Notes
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[1]
On trouvera un écho de cette façon de traiter de la question électorale sur le mode du badinage mondain sous la plume d’un auteur bien placé pour l’avoir observée, la comtesse Marie d’Agoult : « Personne en France, non assurément personne, ne pouvait soupçonner le tour extraordinaire qu’allait prendre, à peu de temps de là, une discussion usée à l’avance par sa monotonie. Depuis quinze ans déjà, cette question de réforme électorale et parlementaire se reproduisait invariablement à chaque session. L’opposition répétée que le pays n’était pas représenté avec sincérité, et que l’indépendance de la Chambre n’était pas suffisamment garantie ». D. Stern (comtesse Marie d’Agoult), Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Balland, 1985, p. 20.
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[2]
L’absence d’assurance d’un gouvernement autoproclamé (quoique ses membres les plus en vue comme Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, ou le vieux Dupont (de l’Eure) soient d’anciens parlementaires de Juillet) et l’impatience d’insurgés qui ne se savent pas encore vraiment victorieux se rejoignent pour créer cette atmosphère tendue qui requiert des gestes significatifs, comme le fait voir la controverse autour des couleurs du drapeau dans les premiers jours de la toute jeune République.
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[3]
On consultera à propos de ce texte A. Garrigou, « Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848 », Genèse 6, décembre 1991, p. 161-178.
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[4]
On en trouvera un commencement de preuve dans l’absence de délibération explicite sur ce sujet du gouvernement provisoire parmi les procès-verbaux « officiels » dits « de la séance permanente ». Voir C. Pouthas (sous la dir. de), Comité national du centenaire de 1848, Procès-verbaux du gouvernement provisoire et de la commission du pouvoir exécutif, 24 février-22 juin 1848, Paris, Imprimerie nationale, 1950.
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[5]
Le terme de « nomination » est le terme générique le plus spontanément utilisé par ceux qui se trouvent dans l’obligation de déclarer leur candidature à un poste dont l’obtention est subordonnée à la ratification de l’impétrant aux suffrages, depuis le décret des 14-22 décembre 1789 relatif à la formation des assemblées représentatives et des corps administratifs. Ce terme paraît ainsi plus fréquemment employé pour désigner l’élection en tant que telle avant de s’effacer progressivement au profit de celui d’« élection » précisément, quoiqu’on trouve des occurrences de l’emploi de ce vocable au sens d’élection, et notamment sous la plume des gens de formation juridique jusqu’à la fin du xixe siècle. On a attiré l’attention à plusieurs reprises déjà sur l’intérêt, dans l’enquête rétrospective, de l’expression « nomination électorale », par opposition à celui d’élection, pour tout ce qui touche aux phénomènes électoraux de la première moitié du xixe siècle.
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[6]
« Au moment des élections générales, je le rencontrai et il me dit avec une certaine complaisance : “A-t-on jamais vu dans le monde rien de semblable à ce qui se voit aujourd’hui ? Où est le pays où l’on n’a jamais été jusqu’à faire voter les domestiques, les pauvres, les soldats ? Avouez que cela n’avait jamais été imaginé jusqu’ici.” Et il ajouta en se frottant les mains : “Il sera bien curieux de voir ce que tout cela va produire.” Il en parlait comme d’une expérience de chimie ». A. de Tocqueville, Souvenirs, A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Souvenirs, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1986, p. 836.
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[7]
A. de Lamartine, Histoire de la révolution de 1848, Paris, Perrotin, 1852, p. 294. On n’oubliera pas que cette histoire est écrite par Lamartine lorsqu’il n’est plus l’homme de la situation et qu’il est conduit à se mettre en scène et à se justifier dans une conjoncture profondément transformée.
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[8]
Et, en particulier, en dehors de tous les bastions en état préalable de mobilisation, Paris, quelques grandes villes comme Rouen ou Limoges, ou bien tous les centres locaux sur le qui-vive dans l’attente des nouvelles venues de Paris.
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[9]
On ne fait en s’attachant à Tocqueville que suivre l’usage historiographique établi qui salue dans l’auteur de la Démocratie en Amérique un témoin bien informé de la première élection au « suffrage universel » en 1848. Il paraît difficile toutefois de se servir des documents que l’académicien propose à l’historien sans un travail préalable de recontextualisation de ces documents destinés à faire ressortir ce que le point de vue adopté doit à la situation de l’auteur (un prétendant aux plus hautes charges de l’État), à sa position (d’homme de lettres et de parlementaire), et en définitive aux enjeux (pas seulement personnels même s’ils sont individualisés) qu’il partage avec tous les gens du même monde.
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[10]
Il est remarquable que l’observateur étranger, sensible à tout ce qui bouge au-delà des frontières de l’Allemagne, raconte les élections (et le rôle que jouent les paysans pour discipliner les surenchères parisiennes) dans Le 18 Brumaire, dans des termes sensiblement équivalents à ceux dont se sert Tocqueville pour les avoir vécues de l’intérieur comme acteur, hostile à tout mouvement qui déplace les lignes. À ce détail près : l’homme d’État Tocqueville s’est rétabli à la faveur des élections générales ; il se félicite donc in petto de cette divine surprise quand Marx en est réduit, comme tous les prophètes démentis par l’événement, à en appeler à un avenir plus lointain pour surmonter sa déception.
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[11]
« Pour en revenir à nos affaires électorales, il y a une vérité évidente qui m’a frappé et qu’il faut le plus possible mettre en lumière ; la voici : il n’y a jusqu’à présent que trois grandes listes dont les noms aient des chances dans tout le département. La liste des commissaires, celle des anciens conservateurs adoptée à Saint-Lô pendant le conseil général et enfin celle du clergé. Il me paraît certain que tout nom pris en dehors de ces trois listes a peu de chances. Si donc un des noms de l’une des listes ne convient pas, il ne faut pas se livrer à son imagination ou à ses convenances personnelles, mais remplacer ce nom par un de ceux qui se trouvent sur les deux autres. Si on agissait autrement, savez-vous ce qui arriverait ? C’est que des hommes dont on ne veut pas et qui ne seraient portés que dans un arrondissement ou dans deux pourraient être élus. Car, n’oubliez pas qu’il faut quinze noms et qu’il s’agit d’un scrutin de liste, avec très peu de voix on peut passer en quatorzième ou quinzième si les suffrages se sont éparpillés. Il ne faut donc pas les éparpiller non seulement dans l’intérêt de ceux qu’on veut faire passer, mais afin d’écarter ceux qu’on veut exclure. Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre ce raisonnement. Il est irréfragable. Ou toute une liste, ou le remplacement pris dans une des trois grandes listes, telle est la seule théorie censée. Dites cela à tous ceux qui se mêlent d’élection ; non en mon nom, mais au vôtre ». Lettre à P. Clamorgan, datée du 7 avril 1848, A. de Tocqueville, Correspondance et écrits locaux, Paris, Gallimard, 1995, p. 455-456.
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[12]
L’effet d’exclusion de ce cens caché utilisable dans de tout autres configurations est appelé à persévérer sous bien d’autres formes, comme l’a observé D. Gaxie, Le Cens caché, Paris, Seuil, 1978.
-
[13]
A. Garrigou, Le Vote et la vertu : comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, p. 29.
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[14]
On peut observer, contre la même idée de radicale nouveauté, que la désignation électorale n’est pas totalement inconnue en dehors de la haute société, malgré le système censitaire : elle est par exemple aussi le mode de désignation des chefs au sein de la garde nationale. On se souviendra à ce propos que le gouvernement provisoire avait élargi, par décret du 27 février, la base de recrutement de celle-ci pour se mettre à l’abri des mauvaises surprises toujours à craindre d’une force organisée aux sentiments flottants, malgré l’ambiance de fraternisation générale. L’approche de l’échéance de la nomination élective des chefs de la garde nationale est pour le moment qui nous occupe à l’origine de la journée du 17 mars, qui marque le début du divorce entre les éléments populaires et les bourgeois en uniforme, qui sera décisif en juin. Sur cet épisode on pourra se reporter à D. Stern, Histoire de la révolution de 1848, op. cit., p. 377-394.
