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Article de revue

Une mystique de la politique

Note de recherche : Sur l'engagement de prêtres-ouvriers dans la guérilla révolutionnaire en Bolivie

Pages 90 à 100

Notes

  • [1]
    Jean-Pierre Lavaud, L’Instabilité politique de l’Amérique latine. Le cas de la Bolivie, Paris, IHEAL-L’Harmattan, 1991.
  • [2]
    Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve, 1944-1969, Paris, Karthala, 2004 ; André Rousseau, «Chrétiens pour le socialisme et Action catholique ouvrière. Deux stratégies socio-religieuses en France», Social Compass, XXV, 1, 1978.
  • [3]
    Lors de l’inauguration du concile Vatican II en 1962, 670 prêtres parmi les 2 500 présents viennent d’Amérique latine, et parmi eux 22 sont boliviens.
  • [4]
    Selon Che Guevara, il s’agit de provoquer des mouvements insurrectionnels en créant des foyers (focos) de guérilla basés dans les campagnes et en mettant en place une «propagande armée» destinée à gagner le soutien des populations rurales, puis urbaines.
  • [5]
    François Houtard, « Les effets du changement social sur la religion catholique en Amérique latine », Archives de sciences sociales des religions, 12, juillet-décembre 1961.
  • [6]
    François Houtard, « L’histoire du CELAM ou l’oubli des origines », Archives de sciences sociales des religions, 62, juillet-septembre 1986.
  • [7]
    Julio de Santa Ana, « Du libéralisme à la praxis de la libération. Genèse de la contribution protestante à la théologie latino-américaine de la libération », Archives de sciences sociales des religions, 71, juillet-septembre 1990.
  • [8]
    François Houtart et André Rousseau, L’Église et les Mouvements révolutionnaires, Bruxelles, Éd. Vie Ouvrière, 1972.
  • [9]
    José Marins, Teolide Trevisan et Carolee Chanona, Memoria peligrosa. Héroes y Mártires en la Iglesia latinoamericana, Mexico, Éd. CRT, 1989.
  • [10]
    « Bolivien », Pro Mundi Vita, 8, 1965, p. 37.
  • [11]
    Teresa Rosazza, La Iglesia boliviana durante los regímenes militares (1964-1982), La Paz, photocopies, 1996, p. 5.
  • [12]
    Ibid., p. 6. Le terme de « laïcisation » désigne ici en fait des « dérogations » accordées par le Vatican à certains prêtres pour participer davantage à la vie séculière.
  • [13]
    Jaime Ponce et Oscar Uzín, El Clero en Bolivia, La Paz, Éd. IBEAS, 1973.
  • [14]
    « Estudio sobre el clero en Bolivia. Nota Especial », Pro Mundi Vita, 1969, p. 2. Plus de la moitié des prêtres arrivent des États-Unis et d’Espagne ; voir Isidoro Alonso (éd.), La Iglesia en Perú y Bolivia, Madrid, Éd. Frères-Ocsha, 1961, p. 197.
  • [15]
    Les ordres les plus nombreux à cette époque sont les franciscains, les jésuites, les rédemptoristes, les salésiens et les oblats ; voir J. Ponce et O. Uzín, op. cit., p. 6.
  • [16]
    Voir Jean-Pierre Lavaud, La Dictature empêchée. La grève de la faim des femmes de mineurs. Bolivie 1977-1978, Paris, Éd. du CNRS, 1999.
  • [17]
    T. Rosazza, op. cit., p. 42-43.
  • [18]
    Escuelas Radiofónicas de Bolivia (ERBOL, Écoles radiophoniques de Bolivie), Centro de Investigación y Promoción del Campesinado (CIPCA, Centre de recherche et de promotion du secteur paysan), Desarrollo Social y Económico (DESEC, Centre pour le développement social et économique), etc.
  • [19]
    Collectif, La Iglesia en Bolivia. ¿Compromiso o traición? De Medellín a Puebla, ensayo de análisis histórico, La Paz, polycopié, 1978, p. 56.
  • [20]
    Toutes les citations sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Poemario, photocopies. Texte inédit recueilli par Jorge Cortés Rodríguez, La Paz, 1992. La date apparaît après chaque poème.
  • [21]
    Toutes les notes de Néstor Paz à Santiago sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Diario personal, de 22 de junio de 1964 a 8 de marzo de 1965, Santiago du Chili, photocopies. Texte inédit recueilli par Jorge Cortés Rodríguez à La Paz, 1991. Chaque texte est suivi d’une date, comme dans l’original. L’ordre n’est pas chronologique mais obéit aux besoins de l’argumentation.
  • [22]
    Néstor Paz Zamora, « Cartas de despedida », in Hugo Assman (éd.), Teoponte, una experiencia guerrillera, Oruro, Éd. Cedi, 1971, p. 164-170.
  • [23]
    Ibid., p. 164-165.
  • [24]
    Ibid., p. 166-167.
  • [25]
    Ibid., p. 165.
  • [26]
    Pour faciliter la lecture, la date et le numéro de page sont indiqués après chaque citation du « Journal de campagne ». Les citations sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Cartas a Cecilia, Diario de campaña, Santa Cruz, Éd. El País, 1995.
  • [27]
    Ibid., p. 166.
  • [28]
    Voir Hugo José Suárez, La Transformación del sentido. Sociología de las estructuras simbólicas, La Paz, Éd. Muela del Diablo, 2003.
  • [29]
    Jean Remy, Liliane Voye et Émile Servais, Produire ou reproduire. Une sociologie de la vie quotidienne, t. 2, Bruxelles, Éd. De Boeck, 1991, p. 19.
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Miguel Alandia Pantoja, Éducation et lutte des classes – détail.

1 En l’espace de 20 ans, entre 1950 et 1970, un groupe de jeunes chrétiens boliviens a vécu une transformation rapide et profonde de ses référents religieux. Partis de positions conservatrices, ils en sont venus à élaborer un discours progressiste, dans lequel l’action politique apparaît comme une exigence de la vie religieuse. Ainsi, les prêtres étrangers venus prêcher en Bolivie au début des années 1950 contre le communisme, l’athéisme et le protestantisme se sont ensuite alliés aux syndicats de mineurs défendant le socialisme. De même, certains jeunes militants du Parti démocrate-chrétien ont rompu avec celui-ci et radicalisé leurs positions pour créer une nouvelle organisation politique en lien direct avec la guérilla.

2 La lutte armée constitue sans doute une réponse à l’épuisement d’un modèle de fonctionnement politique en Bolivie [1] et à la pression exercée par de nouveaux groupes qui revendiquent une participation au pouvoir, et particulièrement les jeunes intellectuels issus des couches moyennes urbaines. L’opposition à une classe politique vieillissante qui monopolise l’accès aux positions dominantes ne peut cependant suffire à expliquer la radicalité de l’engagement de ces jeunes prétendants, et la façon dont leurs idéaux révolutionnaires les conduisent à entrer dans la guérilla. Il faut aussi s’attacher aux transformations des structures mentales produites par les querelles menées au sein même de l’Église à propos de la « question sociale », querelles qui engagent des définitions concurrentes de ce que signifie « être chrétien ».

