Couverture de ARSS_151

Article de revue

Les courtiers de l'international

Héritiers cosmopolites, mercenaires de l'impérialisme et missionnaires de l'universel

Pages 4 à 35

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, « Décrire et prescrire. Note sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 69-73.
  • [2]
    Yves Dezalay et Bryant Garth, Global Prescriptions : The Production, Exportation and Importation of a New Legal Orthodoxy, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2002.
  • [3]
    Peter Haas, Saving the Mediterranean, New York, Columbia University Press, 1990.
  • [4]
    Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; P. Dauvin et J. Siméant, Le Travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences-Po, 2002.
  • [5]
    Manuel Castells, The Power of Identity, Oxford, Blackwell, 1997 ; Robert O’Brien, Anne-Marie Goetz, Jan Scholte et Marc Williams, « Complex Multilateralism : The Global Economic Institution-Global Social Movement Nexus », ronéo présenté au Global Economic Institutions and Global Social Movements Workshop, 26 février 1998 ; Pat Canaan et Nancy Reichman, Ozone Connections : Expert Networks in Global Environmental Governance, Sheffield, Greenleaf, 2002.
  • [6]
    Comme le font remarquer Janine Wedel et Siddharth Chandra (cf. infra), on pourrait s’étonner que l’abondante littérature sur la mondialisation ne traite guère des pratiques de tous ces experts internationaux dont le rôle est déterminant dans le fonctionnement des circuits d’échanges symboliques internationaux. Ce silence relève d’un souci de discrétion envers des agents qui sont souvent aussi des collègues ou des informateurs. Plus fondamentalement, la complexité des stratégies de ces praticiens qui jouent en permanence de leur multipositionnalité risquerait de bousculer le bel ordonnancement des catégories savantes sur lesquels reposent ces discours prescriptifs : ces pionniers, qui opèrent dans un espace peu réglementé, façonnent en effet des institutions ad hoc au gré de leurs stratégies de double jeu.
  • [7]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notable du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, 2002. On pourrait faire la même démonstration pour l’Asie (Y. Dezalay et B. Garth, « La construction juridique d’une politique de notable. Le double jeu des praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », Génèses, 45, décembre 2001, p. 69-90, p. 74 et note 9) ou le Moyen-Orient (Y. Dezalay et B. Garth, Dealing in Virtue : International Commercial Arbitration and the Emergence of a New International Legal Order, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 221). Pour les pays européens, voir Nikos Panayatopoulos, « Les “grandes écoles” d’un petit pays. Les études à l’étranger : le cas de la Grèce », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 77-91.
  • [8]
    Bertrand Badie, L’État importé, Paris, Fayard, 1993.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, conclusion d’un colloque sur « L’internationalisation et la formation des cadres dirigeants » (Monique de Saint Martin et Mihai D. Gheorghiu (éds), Les Institutions de formation des cadres dirigeants, Paris, MSH, 1992, p. 281-283).
  • [10]
    Ainsi, les membres des comités d’entreprise européens doivent gérer le ressentiment sous-jacent des militants locaux à l’égard de ce qui pourrait apparaître comme du « tourisme syndical ». Voir Anne-Catherine Wagner, à paraître.
  • [11]
    Par exemple, Susan George et Fabrizio Sabelli, Faith and Credit : The World Bank’s Secular Empire, Londres, Penguin, 1994.
  • [12]
    M. Keck et K. Sikkink, op. cit., 1998.
  • [13]
    P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 8.
  • [14]
    Bien évidemment, il ne s’agit pas d’oublier pour autant l’importance de la suprématie militaire, non plus que la domination économique ou financière (Y. Dezalay, « Des notables aux conglomérats d’expertise : esquisse d’une sociologie du “big bang” juridico-financier », Revue d’économie financière, 25, 1993, p. 23-38), mais simplement de souligner que ces formes de domination directe impliquent aussi tout un investissement humain qui facilite et stabilise la mise en place d’une relation de type hégémonique. Y compris à travers la formation des élites militaires. Ainsi, dans un pays comme la Corée du Sud, la plupart des membres de la haute hiérarchie militaire ont bénéficié d’une formation aux États-Unis (Kim Seong-Hyon, « La diplomatie économique autour du contrat du TGV coréen : une sociologie du grand contrat international », thèse, EHESS, 2003).
  • [15]
    À cet égard, il est significatif que la grande majorité des analyses sur la globalisation émane du monde nord-américain (Y. Dezalay et B. Garth, Global Prescriptions, op. cit., 2002).
  • [16]
    Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940, Paris, Seuil, 2001.
  • [17]
    Benoit de l’Estoile, Federico Neiburg et Lygia Sigaud, « Savoirs anthropologiques, administration des populations et construction de l’État », Revue de synthèse, 3-4, juillet-décembre 2000.
  • [18]
    Y. Dezalay et B. Garth, « La construction juridique d’une politique de notables. Le double jeu des praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », Genèses, 45, décembre 2001, p. 69-90.
  • [19]
    Rajiv Dhavan, « Judges and Indian Democracy : The lesser Evil ? », in Francine Frankel, Transforming India, Social and Political Dynamics of Democraty, New Delhi, Oxford University Press, 2000.
  • [20]
    Joseph Love, Crafting the Third World, Theorizing Underdevelopment in Rumania and Brazil, Stanford, Stanford University Press, 1996.
  • [21]
    Steve Weissman, The Trojan Horse, A Radical Look at Foreign Aid, San Francisco, Rampart Press, 1974 ; Paul Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from the 1890s to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994.
  • [22]
    Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, 1998, p. 109-118.
  • [23]
    John P. Heinz, Edward Laumann, Robert Nelson et Robert Salisbury, The Hollow Core, Private Interests in National Policy Making, Cambridge, Harvard University Press, 1993.
  • [24]
    Walter Isaacson et Evan Thomas, The Wise Men, New York, Simon & Schuster, 1986 ; Kai Bird, The Chairman : John McCloy, the Making of the American Establishment, New York, Simon & Schuster, 1992 ; James A. Bill, George Ball, Behind the Scene in US Foreign Policy, New Haven, Yale University Press, 1997.
  • [25]
    Stanley Karnow, In our Image, New York, Random House, 1989 ; Peter W. Stanley (éd.), Reappraising an Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1984.
  • [26]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.
  • [27]
    Grâce à cette institutionnalisation d’un marché des compétences d’État, l’affaiblissement des positions du FPE après la débâcle vietnamienne ne bouleverse pas fondamentalement la structure du champ du pouvoir américain. Car l’ampleur des ressources nécessaires pour mettre en œuvre des stratégies d’État les réserve de fait à un petit noyau de grands opérateurs, certes plus diversifiés idéologiquement et socialement, tout en ayant recours aux mêmes types d’institutions – comme les fondations et les think tanks – pour faire le lien entre le public et le privé. De surcroît, même s’il a perdu son quasi-monopole sur les institutions d’État américaines, le FPE a pu reconvertir une partie de ce pouvoir en investissant dans des institutions, comme la Trilatérale, qui reproduisent la même stratégie d’État dans l’espace international.
  • [28]
    Ernst Kantorowicz, « Kingship Under the Impact of Scientific Jurisprudence », in Marshall Clagett, Gaines Post et Robert Reynolds (éds), Twelfth-Century Europe and the Foundations of Modern Society, Madison, University of Wisconsin Press, 1961.
  • [29]
    Robert Gordon (dans « The Ideal and the Actual in the Law : Fantasies and Practices of New York City Lawyers, 1870-1910 », in Gérard Gawalt (éd.), The New High Priests : Lawyers in Post Civil War America, Westport, Greenwood Press, 1984) décrit le comportement quasi schizophrénique des grands praticiens de Wall Street qui, au début du xxe siècle, consacraient beaucoup d’efforts à construire des dispositifs de régulation comme l’antitrust, qu’ils s’employaient ensuite à détourner pour le compte de leurs clients. Il est vrai que la sévérité de ces dispositifs judiciaires les rendait indispensables à des financiers aussi peu scrupuleux que toujours tentés de les réduire à la condition de mercenaires.
  • [30]
    Michael Powell, From Patrician to Professional Elite : The Transformation of the New York City Bar Association, New York, Russell Sage Foundation, 1988.
  • [31]
    Y. Dezalay, Marchands de droit : L’expansion du « modèle américain » et la construction d’un ordre juridique transnational, Paris, Fayard, 1992.
  • [32]
    Tant par leurs contributions au budget de ces écoles, qui leur valent de siéger dans les comités de direction, que par des moyens de pression aussi efficaces que discrets, comme les stratégies de recrutement ou le marché très rémunérateur des consultations…
  • [33]
    Victor Karady, « Une nation de juristes. Des usages sociaux de la formation juridique dans la Hongrie d’Ancien Régime », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, 1991, p. 106-124.
  • [34]
    Cf. infra les articles de Peter Drahos et John Braithwaite, et de Murielle Coeurdray.
  • [35]
    Notamment dans le cadre de l’International Commission of Jurists (Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.) ou encore les réseaux transatlantiques, qui fonctionnent en étroite symbiose avec les grandes firmes de Wall Street comme la Commission trilatérale (Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge University Press, 1990), le très sélect Bilderberg Group (K. Bird, op. cit., 1992, p. 471) ou l’American Committee on United Europe (Antonin Cohen, « Anatomie d’une utopie juridique. Éléments pour une sociologie historique du fédéralisme européen : la Constitution », Communication au colloque du CURAPP sur la portée sociale du droit, Amiens, 14 novembre 2002).
  • [36]
    Il conviendrait de nuancer cette proposition pour tenir compte du degré d’autonomie de ces États périphériques, qui conditionnent leur capacité à réinterpréter ces exportations hégémoniques en fonction de leur propre histoire. Voir à ce sujet Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.
  • [37]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 242.
  • [38]
    Digby E. Baltzell, The Protestant Establishment, Aristocracy and Caste in America, New Haven, Yale University Press, 1964.
  • [39]
    Le Monde, 25 octobre 2003.
  • [40]
    Peter Drahos et John Braithwaite, Global Business Regulation, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 205. Nous en avons décrit un exemple encore plus flagrant à propos du Chili. Ainsi, lorsqu’ils étaient pourchassés par les sbires de Pinochet, avec l’appui de la CIA, les jeunes intellectuels, jusque-là très antiaméricains, n’hésitaient guère avant d’accepter les financements de la Fondation Ford – et la protection symbolique que cela représentait. Le paradoxe est encore plus frappant lorsqu’on réalise que ces deux institutions, qui s’opposaient au Chili par protégés interposés, avaient connu jusque-là des histoires assez voisines, dans la mouvance du foreign policy establishment auquel appartenait leur personnel dirigeant. Ainsi, un des piliers de cet establishment, McGeorge Bundy se trouvait à la tête de la Ford, pendant que son frère William était un des officiers les plus gradés de la CIA (K. Bird, op. cit., 1998 ; Y. Dezalay et B. Garth, op. cit., 2002, p. 258, note 11).
  • [41]
    Y. Dezalay, op. cit., 1992.
  • [42]
    Greg Shaffer, « The Law-in-Action of International Trade Litigation in the United States and Europe : The Melding of the Public and the Private », working paper, University of Wisconsin Law School, mai 2000.
  • [43]
    P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
  • [44]
    P. Drake (éd.), op. cit., 1994 ; Catherine M. Conaghan, « Reconsidering Jeffrey Sachs and the Bolivian Economic Experiment », in P. Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from the 1890s to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994.
  • [45]
    Jacques Sapir, Les Économistes contre la démocratie, pouvoir, mondialisation et démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, p. 42.
  • [46]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit., 2002, p. 262.
  • [47]
    Giuliana Gemelli (éd.), The Ford Foundation and Europe (1950’s-1970’s) : Cross-fertilization of Learning in Social Science and Management, Bruxelles, European Inter University Press, 1998.
  • [48]
    Gilles Lazuech, « Le processus d’internationalisation des grandes écoles françaises », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 66-76.
figure im1
Manifestation altermondialiste contre le World Economic Forum, Davos, janvier 2001.

