Couverture de ACO_211

Article de revue

Réponse

Spatialité, minimalisme et hospitalité(s) : de la capacité à répondre … à l’appel des êtres et des choses

Pages 81 à 87

Notes

  • [1]
    Pensée par Foray en lien avec la notion de capabilité (Nussbaum 2012 [2011]).
  • [2]
    Sa théorisation la plus féconde est due à Ruwen Ogien (2007, 2013). Les trois principes de l’éthique minimale (rigoureusement anti-moraliste et anti-paternaliste, plus volontiers prudentielle) sont : non-nuisance à autrui ; égale considération de la voix de chacun ; indifférence morale du rapport à soi-même.
  • [3]
    C’est à cela également que, mutatis mutandis, Hétu nous invite, par sa discussion critique du geste de Nussbam n’offrant au type d’analyse qu’elle propose que quelques œuvres canoniques. L’approche émo-cognitive pour l’analyse de film de Laurent Jullier, qui cite également (2012 : 394-400) Nussbaum, semble procéder de la même logique.
  • [4]
    On pourrait prolonger ici la réflexion sur la distinction entre la vie bonne et une vie bonne (Garrau 2015 ; Kittay 1998 ; Kittay & Carlson 2010), explorer le potentiel heuristique de cet enjeu et définir une forme d’accomplissement de l’autonomie individuelle comme, le fait, pour l’individu, de progresser vers une vie que lui-même considère comme bonne.
  • [5]
    S’il n’y est pas ici fait référence par Hétier, cette dimension de son propos pourrait évoquer les travaux de Michael Tomasello sur l’attention conjointe (2004 [1999]).
  • [6]

1Progresser dans l’intelligibilité du phénomène humain-social exige parfois de « combiner l’emploi du télescope et du microscope » (Gauchet 2003 : 245), autrement dit de proposer une saisie englobante de « nœuds significatifs […] pour les mettre en relief, [tout] en n’hésitant pas à descendre dans le plus fin détail de leurs expressions » (ibid.). La lecture (d’un point de vue de philosophe politique de l’éducation) du texte de Dominique Hétu autorise à le ranger parmi ceux dont la fécondité procède de l’adoption d’une telle perspective (que nous réinvestirons nous-mêmes pour cette réponse).

2Une première partie de notre propre texte, télescopique, insistera donc sur la saisie qui est proposée par Hétu de deux enjeux massifs pour qui souhaite penser éducation et care aujourd’hui : la pluralité des lieux éducatifs permettant le devenir autonome ; la nécessité, au sein du même processus, de combiner un jeu subtil du couple vulnérabilité/responsabilité et une grande vigilance vis-à-vis du paternalisme. La seconde partie de notre texte, microscopique, proposera un bref retour ciblé sur les trois éléments suivants, que la lecture du texte de Hétu met en tension et/ou en question à divers niveaux. Nous évoquerons le lien entre autorité et auctorialité et l’importance respective des notions d’hospitalité et d’attention.

Cartes, phares et balises pour le « care »

Des approches spatiales de l’éducation ?

3La notion de lieux, présente dès le titre, parcourt et rythme le texte de Hétu. Il semble nécessaire en premier lieu de penser son articulation avec la notion d’éducation comprise dans son sens le plus large, englobant également la formation (les similitudes entre les œuvres étudiées par Hétu et les structures comme l’esprit du roman de formation sont d’ailleurs fortes) et désignant tout ce qui conditionne le devenir humain. Philippe Foray, philosophe de l’éducation, note que les lieux éducatifs où l’autonomie [1] se développe (2016, 2017) sont irréductiblement multiples et pluriels, aucun ne pouvant être jugé auto-suffisant ou idéal pour développer chacune des trois dimensions de l’autonomie que sont l’agir (dimension fonctionnelle), le choisir (dimension morale) et le penser (dimension intellectuelle) par soi-même. Cela pose un certain nombre de questions quant à une pensée de l’éducation par le prisme du care. Ce dernier peut-il se déployer dans tous les lieux ? Peut-il servir à penser ces mêmes lieux de manière englobante d’un point de vue éducatif ? Quelles mises en œuvre possibles et quelles limites de son pouvoir ? Cela pose également plus fondamentalement la question des approches spatiales en éducation (2019) elles-mêmes. Quid de la solidité des frontières qu’elles supposent dans ce que Zygmunt Bauman appelle un monde liquide (2002, 2013 [2005]) ? Une telle approche est-elle compatible avec une analyse en termes de « radicalisation de la modernité » (Gauchet 2017 : 201-210), processus qui sape précisément ce type de cadres normatifs hérités de la structuration hétéronome du monde ?