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[15]
Le problème est bien documenté par les historiens ; en particulier, E. Weber : « The Second Republic, Politics and the Peasant », French Historical Studies, XI (4), p. 521-550, et, du même, La Fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983 (chapitre v : « Les paysans et la politique », p. 351-402). On avait présenté, en son temps, un premier bilan des recherches des historiens sur la question du point de vue de ce qui intéresse le politiste. Voir B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social : objectivisme, objectivation et analyse politique », M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, t. I, Paris, PUF, 1985, p. 517-539.
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[16]
E. Phélippeau, L’Invention de l’homme politique moderne : Mackau, l’Orne et la République, à paraître, Paris, Belin, 2002.
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[17]
A. de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 775, 777, 779, 781 et 782.
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[18]
Après les 22, 23 et 24 février, les 16 et 17 mars, le 16 avril, puis le 15 mai, avant les journées de juin, et ce n’est pas fini pour les années qui viennent.
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[19]
On retrouve dans les termes spécifiques définis par l’attention pour la conjoncture identifiée par les journées de février et les premières élections au « suffrage universel » l’interprétation présentée en termes de longue durée par C. Charle dans son histoire sociale du xixe siècle. C. Charle, Histoire sociale de la France au xixe siècle, Paris, Seuil, 1991.
1Le « suffrage universel », malgré tout ce à quoi nous engage sa célébration répétée, la célébration de son origine réputée, n’a, en toute rigueur, pas plus de date initiale qui le renverrait à une origine clairement assignable, qu’il n’a de permanence substantielle qui le transformerait en invention exemplaire sortie tout armée de la clairvoyance de quelques héroïques inventeurs. On ne peut se prémunir des multiples effets des illusions du jamais vu et du toujours ainsi qu’en le pensant dans la ligne du travail de Norbert Elias comme un processus. Cette façon de surmonter la forme apparente d’objet est le seul moyen de renouer avec l’action politique et ceux qui en sont les auteurs, avec les relations entre groupes qui en sont la condition de possibilité, avec les résultats de la dynamique que les unes et les autres mettent en place dans le temps, bref, avec une conception de l’historicité libérée de la fausse opposition scolastique entre la sociologie et l’histoire. Concrètement, l’extension du suffrage n’a pas d’origine individualisable parce qu’elle est une dynamique ou même en fait une double dynamique : celle du temps court de l’opération électorale et celle du temps long qui enjambe les générations, le temps long de l’acculturation lié à l’acclimatation de l’opération électorale. Cette posture ne permet pas seulement de comprendre que la construction collective du suffrage naît de la dynamique de luttes politiques plusieurs fois recommencées et dont rien n’assure qu’elles soient terminées. Elle permet de comprendre que son sens – le sens pratique qu’elle tire d’être une forme d’organisation collective, le sens intellectuel qui constitue sa justification – n’est pas assigné d’avance à ses origines, mais qu’il s’explicite en même temps que l’opération électorale se définit. Elle permet, en somme, de faire droit à l’idée, toujours combattue par la divinisation du suffrage qui résulte de son histoire, que les manipulations, la promotion et même les manipulations de l’étendue du suffrage, parce qu’ils résultent de ces usages, restent, même lorsque l’opération électorale paraît passée dans les mœurs, un enjeu de luttes politiques qui entretient de nouvelles luttes politiques, ne serait-ce parce que ceux qui s’en servent en attendent toujours plus ou moins, quoi qu’ils en disent, qu’il fonctionne à leur avantage. Au bout du compte, et ce n’est pas le moins important, on peut comprendre finalement les variations et les transformations de l’universalité que l’expression de « suffrage universel » attache au partage de la désignation collective des gouvernants. Cet « universel » varie historiquement en fonction des conceptions qui vont de soi pour les fractions conquérantes et provisoirement victorieuses de l’élite pour un temps au pouvoir. Il s’entend d’abord comme le groupe des hommes riches et fortunés à l’exclusion « des femmes, des pauvres et des domestiques ». Il devient ensuite l’ensemble des individus mâles à l’exclusion des femmes. Il est aujourd’hui l’ensemble des individus labellisés nationaux à l’exclusion des résidents étrangers, bien que ceux-ci relèvent, dès qu’ils résident de façon permanente dans le même ressort territorial que les nationaux, de la même autorité politique que ces derniers. Comment pourrait-on comprendre ces variations qui révèlent a posteriori l’arbitraire des définitions juridiques successives du droit de suffrage sans rattacher chacune de ces définitions aux luttes dont le suffrage est l’objet, aux groupes engagés dans ces luttes, et en particulier aux formes de préséance et de supériorité que ces groupes engagent de façon plus ou moins affirmée dans la relation qu’ils entretiennent avec les groupes qu’ils se figurent comme inférieurs à eux ?
Un compromis de circonstance
2L’historiographie fait ainsi la part trop belle au résultat que constitue l’extension du suffrage, en 1848. Il ne serait pas sérieux de prétendre que la question du suffrage est étrangère à l’enchaînement des événements qui précèdent et accompagnent l’émeute des 22-24 février. Elle ne se pose pourtant pas dans les termes de la généralisation sans conditions de celui-ci. Le mot d’ordre « Vive la réforme » que répercute et amplifie la campagne des Banquets et qui enfle dans les cortèges avec lesquels fraternise la garde nationale écarte toute tentation de voir les choses autrement. Dans la ligne de la réforme municipale de 1831, l’élargissement du pays légal est certes la préoccupation de tous ceux qui veulent se défendre de l’effet déstabilisateur de la succession des régimes depuis la Révolution. Il est même devenu le point d’honneur de tous les notables parlementaires conduits ou réduits à afficher leur irritation devant le magistère moral de Guizot. Il ne passionne pas les foules, à l’exception de quelques exaltés qui se réunissent dans les arrière-salles enfumées des estaminets ou de quelques cercles utopistes. Il reste ainsi un thème spéculatif qui sert de faire-valoir dans les salons [1] tant qu’il ne s’est pas imposé comme une question à l’ordre du jour sous l’effet des débordements de la rue.
3La question change de statut avec la relève, par le gouvernement provisoire, du personnel politique discrédité par ses prudences et stigmatisé pour son attachement à un monarque qui vient d’abandonner la place. Elle se présente sous une tout autre forme pour des hommes placés au premier plan sans l’avoir expressément cherché et immédiatement confrontés à un double impératif : attester par des actes immédiatement sensibles [2] la révolution symbolique dans l’exercice de la souveraineté qu’ils viennent d’entériner sous le nom de République, faire accepter la succession dont ils viennent d’hériter par tous les adversaires de la représentation du monde que mobilise ce drapeau. Les hommes qui comptent alors, au premier rang desquels Lamartine, retenu par tout ce qui fait de lui un notable respectueux des « bonnes manières », ne sont pas moins réticents que leurs prédécesseurs ou leurs adversaires à l’ouverture sans restriction des assemblées électorales : n’est-ce pas récompenser et consacrer le pouvoir qui vient de s’affirmer dans la rue ? Mais ils doivent transiger avec de nouveaux venus (le publiciste républicanisant Armand Marrast ou l’économiste socialisant Louis Blanc) en même temps qu’ils sont portés aux compromis qu’exige une conjoncture incontrôlable avec les éléments les plus radicaux provisoirement en situation de leur demander des comptes. Il est difficile d’ignorer ces nécessités qui inclinent les hommes au pouvoir et toute une partie de la bonne société à leur suite à la « vertu démocratique ». La généralisation du suffrage sans réserve de condition apparaît ainsi une sorte d’expédient au milieu des expédients de la même espèce que dicte l’urgence. Et celui-ci se déploie entre le 20 février (interdiction du banquet du XIIe arrondissement) et le 5 mars (promulgation du décret relatif aux conditions d’élection de la future assemblée) [3] sous le signe de l’ambiguïté qui donne à ce compromis sa valeur tactique. Le gouvernement provisoire en donne même acte à Cormenin sans qu’il soit besoin d’en délibérer expressément [4]. Pour être l’un des gages donnés à l’émeute parce qu’il est décidément impossible de faire autrement, cette concession n’en porte pas moins la marque de la précaution ; elle relève aussi de l’art des généraux bousculés : savoir gagner du temps. Il s’ensuit que l’invocation du « suffrage universel » déborde infiniment le petit monde des « républicains de la veille » et dépasse à cet instant toutes leurs aspirations et toutes leurs imaginations. Il n’a rien à voir en tout cas avec le principe d’ordre apaisé qu’il deviendra, lorsque les juristes l’auront apprivoisé : l’absence de différence (excepté l’âge) dans l’exercice du droit d’élire. Il ne prendra ce sens et cette forme que beaucoup plus tard, à la faveur des controverses en chambre des légistes. Il s’impose au contraire, ici, comme signal de ralliement à une « République » que chacun peut encore se représenter selon son cœur, sur-le-champ, dans le feu de l’action et sous l’empire de l’effervescence organisée par celle-ci sans que ses conséquences et sa portée soient clairement aperçues. Il reste donc inséparable, à ce titre, de la crise sociale et politique que circonscrivent les Journées de février.
