Couverture de ARSS_150

Article de revue

L'objectivation participante

Pages 43 à 58

Notes

  • [1]
    Clifford Geertz, Works and Lives: the Anthropologist as Author, Stanford, University Press, 1988.
  • [2]
    George E. Marcus et Michael M. Fischer, Anthropology as Cultural Critique, Chicago, University Press, 1986.
  • [3]
    Renato Rosaldo, Culture and Truth : the Remaking of Social Analysis, Boston, Beacon Press, 1989.
  • [4]
    James Clifford et George E. Marcus (éds), Writing Culture: the Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
  • [5]
    Steve Woolgar, «Reflexivity is the Ethnographer of the Text », in S. Woolgar, Knowledge and Reflexivity: New Frontiers in the Sociology of Knowledge, Londres, Sage, 1988, p.14-34.
  • [6]
    Akhil Gupta et James Ferguson (éds), Anthropological Locations : Boundaries and Grounds of a Field Science, Berkeley, University of California Press, 1997.
  • [7]
    Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, Londres, Heinemann, 1971.
  • [8]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir (Cours et travaux), 2001.
  • [9]
    Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1986.
  • [10]
    P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
  • [11]
    Charles Soulié, « L’anatomie du goût philosophique », Actes de la recherche en sciences sociales, 109, octobre 1995, p.3-21.
  • [12]
    David Garnett, Lady into Fox and A Man in the Zoo, Londres, Chatto $$$ Windus, 1960, p.111.
  • [13]
    Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification : contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année sociologique, 6, 1903, p.1-72.
  • [14]
    Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  • [15]
    Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France (introduction de Maurice Halbwachs), Paris, PUF, 1990.
  • [16]
    P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972; Paris, Seuil, coll. « Points», 2000.
  • [17]
    Ludwig Wittgenstein, Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, Paris, L’Âge d’Homme, 1982.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    P. Bourdieu, «The Scholastic Point of View», Cultural Anthropology, 5, 1990, p.380-391.
  • [21]
    John L. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford, University Press, 1962, p.3-4.
  • [22]
    P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Études rurales, 5-6, avrilseptembre 1962, p.32-136.
  • [23]
    P. Bourdieu, « De la règle aux stratégies » (entretien avec Pierre Lamaison), Terrains, 4, mars 1985, p.93-100.
  • [24]
    P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p.3-12.
  • [25]
    P. Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État: un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 118, juin 1997, p.55-68.
  • [26]
    Virginia Woolf, La Promenade au phare (traduction de Maurice Lanoire), Paris, LGF, 1983.
  • [27]
    P. Bourdieu, « Les rites d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, juin 1982, p.58-63 ; « Comprendre », in P. Bourdieu et al., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p.903-939.
  • [28]
    P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op. cit.
  • [29]
    P. Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002.

1Participant Objectivation (discours prononcé le 6 décembre 2000 lors de la remise de la Huxley Memorial Medal for 2000, au Royal Anthropological Institute de Londres), The Journal of the Royal Anthropological Institute, 9-2, juin 2003, p. 281-294.

2Je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux, fier et honoré de recevoir une marque de reconnaissance aussi prestigieuse que la Huxley Medal et d’entrer dans cette sorte de Panthéon de l’anthropologie que constitue la liste des récipiendaires antérieurs. Je voudrais, en m’autorisant de l’autorité que vous me conférez ainsi, essayer, un peu à la façon d’un vieux sorcier qui transmettrait ses secrets, de livrer une technique, une méthode ou, plus modestement, un «procédé » qui m’a beaucoup servi tout au long de mon expérience de chercheur, à savoir ce que j’appelle objectivation participante. Je dis bien objectivation et non observation participante, comme on a coutume de dire. L’observation participante désigne, il me semble, la conduite d’un ethnologue qui s’immerge dans un univers social étranger pour y observer une activité, un rituel, une cérémonie, et, dans l’idéal, tout en y participant. On insiste souvent sur la difficulté d’une telle posture, qui suppose une sorte de dédoublement, difficile à tenir, de la conscience. Comment être à la fois sujet et objet, celui qui agit et celui qui, en quelque sorte, se regarde agir ? Ce qui est sûr, c’est qu’on a raison de mettre en doute la possibilité de participer vraiment à des pratiques étrangères, inscrites dans la tradition d’une autre société, et supposant, à ce titre, un autre apprentissage, différent de celui dont l’observateur et ses dispositions sont le produit, donc une tout autre manière d’être et de vivre les expériences auxquelles il entend participer.

3Par objectivation participante, j’entends l’objectivation du sujet de l’objectivation, du sujet analysant, bref, du chercheur lui-même. Ce qui pourrait faire croire que je me réfère à cette pratique qui a été mise à la mode, il y a quelques années, par certains anthropologues, notamment outre-Atlantique : celle qui consiste à s’observer observant, à observer l’observateur dans son travail d’observation ou de transcription de ses observations, dans et par un retour sur l’expérience du terrain, sur le rapport aux informateurs et, last but not least, sur le récit de toutes ces expériences, qui conduit, bien souvent, à la conclusion, assez désespérante, que tout cela n’est jamais en définitive que discours, texte, ou, pire, prétexte à texte.

4On voit que je n’ai guère de sympathie pour le « diary disease », comme dit Clifford Geertz [1], après Roland Barthes, explosion de narcissisme frôlant parfois l’exhibitionnisme, qui a succédé à de longues années de refoulement positiviste : la réflexivité telle que je la conçois n’a pas grand-chose de commun avec la « réflexivité textuelle » et avec toutes les considérations faussement sophistiquées sur le «processus herméneutique de l’interprétation culturelle » et la construction de la réalité à travers l’enregistrement ethnographique. Elle s’oppose même en tout point à une observation naïve de l’observateur qui, comme chez Marcus et Fisher [2] ou Rosaldo [3], ou même chez Geertz, tend à substituer les délices faciles de l’exploration de soi à la confrontation avec les réalités rugueuses du terrain. Cette dénonciation faussement radicale de l’écriture ethnographique comme « poétique et politique », selon le titre de Clifford et Marcus [4], conduit inévitablement au « scepticisme interprétatif » dont parle Woolgar [5], si ce n’est à un arrêt grinçant de l’entreprise anthropologique évoqué par Gupta et Ferguson [6].