4A tout cela, Hétu semble répondre, en appui sur l’œuvre d’O’Neill, que c’est en se centrant sur la singularité des parcours et des expériences des êtres qui traversent ces différents lieux, qui voguent sur ces flots où chacun peut tantôt surfer, couler ou faire la planche, qu’il est possible d’avancer. Aux individualismes théoriques, notamment le libéralisme (critiqué par les théoriciennes du care), un individualisme perfectionniste, qui, lui, se confronte sans fard aux difficultés concrètes du devenir individu (Gauchet 2017 : 543-632), semble ici privilégié.

Prendre soin de ne pas nuire ?

5Mobiliser le care pour penser et mettre en œuvre l’accompagnement de ce devenir individu permet de prendre substantiellement acte des vulnérabilités de chacun. Mais c’est aussi accepter de se confronter à certains dangers du care, dont le paternalisme n’est pas le moindre, comme Joan Tronto (2009 [1993] : 222-224) et à sa suite Hétu (dans sa lecture d’O’Neill) en sont conscientes. Dialectiser éthique du care et éthique minimale [2], avec pour horizon un minimalisme d’attention (Monjo 2018 : 32-33) peut constituer un précieux garde-fou contre le paternalisme et le moralisme d’une part, contre un abstentionnisme coupable d’autre part.

6Il semble que les deux enseignements centraux qu’Hétu tire de son étude des trajectoires des deux héroïnes que sont Baby et Noushka soient les suivants : sachons prendre soin de ne pas nuire à autrui tout en étant capable d’accueillir ses motifs d’émerveillements (même s’ils sont issus de la fameuse culture white trash qu’évoque O’Neill) mais soyons vigilants à ne pas faire de cette même capacité de wonder un motif pour relativiser les vulnérabilités de celui qui les exprime [3] ; tentons d’être capable de regarder misères et vulnérabilités au plus près sans misérabilisme ni victimisation, et parallèlement de considérer les vulnérabilités humaines de manière plus englobante sans se laisser aller à se penser en posture de surplomb, donc apte à juger du bonheur ou du malheur des individus mieux qu’ils ne le font eux-mêmes [4]. Rappelons ainsi que le risque de vision biaisée ou obscurcie par le localisme – ou par extension toute autre manière de ne pas trouver la bonne focale pour considérer les vulnérabilités d’autrui – est, selon Tronto, l’autre grand danger du care (2009 [1993] : 223-224).

Hospitalité(s) ?

7Ce pluriel voudrait induire un double champ d’interrogations connexes : la notion polysémique d’hospitalité semble traverser l’ensemble des trois points très brièvement évoqués ci-après ; l’auteur du présent texte est curieux de l’accueil, hospitalier ou non, qu’Hétu ferait aux perspectives théoriques évoquées ci-après.

Rendre auteur

8Quid, en premier lieu, du rapport du propos d’Hétu à la notion d’autorité (Bouju 2010), et plus spécifiquement du lien entre autorité et auctorialité (Baron 2010) dans la posture d’O’Neill ? On sait que Ricœur (1986 : 114-115) décrivait les œuvres comme des propositions de monde par la médiation desquelles les sujets humains pouvaient contribuer à se construire eux-mêmes. A lire le texte de Hétu, cela semble congruent avec son rapport : 1° au destin fictionnel des héroïnes considérées, 2° aux lecteurs de leurs péripéties. Une autorité bienveillante contribuant à rendre auteur (Roelens 2019) semble à l’œuvre dans la posture autoctoriale d’O’Neill. Elle paraît aussi sous-jacente dans l’abord fait par Hétu des questions éducatives, ces dernières devenant appréhendables en termes d’asymétrie de vulnérabilités et de responsabilités, sur fond d’égale dignité et de commune confrontation au défi de l’autonomie.