3 Ces prises de position, dans lesquelles s’inscrit le christianisme révolutionnaire, peuvent être abordées en suivant la trajectoire d’un prêtre bolivien, le père Néstor Paz Zamora. Né en 1944 dans une famille de la classe moyenne où il reçoit une solide éducation religieuse, il entre au séminaire à l’âge de 17 ans, puis part à Santiago du Chili pour accomplir sa vocation et travailler dans le monde ouvrier. Il quitte la soutane pour revenir en Bolivie au milieu des années 1960 afin de participer aux luttes sociales et, sans renoncer pour autant à sa foi, participe à la guérilla révolutionnaire pour le socialisme, au cours de laquelle il trouve la mort, à l’âge de 26 ans. Dans un contexte historique propice à l’élaboration de nouveaux idéaux politiques et religieux, où le développement de la Théologie de la libération exprime l’engagement politique et culturel de chrétiens s’écartant des positions conservatrices de l’Église catholique [voir encadré « La Théologie de la libération », p. 93], l’entrée dans l’action révolutionnaire permet de concilier expérience religieuse et exigences politiques, en donnant aux prêtres engagés la possibilité de réorganiser leurs référents religieux avec des éléments provenant aussi bien du marxisme que du christianisme.

4 À travers l’itinéraire de Néstor Paz, il s’agit de voir en premier lieu les fondements institutionnels de ces transformations, notamment au niveau des luttes internes au champ religieux national, puis d’en analyser les dimensions symboliques, grâce aux écrits (poèmes, journal intime) laissés par le jeune prêtre. La radicalisation progressive de ses prises de position, d’un mysticisme religieux à une martyrologie révolutionnaire, apparaît ainsi non comme le simple produit d’une évolution de ses croyances personnelles mais aussi comme l’un des effets des recompositions successives du champ religieux. Et c’est à condition de voir comment la trajectoire de ces prêtres devenus guérilleros contribue en retour à réorganiser la structure de ce champ, en créant une position auparavant impensable dans l’institution ecclésiastique, que devient intelligible cet engagement à bien des égards improbable.

L’Église catholique face au mouvement ouvrier

5 À partir des années 1950, l’Église catholique connaît un processus d’aggiornamento accéléré qui tente d’insuffler un dynamisme à une institution paralysée depuis des décennies et dont la capacité de réaction aux nouveaux éléments du contexte international paraît toujours plus faible. Pour l’Église, il faut « se rénover ou mourir ». En 1958, le cardinal Angelo Roncalli est élu pape sous le nom de Jean XXIII ; trois mois seulement après le début de son mandat, il convoque le concile Vatican II ; en 1961, son encyclique Mater et Magistra définit de nouvelles orientations pour l’Église. Ces réformes, impulsées par la plus haute hiérarchie ecclésiastique, prennent place dans une période d’expériences pastorales innovantes, particulièrement en Europe, avec les « prêtres-ouvriers » et d’autres formes de participation chrétienne à la politique, comme les Chrétiens pour le socialisme ou l’Action catholique ouvrière en France [2].

6 Dans ce contexte, la référence à l’Amérique latine joue un rôle important [3]. La polarisation géopolitique liée à la guerre froide se traduit en effet par une influence croissante des États-Unis sur le continent latino-américain, mais aussi par une recomposition politique des mouvements sociaux autour de la contestation, menée notamment par les étudiants, de la colonisation et du mode de vie consumériste. L’apparition de mouvements guérilleros et en particulier la révolution cubaine (1959) semblent ouvrir un horizon socialiste à l’action des mouvements politiques et étudiants de tous pays, dont le symbole est la figure de Che Guevara, arrivé en Bolivie en 1966 pour y former un foco[4], avant d’être tué l’année suivante à Nancahuazu.

7 À partir des années 1950, l’Église latino-américaine se trouve en outre confrontée à de profondes transformations sociales, avec une croissance démographique forte et surtout une urbanisation peu contrôlée, qui touche 45 % de la population du continent, contre 33 % en 1925. Le décalage structurel et culturel entre l’Église et la société [5] permet l’émergence d’une nouvelle préoccupation pastorale centrée sur les ouvriers. Dans le cas bolivien, marqué par la révolution nationale de 1952 qui a porté au pouvoir le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), le clergé a pris conscience de l’émergence du rôle politique des milieux populaires dont il faut satisfaire les besoins spirituels et éviter qu’ils ne se détournent vers d’autres voies : « la route de l’alcool » et le communisme athée, dont l’influence est croissante chez les travailleurs des mines, qui incarnent la classe ouvrière du pays. Alors que l’Église était traditionnellement associée aux champs nationaux du pouvoir, elle participe aux réformes sociales, par exemple au Chili avec le cardinal Silva Henriquez ou au Brésil avec le cardinal Evaristo Arns.

8 Au niveau du continent latino-américain, l’institution ecclésiastique connaît un processus d’unification. En 1955 se tient au Brésil la première Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain (CELAM) ; la seconde a lieu à Medellín en 1968, où le message progressiste et le « parti pris des pauvres » sont explicitement affirmés [6]. De leur côté, à partir de 1957, les Églises chrétiennes non catholiques, réunies dans le Conseil mondial des Églises, commencent une série de consultations en Amérique latine sur la responsabilité des chrétiens dans les changements sociaux. En 1962, avec l’adhésion de divers autres groupes œcuméniques, se forme à Huampi au Pérou la junte latino-américaine Église et société, rebaptisée ensuite Église et société en Amérique latine (Iglesia y Sociedad en América Latina, ISAL), avec une série d’antennes à travers le continent. En Bolivie, le rôle politique de l’ISAL devient rapidement important [7] [voir encadré « Le mouvement Église et société en Amérique latine (ISAL) », p. 94].

9 L’intérêt du Vatican pour les causes sociales se matérialise par la « Grande Mission », c’est-à-dire l’envoi à partir de 1957 de missionnaires européens sur le continent latino-américain. Cette nouvelle façon de vivre la foi s’exprime plus particulièrement dans la Théologie de la libération, qui annonce la naissance d’une nouvelle église : « l’Église des pauvres ». Dans un contexte de radicalisation politique au niveau du continent, sous l’influence du marxisme et des mouvements de guérilla, commencent à apparaître des martyrs chrétiens révolutionnaires, comme en Colombie le père Camillo Torres qui, après avoir fait des études en Europe, revient s’engager dans la guérilla de son pays pour défendre les intérêts du peuple. La particularité de cet appel à une violence armée au service de la construction du socialisme est d’être justifiée par des valeurs chrétiennes. En février 1966, Camillo Torres est assassiné par l’armée [8]. En Amérique latine, d’autres expériences rejoignent la sienne et marquent la naissance d’une forme d’héroïsme chrétien révolutionnaire, lié à une martyrologie qui ouvre de nouvelles perspectives politiques et religieuses [9]. Cette expérience du martyr constitue dès lors une pierre angulaire de la Théologie de la libération.

