Le PCF se situe dans le champ ainsi défini, même s’il occupe une position particulière dans cette configuration politique. S’il ne récuse pas, en effet, les compétitions électorales et brigue de la sorte les suffrages et la représentation parlementaire, tout comme les autres agents du champ politique “politicien”, il reste toutefois […] la référence obligée par rapport à laquelle toute organisation révolutionnaire ne peut manquer de se situer, principalement sous la forme d’une démarcation négative. Ceci s’explique par le fait que le PCF est alors en mesure de s’imposer comme la force principale de changement vers le socialisme et que sa capacité à entraîner et/ou à contrôler le prolétariat est encore décisive ».
  • [34]
    La marginalité des positions anarchistes, anti-bureaucratiques et libertaires au sein même de ce champ politique radical est bien mise en évidence par leur absence des conflits centraux qui agitent l’Union des étudiants communistes (UEC) au milieu des années 1960, principalement structurés autour de l’opposition au PCF des tendances « italienne » (favorable à une déstalinisation du PCF sur le modèle de la modernisation engagée par Palmiro Togliatti au sein du Parti communiste italien depuis 1956), trotskiste et maoïste.
  • [35]
    Sur la relégitimation de Sartre à la faveur de la crise de mai 1968, voir B. Gobille, op. cit., p. 276-284.
  • [36]
    Le Monde, 11 mai 1968.
  • [37]
    Philippe Olivera, « Le sens du jeu. Aragon entre littérature et politique (1958-1968) », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 76-84.
  • [38]
    Et ce, même si la Résistance continue de structurer l’imaginaire des militants de l’extrême-gauche extraparlementaire (Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 81-84 ; et, sur le cas italien, « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l’extrême-gauche italienne, 1969-1974 », Politix, 17, 1992, p. 86-103).
  • [39]
    Sur le modèle dreyfusard, voir C. Charle, op. cit.
  • [40]
    Identification qui s’était faite progressivement après la Libération à la suite des départs et des exclusions qui jalonnent son entreprise d’épuration des lettres – avec l’établissement d’une liste noire des écrivains collaborateurs – et sa prise de contrôle par Aragon et le PCF. Sur cette histoire, voir G. Sapiro, op. cit., chap. 7, 8 et 9.
  • [41]
    Sur l’ironie de Jean-Louis Curtis, voir Patrick Combes, La Littérature et le mouvement de mai 68, Paris, Seghers, 1984, p. 43.
  • [42]
    Sur « l’intellectuel en majesté », voir Christophe Prochasson et Pascal Balmand, « Pour un bon usage », in Jacques Julliard et Michel Winock (éds), Dictionnaire des intellectuels français – les personnes, les liens, les moments, Paris, Seuil, 2002, p. 23.
  • [43]
    Lignes, op. cit., p. 113. L’appel est discuté et voté à l’initiative de Max-Pol Fouchet, président du Syndicat national des producteurs de télévision depuis 1965.
  • [44]
    Antelme, Blanchot, Bounoure, Duras, des Forêts, Leiris, Mascolo, Nadeau, Peignot, Roy, Sarraute, Sartre, Schuster.
  • [45]
    Sans parler de l’antagonisme de certaines personnalités : Alain Jouffroy, surréaliste dissident intégré au groupe surréaliste en 1946 et exclu dès 1948, y côtoie l’un de ceux qu’il appelle « les yesmen de Breton », Jean Schuster, exécuteur testamentaire de Breton après la mort de celui-ci en 1966, lequel reproche à Jouffroy de s’être rapproché du « traître stalinien » Aragon et d’avoir tenté d’organiser la réconciliation posthume des deux anciens maîtres du surréalisme français.
  • [46]
    « Il y a des gens qu’on voit arriver tout de suite et qui demandent tout de suite, on a assisté à des trucs très mignons, enfin bon là non plus je ne donnerai pas de noms, des gens célèbres, qui sont vite venus et qui ont voulu qu’on ajoute leur nom à la liste de ceux qui ont occupé au début. […] Ils sont venus là pour être sur les listes, pour pouvoir dire qu’ils y avaient été » (Henri Deluy, entretien, 4 mai 2001).
  • [47]
    Outre les protagonistes du groupe Change, d’Action poétique, du CAEE (Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Kostas Axelos, Robert Antelme, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau), l’UE regroupe des collaborateurs ponctuels ou réguliers des Temps modernes (Bernard Pingaud, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre), des Lettres nouvelles (Geneviève Serreau, Maurice Nadeau, Olivier de Magny, Clarisse Francillon), de La NRF (Eugène Guillevic, Michel Butor, Claude Roy, Jérôme Peignot), d’Esprit (Guy de Bosschère), d’Europe (Roger Bordier, Charles Dobzinsky), d’Opus (Alain Jouffroy), de Tel Quel (Jean Thibaudeau), et du mouvement surréaliste (Joyce Mansour).
  • [48]
    Citée dans Le Monde, 25 mai 1968.
  • [49]
    « La première semaine », texte inédit, archives privées de Bernard Pingaud.
  • [50]
    Ce manifeste est signé par Jean- Louis Baudry, Pierre Boulez, Claude Cabantous, Hubert Damisch, Marc Devade, Jean-Joseph Goux, Denis Hollier, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Jean-Louis Schefer, Philippe Sollers, Paule Thévenin, Jean Thibaudeau.
  • [51]
    La répression exercée au début de la soirée du 24 mai, immédiatement après le premier discours du général de Gaulle, à l’encontre de la manifestation des étudiants commencée en fin d’après-midi près de la gare de Lyon, oblige ceux-ci à se disperser et à poursuivre la lutte en plusieurs points de Paris : c’est la nuit de barricades la plus importante du mois, durant laquelle le feu est mis à la Bourse, et à partir de laquelle la France entre dans la « semaine flottante » où la fluidité politique fait vaciller le régime.
  • [52]
    D’après les propos de Jean-Pierre Faye en 1977 (« Livre sur l’Union des écrivains », archives de l’Union des écrivains).
  • [53]
    Nous ne parlons ici que des grands pôles de l’avant-garde, en excluant les revues satellites ou épigones de chacun de ces pôles. Sur les revues épigones de Tel Quel, voir Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, The Finnish Society of Sciences and Letters, 1990, p. 202-208.
  • [54]
    Lettre de Jean-Pierre Faye à Catherine Claude, 29 juillet 1968, archives personnelles de Catherine Claude.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Voir par exemple Tel Quel, 32, hiver 1968, p. 92.
  • [57]
    Lors de la mise au point, en 1977, d’un « Livre sur l’Union des écrivains » qui ne paraîtra jamais, le texte de l’appel est annoté par Roger Bordier en ces termes : « Ce n’était pas un texte général. C’était une motion rédigée par quelques anars, derrière Daniel Guérin. On ne doit pas publier cela à mon avis, la formulation n’en est d’ailleurs pas très heureuse. » (archives de l’Union des écrivains). L’opposition des communistes de l’UE à cet appel est confirmée par le même Roger Bordier dans l’entretien qu’il nous a accordé le 3 octobre 2000.
  • [58]
    Eugène Guillevic (né en 1907 d’un père marin devenu gendarme et d’une mère ouvrière couturière issus d’une famille de paysans et d’artisans bretons) est en effet peu sensible aux assauts d’orthodoxie en mai 1968. Il vit en effet rétrospectivement comme une « régression » sa décennie (les années 1950) de poésie militante et didactique inscrite dans le sillage du retour, préconisé par Aragon, au vers régulier et au sonnet. Il était revenu, du reste, dans les années 1960, à la poésie débarrassée du « vouloir-dire » qui l’avait fait connaître en 1942 avec la publication de Terraqué.
  • [59]
    Entretien Henri Deluy, cité. Ce vacillement de ses certitudes à son retour de Tchécoslovaquie est confirmé par celui qui s’oppose alors à lui dans la définition de la ligne esthétique d’AP, Paul Louis Rossi, entretien, 29 mai 2001.
  • [60]
    Entretien avec Paul Louis Rossi, 29 mai 2001.
  • [61]
    Henri Deluy, entretien cité.
  • [62]
    L’expression est de Niilo Kauppi, op. cit., p. 39, et désigne le comité de rédaction qui se forme, après un premier écrémage dû à des luttes internes, à partir de 1962-1963, autour de Sollers et Thibaudeau et des arrivées successives de Denis Roche, Jean Ricardou, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry.
  • [63]
    Ibid., p. 39-40 et 45. Jean Thibaudeau, fils d’un maréchal-ferrant et officier de gendarme vendéen, est devenu instituteur après avoir échoué au concours des grandes écoles, comme Jean Ricardou, fils d’artisan, pourtant dépourvu du baccalauréat ; quant à Marcelin Pleynet, il quitte l’école à 14 ans, et, après avoir vécu de petits boulots, ne doit sa stabilité financière qu’à ses fonctions de secrétaire personnel de Jean Cayrol et de lecteur au Seuil, puis, à partir de 1962, de secrétaire du comité de TQ.
  • [64]
    Henri Deluy, entretien cité.
  • [65]
    Cette attaque se formalise un an après Mai 68. Jacques Roubaud et Pierre Lusson, lui aussi mathématicien, s’emploient, dans le numéro spécial qu’AP consacre à TQ au troisième trimestre 1969, à démontrer l’inanité mathématique de l’article de Julia Kristeva, « Pour une sémiologie des paragrammes », paru dans le numéro 29 de Tel Quel au printemps 1967.
  • [66]
    Sur les péripéties de ce renouvellement du comité de rédaction, voir Philippe Forest, Histoire de « Tel Quel », 1960- 1982, Paris, Seuil, 1995, p. 281-285.
  • [67]
    Faye, philosophe de formation, d’une dizaine d’années en moyenne l’aîné des membres de l’équipe, entretient des relations intellectuelles avec Michel Foucault, Michel Butor, Gilles Deleuze, et collabore à de nombreuses revues comme Les Temps modernes. Il est surtout normalien, agrégé de philosophie (reçu premier en 1950), et chercheur au CNRS (P. Forest, op. cit., p. 178).
  • [68]
    Au point que son premier roman avait dérouté, dans un contexte de domination sans partage du Nouveau Roman, à la fois son éditeur et la critique littéraire (entretiens avec Jean-Pierre Faye, 26 septembre et 29 novembre 2000).
  • [69]
    P. Forest, op. cit., p. 178.
  • [70]
    Le Monde, 30 mai 1968.
  • [71]
    Produit d’un compromis entre les communistes et les « gauchistes » de l’UE, cette déclaration énonce dans son troisième point : « Dans la mesure de ses moyens, elle entend contribuer à l’édification d’une société nouvelle de type socialiste, fondée sur la propriété collective des moyens de production et leur gestion démocratique, qui ne soit pas dominée par un appareil bureaucratique, ni orientée vers la seule consommation » (archives de l’Union des écrivains).
  • [72]
    Vincent Bounoure, « L’événement surréaliste », L’Archibras, 3, mars 1968, texte daté du 31 décembre 1967.
  • [73]
    Vincent Bounoure, Moments du surréalisme, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 49.
  • [74]
    Ibid., p. 24.
  • [75]
    Tel Quel, théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 9.
  • [76]
    « La révolution ici maintenant », Tel Quel, 34, 1968.
  • [77]
    Sont ainsi nommés ceux qui pratiquent « l’écriture murale », c’est-à-dire inscrivent poèmes, aphorismes et mots d’ordre sur les murs de Paris. Le terme se solidifie dans le moment critique (Claude Roy, « Les écrivains de muraille », Le Nouvel Observateur, 26 juin-2 juillet 1968, et Alain Jouffroy, « Débat sur les buts de l’Union des écrivains », animé par Jacqueline Piatier, avec Alain Jouffroy, Michel Butor, Jean-Pierre Faye et Bernard Pingaud, Le Monde, 29 juin 1968).
  • [78]
    Comité d’action étudiants-écrivains, « Sur le Comité d’action écrivains-étudiants », texte écrit en septembre 1968, publié dans Les Lettres nouvelles, juin-juillet 1969, « Un an après. Le Comité d’action écrivains-étudiants », p. 160.
  • [79]
    « On n’adhère pas à un Comité d’action, pas plus qu’on en démissionne : on y est ou non, anonyme, dépouillé de tout statut, de toute détermination » (ibid., p. 159).
  • [80]
    Ibid., p. 160.
  • [81]
    Lorsque la préparation du bulletin Comité est en cours, en septembre 1968, Maurice Blanchot rappelle « la nécessité de rompre avec les habitudes et les privilèges traditionnels d’écriture » : « 1. Les textes seront anonymes. L’anonymat n’est pas seulement destiné à lever le droit de possession de l’auteur sur ce qu’il écrit, ni même à l’impersonnaliser en le libérant de lui-même (son histoire, sa personne, le soupçon qui s’attache à sa particularité), mais à constituer une parole collective ou plurielle : un communisme d’écriture. […] 5. Devront donc et en premier lieu s’y exprimer ou s’y trouver exprimés, d’une manière directe ou indirecte, les sans paroles, les non-écrivains, ceux-là même que le discours n’atteint pas, même si c’est dans ce discours qu’ils croient pouvoir le mieux se faire entendre. » (notes citées dans Lignes, 33, mars 1998, p. 131-132).
  • [82]
    « Union des écrivains, déclaration du 28 mai 1968 », archives de l’Union des écrivains, carton no 1, 2e chemise : « dossier chronologique après le 28 mai et documents de travaux des commissions et de l’UE 68-73 ».
  • [83]
    Concernant ces écrivains, Roger Bordier dénoncera, quelque temps après, une « exploitation complète. C’est inimaginable. Voulez-vous me dire quelle autre catégorie de travailleurs, aujourd’hui, accepterait une situation pareille ? Alors, quand on parle légèrement de corporatisme, je réponds que nous menons là une action révolutionnaire contre le développement d’un lumpenprolétariat des Lettres » (« Entretien avec l’Union des écrivains », La Nouvelle Critique, juin 1969, p. 52).
  • [84]
    L’UE accepte, en mai 1968, l’adhésion de quiconque signe sa déclaration constitutive du 28 mai et se reconnaît lui-même comme auteur, sans exiger que l’adhérent soit un écrivain publié.
  • [85]
    Boris Gobille, « Être écrivain en mai 1968. Quelques cas d’“écrivains d’aspiration” », Sociétés et représentations, 11, février 2001, p. 455-478.
  • [86]
    Ce que Bernard Pingaud résumera en ces termes dans La Nouvelle Critique de juin 1969 : « L’écrivain qui reste isolé dans son coin, ne pensant qu’à écrire, ne trouble évidemment pas l’ordre établi. Mais celui qui se limite à de pures études théoriques, si subversives soient-elles, ne le trouble pas davantage : dans le meilleur des cas, il sortira de ces études des “textes” que les éditeurs seront trop contents de publier ».
figure im1
Le 21 mai 1968, des écrivains investissent l’Hôtel de Massa, siège de la Société des Gens de Lettres et y fondent l’Union des Écrivains.