1La sociologie reste peu présente dans le discours sur la mondialisation. Cette relative absence s’explique aisément car cette littérature, produite essentiellement par tous ceux qui en sont les agents, relève du discours prescriptif [1], voire promotionnel. Les descriptions ou les analyses visent surtout à positionner leurs auteurs comme experts sur un marché très prisé. Depuis les manifestations de Seattle contre l’OMC en 1999, la « mondialisation » se décline au pluriel sur le thème des autres mondialisations possibles ou souhaitables. Chacun s’empresse d’en souligner les risques, afin de proposer son diagnostic ou ses solutions pour une meilleure régulation des échanges internationaux [2]. Cependant, tout en se diversifiant, l’essentiel de l’argumentaire continue d’être formulé dans les registres de l’économie, du droit ou des sciences politiques, et ne sollicite guère la sociologie que pour témoigner de la réalité de ces « communautés épistémiques [3] » de professionnels engagés ou de ces réseaux militants (advocacy and issue networks[4]) souvent présentés comme l’embryon d’une société civile internationale et l’ébauche d’une « gouvernance mondiale [5] ».

2Cette mise à l’écart de la sociologie ne tient pas seulement au fait que la mondialisation représente des enjeux de pouvoir trop importants pour les laisser aux sociologues. Dès lors qu’il est question de régulation et de gouvernance, on entre dans le domaine réservé des principaux savoirs d’État, seuls à détenir l’autorité légitime pour en traiter les affaires.

3Même s’ils s’opposent sur les diagnostics et les prescriptions en ce qui concerne la mondialisation, les différents agents qui sont engagés dans ces luttes pour la construction d’un espace international ont aussi beaucoup en commun, et en particulier le fait de prendre au sérieux les enjeux de la mondialisation. En faisant comme si elle était une réalité à promouvoir, à combattre ou à contrôler, ils mobilisent des ressources sociales et institutionnelles qui contribuent à la faire exister à la fois comme enjeu politique et comme un formidable chantier autour duquel s’empressent les experts en gouvernance. En la désignant comme un futur possible, la controverse publique sur la mondialisation ne peut qu’inciter à investir dans la construction de ce nouvel espace de pouvoir.

4Ces discours savants permettent aussi à leurs auteurs de se faire connaître et reconnaître comme les pionniers d’une gouvernance de la mondialisation. Même si celle-ci relève d’un futur aussi hypothétique que lointain, le chantier où sont ébauchés de multiples pré-projets représente déjà un formidable marché pour les producteurs de savoirs d’État. Quelles que soient par ailleurs leurs divergences scientifiques ou idéologiques, ces concurrents ont tout avantage à ne pas saper la mystification entretenue par les controverses sur la mondialisation. Ce consensus a minima est d’autant plus facile à réaliser que la dynamique de l’affrontement conduit les adversaires à mettre en œuvre des combinaisons assez voisines de compétences savantes et de capital social cosmopolite, au service de stratégies qui se répondent comme en écho, d’un forum à l’autre.

Une internationale des élites nationales

5Dans cette controverse savante, le principal atout de la sociologie tient précisément à son extériorité : elle n’est pas tenue de respecter les croyances et les silences [6] qui sont constitutifs de ce nouveau champ de pouvoir – d’autant que le principal de ces tabous la concerne au premier chef, puisqu’il porte sur les privilèges de la naissance. Le marché de l’expertise internationale est un marché élitiste, protégé par des barrières à l’entrée aussi discrètes qu’efficaces. Pour y accéder, il faut disposer de compétences culturelles et linguistiques, qui relèvent pour l’essentiel d’un capital social hérité. Avant d’être renforcées et légitimées par des cursus scolaires internationaux très coûteux, les prédispositions à l’international sont l’apanage des héritiers de lignées familiales cosmopolites, que l’on retrouve même parmi les critiques de la mondialisation. Les enjeux de l’internationalisation sont ainsi indissociables de la reproduction des hiérarchies sociales dans les espaces nationaux.

6De ce fait, le national et l’international, loin de constituer l’opposition consacrée par les débats sur la mondialisation, sont étroitement imbriqués dans ces stratégies de reproduction élitistes. Dans l’espace des pratiques internationales, les opérateurs dominants sont ceux qui peuvent mobiliser des ressources acquises et homologuées dans des champs nationaux de pouvoir, en particulier des titres et des diplômes d’État. En contrepartie, la mobilisation d’un capital international de compétences et de relations représente un atout non négligeable dans les stratégies de pouvoir dans le champ national. Elle renforce la position des dominants qui peuvent faire valoir leur appartenance à ces internationales de l’establishment que constituent le Club de Bâle, les cercles de l’arbitrage commercial international ou les anciens de la Banque mondiale et du FMI. Elle peut aussi servir d’appui à des fractions dominées qui s’efforcent de se faire reconnaître en tant qu’importateurs d’une expertise dûment homologuée hors des frontières : par exemple dans les droits de l’homme ou la protection de l’environnement.

7Dans ces tactiques d’alliances transfrontalières, les cas de figure sont multiples. Les incertitudes et les risques de brouillage aussi. L’importance des barrières culturelles et linguistiques entre les espaces nationaux favorise les stratégies d’agent double chez les opérateurs les plus dotés ou les plus entreprenants : les stratégies cosmopolites se présentent comme servant l’intérêt national, tandis qu’inversement les stratégies nationales se revendiquent de valeurs universelles. Enfin, les logiques familiales les plus élitistes s’habillent de capital savant. Et tous ces phénomènes de double jeu s’amplifient en profitant de la relative ouverture des marchés nord-américains aux savoirs d’État, comme le droit et l’économie. Si les stratégies élitistes tendent à se doubler de stratégies savantes, c’est parce que, pour se faire reconnaître au sein de l’internationale de l’establishment, les relations familiales et les bonnes manières ne suffisent pas. Cette internationale des notables se présente comme une internationale du savoir. L’aisance culturelle et linguistique, souvent cultivée depuis le plus jeune âge dans ces établissements scolaires élitistes que sont les écoles bilingues – particulièrement dans les pays en développement –, sert de passeport pour l’accès ultérieur à des formations universitaires étrangères, dont le coût, supporté en grande partie par les familles, renforce l’effet de sélection sociale, tout en contribuant à l’occulter.

8À cet égard, le parcours scolaire et professionnel d’un Pedro Aspe [voir encadré p. 9] ne fait que reproduire, dans le champ de l’économie, le modèle classique de formation à l’étranger des élites d’État en Amérique latine [7]. En effet, dans les familles de l’oligarchie, l’usage était d’envoyer les plus brillants des héritiers compléter leurs diplômes de droit obtenus localement par des doctorats dans les grandes facultés européennes. Ce séjour de longue durée servait d’initiation sociale pour une élite cosmopolite. Il était, en quelque sorte, l’équivalent bourgeois et lettré du « grand tour » initiatique des jeunes aristocrates britanniques. Ces héritiers en profitaient pour nouer des contacts avec les milieux académiques européens – et réactualiser ainsi les liens avec l’ancienne métropole coloniale. En même temps, ce cursus universitaire, sanctionné par des titres académiques prestigieux, servait à légitimer ces rejetons d’oligarchies régionales, tout en donnant à ce groupe souvent disparate la cohésion d’une noblesse d’État nationale. Ainsi, paradoxalement, cet investissement savant ne se contentait pas de réactualiser la relation hégémonique inscrite dans le passé colonial, il contribuait aussi à créer une identité nationale, tout en reproduisant les structures hiérarchiques d’une société duale, autour des savoirs d’un « État importé [8] ». Dans tous les États périphériques, les champs professionnels se caractérisent de ce fait par une ligne de clivage très marquée : dans le monde du droit, comme dans celui de l’économie, il existe une barrière aussi discrète qu’infranchissable entre une petite élite qui y accède par la « grande porte » d’un titre international et se réserve les positions d’autorité, et tous ceux qui, du fait de leur diplôme local, sont cantonnés à des carrières de seconde classe.

9Les stratégies d’internationalisation des nouvelles noblesses nationales contribuent ainsi à « une unification du champ mondial de la formation des dirigeants [9] ». En contrepartie, cette internationalisation de la formation des nouvelles élites professionnelles accroît le fossé qui les sépare de leurs collègues moins dotés en capital familial cosmopolite, et donc cantonnés à des carrières strictement nationales. Ce clivage n’est pas l’apanage des sociétés coloniales ou dominées. Il est aussi au fondement des politiques hégémoniques d’exportation symbolique. Ainsi, lors d’un entretien, l’un des responsables des programmes internationaux d’assistance éducative des États-Unis, d’abord dans le cadre de la Fondation Ford, puis à l’International Institute of Education, reconnaissait sans ambages – mais non sans un certain cynisme – que les notables du foreign policy establishment avaient essentiellement des motivations de politique interne, lorsqu’ils s’étaient lancés dans leur stratégie de guerre froide de construction d’une grande alliance internationale des élites professionnelles. Pour cette élite cosmopolite, formée dans les campus prestigieux de la côte Est, l’impératif prioritaire était de renforcer ses positions vis-à-vis des « provinciaux du Midwest ». Investir dans l’internationalisation du champ savant servait à dévaloriser les compétences locales de ces élites provinciales pour mieux disqualifier leurs propensions à soutenir des politiques isolationnistes.

