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Article de revue

Entre formalité et informalité : étude critique sur l’intégration de drones au sein de la Police neuchâteloise

Pages 119 à 140

Notes

Introduction

1La police est l’un des services publics les plus affectés par le développement des technologies numériques (Dupont 2004). Les systèmes de drones participent à cette évolution qui s’effectue à une échelle internationale. En effet, au Canada, aux États Unis ou encore en Angleterre, ces appareils volants ont progressivement intégré les institutions policières et complété l’arsenal sécuritaire existant (Byman 2013 ; Bracken-Roche 2016 ; Salter 2014). En Suisse aussi, plus d’une dizaine de polices en font usage depuis le début des années 2000 [1].

2Fondamentalement mobile (Graham & Hewitt 2013) et flexible (Blackmore 2005 ; Crandall 2015), ce nouvel outil soulève toutefois de nombreux enjeux importants, relatifs à la pertinence des choix et investissements financiers qu’il nécessite et à l’acceptabilité sociale du pouvoir d’action supplémentaire qu’il offre à ses usagers. Comme démontré ailleurs (Klauser et al. 2017), l’usage de drones peut servir des objectifs nombreux et divers, allant de l’observation aérienne et de la surveillance à la recherche de personnes disparues et à la poursuite de véhicules. Il s’agira donc de définir, socialement et politiquement parlant, comment et à quelles fins la technologie peut être utilisée, et d’assurer un certain contrôle des pratiques policières concrètes qui en découlent, afin de limiter les enjeux de pouvoir qu’elle soulève. Ceci nécessite une certaine transparence et formalisation des procédures d’acquisition et des pratiques d’usage des technologies déployées (Weaver & Boissier 2017).

3En effet, et plus généralement parlant, les rapports officiels publiés par les institutions policières suggèrent que l’introduction de nouvelles technologies numériques – permettant l’enregistrement de données (sons, images, vidéos) (Vitali-Rosati 2014) – s’inscrit dans le cadre de protocoles formels précis, permettant d’assurer leur maîtrise administrative et leur contrôle démocratique. Le cas du programme de vidéoprotection, publié par le ministère français de l’Intérieur [2] ou celui du système Blockchain[3] de la police genevoise en sont de bons exemples. Tous deux présentent des plans d’action détaillés et tentent de répondre aux exigences sociétales en matière de transparence liée à l’usage du numérique. Or, du point de vue des processus et mécanismes spécifiques qui médiatisent la mise en place et l’usage de tels dispositifs, est-ce vraiment le cas ? Les citoyens bénéficient-ils d’une visibilité suffisante des pratiques policières en la matière ?

4Le présent article aborde cette problématique. En étudiant de manière empirique les mécanismes intervenant dans l’acquisition d’un nouveau système de drones au sein de la Police neuchâteloise (PONE), il démontre les interactions qui sous-tendent l’intégration de nouvelles technologies policières. Au cœur de cette étude se trouvent trois aspects principaux, relatifs (1) aux pratiques formelles et informelles, (2) aux intérêts publics et privés et (3) aux savoir-faire pratiques et techniques, qui médiatisent les développements actuels en matière de policing numérisé.

5Au-delà de ces trois grands aspects, notre étude soulève de nombreuses questions plus générales, liées à des enjeux autour de la problématique de la transparence : qui décide de l’achat d’une nouvelle technologie policière, comment et selon quelles procédures ? Comment s’assurer que les choix ainsi effectués sont socialement acceptables (enjeux sociaux), politiquement débattus et validés (enjeux politiques) et soumis à des contrôles internes qui garantissent le bon usage des technologies déployées (enjeux administratifs) et optimisent ainsi leurs bénéfices tout en limitant leurs abus potentiels (enjeux sécuritaires) ?