1 L’analyse des prises de position et des mobilisations collectives de l’avant-garde littéraire française en mai 1968 permet d’aborder la question du degré de volatilité du capital politique en conjoncture de crise. Le terme de « volatilité » semble a priori contradictoire avec la notion même de « capital politique » qui renvoie plutôt à l’accumulation, sous une forme objectivée et incorporée, voire institutionnalisée – peu susceptible, à cet égard, de variations brusques –, de ressources rendues d’autant plus efficaces et opératoires qu’elles sont ajustées au champ politique ou à une de ses fractions, à une institution partisane, ou à une situation politique. Pourtant, le problème de la volatilité du capital devient actuel lorsqu’un événement reconfigure brusquement l’ensemble de la donne politique, comme c’est le cas lors d’une crise politique.

2 Ce n’est pas le lieu ici de détailler la théorie des crises politiques et la reproblématisation de la notion d’événement en sciences sociales aujourd’hui. On peut simplement en rappeler quelques éléments. Dans les sociétés différenciées, le monde social est structuré par des champs et des secteurs sociaux relativement autonomes, possédant leurs logiques propres de confrontation, de hiérarchisation, de légitimation, d’action et de reproduction. Or, les crises politiques sont précisément des moments d’objectivation partielle du monde social, caractérisées par des mobilisations multisectorielles [1] – on connaît le tempo de Mai 68, de la révolte universitaire aux grèves du monde du travail et à la crise des institutions politiques – qui font circuler de secteur en secteur des enjeux et des schèmes de vision du monde auparavant confinés dans leurs champs respectifs, amenant des espaces sociaux à penser et à se penser dans des termes nouveaux [2]. « Rupture d’intelligibilité [3] », l’événement est un « moment critique [4] », c’est-à-dire aussi un moment de la critique, où les doxas et la perception du monde comme allant de soi sont remises en cause dans des proportions inédites. « L’arbitraire [des] conventions implicites [5] » est mis au jour, et les agents sociaux sont contraints à un travail de reconstruction symbolique du monde social[6]. Conjonctures de défatalisation du monde et de production de nouveaux schèmes de vision du monde, les crises apparaissent souvent comme un temps où tout semble possible et pensable, où l’avenir probable, même le plus immédiat, paraît ne plus être inscrit dans la trame du passé [7]. La vitesse des événements et la fluidité politique [8] achèvent de dissiper la lisibilité du monde social et la prévisibilité des calculs.

3 Du même coup, les prises de position des acteurs, les logiques d’alliance et de conflit, les formes de mobilisation et les répertoires d’action sont marqués du sceau d’une incertitude inédite. Les ressources, les savoir-faire, les réseaux, et les positions qui fonctionnaient auparavant comme capital peuvent ainsi se trouver brusquement désajustés par rapport au nouveau contexte, comme, à l’inverse, des positions dévaluées par le passé sont susceptibles de connaître une soudaine relégitimation. C’est l’examen empirique de cette possibilité qui est au cœur du présent article [9].

4 Prendre pour objet les écrivains en mai 1968 en France impose d’avoir présent à l’esprit que le capital politique dont certains écrivains peuvent se prévaloir – par exemple l’autorité qui leur est reconnue à intervenir dans le débat public – est inséparable de la nature et du degré de leur capital proprement littéraire, qui en est la plupart du temps le fondement [10]. Inversement, l’originalité de Mai 68, nous allons le voir, tient au fait que les événements, en légitimant ou au contraire en délégitimant leur capital politique, contribuent à modifier le capital littéraire des groupes mobilisés. En suivant pas à pas les mobilisations des écrivains en mai 1968, resituées dans le passé des champs littéraire et intellectuel comme dans la dynamique de la crise, en éclairant leurs ressorts et en discernant leur portée, ce sont donc les jeux croisés du capital politique, du capital littéraire et de la conjoncture de crise que nous souhaitons mettre en lumière. Et si nous avons centré l’analyse essentiellement sur les avant-gardes, c’est bien parce que ces jeux croisés y sont plus aigus que dans d’autres secteurs du champ littéraire [11], du fait même que la domination symbolique y repose, depuis le surréalisme, sur l’association d’une radicalité esthétique et d’une radicalité politique, et leur interdit, comme telle, toute indifférence ou toute passivité face aux événements révolutionnaires.

Légitimations croisées des avant-gardes établies et du mouvement étudiant

5 Le vendredi 3 mai 1968 est le théâtre de la première manifestation étudiante au Quartier latin. La première réaction collective d’écrivains, suscitée par la répression policière, émane du mouvement surréaliste historique incarné alors par la revue L’Archibras dirigée par Jean Schuster. Ses membres font circuler un tract informant que « le mouvement surréaliste est à la disposition des étudiants [12] ». Les Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre, prennent très rapidement le relais : le mardi 7 mai, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Michel Leiris, Colette Audry, Daniel Guérin appellent publiquement « tous les travailleurs et les intellectuels à soutenir moralement et matériellement le mouvement de lutte engagé par les étudiants et les professeurs [13] ». Mais c’est le communiqué du 8 mai 1968 publié dans Le Monde dans son édition du 10 mai qui constitue un premier passage de seuil dans la mesure où il apporte au mouvement étudiant l’appui d’intellectuels dotés d’une grande légitimité. Une trentaine d’écrivains, de philosophes et d’intellectuels, y affirme leur totale solidarité avec le « mouvement des étudiants dans le monde – ce mouvement qui vient brusquement, en des heures éclatantes, d’ébranler la société dite de bien-être parfaitement incarnée dans le monde français ». Les signataires appellent le mouvement étudiant à opposer à l’ordre établi « une puissance de refus capable […] d’ouvrir un avenir ». Si Les Temps modernes restent au cœur du réseau mobilisé, celui-ci s’élargit à de nombreux écrivains qui ont en commun une forte légitimité dans la sphère de production restreinte du champ littéraire (Marguerite Duras, dont la reconnaissance commence à atteindre, elle, le grand public, Louis-René des Forêts, Michel Leiris, Nathalie Sarraute, Claude Roy) ou dans le champ intellectuel et éditorial (Robert Antelme, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau), certains, à l’image de Jean-Paul Sartre, cumulant les deux légitimités. La promptitude avec laquelle ces « marxistes existentialistes [14] », ces surréalistes et ces anciens « communistes oppositionnels » se mobilisent tient à la résonance des mots d’ordre étudiants avec leurs propres trajectoires politiques, et en particulier avec l’évolution des Temps modernes vers le gauchisme et « l’humeur anti-institutionnelle [15] ». Elle tient aussi au fait que les signataires du communiqué du 8 mai constituent déjà un « réseau dormant » forgé sur la base d’affinités sociologiques et politiques et entretenu autour de combats communs.

6 Ainsi, les signataires ont en commun une exposition générationnelle [16] au moment de la Seconde Guerre mondiale puisqu’ils sont nés pour la plupart dans les années 1900 [17] ou dans les années 1911 – 1918, cette appartenance commune cachant cependant des positions fort hétérogènes sous l’Occupation.

7

Si Robert Antelme est survivant du camp de concentration de Buchenwald [18], d’autres se sont au contraire intégrés aux structures de l’État vichyssois et ont commencé alors leur carrière littéraire ou éditoriale. C’est le cas de Marguerite Duras, secrétaire, en 1942, de la Commission de contrôle du papier d’édition et qui publie en 1943 son premier roman Les Impudents. C’est aussi le cas de Dionys Mascolo, autodidacte, qui travaille pour le Comité d’organisation des métaux non ferreux, devient lecteur accrédité de la Commission de contrôle du papier d’édition, et entre au comité de lecture chez Gallimard en 1942, où il intercède en faveur du manuscrit de Faux Pas en 1943, recueil d’articles de Maurice Blanchot parus dans le pétainiste Journal des débats. On trouve aussi d’anciens membres du réseau « Jeune France » – comme Maurice Blanchot, Max-Pol Fouchet et Claude Roy –, association catholique fondée en 1940 par le régime de Vichy afin de décentraliser la culture et devenue une filière de recrutement de la résistance littéraire. Ce retournement est à l’image de l’évolution de Claude Roy et de Maurice Blanchot depuis les années 1930 : monarchiste (Claude Roy était critique littéraire de L’Action française) ou nationaliste et antisémite, collaborateur de revues d’extrême droite (Blanchot), les deux hommes adhèrent au Parti communiste français clandestin en 1943 et se rallient à la Résistance. Quant à Max-Pol Fouchet, après l’expérience « Jeune France », il part fonder et animer la revue Fontaine à Alger, « un des pivots de la réunification symbolique du champ littéraire éclaté [19] ».

8 Mais si pour nombre des signataires du communiqué du 8 mai 1968, l’exposition générationnelle partagée pendant l’Occupation se redouble, à la Libération, d’un passage par le Parti communiste, leur rapport au PCF est la plupart du temps devenu très conflictuel lorsque surviennent les événements de mai 1968.

9

Écrivains que « la Résistance avait socialisés au communisme [20] », ils se retrouvent à la cellule de Saint-Germain-des-Prés. Robert Antelme et Dionys Mascolo adhèrent au Parti au printemps 1946, et forment au sein de cette cellule, avec Marguerite Duras, compagne de Robert Antelme à cette époque et membre du Parti dès l’automne 1944, le noyau du « groupe de la rue Saint-Benoît [21] ». Jean Duvignaud, membre du Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE) créé le 18 mai 1968 dans le sillage du communiqué du 8 mai, « se présente comme un “gauchiste de 44”, entré au Parti après les élans romantiques de la Résistance et de la Libération pour échapper à l’intégration, à la vie sociale normalisée » et vit le communisme comme « réconciliation mystique de notre vie finie et notre aspiration infinie [22] ». Claude Roy et Henri Lefebvre, autres signataires du communiqué du 8 mai 1968, appartiennent à la même cellule communiste de Saint-Germain que le « groupe de la rue Saint-Benoît ». L’exclusion du Parti, ou plus rarement le départ volontaire, leur est commune, dès la fin des années 1940 pour certains, en 1956 pour d’autres.

10 Convertis au PCF sous l’Occupation, à un moment où le Parti ne représente plus tant une institution bureaucratisée qu’une structuration souple et clandestine de réseaux de résistance qu’ils investissent d’une fonction prophétique et héroïque, ces écrivains et intellectuels se heurtent, à la Libération, et surtout au début de la guerre froide, au durcissement de la discipline partisane et au retour du calcul politique. C’est hors du Parti qu’ils cherchent, à partir du milieu des années 1950, une forme de « communisme de pensée » ou de marxisme hétérodoxe [23].

11 La revue Arguments, publiée aux Éditions de Minuit de 1956 à 1962, joue ce rôle [24]. Dans le contexte tendu, pour nombre de militants communistes, des événements de Pologne et de Hongrie en 1956, la revue Arguments offre aux transfuges du PCF une façon de penser théoriquement leur désenchantement en desserrant la vulgate marxiste à l’aide de théories dissidentes venues de l’École de Francfort, du freudisme, ou des sciences humaines, mais aussi de thèses autogestionnaires et anti-bureaucratiques explorées à l’époque par Socialisme ou Barbarie[25], ou Autogestion et socialisme animée par Jean Duvignaud et Daniel Guérin.

12 Principalement articulée autour d’un noyau constitué d’Edgar Morin, Jean Duvignaud, Kostas Axelos, mais aussi de François Fejtö, Pierre Fougeyrollas et Colette Audry, la revue présente une unité générationnelle (ils sont tous nés au début des années 1920). On rencontre, dans le deuxième cercle, certains des futurs signataires du communiqué du 8 mai 1968, comme Dionys Mascolo, Henri Lefebvre, François Châtelet, et d’autres dont l’engagement pendant les événements de mai sera important, à l’image du sociologue Georges Lapassade, fondateur en mai 1968 du Comité révolutionnaire d’action culturelle dont les liens avec le Comité d’action étudiants-écrivains sont étroits pendant la crise. Le troisième cercle – celui des collaborateurs ponctuels – regroupe d’autres écrivains du réseau mobilisé au début du mois de mai, comme Maurice Blanchot et Maurice Nadeau.

13 La recherche d’une hétérodoxie théorique après le passage au PCF n’a cependant rien d’un repli sur la théorie. Nombre des futurs signataires du communiqué du 8 mai 1968 tentent en effet dans le même temps de prolonger le combat politique dans des structures souples et ponctuelles, hors d’une institution partisane qui ne les reconnaît pas et qu’ils ne reconnaissent plus. Les crises polonaise et hongroise de 1956 leur en fournissent l’occasion. Ils créent, à la fin de l’année 1956, le Cercle international des intellectuels révolutionnaires (CIIR), dont le but est, d’une part, de dénoncer l’URSS et le PCF et, d’autre part, de réitérer la foi dans la possibilité de la lutte révolutionnaire et dans le rôle stratégique que peuvent et doivent y jouer les intellectuels [voir encadré, p. 36]. Il reçoit alors des soutiens de taille dans le champ intellectuel : Les Temps modernes et Esprit[26], revues dont Arguments s’était préalablement rapprochée [27]. Si le CIIR est un moment important dans la construction du réseau intellectuel qui se mobilise le 8 mai 1968, c’est aussi parce qu’il contribue au rapprochement entre les « communistes oppositionnels » et le mouvement surréaliste. L’écrivain surréaliste Jean Schuster s’en fait l’artisan principal : pour lui, ce rapprochement représente une opportunité pour repolitiser le mouvement surréaliste, déjà à l’œuvre par le rapprochement du groupe animé par André Breton avec le mouvement anarchiste du Libertaire[28].

14 L’essentiel du réseau du 8 mai 1968 est ainsi déjà constitué en 1956 – 1957. Il continue de se mobiliser tout au long des luttes anti-colonialistes des années 1960, et particulièrement lors du « Manifeste des 121 » sur « le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » en septembre 1960. On y retrouve les « communistes oppositionnels », les surréalistes [29], le réseau des Éditions de Minuit et du Nouveau Roman [30], Les Temps modernes et le noyau d’Arguments : quasiment tous les signataires du communiqué du 8 mai 1968 sont déjà signataires du « Manifeste des 121 [31] ». Quant aux multiples pétitions publiées contre la guerre du Vietnam, à partir de 1965, elles actualisent les liens entre sartriens et anciens « communistes oppositionnels », et achèvent de placer Les Temps modernes au cœur du réseau.