5Mais il ne suffit pas non plus d’expliciter « l’expérience vécue » du sujet connaissant, comme le veut Alvin Gouldner [7], c’est-à-dire les particularités biographiques du chercheur ou le Zeitgeist qui inspire son travail (comme le même Gouldner parlant de Talcott Parsons dans The Coming Crisis of Western Sociology), ou encore, comme l’ethnométhodologie, de mettre au jour les folk theories que les agents investissent dans leurs pratiques. En effet, outre que la science ne peut se réduire à l’enregistrement et à l’analyse des «prénotions» (au sens de Durkheim) que les agents sociaux engagent dans la construction de la réalité sociale, elle ne doit pas ignorer les conditions sociales de la production de ces pré-constructions et des agents sociaux qui les produisent.

6Bref, on n’a pas à choisir entre l’observation participante, immersion nécessairement fictive dans un milieu étranger, et l’objectivisme du « regard éloigné» d’un observateur qui reste aussi distant de lui-même que de son objet. L’objectivation participante se donne pour objet d’explorer, non « l’expérience vécue » du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l’acte d’objectivation. Elle vise à une objectivation du rapport subjectif à l’objet qui, loin d’aboutir à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l’objectivité scientifique [8].

7Ce qu’il s’agit d’objectiver, en effet, ce n’est pas l’anthropologue faisant l’analyse anthropologique d’un monde étranger, mais le monde social qui a fait l’anthropologue et l’anthropologie consciente ou inconsciente qu’il engage dans sa pratique anthropologique; pas seulement son milieu d’origine, sa position et sa trajectoire dans l’espace social, son appartenance et ses adhésions sociales et religieuses, son âge, son sexe, sa nationalité, etc., mais aussi et surtout sa position particulière dans le microcosme des anthropologues. Il est en effet scientifiquement attesté que ses choix scientifiques les plus décisifs (sujet, méthode, théorie, etc.) dépendent très étroitement de la position qu’il occupe dans son univers professionnel, dans ce que j’appelle le champ anthropologique, avec ses traditions et ses particularismes nationaux, ses habitudes de pensée, ses problématiques obligées, ses croyances et ses évidences partagées, ses rituels, ses valeurs et ses consécrations, ses contraintes en matière de publication des résultats, ses censures spécifiques, et, du même coup, les biais inscrits dans la structure organisationnelle de la discipline, c’est-à-dire dans l’histoire collective de la spécialité, et tous les présupposés inconscients inhérents aux catégories (nationales) de l’entendement savant.

8Les propriétés que découvre cette analyse réflexive, en tout opposée à un retour intimiste et complaisant sur la personne singulière et privée de l’anthropologue, n’ont rien de singulier et moins encore d’extraordinaire et, comme elles sont communes, pour une bonne part, à des catégories entières de chercheurs (comme le fait d’être sorti de telle ou telle école ou de telle ou telle université), elles sont peu « excitantes » pour la curiosité naïve. (On peut parler ici comme Wittgenstein: «Ce que nous fournissons, ce sont à proprement parler des remarques concernant l’histoire naturelle de l’homme; non pas, cependant, des contributions relevant de la curiosité, mais des contributions sur lesquelles personne n’a jamais eu de doute et qui n’échappent à la conscience que parce qu’elles sont en permanence devant nos yeux » – Investigations philosophiques[9]). Et surtout le fait de les découvrir et de les rendre publiques apparaît souvent comme une transgression sacrilège en ce qu’il met en question la représentation charismatique qu’ont souvent d’eux-mêmes les producteurs culturels et leur propension à se penser comme libres de toute détermination sociale.

9C’est ainsi que Homo academicus[10] est sans doute, parmi tous mes livres, le plus sulfureux, le plus controversial, en dépit de son souci extrême d’objectivité : en effet, il objective ceux qui d’ordinaire objectivent; il dévoile, et divulgue, par une transgression qui prend des airs de trahison, les structures objectives d’un microcosme social dont le chercheur fait lui-même partie, c’est-à-dire les structures de l’espace des positions qui déterminent les prises de position universitaires et politiques des professeurs de l’université de Paris, celles par exemple qui opposent, à l’époque de l’enquête, Roland Barthes et Raymond Picard, c’est-à-dire, à travers leurs personnes, une «sémiologie littéraire» perçue comme d’avant-garde et une histoire littéraire traditionnelle, à la manière de Lanson. Et l’on peut même pousser un peu plus loin la violence de l’objectivation participante, avec un de mes élèves, Charles Soulié [11], qui a montré par exemple que les sujets de recherche (mémoires, thèses de doctorat, etc.) de philosophie et de sociologie (et sans doute aussi d’anthropologie) sont statistiquement liés à l’origine et à la trajectoire sociales, au genre et surtout à la trajectoire scolaire. Ce qui signifie que nos choix en apparence les plus personnels, les plus intimes, et, par là, les plus chers, celui de notre discipline, de nos sujets de prédilection (par exemple l’anthropologie économique ou l’étude de la parenté, l’Afrique ou l’Europe de l’Est), de nos orientations théoriques et méthodologiques, trouvent leur principe dans des dispositions socialement constituées où s’expriment encore, sous une forme plus ou moins transfigurée, des propriétés banalement sociales, tristement impersonnelles.