6En premier lieu, nous présentons le terrain étudié, la méthodologie retenue et la posture théorique adoptée. Notre analyse se découpe ensuite en quatre parties, qui examinent les différentes étapes du processus de réflexion et d’intégration de drones au sein de la police neuchâteloise. Ainsi, nous proposons de suivre le parcours de ces engins à partir des premières initiatives en matière de drones policiers jusqu’à la demande de financement relative à l’acquisition d’un nouveau système de drones, d’une valeur de plus de 50 000 francs, déposée par la PONE en 2017.

7La première étape porte sur les premières utilisations de drones par la PONE à partir du profil de trois policiers ayant initié leurs usages. La seconde étape se focalise sur les mécanismes principalement informels à partir desquels les policiers se sont mis en relation avec des acteurs publics et privés afin d’acquérir des connaissances sur la technologie des drones. La troisième étape examine les mécanismes principalement formels liés à l’apprentissage pratique et technique des drones. Finalement, l’étape ultime concerne la rédaction du rapport visant l’acquisition d’un nouveau drone. Elle est analysée afin de discuter du rôle et de la place octroyée à l’informalité – considérée ici comme une pratique et un type de négociation pour mener à bien des projets (notamment urbain). Elle peut non seulement prendre place dans des lieux spécifiques (une ville, un quartier, une institution), mais produit également des espaces particuliers (McFarlane 2016). Il convient de mentionner que les étapes que nous analysons successivement ne se chevauchent ni se succèdent linéairement, ce qui permet de tenir compte des mouvements de régression faisant partie de l’intégration des trois premiers systèmes de drones policiers de la Police neuchâteloise.

Méthodologie

8Notre analyse s’appuie sur du matériel empirique qualitatif issu d’une étude de terrain approfondie auprès de la police neuchâteloise (PONE), réalisée entre 2015 et 2018. Le choix de cette étude de cas se fonde sur plusieurs arguments. Tout d’abord, relevons que la PONE est la première police romande à avoir acquis un système de drones, ce qui souligne l’importance de la technologie dans ce corps de police, et rend le terrain particulièrement riche pour une étude détaillée.

9Ensuite, l’intérêt que présente cette étude de cas découle de l’importance et du degré d’officialité particulièrement marquée, accordée au processus de réflexion autour des drones par la PONE, consistant notamment en la mise en place d’un groupe de travail (GT-Drones). Les auteur·e·s du présent article ont pu rejoindre ce groupe de travail (observation participante) lors de ses réunions et lors de visites de terrain. Avec pour objectif d’établir un rapport sur les besoins de la PONE en matière de drones, ce groupe était composé de six membres appartenant à des services différents : la police judiciaire, de la circulation, des accidents, de la sécurité des entreprises horlogères, des sciences forensiques ainsi que du Groupe Intervention.

10Finalement, notre intérêt pour ce terrain d’étude se justifie par l’émergence d’une réflexion plus globale relative à l’utilisation policière des drones à une échelle suisse, qui persiste actuellement au sein de la Conférence des commandants des polices cantonales de Suisse (CCPCS). Si, en Suisse, l’acquisition de nouveaux systèmes technologiques dépend de la compétence des polices cantonales, on observe pour la première fois un véritable effort de coordination entre plusieurs polices cantonales en la matière. Notre étude de terrain s’est dès lors réalisée à un moment clé marquant l’usage de drones policiers en Suisse. En somme, relevons l’opportunité unique de suivre la police en pleine réflexion sur l’usage d’une nouvelle technologie numérique détenant de forts enjeux sécuritaires, politiques et administratifs. Concrètement, la PONE nous a donné accès à l’ensemble des rencontres policières au travers desquelles nous avons combiné trois méthodes qualitatives complémentaires : les entretiens semi-directifs, l’observation de terrain ainsi que l’analyse de documents.

11Au total, une dizaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès des membres du GT-Drones en 2016-2017. Ils ont été enregistrés et retranscrits dans leur totalité. Des compléments d’information ont été demandés aux membres du GT-Drones via l’envoi de courriels en 2018 afin d’actualiser certaines informations.