15 Inscrits par leurs itinéraires dans un rapport hétérodoxe au Parti communiste, socialisés à un marxisme anti-institutionnel et anti-bureaucratique, les signataires du 8 mai voient dans les mots d’ordre anti-institutionnels, autogestionnaires et anti-répressifs du mouvement étudiant une sorte de traduction en actes de leur propre itinéraire de pensée, de leur propre parcours « hérétique » [32]. La mise au jour de la famille de trajectoires biographiques au principe de la formation du réseau pétitionnaire du 8 mai permet de montrer comment cette filiation idéologique, loin de n’appartenir qu’au ciel des idées, est portée par des groupes et des acteurs qui, pour des raisons diverses mais souvent convergentes, sont amenés à se reconnaître précocement dans le mouvement de contestation. En mettant leur notoriété, grande à la fois dans le champ littéraire et dans le champ intellectuel, au service de la révolte étudiante, ils contribuent à conférer à celle-ci la légitimité dont elle a besoin pour s’élargir à d’autres univers sociaux. En retour, lorsque la crise s’étend au monde ouvrier et à de multiples secteurs professionnels, le mouvement étudiant, devenu le nouveau référent révolutionnaire, contribue à relégitimer ces avant-gardes établies, voire vieillies, tant dans le champ philosophique et intellectuel (l’existentialisme sartrien, supplanté par l’émergence des sciences humaines et du structuralisme) que dans le champ littéraire (le surréalisme, renvoyé au passé dans les années 1950 par le Nouveau Roman, puis dans les années 1960 par Tel Quel et par la mort d’André Breton en 1966). Si les combats anti-colonialistes et, dans une moindre mesure, la critique du stalinisme accréditent déjà le capital proprement politique des communistes oppositionnels, des surréalistes et des sartriens dans le champ politique radical [33], il n’en va pas de même de leurs prises de position anarchistes et anti-bureaucratiques et de leur marxisme hétérodoxe, encore marginaux à la veille des événements [34]. C’est cette dimension de leur capital politique qui se trouve légitimée par le mouvement étudiant comme nouvelle norme de la radicalité révolutionnaire.

16 Rien n’illustre mieux ces (re)légitimations croisées que la façon dont Sartre revient sur le devant de la scène contestataire à la faveur de la crise [35], multipliant les interventions dans la presse et dans le mouvement étudiant, jusqu’à l’entretien qu’il accorde au Nouvel Observateur le 20 mai avec Daniel Cohn-Bendit, promu leader du mouvement critique tant par les pouvoirs publics que par les médias. La position d’autorité renouvelée de Sartre auprès du mouvement contestataire tient à la fois à la précocité de son soutien, à sa captation des valeurs de radicalité associées aux nouvelles légitimités critiques, et à la souplesse de sa philosophie de la liberté. Mettant en cause le PCF et la CGT, soulignant le rôle déterminant du mouvement étudiant dans le déclenchement des grèves ouvrières, faisant l’apologie de la démocratie directe expérimentée dans les comités d’action, il accrédite le rôle révolutionnaire central des étudiants et enjoint le mouvement de se radicaliser plus encore en continuant d’œuvrer à « l’extension du champ des possibles » [voir encadré, « Sartre et l’imagination au pouvoir », p. 36].

Le krach symbolique des écrivains communistes

17 Les propriétés qui permettent aux « communistes oppositionnels », aux sartriens et aux surréalistes de se trouver immédiatement en phase avec le mouvement étudiant sont précisément celles qui font défaut à ceux des écrivains communistes qui, autour d’Aragon, entendent apporter leur soutien à la révolte étudiante. Le 9 mai, l’UNEF improvise un meeting place de la Sorbonne au cours duquel Aragon, accouru sur place pour témoigner de sa solidarité avec un mouvement pourtant violemment disqualifié par son parti, entame, devant 3 000 personnes, un « dialogue assez violent [36] » avec Cohn-Bendit. Les étudiants rassemblés place de la Sorbonne sifflent en Aragon le représentant d’un PCF de plus en plus discrédité à leurs yeux en raison des attaques qu’il a menées, notamment par la voix de Georges Marchais, contre des étudiants dénoncés comme des « petits-bourgeois » au service de la bourgeoisie. Le télescopage du politique et du littéraire dans la crise de mai 1968 interdit à Aragon de mettre en avant sa seule étiquette de « grand écrivain » et d’effacer la marque d’infamie que constitue, pour les étudiants mobilisés, son statut de « grand écrivain du Parti [37] ». Le cas d’Aragon est symptomatique de la volatilité des légitimités établies et du krach symbolique subi par le PCF auprès de la jeunesse étudiante. La démonétisation brusque et massive du « PCF » à la bourse des valeurs de radicalité, enclenchée dès le milieu des années 1960 autour des conflits que se livrent le Parti et les fractions « italiennes », trotskistes puis maoïstes pour la direction de l’Union des étudiants communistes, interdit aux écrivains communistes de trouver le moindre écho auprès du mouvement critique.

18 Aussi le numéro que Les Lettres françaises consacrent à la révolte étudiante le 15 mai est-il accueilli dans la plus grande indifférence. Il en va de même du communiqué de soutien aux étudiants que le Comité national des écrivains, issu de la Résistance, y rend public.

19 Le Comité national des écrivains, né d’un moment critique – l’Occupation allemande –, sort exsangue de Mai 68 – autre moment critique. L’effondrement du CNE est le produit de multiples facteurs. Issu de la Résistance, il se trouve désajusté par rapport aux enjeux de la crise de mai 1968 : la référence à la Résistance n’y opère plus comme capital politique [38]. Inspiré d’un modèle de l’intellectuel dreyfusard se mobilisant pour les valeurs universelles [39] – justice et liberté – inopérant dans une conjoncture où « la Révolution » est en jeu, il se trouve d’autant plus fragilisé par la crise qu’il est identifié au PCF [40]. Entré en sommeil dans les années 1960, il n’est pas non plus doté d’une solidité interne qui lui permettrait de traverser les événements. Coexistent ainsi, parmi les signataires du communiqué publié le 15 mai, des écrivains communistes, comme Louis Aragon, Pierre Daix, Charles Dobzynski, Eugène Guillevic, André Stil, des écrivains en passe de rejoindre le PCF, à l’image de Raymond Jean qui prend sa carte dans la foulée de Mai 68, des écrivains anciennement communistes, tels Claude Roy, Vercors, Pierre Seghers, et des écrivains ne l’ayant jamais été (Max-Pol Fouchet, Jacques Madaule, Colette Audry), voire de droite (Jean- Louis Curtis).

Appel en faveur d’un cercle international des intellectuels révolutionnaires

« En Pologne, en Hongrie, aux côtés des travailleurs en mouvement, les écrivains, artistes, professeurs, étudiants se sont engagés sans réserve dans le combat pour la vérité. Ils ont réussi à briser les tabous qui interdisaient, sous le couvert de la défense du communisme, toute revendication véritablement communiste. Leur contribution à la lutte révolutionnaire a été décisive. Ils ont fait la preuve à nouveau que la pensée et la parole sont une action. […] Ces événements dont l’importance n’est comparable qu’à celle de la Commune ou de la Révolution russe nous délivrent d’une véritable oppression que nous subissions tous plus ou moins. Ils rendent les intellectuels révolutionnaires à leur tâche propre d’intellectuels : chercher la vérité et la dire publiquement sans tenir compte d’aucun interdit, soumettre les événements contemporains à un examen critique rigoureux, dénoncer les falsifications d’où qu’elles viennent, les mystifications où qu’elles soient, mettre en question le présent dans la perspective d’un changement radical des conditions existantes. Compte tenu de l’oppression dont se ressentait la pensée elle-même, il n’est pas exagéré de nommer cette tâche : libération de la pensée révolutionnaire, démocratisation de la pensée socialiste. ».
Extrait de l’appel du CIIR (souligné dans le texte), novembre-décembre 1956, signé par Axelos, Antelme, Bataille, Breton, Césaire, Jacques Charpier, Chaulieu, Chéramy, Damisch, Duvignaud, Glissant, Lefort, Gérard Legrand, Leiris, Georges Lisowski, Mascolo, et publié par Les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau en mai 1957 (republié dans Lignes, 33, mars 1998, p. 74).

Sartre et l’imagination au pouvoir

« Il est évident que le mouvement de grève actuel a eu son origine dans l’insurrection des étudiants. La CGT a une position de suivisme. Il lui a fallu accompagner le mouvement pour le coiffer. Elle a voulu éviter surtout cette démocratie sauvage que vous avez créée, et qui dérange toutes les institutions. Car la CGT est une institution. Ce qui est en train de se former, c’est une nouvelle conception d’une société basée sur la pleine démocratie, une liaison du socialisme et de la liberté… Car socialisme et liberté sont inséparables. La dictature du prolétariat, cela veut souvent dire dictature sur le prolétariat. Je n’appelle gauche ni la SFIO ni la Fédération […] Ce qui me semble le plus important, c’est qu’actuellement les fils de la bourgeoisie s’unissent aux ouvriers dans un esprit révolutionnaire. […] Ce qu’il y a d’intéressant, dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Un professeur dira : “supprimer les examens ! Jamais. On peut les aménager, mais pas les supprimer !” Pourquoi ? Parce qu’il a passé des examens pendant la moitié de sa vie. La classe ouvrière a souvent imaginé de nouveaux moyens de lutte, mais toujours en fonction de la situation précise dans laquelle elle se trouvait. En 1936, elle a réinventé l’occupation d’usines parce que c’était la seule arme qu’elle avait pour consolider et pour exploiter une victoire électorale. Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas. »
(Extrait de l’entretien entre Jean-Paul Sartre et Daniel Cohn-Bendit, Le Nouvel Observateur, édition spéciale, 20 mai 1968).

20 Un tel rassemblement, dont l’hétérogénéité tient au souvenir de la solidarité transpolitique de la Résistance, est littéralement dépassé par les événements dans la dernière semaine de mai 1968, alors que la radicalisation des événements a démonétisé les modes d’action traditionnels des intellectuels, et que la fluidification de la conjoncture laisse penser que la chute du régime gaulliste est désormais possible et proche : la crainte que le PCF soit en passe d’arriver au pouvoir fait éclater le CNE, entre ceux qui tentent de suivre le Parti dans sa volonté de négocier avec le pouvoir, ceux qui, à l’inverse, fustigent explicitement son attitude antiétudiante durant la crise, ceux qui, à l’image de Jean-Louis Curtis, ironisent sur le mouvement critique [41], et ceux qui s’en vont grossir les rangs des écrivains mobilisés contre l’occupation de la Société des gens de lettres (SGDL) par l’Union des écrivains, créée le 21 mai (cf. infra). C’est sous ce dernier aspect que l’éclatement du CNE en mai 1968 intéresse plus particulièrement les façons dont la crise politique affecte le champ littéraire. La création de l’Union des écrivains fait en effet subir un vieillissement social – générationnel, politique et littéraire – fatal au CNE, non seulement parce que, perçue par certains comme son équivalent « soixante-huitard », elle le renvoie au passé de la Résistance, mais aussi dans la mesure où elle est en partie le fait de jeunes poètes membres de la revue Action poétique, pour qui la crise fournit l’opportunité de rompre définitivement avec l’esthétique aragonienne qui les avait conduits à participer au CNE au début des années 1960, et de se repositionner à l’avant-garde.

Ce que la crise fait aux avant-gardes émergentes

21 À la date du 20 mai, où la relégitimation des marxistes existentialistes et des surréalistes et la délégitimation d’Aragon et des écrivains communistes du CNE sont bien engagées, la conjoncture critique s’est à ce point étendue – au monde ouvrier à partir du 13, aux institutions culturelles à partir du 15, et à de multiples secteurs professionnels – qu’elle rend de plus en plus difficile la position traditionnelle de « l’intellectuel en majesté [42] ». Un retournement de légitimité dans les rapports entre les intellectuels et le mouvement étudiant s’opère : alors que le soutien pétitionnaire d’intellectuels et d’écrivains renommés constituait un précieux ressort de légitimation pour le mouvement étudiant dans sa phase ascendante, c’est le mouvement critique qui est désormais la source exclusive de la légitimité « révolutionnaire » dont ces écrivains sont en quête. Le soutien pétitionnaire perd alors de sa force symbolique, l’aura révolutionnaire résidant désormais dans l’alignement des modes d’intervention intellectuelle dans l’espace public avec les répertoires d’action collective expérimentés par le mouvement étudiant, comme les comités d’action. Les écrivains sont alors contraints par la conjoncture de quitter une position d’extériorité et une posture d’adoubement – permise par leur autorité symbolique et la renforçant – et de se convertir à une forme d’engagement par corps irréductible au strict engagement du nom. L’effacement du différentiel de capital symbolique, dans une conjoncture de critique des autorités et des légitimités établies, d’utopies de la créativité et de contestation de la frontière entre créateurs profanes et créateurs « professionnels », ouvre alors un espace aux écrivains moins renommés, dont la proximité générationnelle avec le mouvement étudiant est plus grande, et dont l’anonymat – certes relatif – peut désormais servir de gage d’authenticité révolutionnaire. Une brèche s’ouvre pour les nouvelles avant-gardes, dont le capital symbolique n’avait pas encore vraiment gagné l’espace public.

22 Le premier comité d’action fondé par des écrivains – le « Comité d’action étudiants-écrivains révolutionnaires » (CAEE) – voit le jour lors d’une réunion à l’Institut de philosophie de la Sorbonne au matin du 18 mai. Sa première prise de position collective, deux jours plus tard, engage toutes les professions intellectuelles et artistiques à ne plus collaborer avec la radio et la télévision nationales [43]. Les signataires les plus connus sont les mêmes que ceux qui, à peine deux semaines plus tôt, étaient à l’initiative du communiqué du 8 mai [44], auxquels s’ajoutent deux nouveaux membres du réseau des Temps modernes, Simone de Beauvoir et J.-B. Pontalis, ainsi que des représentants du surréalisme, comme José Pierre, l’un des principaux animateurs de L’Archibras, ou le surréaliste dissident Alain Jouffroy.