10On voit que, en parlant d’objectivation participante, je suis passé sans en avoir l’air de l’anthropologie à la sociologie, et, plus précisément, à la sociologie de l’institution académique telle que je l’ai pratiquée dans Homo academicus. Ai-je besoin de dire en effet que l’université française n’est, en ce cas, que l’objet apparent, et que ce qu’il s’agit d’appréhender vraiment, c’est le sujet même de l’objectivation – moi-même en l’occurrence –, sa position dans cet espace social relativement autonome qu’est le monde académique, avec ses lois propres, irréductibles à celles du monde environnant, son point de vue singulier ? Mais on oublie ou on ignore trop souvent qu’un point de vue n’est, en toute rigueur, qu’une vue prise à partir d’un point qui ne peut se révéler en tant que tel, et livrer sa vérité de point de vue, et de point de vue particulier, irréductible à un autre, et, à la limite, unique, que si on est capable, paradoxalement, de reconstruire l’espace, entendu comme ensemble de points coexistants (comme dirait à peu près Strawson), dans lequel il est inséré.

11Et pour faire sentir ce qu’a d’insolite, sous les apparences de la banalité, le renversement qui consiste à prendre un point de vue sur son propre point de vue, et, par conséquent, sur l’ensemble des points de vue par rapport auxquels il se définit comme point de vue, je voudrais simplement évoquer ici une nouvelle de David Garnett, A Man in the Zoo[12], à laquelle j’ai souvent pensé à propos de la démarche que j’ai suivie dans Homo academicus : comme vous le savez, elle raconte l’histoire d’un jeune homme qui se brouille avec sa petite amie au cours d’une visite dans un zoo et qui, désespéré, écrit au directeur du zoo pour lui proposer un mammifère qui manque à sa collection, l’homme, c’est-à-dire lui-même. On le met dans une cage, à côté du chimpanzé, avec une étiquette disant : «Homo Sapiens. Homme. Ce spécimen, né en Écosse, a été offert par John Cromantie, Esquire. Les visiteurs sont priés de ne pas irriter l’Homme par des remarques personnelles. » J’aurais dû mettre un pareil avertissement dans mon Homo academicus, pour m’éviter au moins quelques-unes des «remarques personnelles », pas toujours très sympathiques, qu’il m’a valu…

12La réflexivité à laquelle conduit l’objectivation participante n’est pas du tout, on le voit, celle que pratiquent d’ordinaire les anthropologues «postmodernes » ou même la philosophie et certaines formes de phénoménologie. Appliquant au sujet connaissant les instruments d’objectivation les plus brutalement objectivistes que fournissent l’anthropologie et la sociologie, et en particulier l’analyse statistique (tacitement exclue de la panoplie des armes anthropologiques), elle vise, comme je l’ai déjà dit, à saisir tout ce que la pensée de l’anthropologue (ou du sociologue) peut devoir au fait qu’il est inséré dans un champ scientifique national, avec ses traditions, habitudes de pensée, problématiques, évidences partagées, etc., et au fait qu’il y occupe une position particulière (celle du nouvel entrant qui doit faire ses preuves ou celle du maître consacré, etc.), avec des « intérêts » d’un type particulier qui peuvent orienter inconsciemment ses choix scientifiques (de discipline, méthode, objet, etc.).

13Bref, l’objectivation scientifique n’est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui l’opère et les intérêts qu’il peut avoir à l’objectivation (notamment quand il objective son propre univers), mais aussi l’inconscient historique qu’il engage inévitablement dans son travail. Par inconscient (ou transcendantal) historique ou, plus précisément, académique, il faut entendre l’ensemble des structures cognitives qui est imputable aux expériences proprement scolaires, et qui est donc en grande partie commun à l’ensemble des produits d’un même système scolaire – national – ou, sous une forme spécifiée, à tous les membres d’une même discipline à un moment donné. Il est ce qui fait que, par-delà les différences, liées notamment aux disciplines, et en dépit des concurrences, l’ensemble des produits d’un même système scolaire national présentent un ensemble de dispositions communes, souvent imputées à un «caractère national », qui font qu’ils peuvent s’entendre à demi-mot, et que beaucoup de choses vont sans dire pour eux, qui ne sont pas les moins essentielles, comme ce qui, à un moment donné du temps, mérite ou ne mérite pas discussion, ce qui est important et intéressant (un «beau sujet» ou, au contraire, une idée ou un thème « banal » ou « trivial»).

14Se donner pour projet d’explorer cet inconscient (ou transcendantal) académique, ce n’est pas autre chose que retourner en quelque sorte l’anthropologie contre elle-même et engager dans l’analyse réflexive des anthropologues par eux-mêmes les découvertes théoriques et méthodologiques les plus remarquables de l’anthropologie. J’ai toujours regretté que les responsables des plus extraordinaires progrès de l’anthropologie cognitive – je pense à Durkheim et Mauss [13] analysant les « formes primitives de classification », ou à Lévi-Strauss [14] démontant les mécanismes de la «pensée sauvage» – n’aient jamais ou presque – si l’on excepte L’Évolution pédagogique en France[15] et quelques remarques programmatiques de Maurice Halbwachs – appliqué à leur propre univers certains des acquis scientifiques qu’ils avaient apportés à propos de sociétés éloignées dans l’espace et dans le temps. Comme j’ai cité Durkheim et Mauss, j’en profite pour rappeler qu’ils visaient explicitement à mettre en œuvre dans leur recherche le programme kantien de connaissance de la connaissance que j’ai moi-même évoqué en parlant de « transcendantal académique », et ce rappel me paraît d’autant plus utile, ou nécessaire, que, parmi les nombreux obstacles à la compréhension entre les anthropologues et les sociologues «continentaux» et leurs collègues anglo-saxons, un des plus redoutables me paraît être, sur ce point précis, l’écart entre les «programmes» de recherche que les uns et les autres doivent à leur immersion dans des traditions académiques, et philosophiques, très profondément différentes et à l’inconscient – ou transcendantal – académique qu’ils ont ainsi acquis.