12Nous avons également procédé à des observations de terrain lors des séances du GT-Drones, de repas de la police ainsi que lors de déplacements vers des sites de démonstrations, de formation et d’engagements policiers. Cette méthode visait à étudier en détail et en profondeur les échanges formels et informels entre les divers acteurs publics et privés – incluant d’autres polices cantonales romandes, de nombreux autres services publics neuchâtelois tels que le service d’archéologie et du feu ainsi que des vendeurs de drones privés – intervenant dans le processus de réflexion et d’acquisition du nouveau système de drones.

13Finalement, une analyse de documents et rapports policiers a également été réalisée. Globalement, ces écrits résument les principales décisions prises lors des séances du GT-Drones. Ils constituent ainsi un matériel riche, parfois destiné aux supérieurs hiérarchiques de la police.

Cadre théorique

14Suivant Akrich & Méadel (1999) et Latour (1987), notre article s’inscrit dans une posture de recherche qui aborde le drone non pas comme une simple technologie, mais comme un système sociotechnique, qui combine à la fois des aspects sociaux (les pilotes, des formes spécifiques d’organisation de travail, etc.) et techniques (l’engin lui-même, la télécommande, les programmes d’analyse d’image, etc.). Cela revient à envisager le drone non pas comme un objet amorphe et inerte mais comme un agencement dynamique qui résulte de processus et médiatisations multiples et complexes (November, Ruegg & Klauser 2003). Autrement dit, un drone ne fonctionne pas et ne produit rien en soi. Le potentiel offert par la technologie doit s’actualiser dans les pratiques et connaissances de ses usagers. Partant de ces constats et se liant à la problématique de la transparence, il s’agit dès lors d’étudier le rôle des multiples « actants » (Latour 2012 : 33) qui interviennent dans l’introduction et le développement d’un système sociotechnique, comme le drone, afin de comprendre son fonctionnement et ses effets. Telle est précisément l’ambition de ce présent article.

15En abordant cette problématique, notre étude tisse des liens avec notamment deux grands corpus de littérature. D’une part, notre intérêt pour les mécanismes qui médiatisent la réflexion policière autour des drones s’inspire de, et contribue à la littérature grandissante sur la mobilité et l’apprentissage de nouvelles politiques publiques, notamment en milieu urbain (« urban policy mobilities », cf. McCann 2011, McFarlane 2011). Ce courant met en évidence la façon dont les manières de faire circulent d’un endroit/d’une institution à un ou une autre, en s’intéressant aux mécanismes et sites (évènements, conférences, visites de terrains, séminaires, etc.) grâce auxquels les acteurs se rencontrent, échangent, se lient et apprennent (Larner & Le Heron 2002 : 765 ; McCann 2011).

16D’autre part, notre analyse « dialogue » avec des études autour du concept de « bricolage institutionnel » (Cleaver 2002 ; 2017). Inspirée des travaux de Douglas (1987) et Giddens (1987), cette notion s’inscrit dans une approche théorique qui insuffle un renouvellement dans la manière de penser l’informalité et son rôle dans les contextes institutionnels. Le « bricolage institutionnel » est défini comme un processus dans lequel les individus – consciemment et inconsciemment – construisent leurs propres mécanismes et ressources (sociales, culturelles, politiques, émotionnelles) basés sur le cadre normatif ainsi que sur les rapports d’autorité existants. Ainsi, cette approche met en évidence des contextes institutionnels dans lesquels les individus sont amenés à « improviser » (Cleaver 2002) et à développer des pratiques qui complètent voire vont au-delà des formes d’autorité et de coopérations que les gens utilisent déjà (McFarlane 2016 : 67), tout en aboutissant à de nouvelles normes collectives. Finalement, cette approche propose de penser l’informalité comme une pratique, dans le fond inévitable, qui non seulement peut s’exercer dans des lieux particuliers, mais qui produit des espaces dans lesquels les frontières entre le formel et l’informel varient et deviennent floues (Cleaver 2002). En résulte un singulier maillage entre des pratiques informelles-formelles qui composent l’essence même de ce « bricolage institutionnel ».