23 Mais ce qui différencie nettement ces signataires de ceux du 8 mai, c’est l’arrivée d’une génération de 10 à 25 ans plus jeune, sans l’expérience de l’Occupation ou de la Résistance. Certains des poètes et écrivains de cette nouvelle génération (Alain Jouffroy, Jean-Pierre Faye, Maurice Roche, André du Bouchet) ont déjà la quarantaine en mai 1968. D’autres ne l’ont pas atteinte, comme Jacques Roubaud, ou n’ont pas même 30 ans, comme Pierre Guyotat. Ils ont une moindre reconnaissance dans le champ littéraire, ne cumulent pas appartenance au champ littéraire et appartenance au champ intellectuel, sont plus poètes que romanciers, et se situent beaucoup plus clairement dans le champ de l’avant-garde émergente des années 1960, quand leurs aînés du 8 mai appartiennent aux avant-gardes consacrées, comme le Nouveau Roman et le surréalisme. Pierre Guyotat s’impose comme l’un des poètes les plus radicaux de l’avant-garde esthétique avec Tombeau pour cinq cent mille soldats en 1967, livre marqué par la guerre d’Algérie, et trouve en Tel Quel les entrepreneurs en renommée qui l’intègrent à leur panthéon des « grands irréguliers » du langage ; Jean-Pierre Faye, prix Renaudot en 1964, est un ancien collaborateur de Tel Quel ; Maurice Roche, avec Compact publié aux éditions du Seuil dans la collection « Tel Quel » en 1966, conquiert d’emblée une place de choix dans le sous-champ de l’avant-garde esthétique en radicalisant certains principes du Nouveau Roman et en se rapprochant du formalisme pratiqué autour de Raymond Queneau ; Jacques Roubaud s’impose lui aussi dès son premier recueil, E, en 1967, comme un important poète de l’avant-garde. Ils ont aussi en commun d’être issus de la bourgeoisie économique ou intellectuelle : Alain Jouffroy est fils d’un cadre dans la finance bancaire et d’une mère issue de l’aristocratie d’Empire, Roche d’un ingénieur, Guyotat d’un médecin, Faye d’un ingénieur des mines, et Roubaud d’un agrégé de philosophie et d’une agrégée d’anglais, tous deux anciens élèves de l’École normale supérieure.

24 L’hétérogénéité du CAEE [45] promet celui-ci à un éclatement rapide. Sous l’emprise des « grands noms » du champ intellectuel issus du réseau du 8 mai, et en particulier de ses fondateurs – Blanchot, Duras, Mascolo –, il ne laisse que peu de place à la jeune génération que son différentiel de légitimité avec les « grands » semble condamner à un engagement sous « tutelle ». Le groupe Faye-Roche-Jouffroy-Roubaud, avec quelques autres, s’en sépare donc dès le 21 mai, pour occuper le siège de la Société des gens de lettres et créer un nouveau groupe : l’Union des écrivains. Cette création est vécue par les fondateurs du CAEE – les « radicaux », pour reprendre la terminologie dans laquelle le conflit s’est alors exprimé – comme un coup porté contre eux et contre l’unité des écrivains critiques par les « modérés » de la jeune génération. Ces « modérés » proviennent essentiellement de deux positions du champ poétique, partiellement sécantes et amenées à construire, à la faveur de la crise, un nouveau pôle d’avant-garde opposé à Tel Quel : la revue Action poétique (Henri Deluy, Frank Venaille, Jacques Roubaud, Paul Louis Rossi), proche du PCF, et le « collectif Change » en voie de constitution (Jean-Pierre Faye, Maurice Roche, Jacques Roubaud, Jean-Claude Montel, Yves Buin, Philippe Boyer, Léon Robel).

25 Il reste que, dans un premier temps, l’incertitude sur l’irréversibilité du coup dans la conjoncture révolutionnaire que représente la création de l’Union des écrivains impose à ses détracteurs « radicaux » d’en être malgré tout [46], sauf à risquer – au cas où l’occupation de l’Hôtel de Massa, siège de la SGDL, apparaîtrait après coup comme un événement fondateur – de s’exposer à une disqualification dans le champ littéraire lui-même, du moins au pôle de l’avant-garde. Aussi l’appel fondateur de l’Union des écrivains, le 21 mai, réunit-il encore l’essentiel des écrivains fondateurs du CAEE et les « modérés » ralliés trois jours plus tôt, c’est-à-dire des écrivains occupant des positions très diverses dans les champs littéraire et intellectuel [47] [voir encadré, « L’appel fondateur de l’Union des écrivains, 21 mai 1968 », p. 40].

26 Si, forts de leur prestige symbolique, les « marxistes existentialistes » et les « communistes oppositionnels » ne s’investissent pas dans l’Union des écrivains au-delà de leur signature au bas de l’appel fondateur, les premiers jours de l’existence de l’UE sont marqués par des conflits très forts entre « modérés » et « radicaux » du CAEE, ainsi qu’entre ces deux pôles et le groupe Tel Quel. Pour les « radicaux » et Tel Quel, que pourtant tout oppose, l’enjeu est le même : empêcher l’existence d’une UE qui menace, à des degrés divers, leur propre domination symbolique. Les termes explicites du conflit sont idéologiques : la définition du rôle des écrivains dans le processus révolutionnaire. Tel Quel dénonce l’occupation de la SGDL comme un « gauchisme petit-bourgeois » insuffisamment trempé dans la doctrine marxiste dont il se sent, pour sa part, dépositaire ; la fraction radicale du CAEE, elle, y dénonce une « dérive corporatiste » cherchant à remplacer une institution (la SGDL) par une autre (l’UE) et non à œuvrer à l’élargissement du mouvement révolutionnaire. C’est cette lutte concurrentielle qui, dans la journée du 23 mai, conduit la fraction des « modérés » au bord de l’éclatement. Grâce aux renforts d’étudiants, d’éléments de la Fédération anarchiste autour de Daniel Guérin et Michel Ragon, et du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (CRAC) de Lapassade, proche du mouvement du 22 mars, les « radicaux » du CAEE tentent d’empêcher tout accord entre les « modérés » et la SGDL et d’imposer à tous une condamnation explicite de la CGT et du PCF, accusés d’œuvrer contre le mouvement étudiant. Les écrivains communistes, nombreux dans les rangs des « modérés », bien qu’hétérodoxes pour la plupart, sont peu disposés à entrer dans le jeu d’une telle radicalisation. Conscient de la fragilité de l’UE, menacée d’éclatement entre « modérés » communistes et « modérés » enclins à condamner la CGT – à l’image de Bernard Pingaud, proche des Temps modernes – et ayant tout à gagner d’une division, Tel Quel somme l’UE de préciser sa position politique à l’égard des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, pour mieux la mener à l’éclatement. Aussi Sollers, arrivé sur les lieux la veille, tente-t-il d’imposer que le débat, le 23 mai, s’engage sur la proposition : « Toute révolution ne peut être que marxiste-léniniste [48] ». Conscients que leur maîtrise sur cette configuration risque de n’être que toute relative, croyant voir se dessiner, par ailleurs, une alliance des « modérés » avec les « telqueliens », comprenant que leurs positions critiques à l’égard des organisations de la classe ouvrière sont irréductiblement antagoniques à la présence d’écrivains communistes au sein de l’UE, les membres du CAEE décident de quitter l’Hôtel de Massa. Ils entérinent là leur échec à fédérer autour d’eux l’ensemble des écrivains d’avant-garde [Voir p. 41 un extrait des archives Pingaud sur la rupture entre l’Union des écrivains et le Comité d’action étudiants-écrivains].

27 Après le départ des « radicaux » du CAEE, les « telqueliens » livrent dès le 23 mai au soir une lutte pour le redressement idéologique de l’UE. Le versant le plus « gauchiste » éliminé, ils ont pu croire alors que l’UE serait assez sensible à la position générale du PCF à laquelle ils entendent rallier les écrivains mobilisés. La réunion « secrète » en commission idéologique, dans la nuit du 23 au 24 mai, est l’occasion d’une confrontation théorique autour de la place à accorder, dans le processus révolutionnaire en cours, au marxisme-léninisme. Les « telqueliens », après l’échec de la « réunion secrète », élaborent de leur côté, dans la matinée du 24 mai, à l’Institut Curie, un autre texte dans l’intention de le soumettre à l’UE pour approbation. Selon Bernard Pingaud [49], ce texte ressemble en tout point à celui publié sous le titre « La révolution ici et maintenant » dans le numéro 34 de Tel Quel daté de l’été 1968 [50]. Ce manifeste s’emploie à surenchérir sur les dimensions politiques et esthétiques de la formule de domination symbolique qui avait assuré à Tel Quel une position dominante dans l’avant-garde littéraire avant la crise. Il s’agit pour la revue, conjoncturellement, d’imposer ses vues à l’UE, mais surtout d’endiguer la dévaluation symbolique dont elle est l’objet depuis le début de la crise : la démonétisation du PCF à la bourse des référents révolutionnaires menace en effet son image de radicalité politique auprès des étudiants de lettres mobilisés – qui constituent une part notable de son lectorat – quand dans le même temps la critique artiste et les utopies de la créativité généralisée qui innervent la production discursive du mouvement critique menacent, elles, sa prétention à imposer la « science des textes » et le textualisme comme seule voie esthétique et théorique de l’avant-garde. Le manifeste, rappelant que le marxisme-léninisme est la « seule théorie révolutionnaire de notre temps », affirme l’efficacité révolutionnaire propre de « l’action textuelle » qui, « bien que liée à la lutte sociale dont le primat n’est pas pour autant remis en cause », contribuerait à la révolution sociale par une révolution du langage sans laquelle toute théorie révolutionnaire se condamnerait à emprunter aux structures bourgeoises du langage.

L’appel fondateur de l’Union des écrivains, 21 mai 1968

« Les écrivains soussignés ont décidé d’occuper les locaux de la Société des gens de lettres. Par ce geste symbolique frappant une institution vétuste et non représentative, mais qui bénéficie de privilèges injustifiés, de puissants moyens matériels et de l’appui des pouvoirs publics, ils décident de marquer leur volonté de donner à l’écrivain un statut nouveau dans une société nouvelle.
Ils décident de fonder dans les anciens locaux de la Société une Union des écrivains, en étroite liaison avec les étudiants et les travailleurs du Livre.
Ouverte à tous ceux qui considèrent la littérature comme une pratique indissociable du procès révolutionnaire actuel, cette Union sera un centre permanent de contestation de l’ordre littéraire établi.
Bureau provisoire: Philippe Boyer, Yves Buin, Michel Butor, Henri Deluy, Jean-Pierre Faye, Jean-Claude Montel, Maurice Roche, Paul Louis Rossi, Jacques Roubaud, Nathalie Sarraute, Franck Venaille, Pierre Guyotat, Jean Duvignaud, Alain Jouffroy, Guillevic. Les écrivains suivants s’associent à l’appel : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jean Cayrol, Guy Emmanuel Richard, Jérôme Peignot, Bernard Pingaud, Jacques Favrel, Jean Thibaudeau, Simone Lacouture, Geneviève Serreau, Claude Roy, Michel Leiris, Maurice Nadeau, André Pieyre de Mandiargues, Max-Pol Fouchet, Daniel Guérin, Marguerite Duras, Jacques Madaule, Jean Hélion, Guy Dumur, Jacques Brenner, Robert André, Monique Lange, André Dalmas, Clara Malraux, Clarisse Francillon, François Bott, Jacqueline Piatier, Jean-Roger Carroy, Joyce Mansour, Dionys Mascolo, K. D. Kaupp, Louis René des Forêts, Pierre Klossowski, Yves Berger, Alfred Kern, André du Bouchet, Vera Feyder, Jean Cassou, Claude Delmas, Olivier de Magny.
De son côté, Henri Michaux approuve l’occupation des locaux de la Société des gens de lettres. »
Source : Archives de l’Union des écrivains, carton 9, second état du manuscrit « Livre sur l’Union », « Titre provisoire : contre l’ordre littéraire établi : dix ans de luttes », 1977.
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Extraits de « la première semaine », texte inédit de Bernard Pingaud. L’auteur évoque « le jeudi 22 », il s’agit en réalité du jeudi 23 mai 1968. Jean-Albert Sorel est président de la SGDL.
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21 mai 1968. Occupation de la SGDL. Jean-Pierre Faye (au téléphone) mobilise pour le ralliement à l’appel fondateur de l’Union des Écrivains.
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21 mai 1968. Occupation des locaux de la Société des Gens de Lettres par les fondateurs de l’Union des Écrivains, parmi lesquels Paul Louis Rossi et Michel Butor.

28 Confrontant d’un côté Philippe Sollers et ses compagnons, de l’autre Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud, Jean-Claude Montel et d’autres membres du groupe Change, la discussion autour de ce texte, le 24 mai, doit aussi compter avec la virulente opposition d’« une foule de gens indéchiffrables », opposée à la plate-forme, et composée d’anarchistes, toujours autour de Daniel Guérin et Michel Ragon, de membres du CRAC, de trotskistes, et d’étudiants. Pingaud s’appuie sur cette opposition pour mener la contre-offensive. Il propose un amendement au communiqué que l’UE s’apprête à rendre public contre la répression policière des manifestants étudiants de la Gare de Lyon, dans lequel est dénoncée la différence de traitement dont font l’objet, d’un côté, la CGT et, de l’autre, les étudiants [51]. L’amendement est immédiatement perçu par les « telqueliens » comme dirigé directement contre le PCF et la CGT. Le texte est donc rejeté par le groupe Tel Quel qui y voit une « provocation anti-communiste » et un « gauchisme droitier [52] » visant à diviser les forces révolutionnaires. Les « telqueliens » sont alors qualifiés de « staliniens ». Soumis au vote, l’amendement suscite l’approbation de la majorité et provoque le départ du groupe Tel Quel. Dès lors, les trois groupes – CAEE, UE, TQ– sont séparés et se mobilisent séparément jusqu’à la fin de la crise.

29 Les ressorts de la division entre ces trois groupes qui incarnent l’avant-garde littéraire française [53], à des degrés et des niveaux de légitimité différents, sont divers. Ce sont d’abord, on l’a vu, des rapports antagonistes au PCF qui clivent le CAEE et l’UE, les anticommunistes du CAEE ne pouvant trouver de terrain d’entente idéologique avec la jeune génération de poètes de l’UE, pour la plupart proches voire membres du Parti. Le départ des radicaux du CAEE accentue la proximité de l’UE avec le PCF : des écrivains communistes ou compagnons de route du Parti y arrivent alors en nombre. Le poète communiste Eugène Guillevic va ainsi jouer un rôle important dans l’UE pendant de longues années. Les poètes d’Action poétique s’agrègent aussi à l’UE dès ses débuts : revue de l’orbite communiste, mais n’appartenant pas au premier cercle des revues du Parti, Action poétique (AP) est liée au collectif Change en voie de constitution, certains de ses membres, à l’image de Jacques Roubaud, cumulant les deux appartenances, d’autres, comme Paul Louis Rossi, s’en rapprochant, avant d’y collaborer étroitement après les événements. Beaucoup d’adhésions à l’UE se font sur la base d’un engagement syndical pour l’amélioration des conditions sociales du métier d’écrivain, phare des revendications de l’Union. C’est en particulier le cas de Catherine Claude et de Roger Bordier. Tout en différant des jeunes avant-gardistes du groupe Change par leurs origines populaires et leurs positions esthétiques plus proches du « réalisme », en particulier pour Roger Bordier, tous deux comptent rapidement parmi les figures les plus actives de l’UE. Bien que des écrivains très éloignés des positions du PCF, comme Bernard Pingaud, s’investissent activement au sein de l’UE, le noyau des 20 à 25 membres qui « assure la continuité ou la permanence de l’activité et l’élaboration des projets à venir [54] », sur 150 membres officiels à la fin de juin 1968, compte une quinzaine d’écrivains membres ou sympathisants du PCF, auxquels s’ajoutent 5 ou 6 membres collaborant à des revues de l’orbite communiste, comme Bordier, membre du comité de rédaction d’Europe, ou proches d’Aragon, comme Jouffroy et Mathieu Bénezet « qu’Aragon lui-même […] a “envoyé” [55] ».