15C’est un tel programme d’anthropologie cognitive réflexive que j’ai tenté de réaliser en essayant par exemple d’objectiver les « catégories de l’entendement professoral » (français contemporain), à partir d’un corpus composé des fiches sur lesquelles un professeur de français dans un grand lycée enregistrait les notes et les appréciations qu’il avait décernées, tout au long d’une année scolaire, à l’ensemble de ses élèves caractérisés par leur âge, leur sexe et la profession de leurs parents. J’ai pu, grâce à une technique adaptée de la sémiologie graphique, porter au jour les schèmes classificatoires ou les principes de vision et de division inconscients que les professeurs français (mais sans doute aussi anglais ou de n’importe quel autre pays développé), qui ne procèdent pas autrement que les indigènes africains ou océaniens lorsqu’ils classent des plantes ou des maladies, mettent en œuvre sans le savoir, dans leurs opérations de classement et d’évaluation. Cela à partir de l’hypothèse que des schèmes classificatoires analogues aux formes de classification ou aux structures cognitives dont Durkheim, Mauss ou Lévi-Strauss ont montré qu’ils structurent la pensée « primitive » ou « sauvage » sont aussi présentes, à l’état tout aussi inconscient, dans la pensée savante; et que, sauf vigilance spéciale, les ethnologues et les sociologues eux-mêmes les mettent en œuvre dans nombre de leurs jugements quotidiens, notamment en matière d’esthétique, où, comme le remarquait Wittgenstein, les jugements se réduisent souvent à des adjectifs, ou en matière de gastronomie, et même sur les travaux de leurs collègues, ou sur ces collègues eux-mêmes – je pense notamment à des oppositions comme brillant/sérieux, superficiel/profond, lourd/léger, etc. Et il est probable que vous aurez vous-mêmes recours à de semblables dichotomies classificatoires pour percevoir et apprécier, positivement ou négativement, ce que je suis en train de vous dire en ce moment.

16On commence à voir, du moins je l’espère, que l’objectivation du sujet de l’objectivation n’est pas un simple divertissement narcissique, ni même un pur effet d’une sorte de point d’honneur épistémologique tout à fait gratuit, et qu’elle a des effets scientifiques bien réels. Non seulement en ce qu’elle peut faire découvrir toutes sortes de « perversions » liées à la position occupée dans l’espace scientifique, comme ces fausses ruptures théoriques, plus ou moins tapageuses, auxquelles sacrifient parfois aujourd’hui (sous l’effet notamment de ce que mon ami E. P. Thompson appelait de manière narquoise le « French flu») certains jeunes ethnologues trop pressés de se faire un nom, ou cette sorte de fossilisation de la recherche et même de la pensée que peut provoquer l’enfermement dans une tradition académique perpétuée par la logique de la reproduction universitaire. Mais, plus profondément, elle permet de soumettre à une vigilance critique de tous les instants tous les «premiers mouvements » (comme disaient les stoïciens) de la pensée à travers lesquels l’impensé associé à une époque, une société, un état d’un champ anthropologique (national) peut se glisser en contrebande dans le travail de la pensée et dont ne suffisent pas à protéger les mises en garde contre l’ethnocentrisme. Je pense notamment à ce que l’on pourrait appeler l’erreur de Lévy-Bruhl, celle qui consiste à créer une distance insurmontable entre l’anthropologue et celui qu’il prend pour objet, entre sa pensée et la «pensée primitive», faute d’avoir su mettre à distance, en l’objectivant, sa pensée et sa pratique indigènes.