4Ainsi, il apparaît que la nomination par élection [5] est généralement pensée depuis la Révolution française par la plupart des spécialistes comme un problème strictement fonctionnel : comment désigner des organes publics indispensables, une fois disqualifiée l’hérédité propre à l’ancienne société de cour, et stigmatisée avec elle, l’hérédité sociale ? On peut dire autrement cette limite symbolique d’un horizon conceptuel : il n’existe aucun lien logique et rationnel entre l’exercice de la fonction d’autorité délégataire et l’égal accès de tous à cette fonction. Il en existe d’autant moins en pratique qu’il ne vient même pas à l’idée des détenteurs des pouvoirs d’État d’abandonner ce type de fonctions aux gens qu’ils tiennent naturellement pour indignes et incapables de ces fonctions. On reconnaît là la philosophie ordinairement partagée par les privilégiés avant qu’elle ne soit attaquée par le succès de la vision méritocratique liée à la révolution scolaire.
5Le « suffrage universel » est impensable, même pour la fraction de l’élite qui revendique, au nom du mérite, le droit de s’intégrer au monde des privilégiés, comme le montre par exemple l’apparition de l’expression « vote universel » sous la plume de Guizot. Elle sert à stigmatiser l’inconcevable, le vote des « domestiques, des pauvres et des soldats », comme s’en indigne avec hauteur Tocqueville en relatant un propos provocateur de Cormenin [6] !
6Il n’existe pas de parti républicain unifié doté d’un programme et dont le vote pour tous serait le drapeau. À l’inverse, cette revendication subversive d’un régime sans roi est socialement extrêmement hétérogène ; elle va de certains dignitaires de l’opposition parlementaire jusqu’aux proscrits enfermés pour complot en passant par les éléments les plus radicaux de la jeunesse des écoles ou les artisans autodidactes politisés du petit peuple parisien.
7La « Campagne des Banquets », sous réserve d’une appréciation complète des dossiers réunis par les historiens, n’est pas placée sous le signe de l’établissement du « suffrage universel », mais de l’élargissement du cens dans la ligne des controverses qui divisent l’élite autour de la question des mérites respectifs des « propriétaires » et des « capacités » : sous cet angle, l’expression « suffrage universel » se définit d’abord négativement, moins comme l’absence d’exclusion que comme la disqualification de l’exclusion par le cens.
8Ce sont la victoire de l’insurrection, la démoralisation et l’échec de Louis-Philippe puis, pour les jours qui nous concernent, la vaine tentative de la duchesse d’Orléans à la Chambre, qui, en créant la vacance du pouvoir, puis en laissant s’installer une autorité de fait sous le contrôle des émeutiers à l’hôtel de ville, enferment le gouvernement provisoire dans l’horizon et en un sens dans la nasse de la question électorale.
9On connaît la déclaration de Lamartine à l’hôtel de ville, salle Saint-Jean, le 25 février : en se retranchant dans une humble position de porte-parole, assez rare dans les conjonctures de succession politique, en affirmant, sous le coup de l’héroïsme messianique du poète, laisser aux « 36 millions d’âmes » « l’expression de leur volonté souveraine dans le suffrage universel » [7], le gouvernement provisoire, comme tout pouvoir de fait à la remorque de ses soutiens préférant le présent de l’instant à un avenir avec lequel il sera toujours temps de composer, invente, dans le feu de l’action, un point de coordination tacite qui lie sa survie à l’émeute, malgré les réticences et les craintes de ses membres vis-à-vis de tout pouvoir du nombre ; il affirme dans cette transaction implicite une forme de désignation collective des gouvernants qu’il n’avait ni voulue ni anticipée. Comment mieux dire le pouvoir d’invention de la situation, comment mieux dire un pouvoir d’invention dont on ne saurait chercher le ressort ailleurs que dans les relations collectives, lorsque la situation et ses tensions bousculent ceux-là mêmes qui en sont les acteurs ?
10Le « suffrage universel » comme désignation des hommes politiques au plus grand nombre des ralliements explicitement exprimés n’est donc pas sorti d’un programme antérieur affiché. Il n’est pas non plus issu d’un projet rationnel et cohérent. Il relève encore moins d’une volonté politique s’imposant aux événements. Simple perspective de désignation collective des autorités futures parce que point d’appui symbolique de la légitimité précaire d’un gouvernement chancelant, vague affirmation généreuse et floue de fraternité dans un contexte de fraternisation obligée – on retrouve ici la dénégation des différences sociales qui s’enveloppe du terme d’universel –, référence étrangère à toute discussion spécialisée sur un mode de scrutin adéquat, comme le montre l’improvisation en la matière, la technique d’organisation, le terme et l’événement originel n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’en feront des reconstructions rétrospectives ultérieures ; que ce soit la reconstruction républicaine des années 1880, inséparable de l’exaltation nationale qui hante alors la concurrence des élites françaises et allemandes ou, mieux, la reconstruction qui suit la victoire sur l’ennemi héréditaire qui en fait alors un emblème de notre « mémoire nationale ». En ce sens, l’examen historique circonstancié prévient de la magnification nationaliste par les lectures rétrospectives qui le transforment en invention française.
Une mobilisation d’État
11Le fonctionnement routinier de l’opération électorale comme opération collective focalise l’attention des électeurs, puis des observateurs, a posteriori, sur les résultats électoraux et sur les conséquences que les élites politiques sont supposées en tirer, en détournant l’attention du travail préalable d’organisation et de mobilisation que cette opération requiert et met en scène. L’analyste se laisserait prendre au jeu s’il s’imaginait que cette orchestration de la discontinuité inaugurée par l’issue électorale faisait disparaître les continuités dans lesquelles cette discontinuité s’inscrit, et en particulier le déploiement d’activités dont elle est le produit. Voter, disait Sartre, en explicitant l’effet de plébiscite de l’institution attaché à son fonctionnement même, est toujours aussi voter pour le vote. De la même façon mais en amont, faire voter commence avec le concours sous le patronage de l’État de tous ceux qui, en se préparant à se faire élire, aspirent à occuper des postes et par là à faire de l’État. L’opération électorale contribue ainsi à faire oublier que le suffrage universel est une technologie d’État dont le nom même prévient l’interrogation relative à son ressort et à ses effets.