17En contribuant à ces deux grandes littératures thématiques et conceptuelles, nous visons dès lors à analyser l’intégration d’une nouvelle technologie (le drone) dans le contexte institutionnel de la PONE comme un processus de « bricolage institutionnel », dans lequel des mécanismes formels et informels se combinent et s’imbriquent, engendrant de nombreuses pratiques d’apprentissage et d’innovation, qui impliquent des défis importants en matière de transparence, de protocoles administratifs et de contrôle démocratique sur le pouvoir de la police.

Analyse – Les premiers drones de la police neuchâteloise

18Les premiers drones utilisés par la police neuchâteloise doivent leur présence à trois policiers qui – sans se concerter – se sont intéressés à développer l’usage de cette technologie au sein de leurs services respectifs. Ceci met en évidence le rôle fondamental joué par les facteurs personnels lors de la première phase du « bricolage institutionnel », relatif aux drones de la PONE.

Le drone du Groupe Intervention (GI)

19Le premier drone de la PONE a été acquis en 2012 au sein du Groupe Intervention (GI), chargé principalement de résoudre les délits relatifs aux stupéfiants ainsi qu’aux prises d’otages (entretien avec le policier du GI, 20.06.2016). L’introduction de ce drone s’est faite sous l’impulsion d’un officier intéressé par les avancées technologiques dans le domaine policier :

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« L’idée du drone chez nous, c’est moi. On l’a eue en se disant que c’est un jouet qui peut une fois nous être utile même si ce n’est pas hyper solide, même si ce n’est pas dévolu à notre activité, ce sont des choses qui ne coûtent pas cher et si on s’en sert, on s’en sert, et si on ne s’en sert jamais, on ne s’en sert jamais. C’était parti comme cela, ça s’est fait à peu près, je dirais, une année ou deux ans avant le groupe de travail, j’imagine […]. On avait pris un truc, on parle d’un Parrot à 500 CHF, il nous restait un budget en fin d’année et on s’est dit qu’au lieu de le rendre, vu que ce n’est pas la politique de la maison, on l’utilise pour ça. […] Je parle pour moi, mais chez nous c’est vrai toute cette partie recherche de nouveautés, évolutions des technologies, elle est présente et elle prend du temps. »
(Policier, Groupe Intervention, 20.06.2016)

21Pour notre interlocuteur, le drone acquis est un jouet peu coûteux offrant de potentiels bénéfices pour ses activités professionnelles. La particularité de cette initiative réside dans son caractère personnel et individuel. Ne se considérant pas comme un passionné d’aéromodélisme, l’attrait de ce policier pour les drones résulte surtout de l’utilité potentielle des images aériennes pour des interventions sur le terrain (entretien, officier GI, 20.06.2016). Bien que notre interrogé détienne de faibles connaissances techniques en matière de drones, le faible coût de ces engins a encouragé son acquisition. S’agissant d’un achat sans grandes conséquences budgétaires, l’acquisition du drone a ainsi esquivé les procédures officielles plus lourdes, ce qui accéléra son obtention.

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« On l’a acheté de manière un peu informelle, car il restait du budget, mais il n’a pas été efficace pour les missions envisagées. On se rend compte qu’actuellement, il [le drone] n’est plus opérationnel parce qu’il a des problèmes de batteries, ça reste une technologie qui est très très jouet. C’était un peu tôt, c’étaient les premiers qui étaient sortis […]. Le drone est resté au placard. »
(Policer, Groupe Intervention, 20.06.2016)