Des héritiers cosmopolites

Une anecdote recueillie lors d’une recherche sur l’arbitrage commercial international [1] est à cet égard très révélatrice. L’un de ces arbitres nous racontait qu’au début de sa carrière, lorsqu’il eut à choisir un secrétaire pour l’assister dans la gestion d’un tribunal arbitral dont il venait d’être nommé président, son premier réflexe fut de s’adresser à son mentor – un très haut magistrat dont il avait lui-même été le secrétaire – pour lui demander conseil. L’affaire était juridiquement complexe et les enjeux financiers considérables ; de surcroît, choisir un assistant, c’était aussi parrainer un éventuel successeur. En effet, ces positions de secrétaire permettent de se familiariser avec le savoir-faire et les usages de ce club de grands arbitres internationaux, aussi prestigieux que très fermé. Or la réponse que lui fit son prédécesseur fut assez déroutante, au moins à première vue. Il lui conseilla de choisir quelqu’un qui pouvait entrer dans n’importe quel restaurant, n’importe où dans le monde, et se voir proposer la meilleure table, avant même d’avoir ouvert la bouche… Il est vrai que, compte tenu du mode de vie de ce milieu, c’était sans doute un indicateur, aussi fiable qu’opérationnel, de la possession d’un capital social cosmopolite.
D’ailleurs, la biographie de notre interlocuteur illustrait parfaitement ce qu’il fallait entendre par là : issu d’une lignée familiale prestigieuse, marié avec la sœur de Raoul Wallenberg, et donc bien introduit dans les réseaux internationaux de la grande dynastie marchande suédoise, qui a longtemps subventionné la Chambre de commerce internationale et l’a même abritée à Stockholm pendant l’occupation de Paris, il devient un des plus hauts magistrats suédois, tout en poursuivant parallèlement une carrière internationale d’arbitre, notamment dans le fameux contentieux qui oppose British Petroleum à la Libye de Kadhafi, mais aussi comme juge à la Cour européenne des droits de l’homme et plus tard comme président de la cour arbitrale créée pour trancher le contentieux entre l’Iran et les États-Unis [2]. Un tel profil n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel, on pourrait multiplier aisément les exemples de ces héritiers de la noblesse de robe qui, après être parvenus au sommet des hiérarchies judiciaires nationales, se trouvent cooptés par leurs pairs pour prendre la place qui leur revient tout naturellement au sein d’une sorte d’internationale des grands notables du droit des affaires.
Pour prévenir l’objection selon laquelle il s’agirait là d’un modèle « daté », inscrit dans les traditions aristocratiques de la vieille Europe, on peut décrire un autre exemple qui, tout en se situant aux antipodes du précédent, illustre parfaitement les modalités et les enjeux de cette reproduction internationale des élites nationales. Il est tiré de Technopols[3], un recueil de biographies publié sous les hospices d’Inter-American Dialogue, qui est une sorte d’auto-célébration de ces nouvelles élites politiques d’Amérique latine, chargées de mettre en œuvre les prescriptions du Washington consensus.
Le parcours de Pedro Aspe, ministre de l’Économie pendant les six années de la présidence Salinas (1988-1994), et à ce titre négociateur de la dette puis ordonnateur de la privatisation des entreprises publiques, illustre parfaitement les ressorts de la réussite de cette nouvelle génération de notables d’État, habiles à jouer sur des registres apparemment contradictoires, mais en fait très complémentaires : le national et l’international, la politique et la technique, le clientélisme et la science, la justice sociale et les affinités de classe… Comme le montre très bien sa biographe Stephanie Golob [4], ces héritiers surdiplômés se battent sous les couleurs de l’universel, sans pour autant négliger les ressources du clientélisme, essentielles dans les intrigues de palais. « Ce groupe social tendait à considérer les doctorats nord-américains comme la “mesure universelle” d’une compétence professionnelle légitime [5]. » Et cette légitimité importée permet à Aspe de bâtir en moins d’une décennie « un véritable empire, tant politique qu’intellectuel, au sein des élites politiques mexicaines [6] ».
Ce double jeu permanent contribue d’autant plus à brouiller les frontières qu’il accélère la recomposition des champs nationaux pour les rendre plus conformes – et plus perméables – à la logique du marché international des savoirs de gouvernement. Ainsi, contrairement à l’isolationnisme de ses devanciers qui avaient appris à se méfier de ce voisin trop puissant, ce « nationaliste cosmopolite » n’éprouve aucune réticence à suivre « les règles du jeu posées par Washington [7] ». Pour lui, il n’y a aucune contradiction entre la souveraineté mexicaine et les prescriptions du FMI. Encensé par The Economist[8] comme la figure de proue d’un gouvernement bénéficiant d’une compétence économique hors classe, il est parfaitement à son aise sur le terrain des négociations financières internationales. Il maîtrise impeccablement le langage des économistes du FMI, dont beaucoup ont été des condisciples. Sa notoriété savante et sa maîtrise des dossiers rassurent des créanciers internationaux, a priori méfiants à l’égard de politiciens qui affichent leur populisme tout en se complaisant dans des intrigues de palais bien difficiles à déchiffrer pour des investisseurs étrangers. À l’inverse, c’est l’aisance sociale du grand patricien, fils d’un avocat d’affaires et héritier d’une lignée de grands propriétaires fonciers, qui lui permet de convaincre les représentants des grandes familles du capitalisme mexicain de se lancer dans des partenariats internationaux. Grâce à cette double garantie, les investissements étrangers sont multipliés par quatre en moins de deux ans [9].
Ce médiateur est aussi talentueux pour réconcilier les antagonismes internes. L’effet de brouillage du diplôme étranger lui permet de faire le pont entre deux espaces de pouvoir séparés par la révolution zapatiste : la grande bourgeoisie d’affaires, dont il est issu, et l’élite des dirigeants de l’État-PRI, à laquelle ce nouveau savoir lui permet d’accéder. En effet, lorsqu’il rentre au Mexique après son doctorat, il se sert de sa position de responsable des études économiques à l’ITAM (université privée, fréquentée par les héritiers de la bourgeoisie d’affaires, de préférence à l’université publique qu’est l’UNAM) pour bâtir une équipe d’élèves aussi brillants que dévoués. Car c’est sur lui que reposent tous leurs espoirs de carrière. En tant que mentor, il contrôle l’accès aux filières internationales. En tant que ministre, il les initie aux jeux de pouvoir. Bref, il réinvente dans le champ de l’économie la stratégie de la camarilla, qui a permis aux plus politiques des professeurs de droit de l’UNAM de s’emparer du pouvoir d’État et de le contrôler pendant près d’un demi-siècle [10].
Cette virtuosité dans le double jeu n’est pas sans dangers. Car elle « prédispose ces jeunes dirigeants à se lancer dans des stratégies à haut risque [11] ». Le surendettement débouche sur la crise du peso de 1995 et sa faillite politique. Après une carrière météorique, qui lui permettait les plus hautes ambitions étatiques, il se reconvertit dans le secteur privé, en prenant la tête de l’un de ces conglomérats qui furent les grands bénéficiaires de la privatisation.

10Les stratégies internationales sont des stratégies de distinction pour un petit groupe de privilégiés, auquel s’impose un minimum de discrétion sur ce qui fonde leurs privilèges, afin de pouvoir continuer à pratiquer le double jeu du national et de l’international : investir dans l’international pour renforcer leurs positions dans le champ du pouvoir national et, simultanément, faire valoir leur notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale. Pour réussir ce coup double, ils doivent cultiver à la fois la proximité et la distance avec leurs concitoyens pour les convaincre que non seulement ils partagent les mêmes valeurs, mais aussi qu’ils sont les mieux à même de promouvoir les intérêts nationaux dans la compétition internationale [10].

L’internationalisation des luttes nationales

11Le principal mérite heuristique d’une approche sociologique de l’espace des pratiques internationales est d’inciter à élargir le terrain d’observation. Trop souvent, les analyses se limitent à une définition très restrictive de cet espace ou des variables pertinentes. Non seulement elles se focalisent sur les grandes organisations qui s’affichent ou se veulent transnationales, comme le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, ou encore Amnesty ou Greenpeace, mais elles tendent de surcroît à accepter comme un postulat la représentation idéologique produite par et pour ces institutions – tout particulièrement la distance qu’elles affichent avec les luttes de pouvoir dans les espaces nationaux. Ainsi, même les analyses les plus critiques de la Banque mondiale [11] se gardent bien de s’interroger sur les ressources ou les déterminations nationales des agents d’une institution qui, dès ses origines, a érigé en dogme le principe de non-ingérence dans les enjeux politiques nationaux. De même, ceux qui font la théorie des grands réseaux internationaux d’activisme privilégient la dimension transnationale, en passant sous silence les origines, le parcours et les déterminations nationales des militants et des noyaux associatifs qui les animent [12]. Ces productions savantes ne font donc que renforcer la représentation que les entrepreneurs de l’international donnent de leurs pratiques. En corroborant l’existence d’un espace transnational à l’écart des pratiques nationales, elles participent des effets d’illusion entretenus par les débats sur la mondialisation.

12Une sociologie de la genèse du champ des pratiques internationales doit au contraire partir du postulat d’un espace qui se construit dans la confrontation entre des champs de pouvoirs nationaux, et qui est structuré par les luttes hégémoniques pour l’imposition de savoirs et de modèles de gouvernement légitimes. Comme l’a montré Pierre Bourdieu au sujet de la circulation internationale des idées, « les luttes internationales pour la domination […] trouvent leur plus sûr fondement dans les luttes au sein de chaque champ national, luttes à l’intérieur desquelles la définition nationale (dominante) et la définition étrangère sont elles-mêmes mises en jeu, en tant qu’armes et en tant qu’enjeux [13] ». Ce qu’on qualifie de mondialisation n’est donc rien d’autre que la poursuite des affrontements nationaux, au nom d’une prétention à incarner des valeurs universelles. Ainsi, la position dominante des États-Unis repose en grande partie [14] sur des investissements importants dans le champ des savoirs d’État, qui leur ont permis d’imposer et de diffuser à l’ensemble du monde un modèle de gouvernement, qui est le produit de son histoire spécifique.

13La mondialisation servirait ainsi d’alibi à cette entreprise d’impérialisme symbolique qui vise à restructurer les champs nationaux du pouvoir d’État et à construire parallèlement un espace de la gouvernance internationale, en s’inspirant du modèle nord-américain, ou du moins de la représentation rationalisée et idéalisée qui en est donnée par les détenteurs de savoirs d’État qui contrôlent le débat sur la « globalisation [15] ». Pour qualifier ces processus, le terme « américanisation » s’avère cependant aussi réducteur que celui de mondialisation : l’un comme l’autre tendent à occulter la longue histoire de ces stratégies internationales, qui sont produites en permanence par les champs nationaux du pouvoir d’État – et qui contribuent ainsi à les produire ou les reproduire.

14Comme l’a montré Christophe Charle [16], au début du xxe siècle, la concurrence entre les « sociétés impériales » alimentait toute une circulation des savoirs d’État au travers de multiples canaux facilitant aussi bien les emprunts à l’étranger que les opérations de promotion des pratiques nationales. Dans le même temps, ces savoirs contribuaient à structurer des relations coloniales qui, en retour, contribuaient à les remodeler. Cet effet de retour est particulièrement flagrant dans le cas de l’anthropologie qui sert tout à la fois de vitrine et de rationalisation de ces politiques coloniales [17]. Mais il se manifeste aussi dans des champs de savoir plus anciennement établis comme le droit. Ainsi, l’exportation du savoir-faire des juristes britanniques n’a pas seulement facilité l’exploitation des ressources du sous-continent indien, tout en préparant l’arrivée au pouvoir d’une petite élite de notables réformistes [18], elle a aussi servi à faire de l’Inde « un laboratoire pour les réformes judiciaires inspirées par la mouvance libérale, rassemblée autour du parti Whig [19] ».