17L’ethnologue qui ne se connaît pas, qui n’a pas une connaissance juste de son expérience première du monde, met le primitif à distance, parce qu’il ne reconnaît pas en lui-même le primitif, la pensée prélogique. Ayant de sa propre pratique une vision scolastique, donc intellectualiste, il ne peut reconnaître la logique universelle de la pratique dans des modes de pensée et d’action (par exemple magiques) qu’il décrit comme prélogiques ou primitifs. Et je pourrais invoquer ici, outre tous les exemples de malentendus sur la logique des pratiques que j’analyse dans Esquisse d’une théorie de la pratique[16], les remarques de Wittgenstein qui, à propos du Rameau d’or, suggère que c’est faute de se connaître lui-même que Frazer ne sait tout simplement pas reconnaître dans telle conduite dite primitive l’équivalent des conduites auxquelles il sacrifie (comme chacun de nous) dans des circonstances semblables. « Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefois avec mon bâton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne crois tout de même pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapper puisse avancer à quelque chose. “Je donne libre cours à ma colère.” Et de ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actes des actes instinctifs, – et une explication historique, qui dirait par exemple que j’ai cru autrefois, ou que mes ancêtres ont autrefois cru, que le fait de frapper la terre avançait à quelque chose, ce sont des simulacres, car ce sont des hypothèses superflues qui n’expliquent rien. Ce qui est important, c’est la similitude de cet acte de châtiment, mais il n’y a rien de plus à constater que cette similitude. Une fois qu’un phénomène de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possède moi-même, c’est précisément cela qui constitue l’explication souhaitée, c’est-à-dire l’explication qui résout cette difficulté particulière. Et une étude plus approfondie de l’histoire de mon instinct emprunte alors d’autres voies » (Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer[17]). Et Wittgenstein est peut-être plus proche encore de la vérité lorsque, en se référant une fois de plus, mais tacitement cette fois, à son expérience personnelle – dont il suppose qu’elle est partagée par son lecteur –, il évoque des conduites dites primitives qui, comme les nôtres en de semblables circonstances, pourraient n’avoir d’autre fin qu’elles-mêmes ou la « satisfaction » de les accomplir et qu’elles procurent à celui qui les accomplit : « Brûler en effigie. Embrasser l’image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance qu’on produit un certain effet sur l’objet que l’image représente. Cela vise à procurer une satisfaction et y parvient effectivement. Ou plutôt, cela ne vise rien; nous agissons ainsi et nous éprouvons alors un sentiment de satisfaction [18]. » Il suffit d’avoir accompli une fois de ces gestes à la fois psychologiquement nécessaires et totalement désespérés que l’on accomplit sur la tombe d’une personne aimée pour savoir que Wittgenstein a raison de répudier la question même de la fonction et même du sens et de l’intention de certains actes rituels ou cultuels. Et il a raison aussi de dire que « Frazer est plus “sauvage” que la plupart des “sauvages” », parce que, faute d’une « connaissance intime » de sa propre expérience spirituelle, il ne comprend pas qu’il ne comprend rien aux expériences spirituelles qu’il tente obstinément d’expliquer. Et je citerai, pour finir, entre mille autres possibles, cette remarque de Wittgenstein à propos de la coutume de «raser totalement les corps des personnes accusées de sorcellerie» : « Il n’y a pas de doute qu’une mutilation qui nous fait paraître à nos propres yeux indignes ou ridicules peut nous dépouiller de toute volonté de nous défendre. Quelle gêne ressentons-nous parfois – ou du moins beaucoup d’hommes (moi) – par le fait de notre infériorité physique ou esthétique [19]. » Cette référence, proche de l’aveu, au moi singulier, privé, de l’analyste, est aux antipodes de certaines confessions narcissiques des apôtres de la réflexivité postmoderne et elle a un mérite éminent, dans son extrême simplicité, celui de dissoudre l’écran de fausses explications que projette l’anthropologue ignorant de lui-même et de rapprocher les expériences étrangères en permettant de les comprendre dans ce qu’elles ont à la fois de familier et de profond.

18C’est dire que si elle est, à un premier niveau, légitime, au titre de mise en garde contre la projection indue du sujet connaissant dans l’objet connu, la critique de l’ethnocentrisme (ou de l’anachronisme) peut, à un autre niveau, empêcher l’anthropologue (comme le sociologue ou l’historien) d’utiliser rationnellement son expérience indigène, mais préalablement objectivée, analysée, pour comprendre et analyser des expériences étrangères. Rien n’est plus faux, selon moi, que la maxime universellement admise dans les sciences sociales suivant laquelle le chercheur ne doit rien mettre de lui-même dans sa recherche. Il faut, au contraire, se référer en permanence à sa propre expérience, mais pas, comme c’est trop souvent le cas, même chez les meilleurs chercheurs, de manière honteuse, inconsciente ou incontrôlée. Que je m’intéresse à une femme kabyle ou à un paysan béarnais, à un émigré algérien ou à un employé, un instituteur ou un patron français, à un écrivain comme Flaubert, un peintre comme Manet ou un philosophe comme Heidegger, le plus difficile est, paradoxalement, de ne jamais oublier que ce sont tous des gens comme moi, en cela au moins qu’ils ne sont pas devant leur action – accomplir un rite inaugural, suivre un convoi funéraire, négocier un contrat, peindre un tableau, participer à un rituel académique, faire une conférence publique, assister à une birthday party – dans une position d’observateur et que l’on peut dire que, à proprement parler, ils ne savent pas ce qu’ils font (du moins au sens où j’essaie de le savoir, en tant qu’observateur et analyste). Ils n’ont pas dans la tête la vérité savante de leur pratique que j’essaie de dégager de l’observation de leur pratique. Plus, ils ne se posent nullement, sauf exception, les questions que je ne manquerai pas de me poser si j’agis à leur égard en anthropologue: pourquoi une telle cérémonie ? Pourquoi ces bougies ? Pourquoi ce gâteau ? Pourquoi ces cadeaux ? Pourquoi ces invitations et ces invités ? etc.

19Le plus difficile, donc, n’est pas tant de les comprendre (ce qui n’est déjà pas simple) que d’éviter d’oublier ce que je sais parfaitement par ailleurs, mais seulement en pratique, c’est-à-dire le fait qu’ils n’ont nullement le projet de comprendre et d’expliquer qui est le mien en tant que chercheur; et, par conséquent, d’éviter de mettre en quelque sorte dans leur tête la problématique que je construis à leur propos et la théorie que je construis pour y répondre. C’est ainsi que, de même que, faute de savoir s’approprier la vérité de son expérience ordinaire de ses propres pratiques ordinaires ou extraordinaires en se mettant en quelque sorte à distance de lui-même, l’ethnologue à la Frazer instituera une distance insurmontable entre son expérience et celle de son objet, de même, faute de savoir rompre avec les présupposés impensés de la pensée pensante, c’est-à-dire avec le scholastic bias, le sociologue et l’économiste incapables de s’approprier leur expérience pré-réflexive du monde mettront une pensée de savant, avec le mythe de l’homo oeconomicus et la « théorie de l’action rationnelle », dans les conduites des agents économiques ordinaires [20].