12On ne peut pas se contenter, pour saisir cet aspect, de recueillir et de rapporter les engagements des contemporains en les considérant comme autant de témoignages. Comme souvent, les documents en disent davantage sur leurs auteurs, leurs attentes, leurs craintes ou leurs espoirs que sur l’action orchestrée dans laquelle ils sont impliqués. S’en tenir à ces partis pris, les lire de façon rétrospective en fonction des préférences ultérieures du chercheur risque toujours de surcroît de conduire à voir les forces politiques d’aujourd’hui – libéraux, démocrates ou socialistes – à l’œuvre dans ce que l’on se représentera comme un débat, alors que celui-ci n’a pas eu lieu ; dans ce qu’on s’imaginera avoir été une campagne électorale alors qu’il n’a rien existé de tel ; enfin dans l’action gouvernementale ultérieure en fonction des résultats électoraux obtenus. La première question posée, au moins en apparence, n’est pourtant pas : « Pour qui les Français ont-ils voté le 23 avril 1848 ? » L’enquêteur ne ferait que souscrire en se la posant dans ces termes à l’interprétation politique de l’institution du suffrage issue de sa réussite. Elle n’est pas non plus : « Pourquoi les Français se sont-ils déplacés de toutes parts pour voter ? » L’observateur se montrerait maintenant infiniment plus naïf que tous les observateurs contemporains. Elle est d’abord : « Comment a-t-il été possible de les faire voter ? » Comment ceux qui s’étaient engagés – on pourrait presque dire à la légère si l’on n’avait préalablement reconnu en quoi ils devaient en passer par là – à les faire voter ont-ils pu solliciter avec succès des foules [8] qui n’avaient pas grand-chose à faire du service qui leur était demandé ? On rencontre ainsi la question de l’État, de son pouvoir, des ressources qu’il peut mobiliser, du crédit constitué qui est le sien même quand il est disputé entre des fractions sociales divergentes ou, si l’on préfère la question de ce groupe particulier qui a pour force principale à la faveur de son histoire passée et du crédit qu’il tire de cette histoire passée, d’avoir réussi à faire croire qu’il n’est pas un groupe comme les autres.
13Illustration immédiate : les récits les plus cités et les plus massivement plébiscités comme celui de Tocqueville dans ses Souvenirs n’ont rien de la relation distanciée du spectateur au-dessus de la mêlée [9]. On ne devrait pas oublier qui est Tocqueville en 1848 ni ce qu’il a fait alors pour comprendre ce qu’il écrit de l’opération électorale à l’été 1850, après le renvoi du gouvernement Barrot dont il fut le ministre des Affaires étrangères. L’arrière-petit-fils de Malesherbes, le fils du préfet et pair de France Hervé de Tocqueville, le cousin de Molé, appartient à l’univers des gens de bonne famille, bousculés par l’effondrement de l’Ancien Régime, pris à contre-pied par les transformations du mode de dévolution des charges dans l’État et contraints à des conversions douloureuses, impensables jusque-là pour les gens de sa condition. L’homme ne s’est jamais vraiment relevé, malgré sa fortune littéraire précoce, de la disparition de la société qui réservait les places et les honneurs aux descendants des grandes lignées de l’aristocratie. Il se définit donc d’abord par l’attachement nostalgique et (quasi ontologique) au monde d’autrefois, le dégoût pour ce qui a ébranlé ce dernier (la Révolution) et le sentiment intime de rester un homme d’honneur et d’exception dans un monde qui s’effondre. L’ancien ministre doit cependant à l’ébranlement de février, et par là à cette République pour laquelle il a si peu d’inclination, d’avoir enfin accédé aux fonctions pour lesquelles il était tout naturellement désigné. Ce conservateur se définit donc aussi au regard de la mobilisation qui rassemble les légitimistes sous l’étendard d’un président de la République qui rêve de l’Empire à l’été 1850, par tout ce qui le sépare de l’entreprise de revanche sociale dirigée contre les hommes, le régime et les circonstances qui l’ont rétabli dans ses prétentions. Les pages des Souvenirs consacrées à l’opération électorale, exactement contemporaines des menées parlementaires qui tendent à revenir sur l’extension du suffrage avec l’adoption de la loi du 31 mai 1850, sont inséparables de cette histoire, et notamment des enjeux de l’homme politique qui doit à la généralisation du suffrage en 1848 d’avoir sauvé sa mise. Il avait été empêché par sa réputation légitimiste sous l’empire de Guizot d’être appelé aux destinées auxquelles son rang et sa qualité le préparaient : la relève liée au changement de régime a levé l’obstacle. Il était disqualifié auprès des membres les plus radicaux du gouvernement provisoire par son combat jusqu’à la dernière heure en faveur de la proclamation de la Régence : l’élection générale l’a lavé de ce péché originel, en le remettant en selle. On voit tout ce qu’on ferait disparaître en prenant au pied de la lettre un récit dans lequel on aurait bien tort de voir un simple témoignage : la possibilité de comprendre la gratitude attendrie de l’ancien ministre et député comte de Tocqueville pour la procédure de ratification populaire qui lui a redonné la main, bien qu’elle reste toujours aussi étrangère à son tempérament et qu’il n’ait jamais cessé de la mépriser.
14Le premier intérêt des souvenirs de Tocqueville tient ainsi au point de vue de l’auteur, révélateur de l’engagement collectif qui succède à l’abattement des gens importants consécutif aux journées de février. Le comte est devenu en 1850 une figure du monde parlementaire dont il connaît tous les dignitaires, tous les arcanes et toutes les intrigues, si l’on sait voir que son dédain affiché masque mal son dépit d’être resté un figurant jusqu’en 1848. Il incarne ainsi ce personnel politique qui, du fait des conditions de sa formation et de sa sélection, n’a jamais vraiment été préparé à comprendre (encore moins à affronter) le pouvoir mobilisateur de la critique sociale qui s’exprime, tour à tour, depuis les années 1830, dans les livres et dans la rue. Il en partage également les préjugés, jusques et y compris l’humeur ou même l’aigreur qui conduit à se démarquer de Guizot et qui trouve son principe, par-delà la distance entre l’universitaire et l’académicien, dans tout ce qui oppose le sens inné de la valeur de la noblesse aux prétentions arrogantes à la vertu des parvenus. Il s’est retrouvé, comme tous ces notables, pris au piège, lorsque l’interdiction du banquet du XIIe a transformé cette affaire de basse police en affaire d’État. Il vit comme une mutilation dans sa chair, comme beaucoup de ses pairs robins et légistes, l’abandon de la référence à la monarchie, parce que cette révolution symbolique est tout autre chose qu’une affaire de mots. Il ne connaît pas, à la différence du Marx du 18 Brumaire, la fin de l’histoire : l’abandon sans retenue de tous ces hommes au patronage du Prince Président. Il pressent ainsi que faute d’organiser la réaction collective, tous sont immobilisés dans les divisions qui les paralysent. La lecture parallèle de la Correspondance et des Souvenirs permet ainsi de reconstituer le mode d’emploi collectif de l’élection à l’heure de l’incertitude, à partir de l’idée que l’échéance est l’épreuve de la dernière chance pour les gens provisoirement bousculés par les conséquences de février. Fort heureusement il ne s’agit de rien d’autre et de rien de plus, compte tenu de la procédure, un scrutin de liste départemental, que de proposer, à la ratification des assemblées électorales qui seront réunies dans toute la France, les candidats préalablement sélectionnés par des comités électoraux que tout ce beau monde n’a pas complètement perdu l’espoir de contrôler [10].
15Le travail de mobilisation en vue de la composition des listes, c’est-à-dire le travail de mobilisation immédiat de tous ceux qui sont intéressés à la maîtrise de l’État, est primordial. Il commence avec l’activité de Ledru-Rollin à Paris comme ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire pour organiser les élections. Il se poursuit avec l’organisation de comités électoraux chargés de désigner (mais en fait de sélectionner) les candidats qui composeront les listes proposées aux suffrages comme s’y emploie Tocqueville. Ce sont encore les efforts de tous ceux qui s’entremettent pour faire reculer la date de l’échéance, sous la pression des manifestants et par crainte qu’elle ne voie la défaite de ceux qui se reconnaissent dans les journées de février, comme Mme Sand. C’est l’envoi de représentants chargés de surveiller localement l’action de tous ceux qui se placent pour figurer sur les listes comme E. Ollivier à Marseille. C’est l’action locale de tous ceux qui se dépensent parce qu’ils sont en accord avec l’humeur du jour, comme celle de Charras. Il faudrait évoquer encore les moyens de propagande utilisés à l’époque, l’explosion de la presse en relation avec les textes libérateurs du gouvernement, les clubs et les sociétés de pensée, sans se dissimuler que les opinions propagées et les tendances que nous croyons discerner ne sont jamais celles dans lesquelles nous aimerions nous reconnaître.