15Les experts ou consultants internationaux, qui sont les principaux agents de la mondialisation, sont le produit de toute cette histoire de la compétition internationale des savoirs d’État. Ils sont les héritiers directs – ou plus précisément les successeurs et concurrents – des juristes et des missionnaires qui servaient de relais au pouvoir colonial. On pourrait ainsi faire des analyses très similaires en ce qui concerne l’économie du développement [20], et plus généralement les politiques de modernisation et d’assistance, dont les États-Unis ont été les principaux promoteurs depuis 1945 [21]. La différence majeure tient à la manière dont les États-Unis ont imposé leur hégémonie en s’opposant aux réseaux d’influence et de savoirs mis en place par les « sociétés impériales » européennes. Les luttes de palais entre des savoirs ou des fractions concurrentes dans le champ du pouvoir d’État ont pris le relais des batailles territoriales entre les grandes puissances coloniales. Au lieu de s’affronter sous les drapeaux britannique, français ou allemand, les nouveaux missionnaires de la modernité préfèrent se regrouper sous des bannières comme le monétarisme, les droits de l’homme ou le développement durable. Certes, comme leurs prédécesseurs, ils n’hésitent pas à se servir de leur capital social de relations personnelles ou familiales, tout en mobilisant du capital savant qui leur sert de caution et de légitimité. Mais les systèmes d’alliance ou d’opposition ne se déterminent plus essentiellement en fonction des appartenances nationales. C’est dans la concurrence et les affrontements internes au champ du pouvoir nord-américain qu’ils trouvent leur logique et leurs ressources. Ce nouvel impérialisme symbolique se nourrit de la compétition sur un marché des savoirs d’État qui doit une bonne part de ses ressources à son étroite imbrication dans le champ du pouvoir. La compétition entre des entrepreneurs savants, liés à des multinationales de l’expertise, ou proches de réseaux militants, a pris le relais des batailles territoriales entre les missionnaires et agents des « sociétés impériales ». Au-delà des facilités et du simplisme des arguments rhétoriques pour ou contre l’américanisation, c’est dans l’histoire sociale de la construction du champ du pouvoir d’État nord-américain qu’il convient de chercher la clef des « ruses de la raison impérialiste [22] » qui est en train de remodeler l’espace des pratiques internationales.

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DES AGENTS DE L’EMPIRE… Motilal Nehru en habit de cour lors d’une présentation à l’empereur.
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… AUX LEADERS DE L’INDÉPENDANCE NATIONALE. Motilal Nehru en ascète qui lutte pour l’indépendance aux côtés de Ghandi.
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UN HÉRITIER COSMOPOLITE Jawaharlal Nehru en élève de Harrow, étudiant à Cambridge, emprisonné comme combattant pour la liberté, en héros des masses.

L’empire du foreign policy establishment

16Plusieurs des institutions qui ont joué un rôle crucial dans la structuration du champ étatique nord-américain se retrouvent aujourd’hui à l’avant-garde de la mondialisation. Et dans les deux cas, leur force est de favoriser la mobilité des élites entre les trois grands pôles de pouvoir : celui des grandes entreprises et de la finance autour de Wall Street, celui des institutions d’État de Washington et celui du savoir autour des campus prestigieux de l’Ivy League. De ce fait, les élites qui les contrôlent jouissent d’une position tout à fait stratégique dans un espace du pouvoir, que les analystes décrivent comme un État faible, dépourvu d’un centre [23] (hollow core State). La multipositionnalité de ces élites leur permet d’incarner collectivement – et même quelquefois individuellement – la figure de l’État et sa légitimité. C’est ainsi qu’après avoir consacré l’essentiel de leur carrière à défendre les intérêts de leur clientèle de grandes firmes, tant dans les négociations financières de Wall Street que dans les débats politiques de Washington, un certain nombre de grands avocats d’affaires finissent par incarner une sorte de sagesse et d’autorité d’État – alors que, pour la plupart d’entre eux, ces hommes d’État honoraires (elder Statesmen) sont restés essentiellement dans les coulisses du pouvoir, en n’occupant les premiers rôles que très épisodiquement, essentiellement dans des fonctions liées à l’international [24].

17La politique internationale a toujours été le domaine réservé de ces hommes d’État de l’ombre. Ce n’est pas par hasard si cette élite est désignée couramment sous le qualificatif de Foreign Policy Establishment (FPE). Cette appellation correspond effectivement aux institutions – et à l’influente revue Foreign Affairs – qu’elle patronne. L’essor de cette noblesse d’État est indissociable de celui de l’empire américain. C’est en tant que proconsuls dans la nouvelle colonie des Philippines que les pères fondateurs du FPE ont fait leurs premières armes [25]. Cette élite cosmopolite connaît son apogée avec la stratégie de guerre froide, pour laquelle elle se mobilise avant de se déchirer lors de la guerre du Vietnam. Son histoire étant indissociable de celle de l’hégémonie américaine tout au long du xxe siècle, il n’est guère surprenant qu’elle ait mobilisé dans ses stratégies internationales les mêmes institutions qui lui avaient permis de s’imposer et de consolider son pouvoir sur la sphère étatique nationale – en jouant précisément la triple carte de l’international, du savoir et de la construction du droit [26].

18Cette stratégie de mobilisation des ressources privées pour bâtir de l’État – ou plus exactement des substituts d’État – renferme en elle-même ses propres limites. Il ne faut pas en effet que cette construction étatique gagne suffisamment d’autonomie pour s’opposer aux intérêts privés qui en sont le fondement, ni qu’elle devienne un obstacle à la mobilité d’une élite de professionnels du secteur privé, qui tire l’essentiel de son pouvoir de sa multipositionnalité. De ce fait, on aboutit à une situation apparemment paradoxale, où ce sont des institutions financées et contrôlées par le secteur privé, comme les firmes juridiques, les écoles de droit ou les fondations philanthropiques, qui contrôlent une bonne part des investissements dans des savoirs et des pratiques d’État [27].

19La stratégie institutionnelle de ces notables du droit s’explique, en grande partie, par leur relation de dépendance vis-à-vis des « barons voleurs » auxquels ils doivent leur fortune. Ils se retrouvent dans la position classique des notaires royaux décrits par Kantorowicz [28] : pour préserver leur légitimité, ils doivent détourner une partie des ressources de leurs patrons pour investir dans du savoir, de l’intérêt général ou des valeurs universelles, afin de manifester publiquement leur distance, sinon leur neutralité à l’égard de ces intérêts privés [29]. Il leur faut convaincre leurs puissants protecteurs qu’il y va de leur propre intérêt sur le long terme et que le risque est minime, puisqu’ils gardent un droit de contrôle sur toute cette activité philanthropique. Pour réussir ce double jeu, ces mercenaires du capital (hired guns) peuvent s’appuyer sur leur capital familial et professionnel. Ces héritiers des gentlemen du droit selon Tocqueville ne sont-ils pas les mieux placés pour servir d’intermédiaires à ces entrepreneurs parvenus, tant pour les aider à lever des capitaux sur les places européennes que pour les guider ensuite dans leurs stratégies d’État, notamment à partir d’investissements dans les savoirs de gouvernement ? Tout naturellement, les dirigeants des premières grandes firmes juridiques continuent d’assister les capitaines d’industrie en concevant le montage juridico-fiscal des fondations philanthropiques, puis en siégeant au conseil d’administration de ces institutions pour faire prévaloir des intérêts de leurs clients qui tendent désormais à se confondre avec les leurs.

Une division du travail de domination

20Ces grandes fondations s’intègrent parfaitement dans la stratégie d’entrepreneur moral poursuivie par les patriciens du barreau de New York [30]. Pour tenter de préserver l’essentiel de leurs positions, ces grands notables investissent dans la formation professionnelle. Ils financent la construction de law schools, en encourageant les professeurs à devenir les gardiens non seulement de la science du droit, mais plus encore de sa moralité. Ils contribuent ainsi à reproduire une élite professionnelle qui s’appuie sur la double légitimité de la naissance et de l’autorité morale pour affirmer son leadership dans le champ des politiques d’État. C’est là précisément qu’interviennent les grandes fondations dont ils sont en grande partie les inspirateurs. Elles vont contribuer à construire les outils de cette stratégie réformiste, en structurant le champ des nouveaux savoirs de gouvernement qui sont en train d’émerger autour du droit. Les homologies sont nombreuses. Comme dans les law schools, cet investissement passe par l’importation de productions savantes européennes qui mobilisent et valorisent le capital symbolique de la fraction la plus cosmopolite de l’establishment de la côte Est. Plus généralement, comme les law firms, les fondations s’appuient sur le capital relationnel accumulé par cette élite professionnelle, tant dans le monde des affaires que dans celui de la politique ou du savoir. Surtout, elles consolident cette stratégie multipositionnelle en l’institutionnalisant. Ces structures servent à la fois de carrefour et de sas entre les pôles de pouvoir. Elles facilitent l’échange des faveurs et la mobilité des carrières, tout en leur donnant un aspect plus formalisé et donc plus légitime. Les law firms – et, à un moindre égard, les fondations – représentent ainsi l’épitomé de la stratégie de pouvoir des clercs du droit : elles leur permettent de regrouper sous un label unique la diversité des rôles – mercenaire, savant et entrepreneur moral – qui fait la force du champ juridique, et d’accumuler collectivement des formes antinomiques de capital qui assurent sa pérennité [31].

Mobilité des cerveaux et fuite des entrepreneurs moraux

L’extraordinaire essor du mouvement international des droits de l’homme à partir de la fin des années 1970 peut s’expliquer en partie par un phénomène de concordance entre la conjoncture politique des États-Unis et celle des principaux pays d’Amérique latine : la fraction réformiste du « Foreign Policy Establishment », mise à l’écart par l’offensive néolibérale, se mobilise, au nom des droits de l’homme, pour défendre les intellectuels d’État d’Amérique latine, pourchassés par des régimes militaires, eux-mêmes protégés par les néoconservateurs de Washington, au nom de l’anti-communisme [1].
Selon une logique qui se répète au Nord et au Sud, les théoriciens de Chicago et leurs disciples – les « Chicago boys » chiliens – mettent leur compétence au service de ces nouveaux venus dans le champ du pouvoir d’État que sont – à des degrés divers – Nixon, Reagan et Pinochet. La contre-révolution néolibérale est alimentée par une volonté de revanche de « parvenus », jusque-là exclus des positions de pouvoir par les héritiers d’une « bourgeoisie d’État ».
Pourtant, en dépit de ces similitudes, les effets sont profondément contrastés. Dans le champ du savoir et des politiques économiques, les frontières nationales s’estompent pour laisser la place à un marché international, dominé par les institutions nord-américaines, et partiellement ouvert aux élites périphériques. C’est ainsi que, pour établir leur légitimité savante, les responsables économiques d’Amérique latine ne peuvent plus se contenter d’un simple PhD délivré par les grandes universités nord-américaines ; il leur faut désormais y retourner régulièrement comme professeur invité, afin de réactualiser leur capital savant. Les campus de l’Ivy League sont ainsi en voie de devenir l’antichambre des institutions financières et des gouvernements nationaux des pays d’Amérique latine. Il n’est donc guère surprenant que le Washington consensus puisse se présenter désormais comme un nouvel universel. La « dollarisation » des économies va désormais de pair avec celle des nouveaux savoirs d’État, comme l’économie, la science politique ou le droit des affaires [2].
Par contre, la greffe nord-américaine ne prend guère dans le champ des droits de l’homme. Au contraire, le déséquilibre Nord-Sud s’accentue. Aux États-Unis, la notoriété des grandes ONG comme Amnesty ou Human Rights Watch ne fait que croître ; elles se professionnalisent, et leurs stratégies deviennent plus étroitement imbriquées dans le jeu des institutions d’État, nationales ou internationales. Au contraire, dans les pays d’Amérique latine, après avoir été au premier rang de la lutte contre les dictatures militaires, les organisations des droits de l’homme dépérissent d’autant plus vite qu’elles perdent à la fois leurs dirigeants et leurs financements [3]. Les enjeux politiques se sont déplacés avec la défaite des militaires, et les grandes fondations internationales ont modifié en conséquence leurs agendas prioritaires. De ce fait, les rares pionniers des droits de l’homme, qui ne se sont pas reconvertis dans des carrières d’État, n’ont guère d’autres choix, s’ils veulent poursuivre leur engagement militant, que de rejoindre les états-majors des ONG internationales, à proximité des lieux de pouvoir, comme Washington, Londres ou Genève. Quitte à contribuer ainsi à une fuite des entrepreneurs moraux, qui permet aux puissances hégémoniques de dominer le champ international de l’expertise d’État par une double maîtrise des technologies de pouvoir et des idéalismes qui peuvent servir de base – et de légitimité – à un nouvel universalisme.