20Ayant clairement à l’esprit la spécificité irréductible de la logique de la pratique, il faut donc éviter de se priver de cette res source scientifique tout à fait irremplaçable qu’est une expérience sociale préalablement soumise à la critique sociologique. J’ai pris conscience très tôt que, dans mon travail sur le terrain, en Kabylie, je faisais constamment appel, à la fois pour comprendre les pratiques que j’observais et pour me défendre contre les interprétations que j’en avais spontanément ou que m’en donnaient mes informateurs, à mon expérience de la société béarnaise de mon enfance. C’est ainsi que, devant tel informateur qui, interrogé sur les divisions de son groupe, m’énumérait différents termes désignant des unités plus ou moins étendues, je me demandais si telle ou telle des « unités sociales », adhrum, thakharrubth, etc., qu’il mentionnait avait plus de « réalité » que l’unité, dite lou besiat, l’ensemble des voisins, que les Béarnais invoquent parfois et à laquelle certains ethnologues de la France avaient conféré un statut scientifiquement reconnu. J’avais en effet l’intuition, mille fois confirmée par mes recherches ultérieures, que le besiat n’était ni plus ni moins qu’un groupement occasionnel, « virtuel » en quelque sorte, qui ne devenait « effectif », existant et agissant, que dans certaines circonstances bien précises, comme lors du transport du défunt, pour définir les participants à une action circonstancielle et leur rang.

21Mais ce n’est là qu’un des très nombreux cas où je me suis référé à ma connaissance indigène pour me défendre contre les «folk theories» de mes informateurs ou de la tradition ethnologique. Et c’est pour soumettre à la critique ces instruments spontanés de critique que j’ai entrepris, dans les années 1960, au moment même où je menais mes enquêtes kabyles, d’étudier directement la société béarnaise, dont j’avais l’intuition que, malgré les différences visibles, elle présentait beaucoup d’analogies avec la société agraire kabyle. Dans ce cas comme lors de mon étude sur les professeurs de l’université de Paris, l’objet réel était, par-delà l’objet déclaré et visible, le sujet de l’objectivation ou même, plus précisément, les effets de connaissance de la posture objectivante, c’est-à-dire la transformation que subit l’expérience du monde social (dans le cas particulier, un univers où toutes les personnes étaient pour moi des familiers, dont je connaissais, sans avoir à les interroger, toute l’histoire personnelle et collective) lorsqu’on cesse de la vivre tout simplement pour la prendre comme objet. Ce premier exercice délibéré et méthodique de réflexivité a sans doute été le point de départ d’un va-et-vient incessant entre le moment réflexif de l’objectivation de l’expérience première et le moment actif de l’investissement de cette expérience ainsi objectivée et critiquée dans des actes d’objectivation toujours plus éloignés de cette expérience. C’est sans doute dans ce double mouvement que s’est construit peu à peu un sujet scientifique qui est à la fois un «œil anthropologique » capable de saisir des relations invisibles, et une maîtrise (pratique) de soi fondée par exemple sur la découverte progressive du « scholastic bias » dont Austin parle en passant, et de ses effets [21].

22J’ai conscience que tout ceci peut paraître à la fois très abstrait et sans doute aussi assez arrogant. (N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu délirant dans le fait de vivre les progrès que l’on a pu faire, tout au long d’une vie de recherche, comme une sorte de lent parcours initiatique, convaincu que l’on connaît de mieux en mieux le monde à mesure qu’on se connaît mieux, que la connaissance scientifique et la connaissance de soi et de son propre inconscient social progressent d’un même pas, et que l’expérience première transformée par la pratique scientifique transforme la pratique scientifique et réciproquement ?) Mais je me réfère en réalité à des expériences tout à fait simples et concrètes dont je donnerai seulement quelques exemples. Alors que je travaillais à une enquête sur la question du célibat en Béarn qui avait eu pour point de départ une conversation avec un ami d’enfance à propos d’une photographie de classe sur laquelle je me trouvais et que j’essayais de construire un modèle formel des échanges matrimoniaux (on était alors à l’apogée du structuralisme lévistraussien) [22], je bavardais un jour avec une personne qui avait été une de mes plus constantes et plus intelligentes informatrices (et qui se trouvait être ma mère). Je ne pensais pas du tout à mon enquête, mais je devais en être confusément préoccupé, lorsqu’elle me dit en passant, à propos d’une famille du village: «Oh, tu sais, ils sont devenus très parents avec les Untel (une autre famille du village) depuis qu’il y a un polytechnicien dans la famille…» Cette remarque a été au point de départ de la réflexion qui m’a conduit à penser le mariage non plus dans la logique de la règle (dont j’avais déjà aperçu les insuffisances dans le cas de la Kabylie) mais, contre l’orthodoxie structuraliste, comme une stratégie orientée par des intérêts spécifiques, tels que la recherche de la conservation ou de l’augmentation du capital économique, à travers la relation entre les patrimoines des familles réunies, et du capital social et du capital symbolique, à travers l’étendue et la qualité des « relations » apportées par l’union [23].

23Mais c’est toute ma manière de concevoir l’existence des groupes, clans, tribus, régions, classes ou nations, qui, de proche en proche, s’en est trouvée complètement transformée [24] : au lieu d’entités « réelles », clairement découpées dans la réalité et dans la description ethnologique, ou d’ensembles généalogiques, c’est-à-dire définis sur le papier selon une métrique strictement généalogique, ils m’apparaissaient comme des constructions sociales, des artefacts plus ou moins artificiels et artificiellement entretenus par des échanges suivis et par tout un travail souvent imparti aux femmes. (Exemple de ces va-et-vient auxquels je faisais allusion tout à l’heure, je pense ici à ce travail d’une sociologue américaine qui montre que les femmes, aujourd’hui, aux États-Unis, sont de grandes utilisatrices du téléphone – ce qui leur vaut la réputation d’être très bavardes – parce qu’elles ont la charge d’entretenir les relations de parenté, avec leur propre famille, mais aussi avec celle de leur conjoint.) Et je pourrais montrer, de la même façon, comment mon analyse de la «maison» béarnaise comme patrimoine et maisonnée, et de toutes les stratégies par lesquelles elle s’affirmait et se défendait par rapport aux « maisons » rivales, m’a permis de comprendre, il me semble, d’une manière tout à fait renouvelée, ce que l’on appelait la « maison du roi» et comment, avant l’invention progressive de la logique spécifique nommée « raison d’État », les «maisons» royales pouvaient recourir, pour conserver ou augmenter leur patrimoine, à des stratégies de reproduction tout à fait équivalentes, tant dans leur principe que dans leur logique, à celles que pratiquaient les « maisons » béarnaises et leurs « chefs de maison », stratégies matrimoniales évidemment, qui permettent d’augmenter ou de conserver le patrimoine, défis d’honneur qui visent à accroître le capital symbolique de la lignée, ou guerres de succession [25].