16Ce travail de mobilisation présente toutefois une double particularité, trop rarement soulignée. Il est l’œuvre de protagonistes qui tirent l’essentiel de leur autorité de leur réussite politique sous la monarchie censitaire, de sorte qu’il met à profit les positions acquises, l’entregent et les savoir-faire dont ils usaient jusqu’ici. C’est à partir des propriétés de la position et de la situation de Tocqueville, et en résistant à l’effet de coupure accrédité par les souvenirs de 1848 de l’enquêteur, que se laisse le plus aisément comprendre l’activité que déploie alors l’auteur de La Démocratie en Amérique. Il est en effet un homme de ressources, plein d’expériences depuis sa première élection en 1837. Il est aussi cet élu inamovible, toujours reconduit au conseil général. Il est devenu un infatigable stratège jamais en retard pour décourager un concurrent éventuel. Viser le siège le plus facile à enlever. Toujours prêt à raffermir l’ardeur défaillante des féaux qui lui servent d’agents électoraux. Il est tout naturel que passé un premier instant d’abattement, il se propose d’organiser la réaction à l’échelon local, délivre ses conseils sur le meilleur parti à tirer des listes en présence [11], quand même, affirme-t-il, mais on ne le croit guère, il ne devrait pas figurer sur la liste départementale. Conséquence inévitable, cette sélection dirigée par les gens en place préalable à l’élection, bien faite pour écarter les candidats sans autre titre que de s’être mobilisés en février, fait du comité le promoteur et l’instrument d’un cens caché dont seuls les résultats permettront de mesurer les effets. Ce mécanisme plus discret qu’une disposition légale officielle, puisqu’il est appelé à entrer en sommeil aussitôt son office rempli, bien qu’il reste en état de veille dès qu’en réapparaît la nécessité, est le premier procédé spontanément imaginé et spontanément mis en œuvre, au titre de reconversion d’un répertoire d’actions bien rodé pour faire place à l’élargissement des prétentions à l’exercice des charges publiques concédé sous la pression de la rue [12]. On en retiendra simplement pour l’instant que le changement numérique dans le corps électoral – celui-ci passe d’un coup de 246 000 électeurs à 8,2 millions [13] – n’a vraisemblablement pas l’importance qu’on lui attribue après coup. Il ne bouleverse pas sensiblement la situation du candidat isolément considéré avant le scrutin [14]. Il lui imposera seulement, le jour venu, de se joindre aux cortèges électoraux qui se formeront en direction du chef-lieu : mais n’est-ce pas simplement un avantage de plus au profit de ceux qui n’ont qu’à se faire reconnaître sur tous ceux qui n’ont pas encore réussi à se faire connaître ?
17Il reste qu’après la bataille sur la composition des listes, il ne va pas de soi de les voir ratifier. Les masses paysannes qui peuplent la France n’ont, en effet, ni les enjeux ni la culture des populations parisiennes. Elles n’ont guère d’écho sinon par ouï-dire de ce qui se passe dans la capitale. Elles n’ont rien à attendre du service que des hommes souvent venus d’ailleurs leur demandent. Elles n’ont pas les lumières pour comprendre le sens qu’ils attachent à leur participation puisque les rapports qui ne sont pas immédiats ni personnels n’ont pas grand sens dans leur horizon. Comment comprendre que les masses paysannes aillent voter, c’est-à-dire accomplissent un acte qui leur est étranger et dont elles ne maîtrisent ni les commencements, ni les aboutissants ? La seule réponse concevable est du côté des propriétés sociales de l’univers qu’habitent ces populations avec lesquelles personne n’a jamais publiquement compté, du côté des relations sociales constituées, propres à des mondes isolés et disséminés dans toute l’étendue du pays, et dans la forme de domination propre à ces réseaux [15]. Ils votent, c’est toute l’expérience de Tocqueville mis à la tête du cortège de ceux dont il vient chercher les voix en les menant voter, en déférant à l’autorité, et leur vote est d’abord, dans une économie des échanges inégalitaires bien comprise, une manifestation d’allégeance aux autorités constituées. L’expérience est lourde d’effets qui ne se limitent pas à ce qui vient de se passer : le vote dans son ordre propre est la traduction en acte des relations sociales qui lui préexistent, parce qu’il les sollicite ; mais en même temps, le vote est aussi la méconnaissance de ces relations parce qu’il les transforme en autre chose, en forces partisanes et en crédit politique dont les élites peuvent se réclamer.
18Quoi qu’il en soit, à cet instant, la réponse n’est pas assurée. Et la question naturelle, une fois naturalisée, « Pour qui ont-ils voté ? » ne doit pas dissimuler la question d’époque posée en urgence au Gouvernement : « Comment les faire voter ? » On ne donnera qu’une indication de la difficulté à reconstituer ces conditions particulières. On a peut-être tort de voir dans les plantations d’arbres de la liberté de l’époque autant de manifestations d’une « fête républicaine ». Avant d’attribuer à ces cérémonies un sens politique, avant d’en rechercher « la symbolique », avant d’interpréter ces rassemblements passés à partir d’une interprétation qu’ils ont peut-être contribué à imposer, on serait peut-être plus avisé de les voir pour ce qu’elles sont, des rassemblements de groupes indéfiniment répétés autour de ceux dont la parole compte, occasions de propagande pour satisfaire l’impératif des semaines qui viennent : faire voter. Mais de même que l’enquête sur l’entraînement des événements constituait un garde-fou contre toute magnification nationale de l’invention du suffrage, de même maintenant, avec la réactualisation de la question de l’État, dans la possibilité même de la mobilisation électorale, on mesure le risque de l’abandon à l’exaltation républicaine de la naissance du suffrage.
Une divine surprise…
19Il n’est ni vrai ni faux de souscrire à l’idée que le suffrage universel est entré dans nos mœurs avec une étrange facilité à la faveur des élections du 23 avril 1848, bien qu’il ne fasse pas de doute, pour l’observateur, a posteriori, que l’opération électorale comme entreprise étatique n’est pas remise en cause depuis cet événement. Le Second Empire, c’est une indication précieuse de l’étendue des usages de la pratique de la ratification populaire, est proclamé au nom du rétablissement du suffrage universel. Et la Troisième République commence avec la réinvention de l’appel aux masses paysannes comme stratégie de défense collective contre les jusqu’au-boutistes du gouvernement de la Défense nationale en février 1871. En fait, cette acceptation comme, à l’instant, l’acceptation de l’opération électorale dans le plébiscite des cortèges paysans de 1848, est un autre aspect de l’énigme historique du « suffrage universel ». Beaucoup d’historiens, reprenant le discours de défense et illustration du suffrage universel prononcé dans le cadre de mobilisations électorales postérieures, et suivant en cela la ligne de plus grande pente de l’explication rétrospective, en rendent compte par des raisons essentiellement ou principalement idéologiques, la marche irrépressible des idées progressistes, la victoire de la démocratie ou le triomphe de la République. Les raisons effectives de cette victoire du « suffrage universel » semblent cependant, d’un point de vue réaliste, infiniment plus prosaïques. Elles tiennent, en toute hypothèse, à l’effet d’agenda de l’opération électorale inhérent à son orchestration étatique et, par là, à la construction, inconsciente de son mode opératoire, d’un horizon d’action nouveau, ou si l’on préfère à la définition et à la consolidation de l’entreprise politique.