Dans le même bateau

9Laurence Cornu, s’appuyant sur une lecture de Joseph Conrad et plus spécifiquement de La ligne d’ombre (1917-2010), active, elle aussi, le concept d’hospitalité pour décrire cette façon que peuvent avoir les membres d’une relation éducative d’êtres, bien que différemment, dans le même bateau.

De même que chacun a eu l’expérience de l’intimidation, ou de l’humiliation, de même chacun a celle d’une confiance faite par un auctor, celle prononcée ou non de la phrase que dit le vieux capitaine au jeune « second » qui, tout à sa turbulente traversée en mer réelle et intérieure, n’a pas bien compris jusque-là ce que lui signifiait le vieux Giles, et qui ce dernier lui dit enfin au moment du départ : « Vous réussirez. »
(2005 : 425)
« Prendre soin est un art, écrit-elle encore, “le bel art”, dans le “service du navire” » (2018 : 79). En ce sens, on pourrait dire que les héroïnes d’O’Neill sont saisies par Hétu comme des navires parfois abandonnés aux vents, à la dérive, mais tenant pourtant bon. On retrouve ici les éthiques du care en tant qu’éthique de la persévérance morale.

Contage

10Renaud Hétier, ayant étudié les contes merveilleux en mobilisant la grille d’analyse du care, pointe, lui, les limites du clivage entre rationalité et dépendance émotionnelle pour envisager la socialisation de l’enfant. Le principe d’attention (Tronto 2009 [1993] : 173-177) et ses possibles développements sont au cœur de ses analyses. Il souligne ainsi l’« l’intérêt de dispositifs de transmission culturelle qui comme celui du contage, […] susceptibles d’articuler attention à autrui et attention à quelque chose [5], et de sensibiliser à l’importance de l’attention » (Hétier 2018 : 156). Conter, c’est alors prendre soin de la capacité d’attention de celui à qui l’on conte.

11La lecture du texte d’Hétu laisse entrevoir en O’Neill une créatrice aussi consciente de son rôle pour maintenir l’attention du lecteur que de la possibilité de montrer, par ce biais, en quoi le manque d’attention de leurs proches est préjudiciable pour ses héroïnes.

Ouverture conclusive

12Hétu conclut son texte par un jugement sur le travail littéraire d’O’Neill, lequel semble vouloir se tenir à égale distance du déterminisme et de la culpabilisation des acteurs sociaux, s’agissant des vulnérabilités avec lesquelles ils ont à composer pour accéder à une vie qu’ils estiment bonne. Je suis tout prêt à la suivre sur ce point, et pense que cela implique fondamentalement (pour que cette ambition ne soit pas assimilable à une fable [6]), une rigoureuse et explicite redéfinition conceptuelle des diverses responsabilités éducatives comme des tâches (ordinaires sans être triviales) de médiation, au service de l’autonomie d’autrui.