24J’ai parlé d’honneur et j’aurais pu tenter de rappeler devant vous le long travail d’observation, d’analyse empirique et de réflexion qui m’a conduit de la notion d’honneur, objet de mes toutes premières recherches ethnologiques que j’avais présentées devant ceux qui ont accompagné et protégé mon entrée dans la profession, comme Julian Pitt-Rivers, Julio Caro Baroja, John G. Peristiany, au concept de capital symbolique, très utile, selon moi, pour analyser certains des phénomènes les plus typiques de l’économie des biens symboliques qui se perpétue au sein de l’économie la plus moderne, comme, pour n’en citer qu’un, la politique d’investissement symbolique tout à fait spéciale des grandes fondations ou certaines formes de mécénat. Mais je voudrais vous livrer rapidement un autre exemple de va-et-vient particulièrement fécond : ayant découvert dans To the Ligthhouse de Virginia Woolf [26] des structures mythologiques que je n’aurais pas aperçues si je n’avais pas eu l’œil aiguisé par la familiarité avec la vision kabyle, et plus généralement méditerranéenne, de la division du travail entre les sexes, j’ai pu, grâce à l’analyse extraordinairement raffinée que Virginia Woolf fait, dans ce roman, de la manière dont le dominant masculin est dominé par sa domination, et qui m’a contraint à pousser plus loin le travail de réflexivité, découvrir en retour les limites d’une lucidité d’anthropologue qui n’avait pas su ou pu retourner complètement l’anthropologie contre elle-même. Cela 55 notamment à travers l’évocation woolfienne, suprêmement cruelle et délicate à la fois, de la libido academica, une des formes spécifiques des délires de la masculinité, qui aurait pu et dû figurer dans une version de Homo academicus moins froidement objectiviste, c’est-à-dire moins distante de l’objet et du sujet de l’objectivation.

25Dernier exemple d’utilisation contrôlée de l’anthropologie (qui est tout à fait à l’opposé de l’usage sauvage que certains ethnologues en mal de terrains exotiques font aujourd’hui, surtout en France, de l’analogie ethnologique), j’ai pu, à partir d’une redéfinition des « rites de passage » comme des rites d’institution, apercevoir et analyser une des fonctions des « écoles d’élite » qui restent le mieux dissimulées (notamment par la fonction de formation et de sélection), à savoir de consacrer ceux qui leur sont confiés en leur assignant une essence supérieure par le fait de les instituer comme séparés et distingués du commun par une frontière infranchissable [27]. Mais, plus largement, j’ai compris de manière à la fois plus intime et, il me semble, plus profonde tout un ensemble de rites de la tradition académique, qui ont pour fonction et pour effet de donner la sanction solennelle de la collectivité rassemblée à la nouvelle naissance que la collectivité opère et exige à la fois : tels le Commencement des universités anglaises et américaines, cérémonie qui marque solennellement la fin d’une longue initiation préparatoire et ratifie par un acte officiel la lente transformation qui s’est opérée dans et par l’attente de la consécration, ou les leçons inaugurales ou même, si vous le permettez, un rite d’agrégation au collège invisible des anthropologues canonisés tel que celui que je suis en train d’accomplir devant vous et avec vous.

26Mais je voudrais, pour finir, évoquer un autre effet de la réflexivité, sans doute plus personnel, mais d’une grande importance, selon moi, pour le progrès dans la recherche scientifique dont je suis venu à penser peu à peu, comme malgré moi et contre les principes de ma vision première du monde, qu’elle avait quelque chose d’une recherche initiatique. Chacun de nous, ce n’est un secret pour personne, est encombré d’un passé, de son passé, et ce passé social, quel qu’il soit, « populaire » ou « bourgeois », masculin ou féminin, et toujours étroitement entrelacé avec celui qu’explore la psychanalyse, est particulièrement pesant et embarrassant quand il s’agit de faire des sciences sociales. J’ai dit que, contre l’orthodoxie méthodologique qui s’abrite sous l’autorité de Max Weber et de son principe de « neutralité axiologique » (Wertfreiheit), je crois profondément que le chercheur peut et doit mobiliser son expérience, c’est-à-dire ce passé, dans tous ses actes de recherche. Mais qu’il n’est en droit de le faire qu’à condition de soumettre tous ces retours du passé à un examen critique rigoureux. Ce qu’il s’agit de mettre à la question, en effet, ce n’est pas seulement le passé réactivé, mais tout le rapport à ce passé qui, lorsqu’il agit inconsciemment, peut être au principe d’une distorsion systématique de l’évocation et, par là, des souvenirs évoqués. Seule une véritable socioanalyse de ce rapport, profondément obscur à lui-même, peut permettre d’accéder à cette sorte de réconciliation du chercheur avec lui-même, et avec ses propriétés sociales, que produit une anamnèse libératrice [28].