20Le deuxième intérêt des Souvenirs de Tocqueville est de représenter pour l’État parlementaire à l’état naissant l’équivalent des Mémoires grand siècle du duc de Saint-Simon pour la Société de Cour. Ce récit autographe d’entrepreneur politique avant la lettre se laisse, en effet, lire aussi bien du point de vue collectif des engagements auxquels souscrit la classe politique lorsqu’elle ratifie (fût-ce à son corps défendant) ce mode de désignation en le transformant en technologie d’État que du point de vue individualisé de la demande de service que met en jeu l’usage du suffrage comme instrument de désignation. Le récit de Tocqueville se situe, sous ce second aspect, à cet instant très particulier où la sollicitation des suffrages n’est déjà plus le démarchage des amis ni l’enrôlement des affidés, sans être encore devenue l’investissement systématiquement contrôlé, appelant comptabilité scrupuleuse des services rendus, qu’ont conservée les carnets du baron de Mackau [16]. Le propos se résume pour l’essentiel à ce que l’enquêteur croit pouvoir conclure de la surprise rétrospective du comte de Tocqueville, devant sa virtuosité à rallier les suffrages dans le cadre encore informel du travail de démarchage des voix. L’entreprise n’a rien d’extraordinaire : elle ne se présente pas autrement que sous le visage de la procédure établie des assemblées électorales et de l’appel nominal des votants en leur sein, ce qui n’est pas sans rappeler, on l’a dit, la nomination élective des chefs de la garde nationale. L’exercice ne requiert aucune compétence spécifique. Le comte se désespère de n’être pas de la race des orateurs parlementaires. Mais quelle importance ? Paraître suffit. Inutile de convaincre. Flatter est plus expédient. Au besoin, en énervant les fantasmes et les craintes de tous ces « braves gens » (sic). Pas de programme par conséquent ; aucun engagement sur l’action à venir ; pas de perspective de gouvernement. Tout simplement se faire voir, s’en remettre à l’éclat de son nom, et jouer de sa réputation. On comprend que l’académicien Tocqueville, sacrifiant, après son départ du gouvernement, au culte romantique d’une célébration du moi passée de saison, mette en scène avec complaisance, dans une ambiance crépusculaire de fin du monde, le mérite, les vertus et l’héroïsme du député, conseiller général et ancien ministre qu’il est devenu : « Je me décidai donc à me jeter à corps perdu dans l’arène ; et à risquer pour la défense […] des lois qui constituent la société même, ma fortune, mon repos et ma personne […] Je me bornai à faire publier une circulaire et à la faire afficher dans tout le département […] J’avais gagné la population agricole du département par ma circulaire, je gagnai les ouvriers de Cherbourg par un discours […] Jamais je ne fus entouré de plus de respect que depuis que l’égalité brutale était affichée sur tous les murs […] Tous les votes furent donnés en même temps et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat [sous-entendu “à moi”] » [17].
21Il y a pourtant beaucoup plus dans ces souvenirs si l’on veut bien prendre en compte la situation particulière de l’ancien ministre, la récurrence avec laquelle celle-ci informe son regard. On a déjà relevé l’ambivalence de l’homme partagé entre ce qui le retient auprès d’un monde qui n’est plus et l’indulgence qu’il accorde au monde qui l’a reconnu. Cette division et l’irrésolution particulière devant les événements qui en résultent est au cœur du regard dédoublé qu’il porte sur le suffrage et qui lui fait voir le double jeu de l’institution constitutif de la force de celle-ci. D’un côté en effet, le suffrage universel, parce qu’il est l’ouverture sans distinction de conditions des assemblées électorales, est indiscutablement, comme acte de reconnaissance de la dignité politique de tous ceux qui ne comptent pas, l’élargissement de l’accès à la politique que ses plus farouches défenseurs voient en lui. Mais de l’autre, cette procédure qui fonctionne comme un plébiscite des gens déjà en charge de l’État et de son action est aussi la barrière qui, de la même façon qu’elle vient de défendre une partie de la classe politique contre son élimination, protège celle-ci, dans son principe même, contre toutes les prétentions usurpatrices de tous ceux qui se croient fondés à se substituer à elle. Sans être en rien ce sociologue que Raymond Aron s’est plu à saluer en lui, Tocqueville découvre dans le fonctionnement du suffrage (ou si l’on veut dans l’obligation de rallier des voix comme condition d’accès à l’activité politique et à l’exercice des fonctions publiques) ce droit d’accès au jeu qui, en ménageant les chances des joueurs établis, protège le jeu, les joueurs et les usages qu’ils font du jeu contre toutes les mises en question du jeu en tant que tel. Conservateur un jour, conservateur toujours, il peut donc tout à la fois se réjouir de ce que, grâce au suffrage universel, l’essentiel soit sauvegardé et se désoler de ce que ses pairs de l’Assemblée Constituante, sous l’empire de la Révolution qui vient de les bousculer et du sentiment de revanche qui les habite, ne comprennent rien du caractère providentiel d’une invention collective aussi merveilleuse. La proclamation du suffrage universel est, par là même, un moment de consolidation du jeu qui consacre la figure de l’entrepreneur politique et l’explicitation, par quelqu’un qui peut s’en rendre compte parce qu’il en a fait l’expérience, du caractère protecteur et rassurant pour tous les bien-pensants de cette affirmation.
22On est ainsi en droit d’élargir la perspective à partir de ce point de vue pour comprendre ce qui devient décisif à tous ceux qui peuvent prétendre se servir de l’État et faire triompher leur perspective. La débandade et la démobilisation des affidés du roi dont la présence cautionnait l’autorité ou, si l’on préfère, la disparition du roi comme point de repère pratique et symbolique, inaugurent une configuration particulière et laissent imaginer aux activistes, aux utopistes et, plus largement, à tous ceux qui ont quelque chose à reprocher à leurs conditions d’existence que tout est possible. D’abord effrayé jusqu’à se rallier à ce qu’il n’a pu empêcher, même s’il s’y est toujours opposé, le personnel politique et, plus largement, tout ce qui compte dans l’élite, se reprend et ce face-à-face, qui ouvre un conflit sur l’usage même de l’État, structure la confrontation qui s’engage alors : les journées, qui tournent tantôt à l’avantage des insurgés et tantôt à l’avantage de leurs adversaires, en sont l’expression [18]. L’action du gouvernement provisoire et de Lamartine en particulier, en ralliant des attentes contradictoires, en est le point de coordination. Mais simultanément et parallèlement, le sens des formes en forme de précaution, qui a conduit à suspendre la ratification définitive de la République à la consultation populaire ultérieure, superpose à cette première dynamique et à ce premier horizon une seconde perspective. L’Assemblée à élire sera constituante. Son activité contribuera à définir les organes politiques à venir et les conditions de leur constitution. La confrontation initialement scandée uniquement par le succès ou l’échec momentané des entreprises de mobilisation s’en trouve bientôt coordonnée par une forme d’interdépendance particulière liée à ce que les concurrents peuvent désormais fonder leurs calculs sur une forme de prévision, en particulier, même si ce n’est pas exclusivement, sur l’anticipation des échéances électorales. Tous sont en effet conduits ou réduits ou bien à espérer voir confirmer par une échéance ultérieure ce que l’échéance précédente a déjà permis d’attester, ou bien à espérer pouvoir défaire, à la faveur d’une échéance ultérieure, ce que l’échéance précédente a consacré. L’organisation des élections d’avril ouvre par là un horizon à l’action, qui enracine en pratique une forme de complicité entre les adversaires : en réorientant leurs passions et leurs intérêts autour de cet engagement ; en les conduisant à supputer de ce point de vue leurs chances d’avenir ; et enfin en les obligeant à compter avec le même calcul de la part d’autrui, ce qui les conduit à investir dans l’activité spécifique pour se faire élire (ou si l’on préfère) dans le travail électoral requis par cette transformation de leur situation. En ce sens, l’armement ou le désarmement de mobilisations dans la rue (qui peut aller jusqu’à la confrontation armée comme en juin), la restauration d’une forme de cohésion de la classe politique et la consolidation de l’État sont autant d’aspects du même phénomène : la construction jamais complètement voulue par quiconque et jamais complètement contrôlée par personne du jeu très particulier dans lequel les joueurs ou les parties en présence tirent, de la mobilisation électorale dont ils peuvent se prévaloir, la force dont ils se réclament les uns contre les autres pour triompher d’adversaires qui deviennent objectivement des partenaires, tout simplement parce qu’ils jouent au même jeu qu’eux. Cette objectivation d’un espace de concurrence, pour le droit de se servir de l’État, qui n’a évidemment rien d’un marché ouvert à tous, restaure ainsi une forme de complicité organique entre les différentes fractions de l’élite et du personnel politique divisées jusque-là par des représentations du monde et de l’avenir irréductibles [19].