Les hésitations de l’Église bolivienne

10 Depuis la conquête espagnole, l’Église catholique a joué un rôle majeur dans les processus politiques et sociaux de la Bolivie, au point que l’article 3 de la Constitution politique de l’État reconnaît et soutient la religion catholique, tout en respectant la liberté de culte. À partir des années 1950, l’Église traditionnelle centre son action sur sa mission de guide spirituel et pointe comme principales difficultés le communisme athée, l’indifférence à la religion, le protestantisme, les superstitions et les pratiques païennes [10]. Sous l’impulsion du concile Vatican II s’instaure un processus de transformation accélérée. Jusqu’alors, l’Église bolivienne n’avait pas pris position sur les événements politiques du pays, y compris lors de la révolution de 1952. Cette immobilité était due, notamment, à la vigueur du système du Patronato Nacional (Patronage national), héritage du Real Patronato (Patronage royal), qui voulait que l’État présente trois candidats dans les nominations épiscopales, la décision finale étant ensuite prise par Rome, technique qui constitue une réelle ingérence de l’État dans l’Église. Sa suppression en 1961 donne une plus grande marge de manœuvre à l’Église dans ses rapports avec l’administration d’État [11].

La Théologie de la libération

Dans le climat révolutionnaire que connaît l’Amérique latine à partir des années 1950, émerge un mouvement religieux qui questionne le christianisme traditionnel à partir des valeurs chrétiennes mêmes, grâce à une relecture des textes religieux et de Marx. De l’intérieur même de l’Église chrétienne est ainsi proclamé que l’on peut « être révolutionnaire et chrétien à la fois ». Des « communautés ecclésiastiques de base » réunissent laïcs et croyants autour de réflexions sur la réalité sociale à la lumière de la Bible, tandis que dans la méthode « voir-juger-agir » se précise l’idée d’un « parti pris des pauvres » [1].
À la suite de l’expérience politico-religieuse d’importants secteurs de l’Église latino-américaine, un processus de réflexion théologique entame l’analyse des acquis des années antérieures. Un large éventail d’auteurs émerge sur tout le continent : Gustavo Gutiérrez (Pérou), Rubem Alves, Hugo Assman, Clodovis Boff (Brésil), Ignacio Ellacuría, Jon Sobrino (Salvador), Segundo Galilea, Rolando Muñoz (Chili), Rubén Dri (Argentine), Enrique Dussel, Carlos Bravo (Mexique), Juan Luis Segundo (Uruguay), Samuel Silva Gotay (Porto Rico), etc. Dans ce vaste courant théologique, l’ouvrage de Gustavo Gutiérrez, Théologie de la libération : perpectives[2], peut être considéré comme un de ses textes fondateurs.
Parmi les différentes perspectives de la Théologie de la libération, on peut distinguer, avec Michael Löwy [3], quelques principes essentiels : la lutte contre l’idolâtrie (et non contre l’athéisme) considérée comme le principal ennemi de la religion; la libération historique comme anticipation du Salut final dans le Christ et le règne de Dieu ; la critique du dualisme de la théologie traditionnelle, considérée comme le produit non de la Bible mais de la philosophie grecque antique ; une nouvelle lecture de la Bible, avec une attention particulière accordée à l’Exode, paradigme de la lutte pour la libération d’un peuple asservi ; une stricte dénonciation morale et sociale du capitalisme comme péché structurel ; le recours au marxisme comme instrument d’analyse sociologique ; et enfin le développement des « communautés chrétiennes de base » entre les pauvres comme une nouvelle forme d’Église et une alternative à la vie individualiste du capitalisme.

Le mouvement Église et société en Amérique latine (ISAL)

Au milieu des années 1960, dans le climat révolutionnaire de la Bolivie, certains secteurs des Églises catholique et méthodiste fondent Iglesia y Sociedad en América Latina (ISAL). Le Conseil mondial des Églises avait effectué en 1957 une série de consultations en Amérique latine sur la responsabilité des chrétiens dans les changements sociaux, afin de «chercher dans l’Évangile une voie vers la libération et le changement rapide des structures d’oppression du continent ». La première consultation eut lieu au Pérou en 1961 et, en février 1962, l’ISAL est créée avec l’accord de plusieurs autres groupes [1]. Dans un esprit œcuménique progressiste, plusieurs secteurs de la gauche catholique rejoignent le mouvement, qui se solidarise avec les luttes de libération socialistes des peuples latino-américains. Dans le cas bolivien, l’ISAL organise (en août 1968) un premier congrès au cours duquel les bases de l’engagement sont définies et les injustices du régime de Barrientos dénoncées. En 1969 a lieu un deuxième congrès consacré à l’analyse du changement de gouvernement et à la proposition d’établir le socialisme en Bolivie [2]. Des débats publics sont menés dans la presse sur des thèmes polémiques comme le christianisme et le socialisme, la violence, les prêtres et la politique, les chrétiens et la politique, etc. Cette dynamique provoque la réaction du gouvernement qui, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, lance « un avertissement bienveillant mais ferme » pour signifier que « si les étrangers en général ne peuvent pas intervenir dans les affaires internes de la Bolivie, les prêtres étrangers ne peuvent pas le faire non plus [3] », allusion à la nationalité des ecclésiastiques membres de l’ISAL. Les groupes chrétiens conservateurs du pays réagissent de la même façon. La troisième et dernière rencontre, durant laquelle est ratifié le choix du socialisme, a lieu à Cochabamba en février 1971 [4].
Au fil des mois, l’ISAL s’affirme comme un espace où s’élabore le profil idéologique de la gauche chrétienne du pays, grâce à ses contacts avec les mouvements syndicaux et universitaires, avec les leaders politiques et sociaux de gauche ; un débat entre marxistes et chrétiens est lancé. Le père Maurice Lefebvre fonde le département de sociologie à l’Universidad Mayor de San Andrés et les leaders de la Confédération universitaire bolivienne soutiennent l’action de l’ISAL. Les prêtres de l’ISAL jouent le rôle de médiateurs lorsque les travailleurs des mines présentent leurs revendications auprès du gouvernement, ils interviennent dans les rassemblements en hommage à Che Guevara, participent aux manifestations de protestation contre la visite en Bolivie de l’un des membres de la puissante famille états-unienne Rockefeller, ou encore expriment régulièrement leur opinion sur les processus politiques du pays dans des communiqués de presse. Au début du soulèvement de Teoponte en juillet 1970, ils sont de nouveau sollicités pour être médiateurs dans le conflit et participent à la grève de la faim pour la restitution des cadavres des guérilleros tués. Tout cela conduit à l’expulsion violente, en septembre 1970, de quatre prêtres catholiques et d’un pasteur protestant, tous membres de l’ISAL. Le point culminant de ce processus est l’assassinat planifié de Maurice Lefebvre pendant le coup d’État du général Bánzer.