23Comme la citation le souligne, cet exemple met en lumière une démarche d’acquisition rapide, certes, mais qui ne correspond pas vraiment aux attentes des usagers. Bien que ce drone soit facilement maniable, ses capacités techniques visent des activités ludiques et ponctuelles plutôt que des opérations policières. Toutefois, les discussions et réunions auxquelles nous avons pu assister au sein du GT-Drones mettent en évidence le fait que certaines qualités techniques – par exemple une autonomie de vol relativement importante et un retour d’image – sont des prérequis incontournables pour que l’appareil soit efficace et viable pour la PONE. Concernant ce premier drone, on observe donc un décalage entre les attentes de départ et les faiblesses du dispositif testé après son achat.Pour notre analyse, le destin de cet appareil met en lumière le rôle prépondérant de facteurs individuels et personnels – tels que les motivations et connaissances techniques et pratiques de l’individu qui introduit l’objet dans son nouveau milieu – dans la découverte institutionnelle du drone. Or, il est probable que le caractère informel de cette première phase ait en effet limité le processus réflexif relatif à cette acquisition. Bien que d’autres facteurs soient à prendre en compte pour comprendre les causes de sa non-utilité pour la police, on peut se demander si des connaissances techniques plus solides, ainsi qu’une démarche collective plus officielle et progressive auraient évité la non-appropriation policière de ce nouvel engin aérien.

Le drone privé de la police judiciaire (PJ)

24Le deuxième drone de la police neuchâteloise a été introduit par un inspecteur de la police judiciaire. Passionné de drones de par leur potentiel à produire des images aériennes de sites inaccessibles, cet inspecteur a peu à peu acquis de solides compétences en audiovisuel et en photographie, ce qui l’a amené à construire son propre appareil.

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« Je suis intéressé par les drones parce que j’en ai fabriqué un, enfin j’en ai construit un pour moi, dans le privé […]. Et puis, parce que je suis intéressé par la photographie aérienne, j’ai construit une première machine avec différents éléments hybrides pour répondre à mes besoins personnels […]. Ensuite, j’ai passé une année à la mise au point, etc., [à] connaître le milieu parce que moi je ne connaissais pas du tout cette technologie, qui est un petit peu dérivée du modélisme aussi. […]. Dans ma région, j’ai eu la chance de rencontrer par la force des choses des autres personnes qui sont impliquées dans le monde des drones, des bons, des connaisseurs. […]. Donc j’ai deux machines, je me suis acheté une nouvelle machine et je participe à un projet de Web Série pédagogique. Et puis on a fait un Wordpress et une chaîne YouTube, voilà. Mais c’est pour s’amuser. »
(Inspecteur, Police judiciaire, 06.07.2016)

26Comme dans le cas précédent, on retrouve ici un intérêt personnel, qui s’est d’abord développé dans la sphère privée. En l’occurrence, cet intérêt a débuté par une prise de connaissance technique et pratique des drones. Ceci encouragea notre interlocuteur à concevoir son propre engin, à partir duquel il continua de parfaire sa maîtrise de la technologie. Au travers de discussions avec d’autres passionnés et connaisseurs se dessinent des projets personnels ayant pour objectif la diffusion d’une web-série à une échelle nationale via les réseaux sociaux. Dans un deuxième temps, sur la base de ses connaissances, notre interlocuteur envisage alors l’usage de la technologie au sein de sa sphère professionnelle. Cette idée se concrétise pour la première fois quelques mois plus tard lors d’une permanence policière :

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« On a eu un dimanche une levée de corps dans le lac de Neuchâtel. Un noyé, comme cela arrive quand même relativement régulièrement, et puis, c’était un jour où il faisait beau, etc., l’officier de service que je connais bien m’a appelé et je lui ai dit au téléphone “écoute, si tu veux, moi j’ai, dans la voiture, mon drone.” Je l’avais pris parce que on a des séries d’incendies et je me suis dit “si je suis de permanence, je peux monter et puis faire des images aériennes”, ça peut apporter une perspective intéressante. Et là, en fait, je suis allé sur cette levée de corps donc au bord du lac. Et j’ai fait décoller ma machine. »
(Inspecteur, Police judiciaire, 06.07.2016)

28L’extrait qui précède démontre un cas de figure notable : l’utilisation d’un outil technologique de surveillance, acheté à titre privé, dans le cadre d’une activité policière. Contournant ainsi l’officialisation de la technologie au sein non seulement de la police elle-même, mais aussi de la société civile dans son ensemble, cette pratique soulève une série de questions en matière de transparence et de contrôle démocratique. Comment débattre publiquement de la pertinence et de l’acceptabilité sociale d’une nouvelle technologie d’observation aérienne si celle-ci est introduite de manière informelle et personnelle dans le cadre professionnel de la police ? Comment, concrètement, s’assurer que les pratiques policières qui en découlent sont socialement souhaitables ?