Références

  • Baron Christine (2010), « Autorité, auctorialité, commencement », in L’autorité en littérature, Bouju E. (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, pp. 85-91.
  • Bauman Zygmunt (2002), « Défis pour l’éducation dans la liquidité des temps modernes », Diogène, no 197, pp. 13-28.
  • Bauman Zygmunt (2013 [2005]), La vie liquide, Paris, Arthème Fayard/Pluriel.
  • Bouju Emmanuel (dir.) (2010), L’autorité en littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • Conrad Joseph (2010 [1917]), La ligne d’ombre, Paris, Gallimard.
  • Cornu Laurence (2005), « Autorité, hospitalité », in La crise de la culture scolaire, F. Jacquet-Francillon et D. Kambouchner (dir.), Paris, PUF, pp. 401-430.
  • Cornu Laurence (2018), « Prendre soin, agir ensemble : du care au quart de veille », in Care et éducation, M. Derycke et P. Foray (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, pp. 61-83.
  • Foray Philippe (2016), Devenir autonome. Apprendre à se diriger soi-même, Paris, ESF.
  • Foray Philippe (2017), « Autonomie », Le Télémaque, no 51, pp. 19-28.
  • Foray Philippe (2019), « Où sommes-nous quand nous sommes à l’école ? », Recherches en éducation, no 36, pp. 7-15.
  • Garrau Marie (2015), « La portée politique de l’expérience. Retour sur le parcours philosophique d’Eva Feder Kittay », ALTER, European Journal of Disability Research, no 9, pp. 186-194.
  • Gauchet Marcel (2003), La condition historique, Paris, Stock.
  • Gauchet Marcel (2017), Le nouveau monde. L’avènement de la démocratie IV, Paris, Gallimard.
  • Hétier Renaud (2018), « Entre attention à quelque chose et attention à quelqu’un. La transitivité de l’attention dans les contes merveilleux », in Care et éducation, M. Derycke et P. Foray, Nancy, Presses universitaires de Nancy, pp. 141-160.
  • Jullier Laurent (2012), Analyser un film. De l’émotion à l’interprétation, Paris, Flammarion.
  • Kittay Eva Feder (1998), Love’s Labor: Essays on Women, Equality and Dependency, New York, Routledge.
  • Kittay Eva Feder & Carlson Licia (2010), Cognitive disability and its challenge to moral philosophy, Chichester, Wiley-Blackwell Publishing.
  • Monjo Roger (2018), « Le care en éducation : quelles reconfigurations ? », in Care et éducation, M. Derycke et P. Foray, Nancy, Presses universitaires de Nancy, pp. 19-38.
  • Nussbaum Martha (2012 [2011]), Capabilités, Paris, Flammarion.
  • Ogien Ruwen (2007), L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard.
  • Ogien Ruwen (2013), L’Etat nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Paris, Gallimard.
  • Ricœur Paul (1986), Du texte à l’action, Paris, Seuil.
  • Roelens Camille (2019), L’autorité bienveillante dans la modernité démocratique : entre éducation, pédagogie et politique, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, UJM Saint-Etienne.
  • Tomasello Michael (2004 [1999]), Aux origines de la cognition humaine, Paris, Retz.
  • Tronto Joan (2009 [1993]), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.

Date de mise en ligne : 08/06/2021

https://doi.org/10.3917/aco.211.0081

Notes

  • [1]
    Pensée par Foray en lien avec la notion de capabilité (Nussbaum 2012 [2011]).
  • [2]
    Sa théorisation la plus féconde est due à Ruwen Ogien (2007, 2013). Les trois principes de l’éthique minimale (rigoureusement anti-moraliste et anti-paternaliste, plus volontiers prudentielle) sont : non-nuisance à autrui ; égale considération de la voix de chacun ; indifférence morale du rapport à soi-même.
  • [3]
    C’est à cela également que, mutatis mutandis, Hétu nous invite, par sa discussion critique du geste de Nussbam n’offrant au type d’analyse qu’elle propose que quelques œuvres canoniques. L’approche émo-cognitive pour l’analyse de film de Laurent Jullier, qui cite également (2012 : 394-400) Nussbaum, semble procéder de la même logique.
  • [4]
    On pourrait prolonger ici la réflexion sur la distinction entre la vie bonne et une vie bonne (Garrau 2015 ; Kittay 1998 ; Kittay & Carlson 2010), explorer le potentiel heuristique de cet enjeu et définir une forme d’accomplissement de l’autonomie individuelle comme, le fait, pour l’individu, de progresser vers une vie que lui-même considère comme bonne.
  • [5]
    S’il n’y est pas ici fait référence par Hétier, cette dimension de son propos pourrait évoquer les travaux de Michael Tomasello sur l’attention conjointe (2004 [1999]).
  • [6]

Domaines

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