11 Mais le concile Vatican II entraîne surtout une véritable crise d’identité dans l’Église bolivienne : « Un bon nombre de prêtres se laïcisent, tandis que d’autres religieux quittent les ordres. Les vocations sacerdotales diminuent de manière spectaculaire ; des noviciats et des séminaires sont fermés [12]. » La diminution progressive du nombre de prêtres est liée à une crise des vocations : en 1888, il y a 138 prêtres séculiers boliviens dans le diocèse de La Paz, contre 29 seulement en 1968 [13]. La même année, au niveau national, 78% des 913 prêtres officiant encore en Bolivie sont étrangers [14]. La majorité d’entre eux (716) appartiennent au clergé régulier [15].

12 Au début des années 1960, l’Église bolivienne dispose d’un important réseau d’institutions catholiques issues de mouvements de jeunesse (Jeunesse ouvrière catholique, Jeunesse universitaire catholique, Action catholique, etc.), de centres d’éducation (lycées privés, universités et séminaires), d’organisations de bienfaisance (hôpitaux, orphelinats) ou encore d’organismes de développement (coopératives), mais les événements internationaux, associés à la spécificité bolivienne, favorisent l’éclosion de groupes progressistes à l’intérieur même de l’Église, comme les « prêtres des mines » ou l’implantation du groupe Église et société en Amérique latine (ISAL).

13 En 1952, plusieurs missionnaires oblats s’étaient implantés dans les paroisses des centres miniers de Llallagua, Siglo XX et Catavi. Au début, la lutte contre l’alcool et l’athéisme communiste constitue leur principale préoccupation, mais en quelques années, face aux difficultés de la vie quotidienne des mineurs, en butte aux agressions du gouvernement [16], se constitue un groupe de « prêtres-mineurs », qui participe activement à la défense des droits des travailleurs, soutient leurs leaders et leurs revendications, et essaie même d’entamer des négociations avec le gouvernement afin d’améliorer les conditions de vie des travailleurs. « Les résultats sont manifestes : si auparavant l’Église jouait le rôle du “maintien de l’ordre” face au syndicat, elle se veut à présent au service des pauvres. D’une opposition illégitime, elle est passée à la solidarité évangélique. Si auparavant l’appareil ecclésiastique servait de courroie de transmission de l’État, il prend maintenant ses distances d’avec le pouvoir et devient la tribune du peuple [17]. »

14 En 1965, les « prêtres-mineurs » se font les porte-parole des mineurs et envoient une lettre aux vice-présidents Ovando et Barrientos afin de dénoncer « les mesures injustes prises contre les pauvres ». À partir de 1966, prêtres, religieux et laïcs travaillant avec les mineurs mettent en place des actions communes qui en déclenchent d’autres sur le territoire national. La réaction de l’État ne se fait pas attendre. Plusieurs radios catholiques des centres miniers sont envahies et fermées. L’accusation d’ingérence dans des affaires qui ne relèvent pas du domaine religieux entraîne l’expulsion de plusieurs prêtres. L’une des conséquences de cette expérience est la fondation de l’ISAL [voir encadré infra ci-contre].

15 Des changements importants se produisent aussi dans le cadre institutionnel de l’Église bolivienne. Se mettent en place des « cours d’instruction pastorale », où sont débattus les problèmes internes à l’Église. Le Nouveau Testament est traduit en langue aymara et l’on fait participer les paysans aux activités du diaconat. Des rencontres sont organisées entre les lycées catholiques. Des centres d’éducation et de recherche sont créés [18].

16 Une partie de la hiérarchie de l’Église joue un rôle important dans ces transformations. En 1967 – période critique en raison de la présence de Che Guevara en Bolivie –, alors qu’une importante partie de l’Église condamne tout type de violence armée, Mgr Gutiérrez soutient que la paix ne sera obtenue que par le rétablissement de la justice et admet avec la plus grande prudence la possibilité d’une compatibilité entre certains aspects du socialisme et le christianisme. L’année suivante, le cardinal Maurer entreprend une campagne pour céder les biens de l’Église aux pauvres [19].

17 Cependant, l’Église n’est pas exempte de conflits internes et de tendances contradictoires. L’un des points les plus discutés est de savoir si un chrétien peut utiliser ou non la violence pour combattre l’injustice.

« Je demande la parole – Maurice, prêtre et camarade »