29Là encore, le côté personnel et l’usage informel de ce drone figeront son destin. Alors qu’à cette même période, un groupe de travail officiel sur les drones est créé au sein de la PONE, l’usage de cet appareil est méconnu du Chef du GT-Drones. De fait, notre interlocuteur n’est pas convoqué pour assister aux discussions du GT-Drones. Ses connaissances techniques et son expérience pratique de la technologie concernant des activités policières n’ont dès lors jamais été formalisées et valorisées.

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« Le groupe de travail s’est développé avant que l’on découvre que j’utilisais un drone, et moi je ne savais même pas qu’il y avait un groupe de travail “drone” à la police. Je ne fais pas partie du coup du GT mais c’est clair ça aurait été intéressant. »
(Inspecteur, Police judiciaire, 06.07.2016)

31Aujourd’hui encore, l’utilisation de ce drone privé permet notamment la recherche d’objets, de personnes ainsi que le constat d’accident ou de crime. Son emploi reste toutefois ponctuel puisque la PONE dispose désormais de trois drones (deux d’extérieur et un d’intérieur) utilisés régulièrement par des policiers formés au cursus aéronautique.

Le drone du Groupe Technique Accident (GTA)

32Le troisième drone de la PONE doit son arrivée au Chef du Groupe Technique Accident. Féru d’aéromodélisme, ce dernier pratique le vol de drones de manière ludique dans un cadre familial. Ses compétences techniques et pratiques dépassent toutefois le simple usage domestique sporadique. En 2013, alors que le budget annuel laisse envisager l’achat d’un drone, il entreprend les démarches nécessaires afin d’acquérir un nouvel appareil, spécifiquement adapté aux activités de son service :

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« Oui moi j’en pratique au niveau du privé, ce qui a aidé à pousser pour le travail, parce que j’étais le seul au sein du groupe qui connaissait quelque chose. Donc c’est moi qui me suis occupé de la formation du groupe aussi, parce que j’avais une base. Puis je connaissais les possibilités de ce type d’appareil donc quand j’ai appris qu’il y avait une possibilité du fournisseur de photogrammétrie qui allait développer un drone et bien j’ai tout de suite dit “nous ça nous intéresse” et on est devenu le premier canton à acheter ce drone-là. C’est moi qui ai apporté cela. »
(Chef, Groupe Technique Accident, 28.06.2016)

34La citation précédente met en exergue les connaissances élevées de notre interlocuteur en matière de drones, ce qui lui permet de définir précisément les composantes du futur appareil et de transmettre son savoir à travers des cours de formation auprès de ses pairs. Cet exemple illustre ainsi un troisième cas de figure : le transfert de connaissances entre la sphère privée et la sphère professionnelle, intégrées via une série d’étapes officialisées. Dans ce cas précis, le transfert de connaissances concerne la formation au pilotage de drone afin de photographier et relever des mesures (traces) relatives à des accidents de la route. En outre, les policiers sont également formés à l’usage d’un logiciel informatique (Elcovision) permettant d’entrer les données récoltées par le drone ainsi que de les analyser.

35Alors que le processus d’acquisition de ce drone suit une voie plus formelle que celles des deux drones précédents, nous constatons que même dans un tel exemple, certaines pratiques moins formelles subsistent. Comme évoqué précédemment, elles concernent plus spécifiquement des pratiques mises en place dans le cadre de l’apprentissage au pilotage de drone.