30 La rupture entre le CAEE et l’UE recouvre aussi d’autres logiques que politiques : conflit dans le rapport à l’identité d’« écrivain » en conjoncture révolutionnaire, comme nous allons le voir ; logiques générationnelles qui engagent des différentiels de « charisme » et de capitaux symboliques proprement littéraires entre les aînés consacrés et les jeunes avant-gardistes ; nécessité pour le groupe Change en voie de constitution d’inventer une forme de regroupement qu’il contrôle, afin de se doter d’une légitimité révolutionnaire nécessaire à sa tentative de domination de l’avant-garde.

31 L’opposition entre Tel Quel et le CAEE, dans l’UE naissante, est plus limpide. Les virulentes attaques du CAEE contre le PCF et la CGT privent d’emblée les deux groupes de tout terrain d’entente. Pour Tel Quel, le CAEE représente le « gauchisme » le plus condamnable dans la mesure où son « spontanéisme » et sa critique sans concession des « organisations bureaucratiques » de la classe ouvrière en font à ses yeux un allié objectif de la bourgeoisie, mais il est surtout un ennemi trop lointain, et trop puissant sur le plan du capital politique et du capital littéraire, pour qu’il soit utile et sans risque de s’y frotter. Les ressorts de l’impossibilité des deux groupes à s’entendre sont multiples : les « telqueliens » sont de récents alliés du PCF, quand les membres du CAEE en sont des opposants de longue date ; les premiers sont plus jeunes, plus tardivement convertis à « la radicalité politique », et restent publiquement marqués par leur attentisme et leur apolitisme durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, tandis que, de l’autre côté, Blanchot et Mascolo ont été pour une bonne part à l’origine du « manifeste des 121 » ; les membres de Tel Quel dénient au mouvement étudiant tout statut révolutionnaire, les animateurs du CAEE y voient, au contraire, l’incarnation d’un type nouveau de révolution ; les premiers sont dotés d’une renommée restreinte au sous-champ de l’avant-garde, alors que celle des membres les plus influents du CAEE est plus ancienne, plus solide et plus large dans le champ littéraire et intellectuel ; les membres du CAEE, et tout particulièrement les membres du groupe surréaliste « officiel », partagent un héritage surréaliste, tandis qu’une part de la stratégie telquelienne de domination de l’avant-garde a reposé sur un travail de vieillissement symbolique et social de celui-ci [56]. Pour toutes ces raisons, les « telqueliens » ne jouent tout simplement pas, politiquement et littérairement, le même jeu que les membres du CAEE.

32 Quant à la lutte que se livrent Tel Quel et l’UE, elle est multiforme. Si l’amendement Pingaud, perçu par certains, jusque dans les rangs communistes de l’UE [57], comme dirigé contre la CGT, emporte finalement la majorité dans la nuit du 24 au 25 mai 1968, ce n’est pas simplement dû à la présence dans les lieux, pour quelques heures encore, d’anarchistes comme Daniel Guérin et Michel Ragon, mais surtout à ce que les poètes de l’UE proches du PCF n’entendent pas se solidariser avec l’opposition du groupe Tel Quel, et s’abstiennent en conséquence. Plusieurs facteurs expliquent l’impossibilité d’une telle solidarité. Les communistes de l’UE se distinguent des « telqueliens » du point de vue générationnel – ils ont pour une bonne part une dizaine d’années de plus et ont vécu toute la guerre d’Algérie en tant que communistes et/ou en tant qu’écrivains ou intellectuels – et du point de vue esthétique : hormis Paul Louis Rossi, d’Action poétique, tenté à cette époque par l’expérimentation formelle, et Catherine Claude qui porte un intérêt surtout théorique et critique aux questionnements de la « modernité esthétique », les communistes de l’UE n’ont rien en commun avec l’esthétique prônée par TQ. Il est tout aussi impossible pour eux de se rapprocher de TQ du point de vue politique : deux manières d’être communiste se heurtent ici. L’orthodoxie marxiste-léniniste, ostentatoire et toute récente, revendiquée par le groupe Tel Quel, apparaît comme opportuniste et inauthentique aux yeux des communistes de longue date de l’UE. Elle heurte le rapport d’adhésion critique, ou distanciée, que ces derniers entretiennent avec le Parti. C’est le cas de tous les poètes ou écrivains proches d’Aragon qui participent aux premiers jours de l’UE, comme Charles Dobzynski ou Eugène Guillevic [58]. C’est le cas aussi de Catherine Claude, dont le rapport au PCF est critique depuis le début : si elle collabore à La Nouvelle Critique, revue des intellectuels communistes qui, dès 1967, popularise les thèses telqueliennes auprès du PCF, si elle entretient une correspondance avec Philippe Sollers, elle n’en adhère pas pour autant à l’affichage orthodoxe des membres de Tel Quel, elle qui a quitté le PCF en 1956 pour n’y adhérer à nouveau qu’à la faveur de la politique d’ouverture mené par celui-ci au milieu des années 1960. C’est le cas encore des poètes d’Action poétique, très représentés dans les rangs de l’UE. Ainsi, Henri Deluy, pourtant souvent qualifié alors de « stalinien », rentre ébranlé dans ses certitudes, en janvier 1968, de son séjour de plusieurs années en Tchécoslovaquie, où il a vu les prodromes du Printemps de Prague et les prémisses de sa répression [59]. De même, Franck Venaille, militant de terrain, est peu séduit par le marxisme purement discursif des « telqueliens », dont l’esthétique, de plus, contrevient à son propre travail autour du rapport au réel. Paul Louis Rossi, enfin, pourtant favorable, au sein de la revue Action poétique, à une plus grande attention portée aux questionnements formels, perçoit pour sa part le rapprochement du Parti avec Tel Quel comme un retour au dogmatisme, certes sous une forme et autour d’enjeux différents :

33

« – Il est clair pour moi que La Nouvelle Critique était… de toute manière même le rapprochement avec Tel Quel était complètement la continuation sur une autre base de la politique avec laquelle j’étais en désaccord de toute façon…
Et vous la qualifieriez comment ?
– Je ne sais pas, comment je pourrais qualifier ça ? Ça nous amènerait très loin dans ce que je pense de l’esthétique et du rapport avec la politique […] je pense que ça nous a menés à une reconstitution du dogmatisme. Alors sur d’autres bases, parce que ce que je reprochais au fond à Aragon et à Garaudy c’était la mollesse idéologique, la mollesse théorique disons. Et là, si vous voulez, de l’autre côté c’était le contraire, c’était la raideur théorique. C’est-à-dire, je pense qu’il n’y a pas d’adéquation entre l’art et la politique. Je pense qu’il y a dans l’art quelque chose qui dit quelque chose de très, très fort sur la politique et sur l’histoire, mais ça ne passe pas par une idéologie […]. Si vous voulez, il y a une raideur, il y a le dogmatisme, il y a la raideur théorique qui est une autre forme de… comment on pourrait dire, je cherche le mot… de dogmatisme, quoi. Quelque chose de doctrinaire [60]. »

34 C’est aussi pour des raisons sociales que la rencontre entre TQ et l’UE est hautement improbable. Les principaux collaborateurs d’AP qui participent à la création de l’UE ont pour la plupart des origines populaires ou, plus rarement, petites-bourgeoises, à l’image de Paul Louis Rossi, de Franck Venaille, et surtout du principal animateur d’AP, Henri Deluy, issu d’un milieu immigré, populaire et communiste [voir encadré, « Quelques collaborateurs d’AP (Action poétique) », ci-contre].

35 Les origines populaires de ses membres sont inscrites dans l’histoire même de la revue AP, fondée en décembre 1953 par un groupe de poètes marseillais constitué en 1950 autour de Gérald Neveu, né en 1921, résistant, engagé au PCF en 1947, postier, et de Jean Malrieu, né en 1915, instituteur dans un quartier populaire de Marseille. Dimension sociale de l’histoire de la revue que rappelle volontiers Deluy :

36

« Du côté d’Action poétique ça, nous sommes nombreux à être d’origine modeste, pour pas utiliser de mots plus… […] Action poétique a été très exactement fabriquée par la génération des gosses de prolos qui vont à l’école. Vous savez bien le mouvement qu’il y avait dans la République française. Les paysans essayaient de faire en sorte que leurs enfants deviennent instituteurs, et les instituteurs, fils de paysans ou d’ouvriers, essayaient de faire en sorte que leurs enfants deviennent ou ingénieurs, ou contrôleurs des impôts [61]. »

37 Or, bien que certains « telqueliens » du « deuxième groupe [62] » soient eux aussi issus des classes populaires et partagent avec les membres d’AP un parcours d’autodidacte [63], l’image des membres de TQ est recouverte par les propriétés sociales de Sollers, mais aussi de Roche et de Baudry, issus de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie économiques. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’existe, chez Henri Deluy et les autres collaborateurs d’AP, une fascination-répulsion pour l’habileté théorique et l’aisance mondaine des telqueliens, et pour la manière dont ces héritiers « savent y faire [64] » [voir encadré, « Tel Quel vu par Action poétique », p. 48].

38 Cette méfiance par le bas se redouble, chez d’autres membres d’AP, d’une méfiance par le haut. Jacques Roubaud, docteur en mathématique, fils d’un agrégé de philosophie et d’une agrégée d’anglais, dispose, lui, de la hauteur de vue théorique et sociale qui lui permet de regarder les « telqueliens », moins dotés en certifications universitaires, issus de la bourgeoisie économique et non intellectuelle, comme des usurpateurs. Il s’attache ainsi à démontrer l’incompétence des « telqueliens » qui prétendent s’approprier d’autorité les ressources savantes les plus « en pointe » (linguistique, structuralisme, formalisme mathématique, etc.) [65].

39 Mais on ne comprendrait qu’imparfaitement ce qui se joue dans le conflit entre le groupe Tel Quel et l’UE en mai 1968, si l’on méconnaissait la lutte que se livrent Faye et Sollers pour le monopole de l’avant-garde littéraire légitime. Et c’est bien là ce que la crise fait de plus notable au champ de l’avant-garde littéraire. Elle crée des conditions exceptionnelles, favorables à la naissance d’une nouvelle avant-garde – la revue Change –, menaçant directement le monopole que Tel Quel a acquis dans les années précédentes. L’opposition entre l’UE et TQ, et la précipitation avec laquelle le groupe de Philippe Sollers tente de dynamiter ou de mettre au pas l’UE naissante s’enracinent dans le divorce de Jean-Pierre Faye d’avec Tel Quel l’année précédente à l’occasion d’un renouvellement conflictuel du comité de rédaction de la revue [66], et dans la formation du « collectif Change » autour de celui-ci et de poètes d’avant-garde comme Roubaud et Roche – le second pourtant publié dans la collection « Tel Quel » du Seuil en 1966. Ayant vocation à devenir une revue concurrençant Tel Quel dans le domaine de l’avant-garde théorique et littéraire et jusque dans les locaux du même éditeur (Seuil), ce collectif met la main à son premier numéro lorsque surgissent les événements de mai. La crise politique offre une opportunité inespérée, pour le collectif de Faye, de capter une légitimité révolutionnaire alternative au ralliement orthodoxe au PCF, et plus rentable du point de vue symbolique et auprès du lectorat étudiant. La part importante prise par les membres de ce collectif dans la décision d’occuper l’Hôtel de Massa, l’alliance qui s’ébauche à cette occasion entre le groupe Change et Action poétique, passant alors du réalisme engagé à l’avant-garde formaliste, tout ceci ne peut manquer de donner à penser à Sollers et à ses compagnons que la création de l’UE n’est que le bras politique d’un coup en fait littéraire. Il est vrai que la menace est grande : les principaux membres du « collectif Change » sont dotés de ressources théoriques et de capitaux universitaires supérieurs aux leurs, à l’image de Roubaud et Faye [67] ; et ce dernier, formaliste avant l’heure [68], avait été l’un des artisans d’une démarcation progressive de la revue Tel Quel par rapport au Nouveau Roman (1963-1965) par « la découverte du formalisme et l’interrogation philosophique sur la nature de la conscience et du langage [69] », fait d’arme qui l’autorisera à revendiquer, au lendemain de mai 1968, la paternité de l’importation du formalisme en France. Le « collectif Change » se révèle alors d’autant plus dangereux aux yeux des « telqueliens » qu’il paraît capable, grâce à son engagement aux côtés du mouvement critique de Mai 68, de capter la nouvelle norme de radicalité révolutionnaire, radicalité qui reste alors le pivot d’une stratégie réussie de domination de l’avant-garde en France à cette époque.