Hommage de Marcelo Quiroga à Maurice Lefebvre
Marcelo Quiroga Santa Cruz, leader du Parti socialiste en Bolivie, animait régulièrement le programme de radio « Pido la palabra » [Je demande la parole], interrompu après le coup d’État du général René Barrientos en 1964. Après le coup d’État d’Hugo Bánzer, en 1971, il entre dans la clandestinité et reprend son émission. Ce texte est la transcription de la première d’entre elles, au cours de laquelle il rend hommage à Maurice Lefebvre.
Il y a deux ans, j’ai dû interrompre ce même programme sous le gouvernement de Barrientos pour cause d’incarcération. Aujourd’hui, je le reprends, dans la clandestinité à laquelle me contraignent les persécutions politiques d’un régime qui dit s’inspirer de la mémoire de l’ancien président, parce que le peuple tout entier a été privé de sa liberté. Mais avant de parler des affaires nationales résultant du sanglant coup d’État militaire qui a instauré un nouveau gouvernement à vocation ouvertement réactionnaire et pro-impérialiste, je dois un mot à Maurice. Maurice Lefebvre, prêtre, Bolivien et camarade, je m’adresse à toi qui es mort et je parle pour toi et pour les 150 camarades, ceux de La Paz, d’Oruro et de Santa Cruz. Ils étaient armés d’un vieux fusil rouillé et de trois ou quatre balles dans la poche, d’un bruyant mais inoffensif bâton de dynamite, de briques crues sur l’épaule pour une barricade devenue inutile, ou de leur regard, simplement de leur regard calmement fixé dans celui du commandant du peloton d’exécution. Je parle pour l’ouvrier d’usine, pour le mineur, pour l’employé, pour les universitaires, pour tous ceux et toutes celles qui, comme toi et pour notre cause, sont morts.
Je m’adresse à toi comme si je m’adressais aux 150 morts sans nom, à Pedro, à Juan, à Manuel, je parle au sang du peuple qui n’a pas de nom. Mais tu sais, Maurice : ce qui n’est qu’un chiffre dans les colonnes des journaux, ce qui ne figure pas sous la rubrique nécrologique, parce que même la mort classe les hommes selon leur appartenance sociale, a été jusqu’à la veille du massacre une poitrine virile d’ouvrier révolutionnaire, le ventre généreux d’une mère prolétarienne, le haut front d’un universitaire, le sourire confiant d’un enfant. Tu sais, Maurice, prêtre et camarade, pourquoi sont morts ceux qui sont morts à tes côtés, et tu sais aussi pourquoi les 600 blessés et estropiés souffrent aujourd’hui – autant de leurs blessures ou de la perte d’un membre que de celle de la liberté. Peut-être as-tu atteint par ta foi chrétienne le bonheur éternel qu’au prix de ta propre vie tu as tenté de conquérir comme bonheur humain, ici et maintenant.
Tu as quitté le Canada où tu es né, Maurice, pour te mêler au cœur même de notre peuple, parce que tu savais que celui qui lutte et souffre pour la dignité de l’homme sur un coin de terre souffre et lutte sur toute la terre. Tu aurais pu être un curé conventionnel et ainsi n’être personne. Tu aurais pu militer dans les rangs ecclésiastiques traditionnels, être un prêtre conservateur et ainsi ne pas être un prêtre. Tu aurais pu ne pas être un curé du tiers-monde et ainsi ne pas te trouver en ce monde. Mais tu savais pourquoi tu étais venu, camarade, et au lieu de végéter comme ceux qui sont nourris par les sacristies, tu gagnais ton pain quotidien ; au lieu d’être le conseiller spirituel et le faux confesseur transigeant avec la conscience corrompue de la bourgeoisie, tu as été le conseiller intellectuel de la jeunesse révolutionnaire ; au lieu de rechercher l’amitié de l’oligarchie avec laquelle les curés qui trahissent leur ministère échangent indulgences et honoraires de messes, tu as vécu avec le mineur et partagé avec lui son pain dur et ta lumineuse parole.
Je ne t’ai pas vu mourir, Maurice. Je n’étais pas près de toi quand les balles ont traversé tes mains, comme deux clous, ni quand un dernier tir a percé ton flanc, mais je suis sûr que pendant ton agonie, quand tu perdais tout ton sang sur cette terre qui t’a choisi pour être ta patrie, tu as entendu s’élever, mêlé au crépitement des mitraillettes, un chœur infâme d’imprécations contre le curé étranger et communiste. Je suis sûr que tu as entendu un misérable soupir de soulagement parce que tu mourais, que tu as imaginé aussi les paroles hypocrites de ceux qui ont fait semblant de pleurer ta mort parce qu’il est plus facile de feindre la pitié envers l’ennemi mort que de respecter l’adversaire vivant. Mais rien de tout cela n’a dû te tourmenter, Maurice, parce que, par-dessus ces voix, surmontant la sourde rumeur des marchands, tu as dû entendre la voix de ton peuple, le tien, oui, le tien parce que si tu n’en étais pas par la naissance dans ce lieu géographique où il est exploité, tu l’as conquis par ton dévouement passionné envers lui. Tu as dû entendre la voix de ton peuple te rendant un hommage de gratitude et de camaraderie révolutionnaire, non pas un hommage conventionnel et bourgeois, fait d’oraisons funèbres larmoyantes, non, mais l’hommage que tu aurais préféré et que tu méritais.
J’imagine, Maurice, Bolivien, prêtre et camarade, qu’au dernier instant – quand tu gisais sur notre terre qui, au lieu de te voir naître et jouir de privilèges, t’a donné mitraille et caveau pour le sacrifice révolutionnaire, pour ton amour des spoliés – l’hommage de ton peuple est arrivé à tes oreilles et s’est reflété dans tes yeux immobiles, ouverts sur la nuit sanglante. C’était le grondement de la résistance héroïque et c’était l’ombre de Laicacota, la forteresse du génocide conquise par les premiers combattants du peuple. Ceci est notre hommage, Maurice, camarade, ceci est l’hommage de ton peuple, un écho de sa volonté de continuer la lutte jusqu’à la victoire finale.

18 Certains condamnent absolument le recours à la force : c’est le cas des groupes les plus conservateurs de l’Église, comme la Ligue anticommuniste ou l’Association des professeurs de religion ; des groupes aux préoccupations sociales, comme les prêtres de l’ISAL, la condamnent mais condamnent aussi l’injustice ; enfin, les plus radicaux rapprochent violence et christianisme – Néstor Paz Zamora est le meilleur représentant de ce discours : Dieu lui-même utilise la violence, elle est donc légitime.

19 Le clergé n’adopte donc pas en bloc une position progressiste. Au contraire, les évêques retirent tout soutien à l’ISAL dans les années 1970 et ferment le Secrétariat national d’études et d’action sociale. Devant les protestations de l’ISAL contre le nonce apostolique pour ingérence dans les affaires de l’Église bolivienne, les prélats soutiennent la nonciature et condamnent l’ISAL. Cette vision n’est cependant pas unanimement partagée au sein de la hiérarchie : tandis que certains évêques condamnent l’ISAL et luttent contre tout mouvement progressiste à l’intérieur de l’Église – en commençant par souhaiter le démantèlement de l’ISAL –, d’autres soutiennent avec ferveur ce type de mouvements, comme Mgr López de Lama, qui présente sa démission lorsque la Conférence épiscopale bolivienne ne lui renouvelle pas sa confiance.

20 Ce processus de repositionnement de l’Église bolivienne comme son instabilité sont inséparables de celle du pays. Ainsi, le jour même du coup d’État du général Bánzer en août 1971, Maurice Lefebvre, l’un des leaders de l’ISAL, est assassiné [« Je demande la parole – Maurice, prêtre et camarade », ci-contre]. Plusieurs prêtres doivent s’exiler et d’autres sont emprisonnés, alors que les locaux de l’Église sont perquisitionnés par les forces de sécurité du président Bánzer, qui appelle pourtant son gouvernement « Gouvernement catholique ».

Engagement total et don de soi

21 Si l’engagement de jeunes prêtres comme Néstor Paz dans la guérilla ne peut être dissocié des transformations de la position de l’Église vis-à-vis des questions sociales, tous les prêtresouvriers ne font cependant pas le choix de la lutte armée. La rencontre entre le religieux et le politique chez de jeunes prêtres comme Néstor Paz implique en effet une transformation de leurs structures mentales associées au passage d’un catholicisme conservateur et mystique à un christianisme révolutionnaire et martyrologique. Trois moments de la vie de Néstor Paz permettent d’éclairer ce processus : la période où, jeune chrétien, il entre au séminaire en Bolivie (1963), son expérience spirituelle à Santiago (Chili, 1964-1965) et, enfin, ses écrits pendant sa participation à la guérilla de Teoponte (Bolivie, 1970).