21Les pratiques de ces institutions philanthropiques – et ce qu’elles contribuent à produire – s’inscrivent dans une division hiérarchisée du travail de domination dont elles sont elles-mêmes le produit. L’autonomisation des sciences sociales et la professionnalisation des pratiques administratives sont d’autant plus limitées qu’elles restent subordonnées à une double tutelle : celle des bailleurs de fonds et celle de la compétence juridique dont la reproduction fait encore une large part au capital familial. Si les grands notables du barreau s’emploient à étendre l’hégémonie du droit sur le champ des politiques publiques, ils veillent aussi à ce que les écoles et les professeurs de droit reconnaissent et homologuent tout le capital d’entregent et de relations sociales dont ils ont hérité [32]. La hiérarchie du droit continue ainsi à valoriser l’héritage moral – mais aussi les héritiers – des gentlemen du droit qui ont su redorer leur blason, en recyclant les fortunes des « barons voleurs ». Le corollaire de leur politique réformiste est une méritocratie très tempérée, qui conforte plus qu’elle ne remet en cause les privilèges de la naissance, notamment ceux qui sont l’apanage d’une bourgeoisie cosmopolite. Cette capacité à amalgamer capital social et capital savant [33] représente sans doute le principal atout de la formation juridique sur le marché des savoirs d’État, qui assure une reproduction – de plus en plus internationalisée – des dirigeants nationaux. C’est même une des raisons majeures pour lesquelles les instruments et le personnel juridiques jouent un rôle aussi déterminant dans la construction d’un marché global [34]. L’internationale du droit est un des piliers majeurs d’une internationale de l’establishment.

Universaliser le modèle américain d’un marché des ressources d’État

22La dimension internationale a toujours été une des composantes de la stratégie des fondations. Mais les circuits d’échange tendent à s’inverser avec l’essor du « modèle américain ». Surtout, ils s’accroissent considérablement à la faveur de la stratégie de guerre froide, où, parallèlement à la politique militaire de dissuasion, les fondations sont mobilisées pour mettre sur pied « une grande alliance des élites professionnelles réformistes », censée servir d’antidote au communisme. La continuité est totale : le même petit groupe social, constitué par les grands notables de Wall Street qui forment le noyau du foreign policy establishment, mobilise les institutions qu’il contrôle au service de la même stratégie – combinaison de réformisme éclairé et de méritocratie à dose homéopathique –, qui lui a si bien réussi pour s’imposer dans son espace national.

23Les fondations se prêtent admirablement à cette division du travail impérial. En effet, leur souplesse de fonctionnement, mais aussi leur diversité, leur permet de s’adapter aux impératifs stratégiques, en fonction du moment et des cibles visées. Ainsi, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tandis que ces notables cultivent leurs homologues au sein de l’internationale de l’establishment[35], la Fondation Ford s’emploie à préparer la relève. Elle façonne une nouvelle génération de dirigeants, en finançant la construction de nouvelles institutions savantes et l’émergence de nouveaux savoirs. Cette mission, qui s’inscrit dans le droit fil de la politique savante menée par les fondations dans l’espace américain, s’intègre parfaitement dans les projets hégémoniques du FPE. En effet, dans les États périphériques, la majorité des dirigeants restent très inscrits dans les réseaux d’influence européens où ils ont été formés. Avant de se reconvertir en « pères de l’indépendance nationale », les juristes politiciens constituaient le noyau de cette bourgeoisie compradore qui servait de relais au pouvoir colonial. Confrontés à des tensions sociales exacerbées par les inégalités et la guerre froide, ces notables nationalistes n’étaient guère disposés à jouer la carte du réformisme et d’une méritocratie modérés, conformément aux conseils de leurs mentors américains. La constitution de cette grande alliance des « amis de l’Amérique » doit donc être fabriquée de toutes pièces, en remodelant dans chaque espace national les filières internationales de reproduction des classes dirigeantes. La restructuration des champs nationaux du savoir est la clef qui permet, à terme, de remodeler l’internationale des dirigeants conformément aux objectifs politiques de la puissance hégémonique.

24La réussite d’un tel projet implique de nouer des alliances entre des exportateurs et des importateurs partageant – au moins provisoirement – des intérêts et des motivations similaires. Le succès ou l’échec sont donc, dans une large mesure, déterminés par le degré d’homologie qui existe, à une époque donnée, entre les luttes de pouvoir qui se jouent en parallèle dans la puissance hégémonique et dans les États périphériques [36].

Les nababs du droit

Bien peu d’indiens pouvaient se permettre de financer le long programme d’apprentissage pour les futurs barristers qui n’existait qu’en Grande-Bretagne. Les premières générations de juristes indiens se recrutaient essentiellement parmi les enfants ou les protégés des riches marchands parsi. Grâce à ce détour par la métropole, aussi prestigieux que peu exigeant du point de vue scolaire, les héritiers de haute caste rentraient en Inde transformés en English gentlemen.
La tradition coloniale exigeait que les gentlemen attorneys maintiennent le même train de vie fastueux que leur riche clientèle de riches marchands et de grands propriétaires. « Le prestige d’un lawyer dépend de son hospitalité, de ses bonnes manières et du cercle d’amis qu’il entretient » (S. Schmitthener, « A sketch of the development of the legal profession in India », Law & Society Review, 2 (3), 1968-1969, p. 348). Les nouvelles générations de barrister indiens ont profité à leur tour de ce monopole pour gagner des fortunes colossales qui leur valaient le surnom de « nababs du droit » Ainsi, dans les années 1880, alors qu’il était encore dans sa trentaine, Motilal Nehru « vivait comme un prince, dans un véritable palais et possédait les toutes premières voitures automobiles » (ibid. p. 370).
L’Indian National Congress, dont Motilal Nehru fut un des fondateurs et le leader de la fraction modérée, a été le principal support d’une stratégie de réformisme constitutionnel, conçue et conduite par des élites juridiques anglicisées. « Les leaders du parti du Congrès étaient parfaitement à l’aise avec la procédure parlementaire et les débats constitutionnels. Ils avaient confiance dans la tradition britannique de justice (…) Selon sa biographie, Motilal Nehru était un modéré, d’autant moins favorable aux thèses des extrémistes qu’il était convaincu qu’un avocat de talent pouvait aussi facilement se faire entendre à la tribune de l’opinion publique britannique que devant celle de la Allahabad High Court » (ibid. p. 378).

« Une terre d’opportunités »

« La moitié des gens qui travaillent dans la Silicon Valley ne sont pas nés aux États-Unis, et ces étrangers n’occupent pas seulement les postes les plus haut placés dans la hiérarchie. Ce sont des Chinois, des Indiens, des Européens qui considèrent toujours que les États-Unis sont la terre de toutes les opportunités. C’est une autre force de ce pays que d’offrir à tous ces gens talentueux des possibilités de promotion et d’épanouissement professionnel. De même les élites américaines ne sont pas mieux formées qu’en Europe, mais elles sont plus motivées car on leur assure des plans de carrière enthousiasmants.
Comme les immigrants, ces élites préfèrent donc rester aux États-Unis plutôt que d’aller faire profiter d’autres pays du savoir qu’elles ont acquis. »
Gary Becker, L’Expansion, novembre 2003 (propos recueillis par Isabelle Lesniak).
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UNE TRANSITION CONSTITUTIONNELLE ET MONDAINE. Jawaharlal Nehru plaisantant lors d’une cérémonie officielle, avec sa complice et amie intime, Lady Mountbatten, l’épouse du dernier vice-roi des Indes.

L’internationalisation comme travail d’universalisation

25Le marché de l’import-export symbolique doit une bonne part de son dynamisme aux affrontements dans les champs nationaux qui incitent les fractions dominées de la bourgeoisie d’État à chercher des appuis à l’extérieur, pour trouver des ressources à opposer à « l’internationale de l’establishment » dans laquelle s’inscrivent tout naturellement leurs adversaires. Cette stratégie d’alliances tactiques, qui concerne aussi bien les importateurs que les exportateurs, leur impose sa propre logique, dans la mesure où la construction de ces réseaux internationaux impose tout un travail de traduction et de médiation d’intérêts spécifiquement nationaux, pour faciliter cette mise en commun. L’internationalisation des luttes nationales contribue ainsi à susciter une dynamique d’universalisation.

26Ainsi, l’essor spectaculaire des droits de l’homme autour des années 1980 a été en grande partie alimenté (et plus précisément financé) par la compétition dans le champ du pouvoir d’État entre, d’un côté, la nouvelle droite conservatrice qui triomphe avec Reagan et, de l’autre, des fragments de l’élite libérale du Foreign Policy Establishment, qui mobilise les institutions qu’elle a fondées et dont elle garde le contrôle comme la Fondation Ford [voir encadré p. 23]. Exclue des centres du pouvoir de Washington, et donc menacée dans sa propre légitimité à incarner l’intérêt public, toute une fraction de l’establishment s’emploie à bâtir une sorte de contre-feu en finançant la restructuration de nouveaux lieux de mobilisation – les grandes ONG internationales qui incarnent la société civile contre l’État – tout en requalifiant des discours d’opposition en une nouvelle thématique de gouvernement : ainsi, la dénonciation des atteintes aux droits de l’homme devient la gouvernance et la défense de l’environnement se mue en développement durable. Comme les luttes d’influence dans le champ du pouvoir d’État mobilisent du capital savant, elles alimentent aussi tout un marché de concurrence qui se joue en termes de ressources et de raison d’État. Grâce à ces joutes internes pour le pouvoir, le nouvel impérialisme symbolique s’avance désormais sous les couleurs du progrès de la connaissance, du développement économique, des droits de l’homme, de la (bonne) gouvernance. Certes, chacune de ces thématiques recouvre des coalitions d’exportateurs aux intérêts bien spécifiques. Mais elles sont aussi le produit de tout un travail d’universalisation, afin de pouvoir mobiliser des ressources d’État, indispensables au succès de cette exportation symbolique. En retour, elles contribuent à réactualiser la légitimité de cette stratégie hégémonique. Comme le rappelle Bourdieu [37], « la référence à l’universel, au juste, est l’arme par excellence ».