Quelques collaborateurs d’Action Poétique

Les grands-parents maternels d’Henry Deluy, piémontais, gagnent la France pour échapper à leurs difficiles conditions de vie. Son père et sa mère divorçant très tôt, il est élevé par sa mère et son beau-père, détenteur du brevet, cuisinier sur les paquebots, à la Capelette, quartier populaire de Marseille où les enfants ont le choix, selon Henri Deluy, entre le gangstérisme et le Parti [1]. Il réussit le concours d’entrée en 6e et accomplit ses études jusqu’au bac, qu’il refuse de passer pour partir à l’étranger. Il voyage en Italie et aux Pays-Bas, de 1948 jusqu’à la fin de l’année 1951, date à laquelle il revient en France pour accomplir son service militaire jusqu’en 1953. Il retourne alors au lycée où il passe ses deux bacs, grâce auxquels il devient instituteur remplaçant en 1954. Tout en exerçant sa profession, il fait propédeutique à l’université. Il abandonne très rapidement sa profession, pour devenir, pendant quelques années, journaliste au journal communiste La Marseillaise. Il s’installe en région parisienne à la fin des années 1950, et travaille notamment à Démocratie nouvelle, revue communiste dirigée par Paul Noirot. Il cesse ces activités en 1964 pour s’installer à Prague à l’invitation de l’Union des écrivains tchécoslovaque, afin de devenir traducteur de littérature tchèque [2].
Né à Nantes en 1933, Paul Louis Rossi grandit au milieu d’un « prolétariat cosmopolite » (entretien, 29 mai 2001). Il est en effet le fils d’un immigré italien communiste ayant fui l’Italie mussolinienne et dont les parents étaient fermiers dans le Veneto, et d’une mère bretonne dont le père était menuisier, elle-même communiste, qui quitte l’école à 13 ans et devient vendeuse dans un grand magasin. Son père, cimentier et fabricant de mosaïques, s’établit à Nantes et monte une petite entreprise de bâtiment dans laquelle il embauche des ouvriers républicains espagnols. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il cache des résistants français passés dans la clandestinité et continue d’employer des ouvriers réfugiés et communistes. Arrêté par les Allemands, condamné à mort, puis gracié en vertu de sa nationalité italienne, il est exécuté en Allemagne en 1943 alors que les Italiens viennent de dénoncer le pacte germano-soviétique. Au sortir de la guerre, Paul Louis Rossi est scolarisé à Nantes dans une institution qui prend en charge les enfants de communistes victimes de la guerre. Il y fait sa scolarité jusqu’en première, qu’il quitte pour le monde du travail.
Né en 1936 à Paris, d’un père fonctionnaire à la préfecture de police, entré tôt dans la Résistance sous l’Occupation, et d’une mère au foyer, Franck Venaille, en butte avec sa famille conservatrice – où les militaires de carrière sont nombreux (son grand-père, son oncle, son frère, des cousins proches) –, affirme dès l’âge de 16 ans des positions communistes, et refuse d’aller jusqu’au bac – après avoir passé en revanche l’épreuve de français pour laquelle il obtient un 17 – afin d’entrer dans le monde du travail et affirmer une indépendance financière. Il effectue son service militaire en Algérie pendant 24 mois, de 1957 à 1958, et adhère au Parti communiste à son retour. Il exerce successivement plusieurs métiers, ouvrier dans une usine de tricot, trieur des Postes, etc., parvient à faire le Centre de formation au journalisme, où il reste un an et deux mois avant d’être renvoyé pour indiscipline (entretien, 13 janvier 2000). La directrice du CFJ le place alors à l’antenne parisienne de Midi Libre où il commence une carrière de journaliste.

Tel Quel vu par Action poétique

« Mais tous les gens d’Action poétique, Jo par exemple, Joseph Guglielmi étaient littéralement fascinés. Pour des jeunes venus d’un autre monde, ces jeunes qui avaient une culture énorme, qui maniaient comme ça Jakobson, la linguistique chomskyenne, Lacan, etc., etc., c’était assez impressionnant. Ils le faisaient bien en plus, ils écrivaient des livres, il y avait parmi eux quelques bons poètes, il y avait Denis Roche, il y avait Jacqueline Risset, il y avait Marcelin Pleynet, qui sont de bons poètes, très bons poètes. Moi je ne l’avais pas cette fascination. […] Je me méfiais, je les trouvais trop habiles, je les trouvais de cette habileté qu’on apprend, pas obligatoirement, mais qu’on peut apprendre quand on vit dans les milieux modestes au contact de gens qui sont moins modestes. Il y a cette habileté là, la façon dont les bourgeois savent y faire [H. D. accentue cette expression] […] Il y en a aussi parmi les gens d’origine prolo qui savent y faire, bien entendu, mais dans l’ensemble il y a quelque chose qui est lié à une classe sociale comme ça : ils savent comment. D’abord, ils ont les contacts qu’il faut, ils ont l’entregent […] Et j’avais rencontré à plusieurs reprises Sollers, je ne pouvais pas le blairer, je n’avais aucune raison, aucune raison, il était très sympathique envers moi, je lui trouvais du talent, je trouvais que ce qu’il écrivait m’intéressait, mais en même temps j’avais une, mais alors vraiment, une absence totale de confiance. […] Je les ai entendus, ils avaient une aisance pour se mouvoir, entre Hjemslev, Jakobson, Chomsky, d’ailleurs ils ont publié ce livre là Théorie d’ensemble. Alors je n’avais pas les arguments théoriques, les arguments de culture suffisants pour essayer de… répondre c’est pas tout à fait le mot, mais disons pour essayer de mettre en forme mon opposition. Mais je savais, j’étais sûr qu’il y avait quelque chose qui était pourri, qui était faux là. Mais beaucoup de mes amis, non, étaient très fascinés. »
Entretien avec Henri Deluy, 4 mai 2001.

40 Ne parvenant pas à prendre le contrôle de la nouvelle avant-garde qui prend naissance sous ses yeux, le groupe Tel Quel, encore représenté à l’Hôtel de Massa après le 24 mai par Jean Thibaudeau et Jean Ricardou, quitte définitivement les lieux [70] après la publication de la déclaration constitutive de l’UE votée en assemblée générale le 28 mai 1968, jugée trop anti-bureaucratique et dirigée contre le PCF [71].

Ce que les avant-gardes émergentes font de la crise

41 Moment de réflexivité et d’intenses productions discursives où chacun est sommé de clarifier ses positions et de se mettre au diapason de la critique artiste qui se déploie dans le mouvement critique, la crise est un tissu dense de significations qui travaillent les groupes engagés dans la crise et qui enclenchent dans les avant-gardes mobilisées une (re)problématisation de « l’écrivain ». Deux groupes, pour des raisons radicalement opposées, ne font que réitérer leurs conceptions respectives du travail d’écriture et de l’écrivain : les surréalistes, car la conjoncture confère à leur capital littéraire un crédit révolutionnaire, nombre de slogans des comités d’action et nombre de slogans muraux empruntant au fonds surréaliste pour le transformer en mots d’ordre politiques ; Tel Quel, dans la mesure où, au contraire, son capital littéraire est fragilisé par le mouvement critique.

42 Les surréalistes, pour lesquels Mai 68 a tout de « l’événement surréaliste » tant attendu [72], vivent ainsi, dans les faits, la résolution du conflit entre le « monde intérieur » et le « monde extérieur », une sorte de « cristallisation subite du mythe dans la temporalité [73] », la « généralisation de la rencontre et du hasard objectif […] », et, pour eux, « ce champ d’investigation presque totalement en friche non seulement se trouve la terre d’élection de la magie quotidienne, mais donne accès à une vie en poésie conçue non comme propre à quelques spécialistes, mais comme accomplissement de l’être social tout entier [74] ».

43 À l’inverse, le groupe Tel Quel, doublement en porte-à-faux avec le « tous créateurs ! » des comités d’action et avec la critique contre le PCF, ne peut, pour endiguer sa délégitimation, que surenchérir sur les positions qui lui avaient assuré la domination sur l’avant-garde et qui, après Michel Foucault, avec Roland Barthes et le structuralisme linguistique, l’avaient conduit à proclamer non seulement la « mort de l’auteur » mais aussi la dissolution des notions de « littérature », d’« œuvre », d’« auteur », d’« écrivain », au profit de celles d’« écriture », de « texte », d’« inconscient », d’« histoire », de « travail », de « trace », de « production », de « scène » [75]. Rappelant en mai 1968 la nécessité d’une révolution dans le langage comme fondement de la révolution sociale, les telqueliens répètent : « Nous ne sommes pas des “philosophes”, des “savants”, des “écrivains” selon la définition représentative admise par une société dont nous attaquons le fonctionnement matériel et la théorie du langage qui en découle [76] ». Mais la crise interdit désormais à Tel Quel de capitaliser in abstracto sur cette griffe théorique. Elle lui impose de la prendre enfin au pied de la lettre, c’est-à-dire d’œuvrer à sa traduction pratique. L’écriture en nom propre laisse en effet place à une écriture collective et anonyme au sein des comités d’action, et la multiplication des slogans muraux semble substituer les « inscrivains [77] » aux écrivains. Le mouvement critique de Mai 68 actualise bien la critique des catégories d’« auteur » et de « créateur », mais en les démocratisant à l’ensemble des profanes – la créativité est posée comme donnée fondamentale de l’humain, et non comme don de quelques-uns –, à l’opposé du malthusianisme de la théorie telquelienne du langage, laquelle, en se revendiquant des avancées les plus récentes des sciences humaines et du structuralisme, exceptionnalise l’accès à la grandeur littéraire.

Un communisme d’écriture ?

« Ceux qui restent et ceux qui fuient emploient le même vocabulaire pour désigner, et le piétinement insensé des séances, et l’endurance hors du commun qu’il faut pour y résister. – C’est impossible, disent les uns et les autres. Nier un texte, c’est aussi élaborer ce texte. Tel texte qui, s’il était lu ailleurs, entraînerait l’adhésion, est ici rejeté. Le premier mouvement est le refus du texte soumis au jugement. Le dressage à l’approbation aura été tel qu’une fois lâchée, la liberté, avant tout, refuse. C’est bien entendu au niveau de la critique du travail d’un seul que l’élaboration collective se situe. En deçà, elle est illusoire. En deçà encore, un non-sens. Première lecture: la méfiance est à son comble. D’emblée, le procès est fait au texte de relever – encore et toujours – de l’irréductible solitude de l’opération mentale. Son auteur, ignoré, est objectivement puni, dans son irresponsabilité même. Le « fruit de ses entrailles » est massacré. Deuxième lecture : la méfiance diminue. Troisième, cinquième lecture : la peine de l’individu étant purgée, la communauté fonctionne. Un texte, passé au laminoir, rejeté, bafoué, nié, disparu, renaît, et sous une forme souvent à peine différente de la première. Donc, à certaines variantes près, ce texte devient commun. Il a traversé le tunnel. Sort. Prend son vol. ».
Extrait de Comité d’action étudiants-écrivains, « Sur le Comité d’action écrivains-étudiants », texte écrit en septembre 1968, publié dans Les Lettres nouvelles, juin-juillet 1969, « Un an après. Le Comité d’action écrivains-étudiants », p. 146-147.

44 Et c’est précisément aussi sur la question du renoncement à cette « limitation terrible » du « nom d’écrivain[78] » que se divisent l’UE et le CAEE. La volonté proclamée par l’UE de « prendre fermement en main l’écrivain proprement dit » est en effet dénoncée par le CAEE comme une entreprise « démobilisante » et « dépolitisante », mue par « un instinct de conservation absurde » qui lui fait détourner le mouvement révolutionnaire vers une action corporatiste orientée vers le seul statut de l’écrivain. Stigmatisée comme « gardien[ne] d’une identité », l’UE contrevient, pour le CAEE, à l’exigence révolutionnaire d’abolition de soi comme écrivain et de fusion des écrivains dans le grand mouvement créateur de la révolution. À l’inverse, sous l’influence directe des propres théories de Blanchot et Mascolo, le CAEE entend précisément œuvrer à l’avènement de la « dépersonne » et enjoint à « laisser gagner l’impersonnel en soi [79] » : « L’écrivain d’un Comité d’action est un militant révolutionnaire. Il ne peut en principe y faire acte d’écrivain, pas même lorsqu’il écrit pour le Comité. En corollaire, un Comité d’action serait-il exclusivement composé d’écrivains, ne peut jamais devenir une société d’écrivains [80]. » Le CAEE opte ainsi non seulement pour l’anonymat dans l’écriture des textes et communiqués qu’il rend publics [81], mais aussi pour un travail collectif de sacrifice de toute individualité d’auteur [Voir encadré, « Un communisme d’écriture ? », ci-contre].

45 L’UE est, quant à elle, bien loin de cet « effacement de l’écrivain » et de cette « impersonnalisation ». Tout en affirmant, dans sa déclaration de fondation du 21 mai, qu’elle « entend travailler dans l’anonymat », elle précise que son but « est de se définir en définissant l’écrivain ». Ne concevant en rien le « nom d’écrivain » comme une « tare originelle » et une « culpabilité », elle se propose d’étudier « les conditions d’exercice de l’activité littéraire dans la société actuelle et les moyens d’en finir avec un système de production et de consommation dont l’écrivain lui-même est victime [82] ». Elle se donne pour mission de « soustraire l’écrivain à son isolement actuel » en œuvrant concrètement à la reconnaissance de l’écrivain comme « travailleur », et tout particulièrement de ce qu’elle appelle le « lumpenprolétariat des Lettres » dépourvu de couverture sociale bien que cotisant à plusieurs caisses.

46

Il s’agit des écrivains qui vivent de leur plume sans pour autant toucher plus de 50 % de leurs revenus de leurs seuls livres publiés. C’est le cas de l’auteur dont la profession de soutien consiste en activités littéraires annexes qui ne prennent pas la forme de la publication en livre (journalisme, radio, télévision, cinéma), et ne sont donc pas comptabilisées comme ouvrant à des droits d’auteur : il ne dispose, dès lors, d’aucune couverture sociale, ni celle du régime général, puisque ses activités annexes ne sont pas salariées, ni celle de la Caisse des lettres, puisqu’il n’atteint pas, avec les droits de ses seuls livres, le seuil de professionnalité requis (50% des revenus doivent provenir de droits d’auteur exclusivement liés à des œuvres prenant la forme d’un livre) [83].

47 En revendiquant le nom d’« écrivain », mais sans le subordonner à l’exhibition d’une preuve (comme la publication) [84], en voyant dans l’écrivain un travailleur comme un autre, soumis aux aléas économiques, l’UE attire à elle nombre de profanes de la création littéraire, nombre d’« écrivains d’aspiration » refusés par les éditeurs, qui voient en elle un vecteur conférant un sens critique et politique – la dénonciation de « l’ordre littéraire établi » – à la souffrance littéraire de n’être pas publiés [85]. Elle est ainsi en position de suggérer ce qu’elle perçoit comme l’incohérence du CAEE et de TQ, accusés de faire assaut de discours subversifs sans rompre dans les faits avec la mythologie du créateur détaché des contingences économiques [86].

Fin de partie : capital politique et capital littéraire critiques à l’épreuve du temps long

48 La crise reconfigure donc le champ littéraire, en particulier le pôle de production restreinte. Elle relégitime les avant-gardes établies : leurs prises de positions politiques autour du marxisme hétérodoxe quittent à cette occasion la marginalité qui était la leur ; leur capital littéraire, encore important mais en déclin, est replacé au cœur de la radicalité révolutionnaire – c’est en particulier vrai des mots d’ordre surréalistes abondamment repris par le mouvement critique, et de ceux de Blanchot et Mascolo autour de l’anonymat et de l’impersonnalité. Elle fragilise la position dominante acquise depuis peu par Tel Quel au sein de l’avant-garde émergente, en démonétisant son compagnonnage orthodoxe avec le PCF et en soumettant son théoricisme littéraire à la question du profane.