22 Lorsque Néstor Paz décide d’embrasser la carrière sacerdotale, c’est avec l’exigence de « n’être personne pour finalement être tout » (1963 [20]). Issu d’une famille catholique traditionnelle (son père est militaire) et très marqué par son éducation religieuse, il fréquente le lycée jésuite du Sagrados Corazones de Sucre, avant d’entrer au petit séminaire en 1959, puis au noviciat des Rédemptoristes à Córdoba, en Argentine. Dans son exigence du « tout ou rien » où il se voit le disciple de Jésus – Néstor Paz est convaincu d’être appelé par Dieu –, il veut « apporter la lumière au monde » et « l’ardente espérance du ciel ». Il doit être celui qui, en contact avec le sacré, parvient à révéler la présence de Dieu sur la terre en donnant à celle-ci « le goût des cieux ». Ses poèmes de jeunesse sont imprégnés de la figure du Christ.

23

« Ouvre-moi la porte
et laisse-moi entrer,
Je veux me jeter dans Tes bras […]
Je veux Te donner ce qui m’appartient […]
Je suis un brasier d’étoiles !
Je dépose sur l’autel de Tes mains
le poids ininterrompu de mon existence
Je sais que je suis nuit.
Petite étoile
qui pleure sa lumière ».
(IX-63)

24 Néstor Paz vit son engagement religieux à la fois comme un don total et une quête exaltée, son abnégation étant encore fortement empreinte de mysticisme : « Mourir, mourir, mourir, se donner sans suaire. » À 19 ans, il rejoint le Séminaire pontifical de Santiago du Chili, établissement d’études théologiques chargé de former les clergés séculier et régulier. Dans le prolongement de Vatican II et en relation avec des professeurs du monde entier, la réflexion théologique tourne là autour de la problématique sociale : aller à la rencontre de la société, « ne pas s’isoler du monde », ne pas vivre de l’Église mais de son propre travail, se salir les mains en exerçant un métier sont alors autant d’exigences et de sujets de débat religieux de l’époque. Dans cette communauté qui vit sa spiritualité à travers l’engagement social, où l’on parle de dépense physique, de travail manuel, de prière, de dévouement envers les pauvres et les travailleurs, de fidélité à Dieu dans l’action concrète, Néstor Paz va très vite ressentir le besoin de s’immerger dans le monde ouvrier, car pour lui travailler aux côtés des humbles c’est aussi se donner à Dieu. Mais, comme il l’écrit dans son cahier de prière, il s’agit alors moins de « changer la société » que de simplement être un exemple.

25

« Je travaille. Qu’en dis-Tu ? Merci, Domine. Je n’en espérais pas tant : le travail marche bien et je n’ai pas à me plaindre. Je ne fais rien, Tu fais tout. On apprend beaucoup, on prend conscience de beaucoup de choses. Ce n’est pas parce que l’un d’entre nous va travailler qu’il va convertir tous les autres, non, sûrement pas. Là, il ne s’agit pas de faire de l’apostolat mais de témoigner […]. Je me crois un héros parce que je travaille alors que c’est ce que j’aurais dû faire toute ma vie… Travailler parmi les humbles exige de moi un dévouement total au Seigneur et surtout en pauvreté »[21]
(22-VI-64)

figure im2
Recueil de textes et documents consacré, en 1971, à la guérilla de Teoponte.

26 Peu à peu, les pauvres occupent une place centrale dans son discours, jusqu’à constituer une source du divin : « Donne-moi une âme de pauvre, sinon ma vie n’aurait pas de sens » (14-VIII-64), même si, pour Néstor Paz, le travail ne représente rien sans la prière : « S’il n’y a pas la prière derrière tout ça, je ne suis qu’un mécanicien de plus » (22-VI-64). Dans son engagement sacerdotal, il veut continuer à articuler le matériel et le spirituel : « Peut-être aurai-je à révéler Ta présence dans une paroisse avec la parole, la confession ou la prière, mais peut-être aussi par la dépense physique, avec le travail de mes mains, comme Toi » (22-IX-64). Il soutient d’un côté que la prière doit se faire seul et en silence, de l’autre qu’il doit être en contact direct avec les pauvres, et parvient à résoudre cette tension en s’inventant deux formes de prière, celle de sa vie de labeur et celle de la retraite.

27

« Je prendrai deux chemins de prière dans ma vie de travail : celui des jours de fatigue, c’est-à-dire ceux du travail. Ce sera une prière douloureuse, coûteuse, sur la croix du Seigneur, née de la volonté d’aimer […], de la foi. L’autre chemin sera celui de la prière des dimanches, des jours de repos, des retraites, etc., prière silencieuse, silence extérieur, prière du cœur. Nous avons besoin de ces deux prières tout comme le corps a besoin de mouvement et aussi de repos ».
(29-VI-64)

28 En se donnant la possibilité de pratiquer la prière en dehors des moments et des lieux de culte habituels, Néstor Paz peut dépasser l’opposition entre vie religieuse et vie mondaine, entre sacré et profane, et parvenir à considérer un espace totalement séculier – la politique – comme une sphère sacrée et un lieu où l’on peut et doit vivre sa foi, et ce jusqu’à affirmer ensuite qu’« être chrétien c’est faire la révolution ». Il part du principe que « le ciel est en nous-mêmes, ce qui signifie être avec Dieu » (I-65), et que la prière et le travail impliquent un « dévouement total de soi au Seigneur ». La même exigence de « tout ou rien » qui a nourri sa vocation, exacerbée par la forte déception vis-à-vis d’une hiérarchie qui semble se détourner de l’ouverture amorcée par Vatican II, se retrouve maintenant dans des prises de position de plus en plus radicales pour justifier son engagement dans la guérilla : il qualifie l’Église de « tiède » et lui demande de « choisir son camp », celui des exploités ou celui des exploiteurs. Ce n’est qu’en s’engageant totalement dans une nouvelle forme d’action (le « don de soi » dans la lutte armée) qu’il peut concilier la tension entre un langage mystique et un discours à tonalité sociale : « La charité envers nos frères les hommes devra être menée jusqu’à l’héroïsme mais en conservant les conditions essentielles à “une vie religieuse” » (29-VI-64).