Pour une sociologie du capital international

27Il est difficile, sinon carrément impossible, d’analyser simultanément tous ces jeux d’intérêts qui s’entrecroisent sur la scène internationale, sauf à recourir à des « concepts-valises », comme ceux de (dé)régulation ou de gouvernance, qui ont précisément pour objet de servir de drapeau à ces luttes, tout en les occultant. À l’inverse de ces discours très généraux sur la mondialisation, les articles regroupés dans ce numéro privilégient des analyses très descriptives, qui prennent pour objet des petits groupes d’agents et de pratiques qui contribuent à l’internationalisation des savoirs d’État.

28Ces articles ont comme ambition commune de fournir des informations, aussi précises que possible, sur les ressources sociales qui permettent à ces agents de se réclamer de l’universel, tout en jouant simultanément sur plusieurs espaces nationaux ou dans de multiples registres savants et/ou idéalistes. À cette fin, les encarts biographiques s’efforcent d’illustrer le poids de déterminations sociologiques d’autant plus difficiles à identifier que les découpages institutionnels ont précisément pour fonction de les occulter. Et elles sont encore plus difficiles à théoriser car elles sont irrecevables pour la plupart des discours savants qui font autorité dans l’espace des relations internationales. Pourtant, toutes ces informations sont au centre des conversations et des échanges informels qui structurent ces espaces. Mais les prendre au sérieux et en faire l’objet d’une sociologie, c’est courir le risque – bien réel – de voir ces analyses disqualifiées comme du simple commérage journalistique ou, pire encore, dénoncées comme de vulgaires théories de la conspiration. On comprend le dilemme pour des chercheurs d’autant plus proches de leur terrain d’enquête qu’ils y ont beaucoup investi, afin d’acquérir cette familiarité essentielle à une démarche socio-graphique ou anthropologique. De surcroît, cette autocensure fonctionne de manière insidieuse comme un autoaveuglement, car le choix de l’objet ne se fait pas au hasard. Souvent, le chercheur partage les mêmes engagements militants, la même formation disciplinaire ou la même culture nationale que ses sujets d’étude – qui, de surcroît, sont souvent aussi ses informateurs privilégiés.

29Ces entreprises de dévoilement sociologique conservent donc une petite part de non-dit, qui tient à leur objet mais aussi à la démarche microsociologique qui se heurte aux mêmes limites que toute approche monographique : elle risque d’apparaître comme partiale, du fait même qu’elle est partielle. En l’occurrence, le risque est accru par l’ampleur et la complexité de l’espace des relations internationales. C’est bien là le principal mérite d’une juxtaposition des objets et des terrains de recherche, comme le propose ce numéro. Comme tous ces travaux s’inscrivent dans des problématiques voisines, ils s’enrichissent de leur complémentarité, mais aussi de la pluralité des perspectives. Le rapprochement met en évidence les homologies, mais il souligne aussi les limitations spécifiques, voire les silences, qui tiennent aux relations des chercheurs à leur objet.

30Si la première série de textes porte sur les fondations philanthropiques, c’est que ces institutions occupent une place à la fois centrale et transversale dans l’espace des relations internationales. Elles sont incontestablement l’un des principaux dispositifs de la production et de la circulation internationale des savoirs d’État. Même si ces institutions philanthropiques acquièrent avec le temps une relative autonomie, comme le souligne Nicolas Guilhot, elles sont aussi conçues pour mettre en œuvre des projets académiques qui correspondent à des finalités définies par leurs fondateurs, afin de légitimer leurs stratégies de « parvenus » dans le champ du pouvoir. Financer la mise au point et la diffusion de nouveaux savoirs à des couches sociales ascendantes sert aussi à mobiliser la légitimité du champ savant pour imposer comme principes universels de formation des élites dirigeantes des principes conformes à leurs intérêts spécifiques.

31Le paradoxe d’une telle stratégie est qu’elle ne peut réussir qu’en échappant à ses fondateurs. D’abord parce que sa mise en œuvre conduit à valoriser une combinaison de capital savant, relationnel et cosmopolite, conçue et accumulée par les vieilles élites d’État que ces nouveaux venus prétendaient bousculer. D’ailleurs, l’intégration des héritiers des « barons voleurs » au sein de l’establishment n’est-elle pas la meilleure preuve de la réussite de cette stratégie de consolidation de fortunes acquises par ces aventuriers du capitalisme, à la faveur d’un coup de force [38] ? L’argent sale est lavé par son réinvestissement dans le savoir. Il est aussi, à cette occasion, réapproprié par les fractions de l’establishment les plus enclines à une stratégie novatrice ou méritocratique, fût-ce au prix d’une mésalliance. Les fondations deviennent ainsi des piliers de la reproduction des hiérarchies sociales qu’elles prétendaient remettre en cause. Tout rentre dans l’ordre. Mais cette banalisation ouvre en même temps les possibilités d’un renouvellement. De nouvelles générations de parvenus peuvent réinventer à leur compte cette machine de guerre contre l’establishment, qui est aussi le meilleur moyen de s’y intégrer, en lui apportant de nouvelles ressources et de nouvelles motivations.

32Les articles présentés dans ce numéro montrent comment ces processus d’aggiornamento s’intègrent dans une logique impériale : ce sont des immigrés comme Soros, ou des étrangers comme Di Tella, qui reprennent le flambeau des « barons voleurs » pour ouvrir de nouveaux territoires à des dispositifs philanthropiques à vocation hégémonique. Ces relais de l’impérialisme symbolique sont d’autant plus efficaces que la reconversion des affairistes en entrepreneurs moraux correspond parfaitement à leur trajectoire et à leurs positions, à la marge d’establishments qu’ils critiquent, tout en sacrifiant aux logiques savantes et cosmopolites par lesquelles ils se reproduisent.

33Parce qu’elles sont un objet de recherche tout à fait fascinant dans ses multiples dimensions, les fondations philanthropiques peuvent aussi servir de leurre. Certes, leur rôle est crucial, mais elles ne touchent pas pour autant au cœur des dispositifs de pouvoir. Ces institutions à double face s’inscrivent dans des hiérarchies sociales et professionnelles qui les cantonnent à des aspects bien spécifiques, et relativement subordonnés, de la reproduction de l’ordre social impérial. À cet égard, l’article de Pierre-Yves Saunier révèle que l’effacement, le désintéressement et la « discrétion agissante » des principaux protagonistes de l’internationalisation de la public administration sont sans doute moins la manifestation d’une vertu innée des apôtres de l’universel que la marque de leur position subordonnée à l’égard des grands lawyers de Wall Street, peu désireux de voir leur marge de manœuvre dans le champ de l’État limitée par une autonomisation trop rapide du savoir et des pratiques administratives. Dans la même logique, on peut se demander si les fondations, comme celle de Soros, sont effectivement en voie de restructurer le mode de reproduction des élites dirigeantes de la mondialisation, ou, plus prosaïquement, se contentent de former leurs collaborateurs, à la périphérie de l’empire, tout en leur faisant miroiter des possibilités d’influence ou de promotion.

34Lorsque les intérêts vitaux des grandes entreprises américaines sont en jeu, elles n’hésitent pas à recourir à des manœuvres qui relèvent davantage du coup de force politique que d’un « impérialisme de la manière douce » (soft imperialism). Ainsi, comme le montrent Drahos et Braithwaite, les dirigeants de Pfizer ont mobilisé des ressources de l’État américain, mais aussi celles d’institutions internationales comme l’OMC, pour remodeler tout le dispositif international de définition et de protection de la propriété intellectuelle en fonction de leurs intérêts spécifiques. Dans cette histoire exemplaire, la violence d’État est mise au service d’intérêts privés, pour faire pression sur les pays dont l’industrie des médicaments généralistes pourrait menacer les profits de Pfizer. On est très loin des idéaux de progrès et de développement, mis en avant dans les forums internationaux. Pourtant, c’est bien parce qu’ils ont su habiller leurs objectifs commerciaux dans un langage de généralité – celui de la protection de l’innovation comme facteur de progrès – que ces dirigeants ont réussi à transformer leur stratégie d’entreprise en stratégie d’État, puis en règle de droit international, grâce à l’appui apporté par leurs concurrents européens. L’intérêt de Pfizer se confond désormais avec celui des industries qui investissent dans la recherche scientifique, en la privatisant. Cependant, tout en gonflant les profits des multinationales de la pharmacie – et en accélérant la fuite des cerveaux au profit des grands laboratoires nord-américains – aux dépens des industriels et surtout des malades du tiers-monde, ce nouveau dispositif contribue aussi à ouvrir de nouvelles opportunités aux fondations. La Ford et ses réseaux ont apporté leur soutien aux militants des ONG qui ont réussi à faire reculer les multinationales dans les procès engagés en Afrique du Sud, avant de faire entériner ce modeste acquis lors des négociations de l’OMC à Doha. Et tout récemment, c’est la nouvelle Fondation Clinton qui vient de monter un partenariat avec des industriels indiens et sud-africains, pour faire baisser le prix des thérapies antisida [39], conformément à la tactique éprouvée dans laquelle le gentil flic et le méchant flic se renvoient la balle [40] – pour le plus grand profit de l’élite des law firms, dont les seniors conseillent les multinationales, tout en encourageant leurs cadets à accumuler de l’expertise et de la légitimité en offrant leurs services aux ONG.

35La position dominante des lawyers dans le champ du pouvoir nord-américain, comme sur le marché international du droit des affaires [41], explique pourquoi cet impérialisme s’avance sous le drapeau du droit. La stratégie consiste à étendre à l’ensemble du monde des règles du jeu que les professionnels nord-américains maîtrisent d’autant mieux qu’ils les ont conçues, en fonction des exigences et des besoins spécifiques de leur clientèle de grandes entreprises. C’est donc tout naturellement que ces offensives se déploient aussi aisément du terrain national à celui des institutions internationales. On y retrouve, particulièrement à l’OMC, les mêmes acteurs qui utilisent le même langage [42]. Et l’existence de nombreux relais permet, en règle générale, de minimiser le recours à des « canonnières symboliques », comme la fameuse section 301. Ainsi, lorsque les États-Unis ont adopté, dans le contexte de l’après-Watergate, une législation contre les pots-de-vin, afin de répondre à l’énorme scandale soulevé par l’affaire Lockheed, leurs entreprises n’ont pas ménagé leurs efforts pour imposer les mêmes contraintes à leurs concurrents étrangers. Mais, comme le montre Murielle Cœurdray, cette offensive commerciale se joue au nom de la transparence et de la lutte contre la corruption, en empruntant des circuits aussi divers – et complémentaires – que l’OCDE ou l’ONG Transparency International. Grâce à ce surcroît de légitimité, elle peut même s’offrir le luxe de recourir à des porte-parole qui manifestent leur distance avec l’entreprise hégémonique à laquelle ils contribuent, notamment en l’infléchissant quelque peu, afin de satisfaire certaines des exigences de leurs autres mandants et donner ainsi plus de crédibilité aux prétentions universalisantes de cette offensive commerciale sous le drapeau de la vertu.