49 Mais dans quelle durée ces recompositions critiques s’inscrivent-elles, sachant que la crise politique elle-même est très courte ? Les effets immédiats de la crise sont en fait paradoxaux : les groupes les plus relégitimés par le « mouvement critique » sont ceux qui survivent le moins longtemps, en tant que groupes, au « moment critique ». La volonté du CAEE d’occuper une nouvelle position prophétique dans le champ intellectuel se heurte ainsi, dans l’après-68, à un ensemble de facteurs : normalisation et réinstitutionnalisation du champ politique ; fidélité à « l’esprit de Mai » et refus de l’institutionnalisation de l’action collective ; concurrence renouvelée sur le marché prophétique, avec la relégitimation de Sartre et son soutien aux groupes de l’extrême-gauche extra-parlementaire ; maintien incantatoire d’une situation de crise et réduction du prophétisme à une posture esthète ; conflits politiques internes, cristallisés notamment autour du soutien de Fidel Castro à l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague le 21 août 1968 ; différentiel de ressources entre les membres les plus reconnus dans le champ littéraire et les membres anonymes ; emprise des conceptions de Maurice Blanchot sur le travail théorique du CAEE, notamment de sa définition de l’attitude révolutionnaire comme pur refus dépourvu de tout contenu affirmatif et comme prophétisme sans prophétie. Le CAEE s’auto-dissout en février 1969.

50 De même, Mai 68, qui a pourtant pour le mouvement surréaliste officiel tous les caractères de l’« événement surréaliste » tant attendu, ne fait que suspendre un temps la crise interne qui couve depuis la disparition du meneur historique, André Breton, en septembre 1966. Mai 68 ne lève pas l’incertitude qui plane sur les modalités de l’héritage « spirituel » de « l’éveilleur charismatique ». Aucun des prétendants de la jeune génération surréaliste ne peut se prévaloir des propriétés, historique, charismatique, et littéraire, qui fondaient la légitimité de Breton. Devant les risques d’éclatement du groupe, déjà travaillé par des dissensions politiques entre libertaires, trotskistes et castristes, la question de la légitimité interne et de la désignation d’un « meneur » a été refoulée à la mort de Breton. Mai 68 la fait ressurgir, et devient paradoxalement facteur de division : l’arrivée de nouveaux venus, attirés par la fortune des mots d’ordre surréalistes en mai 1968, renforce « l’ingouvernabilité » du groupe. La matrice anti-hiérarchique de Mai 68 aiguise le problème de la légitimité interne, en faisant de la question du pouvoir et de l’autorité au sein du groupe un interdit. Enfin, le moment critique met au jour les divergences politiques des surréalistes, certains militant aux côtés du mouvement du 22 mars, d’autres au sein de la Jeunesse communiste révolutionnaire, d’autres enfin dans le cadre du CAEE. Éclatant en plusieurs chapelles de moindre visibilité, le groupe se dissout entre février et octobre 1969. À l’inverse, et à plus long terme, Mai 68 dénoue des crises internes. Action poétique, au bord de l’éclatement au seuil des événements de mai 1968, trouve dans le contexte de mobilisation de la crise l’opportunité de nouer de nouvelles alliances. L’alliance avec Change, à la faveur de l’action collective commune au sein de l’UE, lui permet de s’approprier les problématiques spécifiques au champ de l’avant-garde sans pour autant s’aligner sur la revue Tel Quel. Après Mai 68, AP tente de disputer le monopole telquelien en élaborant un grand nombre de numéros consacrés à l’histoire et à la traduction des avant-gardes du XXe siècle, notamment des pays de l’Est.

51 De fait, la crise affecte durablement la hiérarchie symbolique au pôle de l’avant-garde émergente. Tel Quel, en position dominante, est désormais concurrencée par Change, qui profite des effets de légitimation accélérée de ses prises de position en faveur du mouvement étudiant. Situées sur le même terrain littéraire, théorique et éditorial, les deux revues construisent des réseaux de légitimation qui ont le PCF pour enjeu : Tel Quel est soutenue par La Nouvelle Critique, et Change par Les Lettres françaises, concurrentes de La Nouvelle Critique au sein du Parti. Il s’agit aussi de capter le lectorat étudiant, en croissance et sensible à l’« offre de radicalité symbolique », tout en ne rompant pas avec un PCF encore en position d’accéder un jour au pouvoir, surtout lorsque se dessinent les prémisses de l’union de la gauche. Change jouit à cet égard d’une position a priori plus favorable à une stratégie de domination de l’avant-garde que Tel Quel : elle est à la fois proche du PCF et « auréolée » de son soutien au mouvement étudiant. La matrice de sens élaborée dans la crise de mai 1968 – notamment la valorisation du schème de la « créativité » – sert de réservoir symbolique à Change pour légitimer sa référence théorique à la grammaire générative de Chomsky, construite autour de la notion de créativité en linguistique, contre le « culte du Texte » telquelien. Les combats pour la domination de l’avant-garde littéraire dans l’après-68 continueront donc de s’exprimer au travers de schèmes inséparablement politiques et littéraires. La revue Change ne parviendra cependant jamais, dans les années 1970, à se substituer à Tel Quel, mais elle contribuera à en affaiblir considérablement la position, la crédibilité et la singularité, l’avant-garde prenant désormais le visage d’une hydre à deux têtes chamailleuses.

52 Le moment critique exerce, enfin, un effet durable et majeur quant à l’accélération de la professionnalisation des écrivains. Après avoir effacé la frontière entre professionnels et profanes de la création, au moins dans les discours et dans les représentations, la crise donne naissance à un nouveau syndicalisme d’auteur dont la vocation est de transformer le « métier » d’écrivain. Le paradoxe n’est qu’apparent : conjoncture de réhabilitation généralisée du profane, du subordonné et du dominé – dont l’un des aspects réside dans l’idée que seule l’aliénation liée au régime de production capitaliste explique que la créativité ne soit pas l’apanage de tous –, Mai 68, véritable retour du refoulé social, autorise à penser, contre la mythologie du créateur incréé et son malthusianisme du don, que l’inégal accès au statut de créateur et à la légitimité littéraire est (aussi) le produit d’inégalités proprement sociales. Cette vision impie, qui s’exprimait du reste sous des formes assez largement euphémisées durant la crise, ne s’imposera pas et ne transformera pas les modes d’accumulation du capital littéraire, mais exercera néanmoins des effets notables. Forte du capital politique indissociable des circonstances de sa fondation – elle aurait été impensable sans les événements –, l’Union des écrivains est ainsi à l’origine d’un renouveau syndical dans le champ littéraire, d’un travail de réflexion inédit sur la condition de celui qui fait ou veut faire profession d’écrire, de la revendication de nouveaux droits, et d’une loi instituant, en 1977, un organisme chargé de gérer la sécurité sociale des auteurs – l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA).