23Inutile de s’apesantir alors sur les résultats du 23 avril 1848 : avec deux cent cinquante légitimistes masqués réunis par leur anti-orléanisme viscéral et attachés à une organisation du monde qui a raté sa deuxième chance en 1830, cinq cents modérés qui communient sous le patronage de Lamartine et d’Arago dans la défiance vis-à-vis de l’agitation entretenue par les clubs et dont l’enthousiasme pour la République n’a d’égal que le dégoût pour l’agitation populaire parisienne, et cent cinquante élus à peine pour représenter les espoirs, l’émotion et les engagements activistes à l’origine du soulèvement de février, ces résultats donnent un visage public aux conditions structurelles de la confrontation, sans que l’avantage de la défense transforme sensiblement celle-ci sur-le-champ. Il n’en demeure pas moins que l’unanimisme de façade qui est l’expression de l’effervescence collective favorise toutes sortes de projections favorables à l’institution du suffrage universel. Il y a déjà, pour tous ceux qui ont tremblé en craignant le désaveu d’une ratification populaire élargie (jusqu’à se mobiliser pour faire repousser la date des élections générales), la conviction que le suffrage peut les servir s’ils savent l’organiser : ils sont réconfortés, au souvenir de l’action de Ledru-Rollin, par la certitude de pouvoir jouer sur les listes présentées à la ratification générale. Il y a également mais inversement, pour tous ceux qui craignaient sans le dire la confirmation de leur mise hors jeu, la découverte de ce que, sous son apparence de concession aux aspirations parisiennes, le suffrage élargi peut être le plus sûr allié des détenteurs traditionnels de l’autorité : ils sont rassérénés de voir que les ressorts de la domination n’ont pas disparu. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour que l’opération électorale, en attirant les investissements (et notamment les investissements politiques les plus contradictoires) devienne le point de coordination tacite des entreprises politiques et partisanes les plus antagonistes : pour que cette transaction collusive, réalisation d’une interdépendance, moins immédiatement fondée sur la proximité sociale (comme sous la Monarchie de Juillet) et davantage sur les enjeux de la classe politique en tant que telle, devienne le signal de ralliement constitutif de la force de l’institution.
24Mais inversement, toutes les conditions sont également réunies pour que la main invisible de la domination, comme ressort secret de la ratification d’une part, la connivence objective entre adversaires qui est à la fois la concrétisation et un résultat du jeu de l’autre, ces vérités désagréables inscrites dans les conditions d’invention du « suffrage universel », soient aussitôt censurées et refoulées. Fondement du crédit de l’homme politique nouvelle manière, l’élection lui permettant de se réclamer d’une volonté du peuple apparemment incontestable, justification ultime d’une activité qui ne peut s’autoriser d’aucune situation sociale préalable ni d’aucune compétence particulière, ces particularités d’une relation collective, qui ne résultent d’aucun plan préalable, ne sont pas de ces vérités bonnes à dire, sauf circonstances extraordinaires. Le seul à pouvoir l’exprimer, et à pouvoir la rendre publique (ce que ne fait pas Tocqueville, et on comprend pourquoi, puisque Souvenirs n’est pas publié) en prenant le risque de se trouver à contre-courant et seul contre tous, reste l’artiste ou l’écrivain ; mais en s’exprimant d’un point de vue extérieur au monde politique et à la politique, il est privé de la force nécessaire pour rendre cette idée subversive efficace, et renvoyé à son impuissance. Car c’est ainsi que le suffrage universel, malgré son nom, est devenu le plus sûr rempart contre toutes les utopies et les critiques prophétiques inspirées par l’universalisme égalitaire. En montrant la force de tous ceux qui ont quelque chose à défendre, cette technologie conservatrice a toujours fini par les rassembler pour le défendre. Il faut réfléchir cette leçon du suffrage universel présente et déjà interdite de cité dans les mois qui suivent les premières élections générales car elle est appelée à un grand avenir. Inutile d’ajouter qu’en présentant ce qui est aussi une vérité du suffrage universel en 1848, on se trouve très loin maintenant de sa magnification démocratique.
25On n’est peut-être pas assez attentif, comme le montre, pour finir, ce parcours en forme de retour au dispositif qui a présidé à l’organisation des élections de 1848: l’alliance bien opportune entre le comité électoral et l’assemblée électorale. La célébration du « suffrage universel » par les hommes politiques tout au long de l’année 1848 après ces élections, puis les années suivantes au fil de la kyrielle des échéances électorales, a fait disparaître les traces de cette figure derrière l’imagerie des cortèges pacifiques et enthousiastes à l’idée de l’exercice du devoir civique ; et le caractère protecteur pour les élites d’un dispositif qui doit l’essentiel de son efficacité aux propriétés sociales des acteurs qu’il oblige à coopérer, derrière l’exaltation du caractère réputé libérateur de l’élargissement des coopérants qui inaugurent la dévotion secrète des hommes politiques et de la politique pour le pouvoir du nombre. Cet emprunt à un répertoire connu et expérimenté depuis la Révolution pourrait bien être le secret de ce que, au nombre près, le fonctionnement de la nomination élective en 1848 n’est pas si différent dans son résultat de ce qu’elle était, aux hommes nouveaux près, aux élections de 1846. On en revient ainsi à notre point de départ : l’interrogation rétrospective des circonstances passées à partir du sens public que ces circonstances ont fini par emprunter et dans lesquelles le sociologue croit reconnaître la force de l’institution. S’il est vrai que l’institution n’existe que pour autant qu’elle nous habite, on resterait désarmé en sa présence si le travail historiographique ne restait le principal recours en la circonstance dès que l’enquêteur ne s’abandonne pas à l’empire insidieux des idées reçues. Le travail historiographique est en effet à la fois l’un des cheminements par où l’institution prend forme et s’établit et en même temps, dans les luttes qui opposent les historiens entre eux sur l’établissement de ce qui s’est passé, l’un des instruments les plus puissants de la critique de la transcendance de l’institution.
Notes
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[1]
On trouvera un écho de cette façon de traiter de la question électorale sur le mode du badinage mondain sous la plume d’un auteur bien placé pour l’avoir observée, la comtesse Marie d’Agoult : « Personne en France, non assurément personne, ne pouvait soupçonner le tour extraordinaire qu’allait prendre, à peu de temps de là, une discussion usée à l’avance par sa monotonie. Depuis quinze ans déjà, cette question de réforme électorale et parlementaire se reproduisait invariablement à chaque session. L’opposition répétée que le pays n’était pas représenté avec sincérité, et que l’indépendance de la Chambre n’était pas suffisamment garantie ». D. Stern (comtesse Marie d’Agoult), Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Balland, 1985, p. 20.
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[2]
L’absence d’assurance d’un gouvernement autoproclamé (quoique ses membres les plus en vue comme Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, ou le vieux Dupont (de l’Eure) soient d’anciens parlementaires de Juillet) et l’impatience d’insurgés qui ne se savent pas encore vraiment victorieux se rejoignent pour créer cette atmosphère tendue qui requiert des gestes significatifs, comme le fait voir la controverse autour des couleurs du drapeau dans les premiers jours de la toute jeune République.
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[3]
On consultera à propos de ce texte A. Garrigou, « Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848 », Genèse 6, décembre 1991, p. 161-178.