36À force de les mettre en pratique pour prospérer à l’ombre du pouvoir, les clercs du droit ont réussi à institutionnaliser leurs stratégies de double jeu : la multiplicité des rôles s’inscrit dans la division hiérarchisée du travail juridique et la neutralité du droit permet aux praticiens de répondre aux attentes de leurs mandants, tout en gardant leurs distances. Ainsi, Sacriste et Vauchez décrivent un étonnant « jeu à facettes » dans lequel le même petit groupe de professeurs de droit joue « successivement ou concomitamment des rôles aussi divers que ceux de jurisconsulte de leur gouvernement, d’enseignant, d’expert international […] ou encore de juge à la Cour permanente de justice internationale ». Bien sûr, c’est au nom de « la paix par le droit » qu’ils construisent – avec l’aide de la Fondation Carnegie – des institutions savantes et des mécanismes juridiques qui leur permettent de prendre une relative autonomie à l’égard de leurs gouvernements respectifs. La promotion de leur expertise se fait au nom des valeurs universalistes dont ils se réclament. Ils en contrôlent l’offre, mais aussi la demande : leur autorité de porte-parole juridique des intérêts d’État leur permet d’alimenter eux-mêmes cette commande publique d’expertise en droit international.

37L’émergence d’un champ européen des droits de l’homme s’inscrit dans la continuité de cette genèse du droit international. La stratégie demeure identique, mais la faillite des idéaux pacifistes incite à inventer de nouvelles rhétoriques de l’universel, plus en phase avec le contexte politique international de l’après-guerre. Comme leurs prédécesseurs, ces nouveaux pères fondateurs sont des universitaires cosmopolites, soucieux de manifester leurs distances à l’égard de gouvernements nationaux dont dépend l’essentiel de leurs ressources. Les droits de l’homme relèvent donc d’abord de la rhétorique politique. Mais la construction juridique reste piégée dans les affrontements idéologiques de la guerre froide dont elle s’est nourrie. Et il faut attendre une génération ou presque pour que cet investissement doctrinal acquière la « force du droit [43] », en étant mobilisé dans des luttes professionnelles sur un terrain, pourtant soigneusement écarté par les pères fondateurs, celui des relations coloniales. La stratégie d’autonomisation a sa propre logique, qui peut produire des effets de boomerang. Ainsi, la Cour de Strasbourg, que les hiérarques nationaux considéraient volontiers comme un simple prolongement de leurs modèles juridiques respectifs, comme une sorte de vitrine internationale de leur excellence, sert aujourd’hui pour contester les traditions et les hiérarchies judiciaires des pays signataires. Ce jeu de renvois pourrait apparaître à première vue surprenant, si l’on ne tenait pas compte qu’il est aussi l’instrument et le produit de la vitalité de ce nouveau marché d’expertise juridique.

38Cette marge de manœuvre à l’égard des commanditaires nationaux représente un atout essentiel sur le marché de l’import-export de savoir et d’institutions d’État. Ce n’est donc guère surprenant si tous les experts, qui prétendent les concurrencer dans l’espace des relations entre États ont imité, avec plus ou moins de succès, ce savoir-faire du double jeu. Les courtiers de l’international sont donc tous, à des degrés divers, dans la posture de Mickey jouant au tennis : ils se renvoient la balle à eux-mêmes (voir infra, P.-Y. Saunier). Mais ils le font avec plus ou moins d’arrogance ou d’aisance, en fonction du degré d’autonomie et de structuration du champ international d’expertise auquel ils doivent leur légitimité.

39C’est sans doute ce qui fait la spécificité du cas exemplaire de collusion décrit par Wedel et Chandra. Lorsque des money doctors comme Sachs interviennent dans des pays d’Amérique latine [44], à l’image de la Bolivie étudiée par Franck Poupeau, ils peuvent s’appuyer sur toute une diaspora de Chicago boys, qui leur permet de pratiquer ce double jeu avec une parfaite légitimité, car il se transforme en jeu de miroir. De part et d’autre, les interlocuteurs parlent le même langage, mais les docteurs du FMI énoncent leur diagnostic au nom de la science, tandis que leurs disciples leur répondent au nom de leur propre État. Ils ont les mêmes outils, mais aussi les mêmes intérêts. Au Nord comme au Sud, la structure du champ de l’économie savante favorise la mobilité entre la théorie et la pratique, le public et le privé. Forte de sa légitimité scientifique, l’élite des économistes combine l’autorité d’État et les profits du consultant, directement impliqué dans la stratégie des grands groupes financiers. À cet égard, l’erreur du groupe des consultants de Harvard a sans doute été de vouloir brûler les étapes [45]. Après cinquante ans de guerre froide, il n’était pas évident de construire dans l’urgence toute la série des relais institutionnels qui facilitent un échange, aussi discret que fructueux et légitime, entre l’autorité savante et le capital financier.

The White Man’s Burden

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Le juge fédéral William Howard Taft (1857-1930) devient le premier gouverneur civil des Philippines avant d’être élu président des Etats-Unis, puis de terminer sa carrière comme Chief Justice de la Cour Suprême. Faisant siennes les convictions de Rudyard Kipling sur « The White Man’s Burden », Taft est l’un des principaux architectes d’une politique d’impérialisme moral dont les Philippines sont en quelque sorte le prototype : puisque la « grande masse du peuple philippin est ignorante, superstitieuse » et soumise à des « politiciens intriguants et sans scrupules (…) orientaux dans leur duplicité », il est convaincu que les États-Unis ont un « devoir sacré » de les américaniser, par une politique de benevolent assimilation qui renforce durablement (jusqu’à aujourd’hui) les privilèges d’une petite oligarchie de grands propriétaires dont le pouvoir repose sur leurs réseaux de clientèle et leur savoir-faire de juristes.

Les « protégés vertueux » de la CIA

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Cette photographie du président des Philippines Diosdado Macapagal (père de l’actuelle présidente) posant avec son « bienfaiteur », l’agent de la CIA, Joseph Burkholder Smith, à qui elle est dédicacée, illustre l’un des paradoxes de cet impérialisme moral dans lequel les institutions américaines travaillent à promouvoir des politiciens aussi bien disposés à l’égard des intérêts américains que pourvus d’une image de dirigeants moralistes comme Magsaysay (un autre « protégé » de la CIA) ou méritocratiques comme Macapagal, un fils de paysan devenu juriste dans un cabinet américain.

40Bien qu’il figure au premier rang des économistes qui s’intéressent aux questions de droit [46], Schleifer, l’un des principaux protagonistes de cette histoire, ne semble guère en avoir retenu la leçon en matière de division du travail symbolique. Au contraire, comme le montre Marie-Laure Djelic, le fondateur de McKinsey doit sans doute une bonne part du succès de son entreprise à sa formation de lawyer. Il saisit l’opportunité ouverte par la nouvelle législation bancaire du New Deal pour lancer un nouveau secteur d’activités, le conseil en management, qui va construire son autonomie et sa légitimité en transposant les recettes sur lesquelles repose la prospérité des grandes firmes juridiques : rationaliser et rentabiliser le modèle professionnel en lui imposant une logique industrielle, tout en renforçant sa légitimité par des investissements savants, qui permettent également d’élargir le recrutement à des nouveaux venus, dont les compétences et les fortes motivations de réussite se combinent parfaitement avec l’entregent des héritiers dont ils sont les collaborateurs. Dès l’après-guerre, les consultants prospèrent en se positionnant comme « missionnaires » d’un capitalisme « à l’américaine ». Leur implantation accompagne les investissements des multinationales américaines. Mais le véritable décollage international de cette industrie n’intervient que vers la fin des années 1980. Soit le temps nécessaire pour fabriquer une demande autonome dans les différents espaces nationaux. Pour susciter cette croyance dans les vertus du management, indispensable au bon fonctionnement de ce marché symbolique, il a fallu commencer par remodeler – avec l’aide de la Fondation Ford [47] – les écoles de commerce en business schools, afin de constituer le management à l’américaine comme un nouveau savoir, aussi hégémonique qu’étroitement imbriqué dans les modèles nationaux de reproduction de l’élite des affaires [48]. La logique de ce travail d’universalisation produit des effets jusque dans le champ du pouvoir nord-américain. Les Indiens ont ainsi fait une remarquable percée dans le champ américain du management – tant dans les plus cotées des business schools, qu’à la tête de firmes aussi emblématiques que McKinsey ou Citibank. La visibilité de ces réussites individuelles renforce l’attraction du marché professionnel américain, qui réussit à retenir plus des deux tiers des jeunes étrangers qui viennent y poursuivre des études universitaires. Même si cette intégration relève de l’effet de mirage, elle contribue néanmoins, comme on l’a vu à propos de Soros, à faire de ces cadres immigrés les agents les plus convaincus et les plus convaincants des vertus de cette entreprise hégémonique, qui tend à universaliser une structuration du champ du pouvoir d’État, modelée par l’histoire des luttes américaines.

41Même si elle reste limitée, cette capacité d’intégration ne doit pas être négligée. Car elle est une des grandes forces de ce nouvel impérialisme marchand. Elle est aussi profondément enracinée dans toute une idéologie d’émancipation et de progrès, qui trouve ses origines dans l’histoire coloniale des États-Unis, avant d’être relayée par le discours des institutions savantes les plus prestigieuses. Elle est donc au cœur de ces processus de mondialisation dont on ne peut faire la sociologie sans s’interroger au préalable sur ce qui en constitue l’un des principaux moteurs : la force d’attraction des grands campus nord-américains qui accélère l’internationalisation et l’unification du champ de formation des élites dirigeantes nationales. Cette dynamique savante de la mondialisation explique du même coup certains de ses aspects paradoxaux : notamment le double jeu de ces héritiers cosmopolites des bourgeoisies d’État périphériques, dont l’immersion dans ces campus élitistes facilite la reconversion en entrepreneurs d’une modernité démocratique qui se joue des frontières et se targue même de méritocratie ; mais aussi plus généralement l’ambiguïté de ces dispositifs hégémoniques où la globalisation des marchés s’accompagne d’une universalisation des formes américaines de l’idéalisme civique… jusque dans les stratégies dont s’inspirent quelques-uns des principaux courants de l’altermondialisation.