27Je sais que je risque d’apparaître, une fois encore, comme à la fois arrogant et abstrait, alors que j’ai à l’esprit une expérience très simple et que tout chercheur peut, il me semble, renouveler, avec, je crois, de très grands profits scientifiques et aussi personnels. Le dispositif réflexif que j’avais mis en marche en menant une recherche ethnographique à peu près simultanément en Kabylie et en Béarn, dans une lointaine colonie et dans mon village d’origine, a eu pour effet de me conduire à considérer en ethnologue, c’est-à-dire avec tout le respect inséparablement scientifique et éthique dû à un objet d’étude, mon propre milieu d’origine, à la fois populaire et provincial, attardé, certains diraient archaïque, que j’avais été porté (ou poussé) à mépriser, et à renier ou, pire, à refouler, dans la phase d’intégration anxieuse (et même un peu avide et empressée) au centre, et aux valeurs culturelles centrales. C’est sans doute parce que je me suis trouvé ainsi amené à jeter sur le monde originaire un regard professionnel, à la fois compréhensif et objectivant, que j’ai pu m’arracher à la violence d’une relation ambivalente, où se mêlent la familiarité et la distance, la sympathie et l’horreur, voire le dégoût, sans tomber dans la complaisance populiste pour une sorte de peuple imaginaire à laquelle sacrifient souvent les intellectuels. Et cette conversion de toute la personne, qui va bien au-delà de toutes les exigences des traités de méthodologie les plus exigeants, a sans doute été au principe d’une conversion théorique, celle qui m’a permis de me réapproprier le rapport pratique au monde plus complètement qu’au travers des analyses encore trop distantes de la phénoménologie. Ce retournement ne s’est pas opéré en un jour, par une brusque illumination, et les nombreux retours sur mon terrain béarnais (j’ai repris à trois reprises le travail consacré au célibat) se sont imposés à moi pour des raisons techniques et théoriques et aussi, sans doute, parce que le travail d’analyse s’accompagnait chaque fois d’un travail d’auto-analyse, lent et difficile [29].

28C’est dire que si je n’ai pas cessé de travailler à réconcilier l’ethnologie et la sociologie, c’était sans doute parce que je suis profondément convaincu que cette division, scientifiquement tout à fait funeste, doit être radicalement abolie, mais c’était aussi, comme on a pu le voir, parce que c’était une manière de conjurer le schisme douloureux, jamais pleinement surmonté, entre deux parties de moi-même, et les contradictions ou les tensions qu’il introduit dans ma pratique scientifique et peut-être dans toute ma vie. Il m’est arrivé de voir un «coup» stratégique qui avait beaucoup contribué au succès social (ou mondain) de L’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss dans le fait de substituer au mot français ethnologie, sans doute trop étroit, le mot d’anthropologie qui, pour un Français cultivé, évoque à la fois la profondeur de l’allemand Anthropologie et la modernité de l’anglais Anthropology. Mais je ne puis néanmoins m’empêcher de souhaiter voir l’unité des sciences de l’homme s’affirmer sous le drapeau d’une Anthropologie désignant à la fois, dans toutes les langues du monde, ce que l’on entend aujourd’hui par ethnologie et par sociologie.

figure im1
Carnets de notes photographiques. Algérie 1958-1960

Date de mise en ligne : 01/12/2010.

https://doi.org/10.3917/arss.150.0043

Notes

  • [1]
    Clifford Geertz, Works and Lives: the Anthropologist as Author, Stanford, University Press, 1988.
  • [2]
    George E. Marcus et Michael M. Fischer, Anthropology as Cultural Critique, Chicago, University Press, 1986.
  • [3]
    Renato Rosaldo, Culture and Truth : the Remaking of Social Analysis, Boston, Beacon Press, 1989.
  • [4]
    James Clifford et George E. Marcus (éds), Writing Culture: the Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
  • [5]
    Steve Woolgar, «Reflexivity is the Ethnographer of the Text », in S. Woolgar, Knowledge and Reflexivity: New Frontiers in the Sociology of Knowledge, Londres, Sage, 1988, p.14-34.
  • [6]
    Akhil Gupta et James Ferguson (éds), Anthropological Locations : Boundaries and Grounds of a Field Science, Berkeley, University of California Press, 1997.
  • [7]
    Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, Londres, Heinemann, 1971.
  • [8]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir (Cours et travaux), 2001.
  • [9]
    Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1986.
  • [10]
    P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
  • [11]
    Charles Soulié, « L’anatomie du goût philosophique », Actes de la recherche en sciences sociales, 109, octobre 1995, p.3-21.
  • [12]
    David Garnett, Lady into Fox and A Man in the Zoo, Londres, Chatto $$$ Windus, 1960, p.111.
  • [13]
    Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification : contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année sociologique, 6, 1903, p.1-72.
  • [14]
    Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  • [15]
    Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France (introduction de Maurice Halbwachs), Paris, PUF, 1990.
  • [16]
    P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972; Paris, Seuil, coll. « Points», 2000.
  • [17]
    Ludwig Wittgenstein, Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, Paris, L’Âge d’Homme, 1982.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    P. Bourdieu, «The Scholastic Point of View», Cultural Anthropology, 5, 1990, p.380-391.
  • [21]
    John L. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford, University Press, 1962, p.3-4.
  • [22]
    P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Études rurales, 5-6, avrilseptembre 1962, p.32-136.
  • [23]
    P. Bourdieu, « De la règle aux stratégies » (entretien avec Pierre Lamaison), Terrains, 4, mars 1985, p.93-100.
  • [24]
    P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p.3-12.
  • [25]
    P. Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État: un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 118, juin 1997, p.55-68.
  • [26]
    Virginia Woolf, La Promenade au phare (traduction de Maurice Lanoire), Paris, LGF, 1983.
  • [27]
    P. Bourdieu, « Les rites d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, juin 1982, p.58-63 ; « Comprendre », in P. Bourdieu et al., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p.903-939.
  • [28]
    P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op. cit.
  • [29]
    P. Bourdieu, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002.
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