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Notes

  • [1]
    Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  • [2]
    C’est le cas par exemple de la critique anti-autoritaire, qui acquiert en quelques semaines une audience extrêmement étendue dans maints secteurs sociaux.
  • [3]
    Alban Bensa et Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, 38, mars 2002, p. 8, 10.
  • [4]
    Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-250.
  • [5]
    Bernard Lacroix, « Trente ans après, comment expliquer Mai 68. D’aujourd’hui à hier et d’hier à aujourd’hui: le chercheur et son objet », Scalpel, vol. 4-5, 1999, p. 161.
  • [6]
    M. Dobry, op. cit., p. 202.
  • [7]
    P. Bourdieu, op. cit., p. 236-237, détaille ce qu’il appelle « l’indétermination provisoire des possibles » caractéristique du moment critique : « En bouleversant dans la réalité ou dans la représentation la structure des chances objectives (de profit, de réussite sociale, etc.) à laquelle se trouve spontanément ajustée la conduite réputée raisonnable et qui fait l’ordre social comme monde sur lequel on peut compter, c’està- dire prévisible et calculable, elle [la crise] tend à déjouer le sens du placement, sense of one’s place et sens du bon investissement, qui est inséparablement un sens des réalités et des possibilités que l’on dit raisonnables. C’est le moment critique où, en rupture avec l’expérience ordinaire du temps comme simple reconduction du passé ou d’un avenir inscrit dans le passé, tout devient possible (au moins en apparence), où les futurs paraissent vraiment contingents, les avenirs réellement indéterminés, l’instant vraiment instantané, suspendu, sans suite prévisible ou prescrite. […] L’incertitude concernant l’avenir que la crise institue dans l’objectivité même fait que chacun peut croire que les processus de reproduction sont suspendus pour un moment, et que tous les futurs sont possibles et pour tous. »
  • [8]
    Sur la fluidité politique, voir M. Dobry, op. cit., p. 140-158.
  • [9]
    Boris Gobille, « Mai-Juin 68 : crises du consentement et ruptures d’allégeance », introduction provisoire au projet collectif consacré à Mai-Juin 1968 (voir infra p. 6).
  • [10]
    Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », Paris, Minuit, 1990.
  • [11]
    Pour des détails sur les mobilisations au pôle académique, voir Boris Gobille « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 68 », thèse pour le doctorat de sciences politiques, sous la direction de Bernard Pudal, EHESS, 2003, p. 361-379.
  • [12]
    Tract intitulé « Pas de pasteurs pour cette rage », entretien avec Alain Joubert, 27 août 2002. Tract cité aussi dans Patrick Combes, La Littérature et le mouvement de Mai 68, Paris, Seghers, 1984, p. 34.
  • [13]
    Le Monde, 8 mai 1968.
  • [14]
    Mark Poster, Existentialist Marxism in Postwar France. From Sartre to Althusser, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1975.
  • [15]
    Cette évolution doit beaucoup à l’arrivée dans son comité de rédaction d’une nouvelle génération journalistique et essayiste, à l’image d’André Gorz, journaliste, auteur d’essais théoriques et cofondateur du Nouvel Observateur en 1964, tribune privilégiée de Sartre et de sa revue pour les textes d’intervention politique. Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Paris, Minuit, 1985, chap. 10, et particulièrement p. 312-313.
  • [16]
    Sur la notion de génération, Karl Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1991, et notamment la postface de l’ouvrage écrite par Gérard Mauger.
  • [17]
    Comme Michel Leiris (1901), Pierre Klossowski (1905), Nathalie Sarraute (1900), Jacques Lacan (1901), Jean-Paul Sartre (1905), Maurice Blanchot (1907), André Pieyre de Mandiargues (1909).
  • [18]
    Philippe Mesnard, Maurice Blanchot. Le Sujet de l’engagement, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 43.
  • [19]
    Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 425-426.
  • [20]
    Jean-Pierre A. Bernard, Paris rouge, 1944-1964. Les communistes français dans la capitale, Seyssel, Champ Vallon, 1991, p. 202.
  • [21]
    Gérard Streiff, Jean Kanapa (1921- 1978). Une histoire singulière du PCF, Paris, L’Harmattan, 2002, 2 tomes. Dès la Libération, leur compagnonnage prend la forme d’une éphémère maison d’édition, les Éditions de la Cité universelle, fondée pour publier en 1946-1947 L’An zéro de l’Allemagne d’Edgar Morin, des Œuvres de Saint-Just présentées par Dionys Mascolo, et L’Espèce humaine, témoignage de Robert Antelme sur les camps.
  • [22]
    J.-P. A. Bernard, op. cit., p. 201.
  • [23]
    Les liens avec le Parti, ou plutôt avec certains de ses membres, ne sont pas pour autant totalement coupés. Dionys Mascolo, Robert Antelme et Edgar Morin fondent par exemple en 1955 le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie auquel s’agrègent des intellectuels communistes. Cette alliance résiste mal cependant à la condamnation, par ce comité, de l’écrasement de la révolution hongroise en 1956.
  • [24]
    Voir Gil Delannoi, « Arguments, 1956- 1962, ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, 34- 1, février 1984, p. 127-145 ; Rémy Rieffel, La Tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 288-301 ; et Sandrine Treiner, « La revue “Arguments” 1956-1962. Un lieu de rencontre d’itinéraires intellectuels et politiques », mémoire de DEA d’histoire, Institut d’études politiques de Paris, 1987.
  • [25]
    Philippe Gottraux, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’aprèsguerre, Lausanne, Payot, 1997.
  • [26]
    Cela est confirmé par la trace que l’on trouve, dans les archives de Jean Schuster, de diverses lettres de soutien. Marcel Péju des Temps modernes manifeste son accord dans une lettre du 20 janvier 1957 adressée à Jean Schuster ; Jean-Marie Domenach d’Esprit manifeste pour sa part son soutien dans une lettre du 23 janvier, adressée aussi à Jean Schuster. Jean Cassou apporte lui aussi son appui, dans une lettre non précisément datée de janvier 1957. Ces lettres se trouvent dans les archives Schuster, chemise « 3. Politique, L83, 1/3 » (Institut mémoire de l’édition contemporaine).
  • [27]
    R. Rieffel, op. cit., p. 287.
  • [28]
    Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes. 1919-1969, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 160-176.
  • [29]
    Jean Schuster, José Pierre et Alain Joubert comptent ainsi parmi les signataires du Manifeste.
  • [30]
    Anne Simonin, « La littérature saisie par l’histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 73-74.
  • [31]
    Robert Antelme, Maurice Blanchot, Roger Blin, Vincent Bounoure, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Henri Lefebvre, Michel Leiris, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau, André Pieyre de Mandiargues, Claude Roy, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Jean Schuster, Geneviève Serreau.
  • [32]
    Michel Trébitsch, « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1956 à 1968 », in Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Levy, Michelle Zancarini-Fournel (éds), Les Années 68. Le temps de la contestation, Paris, Éditions Complexe/ IHTP-CNRS, 2000, p. 70 et 77.
  • [33]
    P. Gottraux, op. cit., p. 12, définit le champ politique radical par opposition au champ politique « politicien », soit « le réseau constitué par les groupes, organisations, partis (ou fractions de partis) partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires, se revendiquant du prolétariat et/ou des sujets sociaux dominés et cherchant, enfin, dans une praxis (où se rencontrent réflexion et action) à transformer le monde qui les entoure. Quant aux profits recherchés, ils sont symboliques (prestige découlant du contrôle de la légitimité politicothéorique notamment) et matériels (capacités organisationnelles, influence dans les mouvements, les syndicats ou les associations, recrutement militant, etc.). Le PCF se situe dans le champ ainsi défini, même s’il occupe une position particulière dans cette configuration politique. S’il ne récuse pas, en effet, les compétitions électorales et brigue de la sorte les suffrages et la représentation parlementaire, tout comme les autres agents du champ politique “politicien”, il reste toutefois […] la référence obligée par rapport à laquelle toute organisation révolutionnaire ne peut manquer de se situer, principalement sous la forme d’une démarcation négative. Ceci s’explique par le fait que le PCF est alors en mesure de s’imposer comme la force principale de changement vers le socialisme et que sa capacité à entraîner et/ou à contrôler le prolétariat est encore décisive ».
  • [34]
    La marginalité des positions anarchistes, anti-bureaucratiques et libertaires au sein même de ce champ politique radical est bien mise en évidence par leur absence des conflits centraux qui agitent l’Union des étudiants communistes (UEC) au milieu des années 1960, principalement structurés autour de l’opposition au PCF des tendances « italienne » (favorable à une déstalinisation du PCF sur le modèle de la modernisation engagée par Palmiro Togliatti au sein du Parti communiste italien depuis 1956), trotskiste et maoïste.
  • [35]
    Sur la relégitimation de Sartre à la faveur de la crise de mai 1968, voir B. Gobille, op. cit., p. 276-284.
  • [36]
    Le Monde, 11 mai 1968.
  • [37]
    Philippe Olivera, « Le sens du jeu. Aragon entre littérature et politique (1958-1968) », Actes de la recherche en sciences sociales, 111-112, mars 1996, p. 76-84.
  • [38]
    Et ce, même si la Résistance continue de structurer l’imaginaire des militants de l’extrême-gauche extraparlementaire (Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 81-84 ; et, sur le cas italien, « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l’extrême-gauche italienne, 1969-1974 », Politix, 17, 1992, p. 86-103).
  • [39]
    Sur le modèle dreyfusard, voir C. Charle, op. cit.
  • [40]
    Identification qui s’était faite progressivement après la Libération à la suite des départs et des exclusions qui jalonnent son entreprise d’épuration des lettres – avec l’établissement d’une liste noire des écrivains collaborateurs – et sa prise de contrôle par Aragon et le PCF. Sur cette histoire, voir G. Sapiro, op. cit., chap. 7, 8 et 9.
  • [41]
    Sur l’ironie de Jean-Louis Curtis, voir Patrick Combes, La Littérature et le mouvement de mai 68, Paris, Seghers, 1984, p. 43.
  • [42]
    Sur « l’intellectuel en majesté », voir Christophe Prochasson et Pascal Balmand, « Pour un bon usage », in Jacques Julliard et Michel Winock (éds), Dictionnaire des intellectuels français – les personnes, les liens, les moments, Paris, Seuil, 2002, p. 23.
  • [43]
    Lignes, op. cit., p. 113. L’appel est discuté et voté à l’initiative de Max-Pol Fouchet, président du Syndicat national des producteurs de télévision depuis 1965.
  • [44]
    Antelme, Blanchot, Bounoure, Duras, des Forêts, Leiris, Mascolo, Nadeau, Peignot, Roy, Sarraute, Sartre, Schuster.
  • [45]
    Sans parler de l’antagonisme de certaines personnalités : Alain Jouffroy, surréaliste dissident intégré au groupe surréaliste en 1946 et exclu dès 1948, y côtoie l’un de ceux qu’il appelle « les yesmen de Breton », Jean Schuster, exécuteur testamentaire de Breton après la mort de celui-ci en 1966, lequel reproche à Jouffroy de s’être rapproché du « traître stalinien » Aragon et d’avoir tenté d’organiser la réconciliation posthume des deux anciens maîtres du surréalisme français.
  • [46]
    « Il y a des gens qu’on voit arriver tout de suite et qui demandent tout de suite, on a assisté à des trucs très mignons, enfin bon là non plus je ne donnerai pas de noms, des gens célèbres, qui sont vite venus et qui ont voulu qu’on ajoute leur nom à la liste de ceux qui ont occupé au début. […] Ils sont venus là pour être sur les listes, pour pouvoir dire qu’ils y avaient été » (Henri Deluy, entretien, 4 mai 2001).
  • [47]
    Outre les protagonistes du groupe Change, d’Action poétique, du CAEE (Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Kostas Axelos, Robert Antelme, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau), l’UE regroupe des collaborateurs ponctuels ou réguliers des Temps modernes (Bernard Pingaud, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre), des Lettres nouvelles (Geneviève Serreau, Maurice Nadeau, Olivier de Magny, Clarisse Francillon), de La NRF (Eugène Guillevic, Michel Butor, Claude Roy, Jérôme Peignot), d’Esprit (Guy de Bosschère), d’Europe (Roger Bordier, Charles Dobzinsky), d’Opus (Alain Jouffroy), de Tel Quel (Jean Thibaudeau), et du mouvement surréaliste (Joyce Mansour).
  • [48]
    Citée dans Le Monde, 25 mai 1968.
  • [49]
    « La première semaine », texte inédit, archives privées de Bernard Pingaud.
  • [50]
    Ce manifeste est signé par Jean- Louis Baudry, Pierre Boulez, Claude Cabantous, Hubert Damisch, Marc Devade, Jean-Joseph Goux, Denis Hollier, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Jean-Louis Schefer, Philippe Sollers, Paule Thévenin, Jean Thibaudeau.
  • [51]
    La répression exercée au début de la soirée du 24 mai, immédiatement après le premier discours du général de Gaulle, à l’encontre de la manifestation des étudiants commencée en fin d’après-midi près de la gare de Lyon, oblige ceux-ci à se disperser et à poursuivre la lutte en plusieurs points de Paris : c’est la nuit de barricades la plus importante du mois, durant laquelle le feu est mis à la Bourse, et à partir de laquelle la France entre dans la « semaine flottante » où la fluidité politique fait vaciller le régime.
  • [52]
    D’après les propos de Jean-Pierre Faye en 1977 (« Livre sur l’Union des écrivains », archives de l’Union des écrivains).
  • [53]
    Nous ne parlons ici que des grands pôles de l’avant-garde, en excluant les revues satellites ou épigones de chacun de ces pôles. Sur les revues épigones de Tel Quel, voir Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, The Finnish Society of Sciences and Letters, 1990, p. 202-208.
  • [54]
    Lettre de Jean-Pierre Faye à Catherine Claude, 29 juillet 1968, archives personnelles de Catherine Claude.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Voir par exemple Tel Quel, 32, hiver 1968, p. 92.
  • [57]
    Lors de la mise au point, en 1977, d’un « Livre sur l’Union des écrivains » qui ne paraîtra jamais, le texte de l’appel est annoté par Roger Bordier en ces termes : « Ce n’était pas un texte général. C’était une motion rédigée par quelques anars, derrière Daniel Guérin. On ne doit pas publier cela à mon avis, la formulation n’en est d’ailleurs pas très heureuse. » (archives de l’Union des écrivains). L’opposition des communistes de l’UE à cet appel est confirmée par le même Roger Bordier dans l’entretien qu’il nous a accordé le 3 octobre 2000.
  • [58]
    Eugène Guillevic (né en 1907 d’un père marin devenu gendarme et d’une mère ouvrière couturière issus d’une famille de paysans et d’artisans bretons) est en effet peu sensible aux assauts d’orthodoxie en mai 1968. Il vit en effet rétrospectivement comme une « régression » sa décennie (les années 1950) de poésie militante et didactique inscrite dans le sillage du retour, préconisé par Aragon, au vers régulier et au sonnet. Il était revenu, du reste, dans les années 1960, à la poésie débarrassée du « vouloir-dire » qui l’avait fait connaître en 1942 avec la publication de Terraqué.
  • [59]
    Entretien Henri Deluy, cité. Ce vacillement de ses certitudes à son retour de Tchécoslovaquie est confirmé par celui qui s’oppose alors à lui dans la définition de la ligne esthétique d’AP, Paul Louis Rossi, entretien, 29 mai 2001.
  • [60]
    Entretien avec Paul Louis Rossi, 29 mai 2001.
  • [61]
    Henri Deluy, entretien cité.
  • [62]
    L’expression est de Niilo Kauppi, op. cit., p. 39, et désigne le comité de rédaction qui se forme, après un premier écrémage dû à des luttes internes, à partir de 1962-1963, autour de Sollers et Thibaudeau et des arrivées successives de Denis Roche, Jean Ricardou, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry.
  • [63]
    Ibid., p. 39-40 et 45. Jean Thibaudeau, fils d’un maréchal-ferrant et officier de gendarme vendéen, est devenu instituteur après avoir échoué au concours des grandes écoles, comme Jean Ricardou, fils d’artisan, pourtant dépourvu du baccalauréat ; quant à Marcelin Pleynet, il quitte l’école à 14 ans, et, après avoir vécu de petits boulots, ne doit sa stabilité financière qu’à ses fonctions de secrétaire personnel de Jean Cayrol et de lecteur au Seuil, puis, à partir de 1962, de secrétaire du comité de TQ.
  • [64]
    Henri Deluy, entretien cité.
  • [65]
    Cette attaque se formalise un an après Mai 68. Jacques Roubaud et Pierre Lusson, lui aussi mathématicien, s’emploient, dans le numéro spécial qu’AP consacre à TQ au troisième trimestre 1969, à démontrer l’inanité mathématique de l’article de Julia Kristeva, « Pour une sémiologie des paragrammes », paru dans le numéro 29 de Tel Quel au printemps 1967.
  • [66]
    Sur les péripéties de ce renouvellement du comité de rédaction, voir Philippe Forest, Histoire de « Tel Quel », 1960- 1982, Paris, Seuil, 1995, p. 281-285.
  • [67]
    Faye, philosophe de formation, d’une dizaine d’années en moyenne l’aîné des membres de l’équipe, entretient des relations intellectuelles avec Michel Foucault, Michel Butor, Gilles Deleuze, et collabore à de nombreuses revues comme Les Temps modernes. Il est surtout normalien, agrégé de philosophie (reçu premier en 1950), et chercheur au CNRS (P. Forest, op. cit., p. 178).
  • [68]
    Au point que son premier roman avait dérouté, dans un contexte de domination sans partage du Nouveau Roman, à la fois son éditeur et la critique littéraire (entretiens avec Jean-Pierre Faye, 26 septembre et 29 novembre 2000).
  • [69]
    P. Forest, op. cit., p. 178.
  • [70]
    Le Monde, 30 mai 1968.
  • [71]
    Produit d’un compromis entre les communistes et les « gauchistes » de l’UE, cette déclaration énonce dans son troisième point : « Dans la mesure de ses moyens, elle entend contribuer à l’édification d’une société nouvelle de type socialiste, fondée sur la propriété collective des moyens de production et leur gestion démocratique, qui ne soit pas dominée par un appareil bureaucratique, ni orientée vers la seule consommation » (archives de l’Union des écrivains).
  • [72]
    Vincent Bounoure, « L’événement surréaliste », L’Archibras, 3, mars 1968, texte daté du 31 décembre 1967.
  • [73]
    Vincent Bounoure, Moments du surréalisme, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 49.
  • [74]
    Ibid., p. 24.
  • [75]
    Tel Quel, théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 9.
  • [76]
    « La révolution ici maintenant », Tel Quel, 34, 1968.
  • [77]
    Sont ainsi nommés ceux qui pratiquent « l’écriture murale », c’est-à-dire inscrivent poèmes, aphorismes et mots d’ordre sur les murs de Paris. Le terme se solidifie dans le moment critique (Claude Roy, « Les écrivains de muraille », Le Nouvel Observateur, 26 juin-2 juillet 1968, et Alain Jouffroy, « Débat sur les buts de l’Union des écrivains », animé par Jacqueline Piatier, avec Alain Jouffroy, Michel Butor, Jean-Pierre Faye et Bernard Pingaud, Le Monde, 29 juin 1968).
  • [78]
    Comité d’action étudiants-écrivains, « Sur le Comité d’action écrivains-étudiants », texte écrit en septembre 1968, publié dans Les Lettres nouvelles, juin-juillet 1969, « Un an après. Le Comité d’action écrivains-étudiants », p. 160.
  • [79]
    « On n’adhère pas à un Comité d’action, pas plus qu’on en démissionne : on y est ou non, anonyme, dépouillé de tout statut, de toute détermination » (ibid., p. 159).
  • [80]
    Ibid., p. 160.
  • [81]
    Lorsque la préparation du bulletin Comité est en cours, en septembre 1968, Maurice Blanchot rappelle « la nécessité de rompre avec les habitudes et les privilèges traditionnels d’écriture » : « 1. Les textes seront anonymes. L’anonymat n’est pas seulement destiné à lever le droit de possession de l’auteur sur ce qu’il écrit, ni même à l’impersonnaliser en le libérant de lui-même (son histoire, sa personne, le soupçon qui s’attache à sa particularité), mais à constituer une parole collective ou plurielle : un communisme d’écriture. […] 5. Devront donc et en premier lieu s’y exprimer ou s’y trouver exprimés, d’une manière directe ou indirecte, les sans paroles, les non-écrivains, ceux-là même que le discours n’atteint pas, même si c’est dans ce discours qu’ils croient pouvoir le mieux se faire entendre. » (notes citées dans Lignes, 33, mars 1998, p. 131-132).
  • [82]
    « Union des écrivains, déclaration du 28 mai 1968 », archives de l’Union des écrivains, carton no 1, 2e chemise : « dossier chronologique après le 28 mai et documents de travaux des commissions et de l’UE 68-73 ».
  • [83]
    Concernant ces écrivains, Roger Bordier dénoncera, quelque temps après, une « exploitation complète. C’est inimaginable. Voulez-vous me dire quelle autre catégorie de travailleurs, aujourd’hui, accepterait une situation pareille ? Alors, quand on parle légèrement de corporatisme, je réponds que nous menons là une action révolutionnaire contre le développement d’un lumpenprolétariat des Lettres » (« Entretien avec l’Union des écrivains », La Nouvelle Critique, juin 1969, p. 52).
  • [84]
    L’UE accepte, en mai 1968, l’adhésion de quiconque signe sa déclaration constitutive du 28 mai et se reconnaît lui-même comme auteur, sans exiger que l’adhérent soit un écrivain publié.
  • [85]
    Boris Gobille, « Être écrivain en mai 1968. Quelques cas d’“écrivains d’aspiration” », Sociétés et représentations, 11, février 2001, p. 455-478.
  • [86]
    Ce que Bernard Pingaud résumera en ces termes dans La Nouvelle Critique de juin 1969 : « L’écrivain qui reste isolé dans son coin, ne pensant qu’à écrire, ne trouble évidemment pas l’ordre établi. Mais celui qui se limite à de pures études théoriques, si subversives soient-elles, ne le trouble pas davantage : dans le meilleur des cas, il sortira de ces études des “textes” que les éditeurs seront trop contents de publier ».
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