29 Mi-juillet 1970 : la guérilla commence et le jeune séminariste décide que le chemin qui mène au christianisme est celui de la révolution socialiste. Il déclare dans sa lettre d’adieu à sa famille que « peu importent nos vies si nous parvenons à faire de l’Amérique latine […] un territoire libéré » ; « [nous voulons] rendre sa dignité à l’homme privé d’humanité » ; « défendre le plus grand nombre… » ; « [nous connaissons] la violence du désordre établi mais nous sommes déterminés à libérer l’homme… » ; « la victoire ou la mort » [22]. Pour qu’advienne le socialisme, Néstor Paz prône le recours à la violence comme l’unique choix restant, contre les voies prônées par la hiérarchie religieuse :

30

« [ils lisent] longuement l’Évangile […] pendant que le troupeau se débat dans la solitude et la faim. Ils appellent cela “non-violence”, paix, Évangile. Malheureusement, ce sont les pharisiens de service […]. C’est pour cela que nous prenons les armes. Pour défendre une majorité analphabète, affamée et exploitée par une minorité, pour rendre sa dignité à l’homme privé d’humanité […]. Nous savons que la violence est douloureuse car nous éprouvons dans notre chair même la répression violente du désordre établi, mais nous sommes déterminés à libérer l’homme qui est notre frère. Nous sommes le peuple en armes, c’est la seule issue qui nous reste […]. Ils disent que la violence n’est pas évangélique mais qu’ils se rappellent Yahvé tuant les premiers-nés égyptiens pour libérer son peuple de la servitude […]. Ils disent qu’ils sont pour la “non-violence”, alors qu’ils prennent clairement position et qu’ils se mettent du côté du peuple. Alors le riche, le réactionnaire exigeront d’eux, comme du Christ, qu’ils payent de leur vie […]. Je crois que prendre les armes est la seule façon efficace de protéger le pauvre de l’exploitation actuelle et d’engendrer un homme libre[23]. »

31 La « non-violence » apparaît ainsi liée au haut clergé (cardinaux, évêques, etc.) et plus généralement aux faux chrétiens. À ses yeux, les « non-violents » sont du côté des riches et soutiennent l’exploitation exercée par une minorité. La distinction capitale se trouve en réalité, selon lui, entre les « faux chrétiens » et les « vrais chrétiens » :

32

« Assez de ces airs languides de béatitude ; le fouet de la justice, maintes fois trahie par tous ces messieurs au-dessus de tout soupçon, s’abattra sur l’exploiteur, ce faux chrétien qui a oublié que la force de son amour devait le conduire à libérer son prochain du péché, c’est-à-dire de tout manque d’amour […]. Le devoir de tout chrétien est d’être révolutionnaire. Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution[24]. »

33 Pour justifier la violence révolutionnaire, Néstor Paz s’appuie sur les épisodes les plus violents des écrits bibliques. Seule la force est efficace pour rendre justice au pauvre : prendre les armes, c’est donc suivre le chemin de Jésus. La justification de la violence dans son discours apparaît ainsi beaucoup plus religieuse que politique – le tenant principal de la «non-violence » étant la hiérarchie de l’Église.

34 Néstor Paz est convaincu que sa lutte révolutionnaire est liée à l’histoire sacrée de la libération : « la lutte de libération s’enracine dans la ligne prophétique de l’histoire du Salut [25] ». Il faut donc intervenir dans la sphère politique pour lutter contre ce qui bride la liberté de l’homme et du peuple, et rechercher une société où régnera la loi de Dieu. En ce sens, lutter pour la révolution revient à lutter, en même temps, pour le règne de Dieu, dans un « dévouement total » au Christ. La réappropriation du slogan « la victoire ou la mort » résume bien ce discours, et dans son « Journal de campagne » à Teoponte, la mort semble chaque jour plus proche.

35

« Je suis en train de passer de façon “vitale” de l’idée de “mort” comme perte à la réalité “mort” comme plénitude et passage à une nouvelle dimension. Je ne la cherche pas, loin de là, mais si elle vient je l’attendrai avec la sérénité et la tranquillité qu’un tel moment mérite et je lui demanderai même de vous annoncer que je suis allé au Père, que le “Viens, Seigneur Jésus” s’est accompli en moi[26] ».
(12 août, p. 59)

36 Celui qui concrétise ce projet social et individuel est « l’Homme nouveau ». Si cette idée provient manifestement des écrits de Che Guevara, il s’agit aussi d’une nouvelle version de la vieille notion biblique qui voit « l’Homme nouveau » chez le nouveau chrétien.

37

« Nous croyons en un “Homme nouveau”, libéré par le sang et la résurrection de Jésus. Nous croyons en une Terre nouvelle où l’amour sera la loi fondamentale et cela ne peut être atteint qu’en se débarrassant des vieux modèles basés sur l’égoïsme. Nous ne voulons pas de raccommodages. On ne peut pas faire une reprise sur un tissu abîmé, ni faire du vin nouveau dans de vieilles jarres. La conversion implique tout d’abord la violence intérieure, puis celle exercée sur l’exploiteur […][27]. »

38 Il se sent appelé à devenir un «Homme nouveau », incarnant la vocation de sa vie, et veut se débarrasser de « l’Homme ancien » qui est en lui en se maîtrisant et se mettant au service d’autrui. Dans les derniers écrits de son « Journal de campagne », il parle de la conscience qu’il a de suivre son chemin vers le ciel. Il meurt lors du massacre de Teoponte le 8 octobre 1970.

39 Si la trajectoire de Néstor Paz Zamora peut être exemplaire des reconversions politiques et religieuses de jeunes catholiques de la classe moyenne bolivienne dans le courant des années 1960, c’est sans doute parce que la création mythique d’un héros chrétien révolutionnaire, sacrifiant sa vie par conviction politique et religieuse, renvoie à l’intériorisation de dispositions sociales qui incitent à vivre sous l’angle d’une mystique individuelle le produit d’un apprentissage collectif [28]. Mais, surtout, la reconversion du mysticisme religieux en martyrologie révolutionnaire est une « transition symbolique [29] » qui, au-delà des évolutions et des ruptures vécues sur le plan individuel, permet d’assurer une continuité à la fois cognitive et morale : les éléments qui proviennent de ses premiers écrits ne changent pas sur l’essentiel mais s’expriment sous d’autres formes. Cette recomposition individuelle de l’ordre symbolique n’est pas séparable des contextes auxquels Néstor Paz se trouve confronté, depuis l’affirmation initiale de sa vocation jusqu’à l’entrée dans la guérilla à Teoponte, qui constitue finalement une façon de concilier les contradictions entre mission spirituelle et mission temporelle, par l’élaboration de représentations beaucoup plus systématiques destinées à gérer autrement la tension de ses engagements. L’entrée dans la lutte armée constitue ainsi le moment où Néstor Paz parvient à « dépasser » les contradictions entre vocation religieuse et engagement politique, et à trouver un équilibre en adaptant ses modèles précédents au contexte nouveau. La dimension martyrologique s’intègre à travers le don de soi et le dévouement à autrui dans l’ascèse, qui concilie la tension entre les logiques religieuse et sociale, entre la foi et la société.