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, « Décrire et prescrire. Note sur les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 69-73.
  • [2]
    Yves Dezalay et Bryant Garth, Global Prescriptions : The Production, Exportation and Importation of a New Legal Orthodoxy, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2002.
  • [3]
    Peter Haas, Saving the Mediterranean, New York, Columbia University Press, 1990.
  • [4]
    Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; P. Dauvin et J. Siméant, Le Travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences-Po, 2002.
  • [5]
    Manuel Castells, The Power of Identity, Oxford, Blackwell, 1997 ; Robert O’Brien, Anne-Marie Goetz, Jan Scholte et Marc Williams, « Complex Multilateralism : The Global Economic Institution-Global Social Movement Nexus », ronéo présenté au Global Economic Institutions and Global Social Movements Workshop, 26 février 1998 ; Pat Canaan et Nancy Reichman, Ozone Connections : Expert Networks in Global Environmental Governance, Sheffield, Greenleaf, 2002.
  • [6]
    Comme le font remarquer Janine Wedel et Siddharth Chandra (cf. infra), on pourrait s’étonner que l’abondante littérature sur la mondialisation ne traite guère des pratiques de tous ces experts internationaux dont le rôle est déterminant dans le fonctionnement des circuits d’échanges symboliques internationaux. Ce silence relève d’un souci de discrétion envers des agents qui sont souvent aussi des collègues ou des informateurs. Plus fondamentalement, la complexité des stratégies de ces praticiens qui jouent en permanence de leur multipositionnalité risquerait de bousculer le bel ordonnancement des catégories savantes sur lesquels reposent ces discours prescriptifs : ces pionniers, qui opèrent dans un espace peu réglementé, façonnent en effet des institutions ad hoc au gré de leurs stratégies de double jeu.
  • [7]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notable du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, 2002. On pourrait faire la même démonstration pour l’Asie (Y. Dezalay et B. Garth, « La construction juridique d’une politique de notable. Le double jeu des praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », Génèses, 45, décembre 2001, p. 69-90, p. 74 et note 9) ou le Moyen-Orient (Y. Dezalay et B. Garth, Dealing in Virtue : International Commercial Arbitration and the Emergence of a New International Legal Order, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 221). Pour les pays européens, voir Nikos Panayatopoulos, « Les “grandes écoles” d’un petit pays. Les études à l’étranger : le cas de la Grèce », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 77-91.
  • [8]
    Bertrand Badie, L’État importé, Paris, Fayard, 1993.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, conclusion d’un colloque sur « L’internationalisation et la formation des cadres dirigeants » (Monique de Saint Martin et Mihai D. Gheorghiu (éds), Les Institutions de formation des cadres dirigeants, Paris, MSH, 1992, p. 281-283).
  • [10]
    Ainsi, les membres des comités d’entreprise européens doivent gérer le ressentiment sous-jacent des militants locaux à l’égard de ce qui pourrait apparaître comme du « tourisme syndical ». Voir Anne-Catherine Wagner, à paraître.
  • [11]
    Par exemple, Susan George et Fabrizio Sabelli, Faith and Credit : The World Bank’s Secular Empire, Londres, Penguin, 1994.
  • [12]
    M. Keck et K. Sikkink, op. cit., 1998.
  • [13]
    P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 8.
  • [14]
    Bien évidemment, il ne s’agit pas d’oublier pour autant l’importance de la suprématie militaire, non plus que la domination économique ou financière (Y. Dezalay, « Des notables aux conglomérats d’expertise : esquisse d’une sociologie du “big bang” juridico-financier », Revue d’économie financière, 25, 1993, p. 23-38), mais simplement de souligner que ces formes de domination directe impliquent aussi tout un investissement humain qui facilite et stabilise la mise en place d’une relation de type hégémonique. Y compris à travers la formation des élites militaires. Ainsi, dans un pays comme la Corée du Sud, la plupart des membres de la haute hiérarchie militaire ont bénéficié d’une formation aux États-Unis (Kim Seong-Hyon, « La diplomatie économique autour du contrat du TGV coréen : une sociologie du grand contrat international », thèse, EHESS, 2003).
  • [15]
    À cet égard, il est significatif que la grande majorité des analyses sur la globalisation émane du monde nord-américain (Y. Dezalay et B. Garth, Global Prescriptions, op. cit., 2002).
  • [16]
    Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940, Paris, Seuil, 2001.
  • [17]
    Benoit de l’Estoile, Federico Neiburg et Lygia Sigaud, « Savoirs anthropologiques, administration des populations et construction de l’État », Revue de synthèse, 3-4, juillet-décembre 2000.
  • [18]
    Y. Dezalay et B. Garth, « La construction juridique d’une politique de notables. Le double jeu des praticiens du barreau indien sur le marché de la vertu civique », Genèses, 45, décembre 2001, p. 69-90.
  • [19]
    Rajiv Dhavan, « Judges and Indian Democracy : The lesser Evil ? », in Francine Frankel, Transforming India, Social and Political Dynamics of Democraty, New Delhi, Oxford University Press, 2000.
  • [20]
    Joseph Love, Crafting the Third World, Theorizing Underdevelopment in Rumania and Brazil, Stanford, Stanford University Press, 1996.
  • [21]
    Steve Weissman, The Trojan Horse, A Radical Look at Foreign Aid, San Francisco, Rampart Press, 1974 ; Paul Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from the 1890s to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994.
  • [22]
    Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, 1998, p. 109-118.
  • [23]
    John P. Heinz, Edward Laumann, Robert Nelson et Robert Salisbury, The Hollow Core, Private Interests in National Policy Making, Cambridge, Harvard University Press, 1993.
  • [24]
    Walter Isaacson et Evan Thomas, The Wise Men, New York, Simon & Schuster, 1986 ; Kai Bird, The Chairman : John McCloy, the Making of the American Establishment, New York, Simon & Schuster, 1992 ; James A. Bill, George Ball, Behind the Scene in US Foreign Policy, New Haven, Yale University Press, 1997.
  • [25]
    Stanley Karnow, In our Image, New York, Random House, 1989 ; Peter W. Stanley (éd.), Reappraising an Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1984.
  • [26]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.
  • [27]
    Grâce à cette institutionnalisation d’un marché des compétences d’État, l’affaiblissement des positions du FPE après la débâcle vietnamienne ne bouleverse pas fondamentalement la structure du champ du pouvoir américain. Car l’ampleur des ressources nécessaires pour mettre en œuvre des stratégies d’État les réserve de fait à un petit noyau de grands opérateurs, certes plus diversifiés idéologiquement et socialement, tout en ayant recours aux mêmes types d’institutions – comme les fondations et les think tanks – pour faire le lien entre le public et le privé. De surcroît, même s’il a perdu son quasi-monopole sur les institutions d’État américaines, le FPE a pu reconvertir une partie de ce pouvoir en investissant dans des institutions, comme la Trilatérale, qui reproduisent la même stratégie d’État dans l’espace international.
  • [28]
    Ernst Kantorowicz, « Kingship Under the Impact of Scientific Jurisprudence », in Marshall Clagett, Gaines Post et Robert Reynolds (éds), Twelfth-Century Europe and the Foundations of Modern Society, Madison, University of Wisconsin Press, 1961.
  • [29]
    Robert Gordon (dans « The Ideal and the Actual in the Law : Fantasies and Practices of New York City Lawyers, 1870-1910 », in Gérard Gawalt (éd.), The New High Priests : Lawyers in Post Civil War America, Westport, Greenwood Press, 1984) décrit le comportement quasi schizophrénique des grands praticiens de Wall Street qui, au début du xxe siècle, consacraient beaucoup d’efforts à construire des dispositifs de régulation comme l’antitrust, qu’ils s’employaient ensuite à détourner pour le compte de leurs clients. Il est vrai que la sévérité de ces dispositifs judiciaires les rendait indispensables à des financiers aussi peu scrupuleux que toujours tentés de les réduire à la condition de mercenaires.
  • [30]
    Michael Powell, From Patrician to Professional Elite : The Transformation of the New York City Bar Association, New York, Russell Sage Foundation, 1988.
  • [31]
    Y. Dezalay, Marchands de droit : L’expansion du « modèle américain » et la construction d’un ordre juridique transnational, Paris, Fayard, 1992.
  • [32]
    Tant par leurs contributions au budget de ces écoles, qui leur valent de siéger dans les comités de direction, que par des moyens de pression aussi efficaces que discrets, comme les stratégies de recrutement ou le marché très rémunérateur des consultations…
  • [33]
    Victor Karady, « Une nation de juristes. Des usages sociaux de la formation juridique dans la Hongrie d’Ancien Régime », Actes de la recherche en sciences sociales, 86-87, 1991, p. 106-124.
  • [34]
    Cf. infra les articles de Peter Drahos et John Braithwaite, et de Murielle Coeurdray.
  • [35]
    Notamment dans le cadre de l’International Commission of Jurists (Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.) ou encore les réseaux transatlantiques, qui fonctionnent en étroite symbiose avec les grandes firmes de Wall Street comme la Commission trilatérale (Stephen Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge University Press, 1990), le très sélect Bilderberg Group (K. Bird, op. cit., 1992, p. 471) ou l’American Committee on United Europe (Antonin Cohen, « Anatomie d’une utopie juridique. Éléments pour une sociologie historique du fédéralisme européen : la Constitution », Communication au colloque du CURAPP sur la portée sociale du droit, Amiens, 14 novembre 2002).
  • [36]
    Il conviendrait de nuancer cette proposition pour tenir compte du degré d’autonomie de ces États périphériques, qui conditionnent leur capacité à réinterpréter ces exportations hégémoniques en fonction de leur propre histoire. Voir à ce sujet Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit.
  • [37]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 242.
  • [38]
    Digby E. Baltzell, The Protestant Establishment, Aristocracy and Caste in America, New Haven, Yale University Press, 1964.
  • [39]
    Le Monde, 25 octobre 2003.
  • [40]
    Peter Drahos et John Braithwaite, Global Business Regulation, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 205. Nous en avons décrit un exemple encore plus flagrant à propos du Chili. Ainsi, lorsqu’ils étaient pourchassés par les sbires de Pinochet, avec l’appui de la CIA, les jeunes intellectuels, jusque-là très antiaméricains, n’hésitaient guère avant d’accepter les financements de la Fondation Ford – et la protection symbolique que cela représentait. Le paradoxe est encore plus frappant lorsqu’on réalise que ces deux institutions, qui s’opposaient au Chili par protégés interposés, avaient connu jusque-là des histoires assez voisines, dans la mouvance du foreign policy establishment auquel appartenait leur personnel dirigeant. Ainsi, un des piliers de cet establishment, McGeorge Bundy se trouvait à la tête de la Ford, pendant que son frère William était un des officiers les plus gradés de la CIA (K. Bird, op. cit., 1998 ; Y. Dezalay et B. Garth, op. cit., 2002, p. 258, note 11).
  • [41]
    Y. Dezalay, op. cit., 1992.
  • [42]
    Greg Shaffer, « The Law-in-Action of International Trade Litigation in the United States and Europe : The Melding of the Public and the Private », working paper, University of Wisconsin Law School, mai 2000.
  • [43]
    P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
  • [44]
    P. Drake (éd.), op. cit., 1994 ; Catherine M. Conaghan, « Reconsidering Jeffrey Sachs and the Bolivian Economic Experiment », in P. Drake (éd.), Money Doctors, Foreign Debts and Economic Reforms in Latin America : from the 1890s to the Present, Wilmington, Jaguar Books, 1994.
  • [45]
    Jacques Sapir, Les Économistes contre la démocratie, pouvoir, mondialisation et démocratie, Paris, Albin Michel, 2002, p. 42.
  • [46]
    Y. Dezalay et B. Garth, La Mondialisation des guerres de palais, op. cit., 2002, p. 262.
  • [47]
    Giuliana Gemelli (éd.), The Ford Foundation and Europe (1950’s-1970’s) : Cross-fertilization of Learning in Social Science and Management, Bruxelles, European Inter University Press, 1998.
  • [48]
    Gilles Lazuech, « Le processus d’internationalisation des grandes écoles françaises », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 66-76.

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