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[4]
On en trouvera un commencement de preuve dans l’absence de délibération explicite sur ce sujet du gouvernement provisoire parmi les procès-verbaux « officiels » dits « de la séance permanente ». Voir C. Pouthas (sous la dir. de), Comité national du centenaire de 1848, Procès-verbaux du gouvernement provisoire et de la commission du pouvoir exécutif, 24 février-22 juin 1848, Paris, Imprimerie nationale, 1950.
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[5]
Le terme de « nomination » est le terme générique le plus spontanément utilisé par ceux qui se trouvent dans l’obligation de déclarer leur candidature à un poste dont l’obtention est subordonnée à la ratification de l’impétrant aux suffrages, depuis le décret des 14-22 décembre 1789 relatif à la formation des assemblées représentatives et des corps administratifs. Ce terme paraît ainsi plus fréquemment employé pour désigner l’élection en tant que telle avant de s’effacer progressivement au profit de celui d’« élection » précisément, quoiqu’on trouve des occurrences de l’emploi de ce vocable au sens d’élection, et notamment sous la plume des gens de formation juridique jusqu’à la fin du xixe siècle. On a attiré l’attention à plusieurs reprises déjà sur l’intérêt, dans l’enquête rétrospective, de l’expression « nomination électorale », par opposition à celui d’élection, pour tout ce qui touche aux phénomènes électoraux de la première moitié du xixe siècle.
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[6]
« Au moment des élections générales, je le rencontrai et il me dit avec une certaine complaisance : “A-t-on jamais vu dans le monde rien de semblable à ce qui se voit aujourd’hui ? Où est le pays où l’on n’a jamais été jusqu’à faire voter les domestiques, les pauvres, les soldats ? Avouez que cela n’avait jamais été imaginé jusqu’ici.” Et il ajouta en se frottant les mains : “Il sera bien curieux de voir ce que tout cela va produire.” Il en parlait comme d’une expérience de chimie ». A. de Tocqueville, Souvenirs, A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Souvenirs, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1986, p. 836.
-
[7]
A. de Lamartine, Histoire de la révolution de 1848, Paris, Perrotin, 1852, p. 294. On n’oubliera pas que cette histoire est écrite par Lamartine lorsqu’il n’est plus l’homme de la situation et qu’il est conduit à se mettre en scène et à se justifier dans une conjoncture profondément transformée.
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[8]
Et, en particulier, en dehors de tous les bastions en état préalable de mobilisation, Paris, quelques grandes villes comme Rouen ou Limoges, ou bien tous les centres locaux sur le qui-vive dans l’attente des nouvelles venues de Paris.
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[9]
On ne fait en s’attachant à Tocqueville que suivre l’usage historiographique établi qui salue dans l’auteur de la Démocratie en Amérique un témoin bien informé de la première élection au « suffrage universel » en 1848. Il paraît difficile toutefois de se servir des documents que l’académicien propose à l’historien sans un travail préalable de recontextualisation de ces documents destinés à faire ressortir ce que le point de vue adopté doit à la situation de l’auteur (un prétendant aux plus hautes charges de l’État), à sa position (d’homme de lettres et de parlementaire), et en définitive aux enjeux (pas seulement personnels même s’ils sont individualisés) qu’il partage avec tous les gens du même monde.
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[10]
Il est remarquable que l’observateur étranger, sensible à tout ce qui bouge au-delà des frontières de l’Allemagne, raconte les élections (et le rôle que jouent les paysans pour discipliner les surenchères parisiennes) dans Le 18 Brumaire, dans des termes sensiblement équivalents à ceux dont se sert Tocqueville pour les avoir vécues de l’intérieur comme acteur, hostile à tout mouvement qui déplace les lignes. À ce détail près : l’homme d’État Tocqueville s’est rétabli à la faveur des élections générales ; il se félicite donc in petto de cette divine surprise quand Marx en est réduit, comme tous les prophètes démentis par l’événement, à en appeler à un avenir plus lointain pour surmonter sa déception.
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[11]
« Pour en revenir à nos affaires électorales, il y a une vérité évidente qui m’a frappé et qu’il faut le plus possible mettre en lumière ; la voici : il n’y a jusqu’à présent que trois grandes listes dont les noms aient des chances dans tout le département. La liste des commissaires, celle des anciens conservateurs adoptée à Saint-Lô pendant le conseil général et enfin celle du clergé. Il me paraît certain que tout nom pris en dehors de ces trois listes a peu de chances. Si donc un des noms de l’une des listes ne convient pas, il ne faut pas se livrer à son imagination ou à ses convenances personnelles, mais remplacer ce nom par un de ceux qui se trouvent sur les deux autres. Si on agissait autrement, savez-vous ce qui arriverait ? C’est que des hommes dont on ne veut pas et qui ne seraient portés que dans un arrondissement ou dans deux pourraient être élus. Car, n’oubliez pas qu’il faut quinze noms et qu’il s’agit d’un scrutin de liste, avec très peu de voix on peut passer en quatorzième ou quinzième si les suffrages se sont éparpillés. Il ne faut donc pas les éparpiller non seulement dans l’intérêt de ceux qu’on veut faire passer, mais afin d’écarter ceux qu’on veut exclure. Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre ce raisonnement. Il est irréfragable. Ou toute une liste, ou le remplacement pris dans une des trois grandes listes, telle est la seule théorie censée. Dites cela à tous ceux qui se mêlent d’élection ; non en mon nom, mais au vôtre ». Lettre à P. Clamorgan, datée du 7 avril 1848, A. de Tocqueville, Correspondance et écrits locaux, Paris, Gallimard, 1995, p. 455-456.
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[12]
L’effet d’exclusion de ce cens caché utilisable dans de tout autres configurations est appelé à persévérer sous bien d’autres formes, comme l’a observé D. Gaxie, Le Cens caché, Paris, Seuil, 1978.
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[13]
A. Garrigou, Le Vote et la vertu : comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, p. 29.
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[14]
On peut observer, contre la même idée de radicale nouveauté, que la désignation électorale n’est pas totalement inconnue en dehors de la haute société, malgré le système censitaire : elle est par exemple aussi le mode de désignation des chefs au sein de la garde nationale. On se souviendra à ce propos que le gouvernement provisoire avait élargi, par décret du 27 février, la base de recrutement de celle-ci pour se mettre à l’abri des mauvaises surprises toujours à craindre d’une force organisée aux sentiments flottants, malgré l’ambiance de fraternisation générale. L’approche de l’échéance de la nomination élective des chefs de la garde nationale est pour le moment qui nous occupe à l’origine de la journée du 17 mars, qui marque le début du divorce entre les éléments populaires et les bourgeois en uniforme, qui sera décisif en juin. Sur cet épisode on pourra se reporter à D. Stern, Histoire de la révolution de 1848, op. cit., p. 377-394.
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[15]
Le problème est bien documenté par les historiens ; en particulier, E. Weber : « The Second Republic, Politics and the Peasant », French Historical Studies, XI (4), p. 521-550, et, du même, La Fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983 (chapitre v : « Les paysans et la politique », p. 351-402). On avait présenté, en son temps, un premier bilan des recherches des historiens sur la question du point de vue de ce qui intéresse le politiste. Voir B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social : objectivisme, objectivation et analyse politique », M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, t. I, Paris, PUF, 1985, p. 517-539.
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[16]
E. Phélippeau, L’Invention de l’homme politique moderne : Mackau, l’Orne et la République, à paraître, Paris, Belin, 2002.
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[17]
A. de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 775, 777, 779, 781 et 782.
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[18]
Après les 22, 23 et 24 février, les 16 et 17 mars, le 16 avril, puis le 15 mai, avant les journées de juin, et ce n’est pas fini pour les années qui viennent.
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[19]
On retrouve dans les termes spécifiques définis par l’attention pour la conjoncture identifiée par les journées de février et les premières élections au « suffrage universel » l’interprétation présentée en termes de longue durée par C. Charle dans son histoire sociale du xixe siècle. C. Charle, Histoire sociale de la France au xixe siècle, Paris, Seuil, 1991.