40 On peut certes se demander ce qui dans la trajectoire du jeune séminariste l’a incité à s’engager sur cette voie, à ne pas s’en tenir à l’engagement ascétique du prêtre traditionnel au sein de sa paroisse, ou encore à ne pas rester à Santiago, comme bon nombre de séminaristes de cette époque, qui ont géré sans problème le fait d’être prêtres et de s’adonner au travail manuel ou à l’engagement syndical (prêtres-ouvriers, Théologie de la libération, Chrétiens pour le socialisme, ISAL, etc.). Le cas de Néstor Paz est différent. Son exigence d’engagement total l’a conduit à incarner un nouveau modèle de chrétien : le héros révolutionnaire, celui qui se radicalise jusqu’au bout pour « l’amour de Dieu », jusqu’à se sacrifier pour la révolution. Endosser le rôle du martyr lui permet de maintenir les premières dispositions religieuses en les ajustant au discours social ambiant. Mais cette reconversion d’un catholicisme conservateur à un christianisme révolutionnaire suppose, on l’a vu, des conditions historiques et sociales spécifiques, qui renvoient notamment aux transformations du champ religieux en Bolivie : à partir de la décennie suivante, au contraire, une bonne partie de ces jeunes chrétiens révolutionnaires des années 1970 retrouvera ses dispositions initiales, en participant au pouvoir aux côtés des responsables de la dictature et de la répression.

41 Traduit de l’espagnol par Séverine Rosset et Beatriz Geller

Notes

  • [1]
    Jean-Pierre Lavaud, L’Instabilité politique de l’Amérique latine. Le cas de la Bolivie, Paris, IHEAL-L’Harmattan, 1991.
  • [2]
    Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve, 1944-1969, Paris, Karthala, 2004 ; André Rousseau, «Chrétiens pour le socialisme et Action catholique ouvrière. Deux stratégies socio-religieuses en France», Social Compass, XXV, 1, 1978.
  • [3]
    Lors de l’inauguration du concile Vatican II en 1962, 670 prêtres parmi les 2 500 présents viennent d’Amérique latine, et parmi eux 22 sont boliviens.
  • [4]
    Selon Che Guevara, il s’agit de provoquer des mouvements insurrectionnels en créant des foyers (focos) de guérilla basés dans les campagnes et en mettant en place une «propagande armée» destinée à gagner le soutien des populations rurales, puis urbaines.
  • [5]
    François Houtard, « Les effets du changement social sur la religion catholique en Amérique latine », Archives de sciences sociales des religions, 12, juillet-décembre 1961.
  • [6]
    François Houtard, « L’histoire du CELAM ou l’oubli des origines », Archives de sciences sociales des religions, 62, juillet-septembre 1986.
  • [7]
    Julio de Santa Ana, « Du libéralisme à la praxis de la libération. Genèse de la contribution protestante à la théologie latino-américaine de la libération », Archives de sciences sociales des religions, 71, juillet-septembre 1990.
  • [8]
    François Houtart et André Rousseau, L’Église et les Mouvements révolutionnaires, Bruxelles, Éd. Vie Ouvrière, 1972.
  • [9]
    José Marins, Teolide Trevisan et Carolee Chanona, Memoria peligrosa. Héroes y Mártires en la Iglesia latinoamericana, Mexico, Éd. CRT, 1989.
  • [10]
    « Bolivien », Pro Mundi Vita, 8, 1965, p. 37.
  • [11]
    Teresa Rosazza, La Iglesia boliviana durante los regímenes militares (1964-1982), La Paz, photocopies, 1996, p. 5.
  • [12]
    Ibid., p. 6. Le terme de « laïcisation » désigne ici en fait des « dérogations » accordées par le Vatican à certains prêtres pour participer davantage à la vie séculière.
  • [13]
    Jaime Ponce et Oscar Uzín, El Clero en Bolivia, La Paz, Éd. IBEAS, 1973.
  • [14]
    « Estudio sobre el clero en Bolivia. Nota Especial », Pro Mundi Vita, 1969, p. 2. Plus de la moitié des prêtres arrivent des États-Unis et d’Espagne ; voir Isidoro Alonso (éd.), La Iglesia en Perú y Bolivia, Madrid, Éd. Frères-Ocsha, 1961, p. 197.
  • [15]
    Les ordres les plus nombreux à cette époque sont les franciscains, les jésuites, les rédemptoristes, les salésiens et les oblats ; voir J. Ponce et O. Uzín, op. cit., p. 6.
  • [16]
    Voir Jean-Pierre Lavaud, La Dictature empêchée. La grève de la faim des femmes de mineurs. Bolivie 1977-1978, Paris, Éd. du CNRS, 1999.
  • [17]
    T. Rosazza, op. cit., p. 42-43.
  • [18]
    Escuelas Radiofónicas de Bolivia (ERBOL, Écoles radiophoniques de Bolivie), Centro de Investigación y Promoción del Campesinado (CIPCA, Centre de recherche et de promotion du secteur paysan), Desarrollo Social y Económico (DESEC, Centre pour le développement social et économique), etc.
  • [19]
    Collectif, La Iglesia en Bolivia. ¿Compromiso o traición? De Medellín a Puebla, ensayo de análisis histórico, La Paz, polycopié, 1978, p. 56.
  • [20]
    Toutes les citations sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Poemario, photocopies. Texte inédit recueilli par Jorge Cortés Rodríguez, La Paz, 1992. La date apparaît après chaque poème.
  • [21]
    Toutes les notes de Néstor Paz à Santiago sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Diario personal, de 22 de junio de 1964 a 8 de marzo de 1965, Santiago du Chili, photocopies. Texte inédit recueilli par Jorge Cortés Rodríguez à La Paz, 1991. Chaque texte est suivi d’une date, comme dans l’original. L’ordre n’est pas chronologique mais obéit aux besoins de l’argumentation.
  • [22]
    Néstor Paz Zamora, « Cartas de despedida », in Hugo Assman (éd.), Teoponte, una experiencia guerrillera, Oruro, Éd. Cedi, 1971, p. 164-170.
  • [23]
    Ibid., p. 164-165.
  • [24]
    Ibid., p. 166-167.
  • [25]
    Ibid., p. 165.
  • [26]
    Pour faciliter la lecture, la date et le numéro de page sont indiqués après chaque citation du « Journal de campagne ». Les citations sont extraites de : Néstor Paz Zamora, Cartas a Cecilia, Diario de campaña, Santa Cruz, Éd. El País, 1995.
  • [27]
    Ibid., p. 166.
  • [28]
    Voir Hugo José Suárez, La Transformación del sentido. Sociología de las estructuras simbólicas, La Paz, Éd. Muela del Diablo, 2003.
  • [29]
    Jean Remy, Liliane Voye et Émile Servais, Produire ou reproduire. Une sociologie de la vie quotidienne, t. 2, Bruxelles, Éd. De Boeck, 1991, p. 19.

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