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« Il [un autre policier] ne sait toujours pas faire voler le drone qu’on a acheté au GTA, alors il vole avec le mien. J’ai pris le mien parce qu’il est plus facile à voler que celui du GTA […] il a déjà volé une fois avec le mien mais on est en cours de formation. »
(Chef, Groupe Technique Accident, 28.06.2016)

37Selon notre interlocuteur, le fait de prêter son matériel privé pour la formation de ses pairs a pour avantage de réduire les risques d’endommager le nouveau drone du GTA, bien plus coûteux que le sien. Par contre, il souligne que c’est à lui d’assumer les risques d’endommagement de son appareil, car la PONE ne rembourserait guère les dommages causés à son propre drone. Cette situation nous ramène à la problématique du transfert de connaissances entre sphère privée et professionnelle, et donc du bricolage institutionnel. Alors que l’usage des technologies numériques s’intensifie et se diversifie dans la sphère privée, leur maîtrise dans le cadre domestique devient un atout, voire une ressource, dans le monde professionnel. Toutefois, l’importation de matériaux et de connaissances privés dans la sphère professionnelle comporte aussi des limites, et soulève des enjeux sociaux, sécuritaires et administratifs importants, à la fois pour l’institution en question, mais aussi pour l’importateur lui-même.

38En somme, nous retenons des parcours analysés de nombreuses implications liées au transfert de connaissances et d’objets personnels au monde professionnel. Comme démontré, cette première phase de bricolage institutionnel produit un maillage complexe de pratiques plus ou moins formelles et informelles qui sous-tendent certaines missions policières ainsi que des cours de formation associés à l’usage de drones. Cette situation est à la base de nouvelles solutions technologiques développées partiellement en marge des procédures plus lourdes et officielles souvent instaurées dans les milieux de la sécurité publique. Ceci fait écho aux propos de McFarlane (2016) et de Cleaver (2002) qui démontrent comment des pratiques formelles et informelles se combinent et sont parfois nécessaires au sein de structures professionnelles établies afin de rendre possible la mise en place de projets. Regardons maintenant comment ces premiers transferts de connaissance ont été conscientisés et officialisés par la suite, influençant ainsi une réflexion plus institutionnalisée autour des drones à la PONE.

Le groupe de travail sur les drones

39La mise en place d’un Groupe de Travail sur les Drones (GT-Drones) en 2015 détient une place centrale dans le processus d’officialisation de l’usage de drones au sein de la PONE. Sa création apparaît suite aux premières expériences plutôt positives réalisées avec le drone du Groupe Technique Accident. Ce dernier a permis à la police de découvrir la technologie, cependant, il reste trop limité pour des opérations plus conséquentes et polyvalentes. Ceci notamment en raison de l’absence d’un retour d’images en direct, ainsi qu’à cause de sa faible autonomie (Rapport interne et final, PONE, 31.03.2017). En découle un mandat confié à l’adjoint de la police judiciaire visant à composer un groupe de travail (composé de cinq policiers) ayant pour objectif de

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« garantir la veille stratégique et académique en relation avec les drones comme moyen technique d’investigation, d’assurer une coordination avec les autres cantons, de centraliser et d’évaluer les demandes en nouveaux appareils et logiciels ainsi que de proposer l’acquisition de nouveaux appareils. »
(Rapport de la PONE, 09.03.2017)

41Après plus de deux ans de travail, le GT-Drones parviendra à une réflexion aboutie confirmant sa volonté d’acquérir un nouvel appareil. L’appareil choisi devait répondre à des critères très spécifiques : il doit être engagé dans un délai très court et par des conditions météorologiques difficiles, de jour comme de nuit. Il doit être fiable techniquement, facilement maniable, susceptible d’embarquer un équipement adapté à la mission et disposer d’une grande autonomie (supérieure à cinquante minutes). Ainsi, il serait en mesure d’effectuer des missions de reconnaissance, de recherches de personnes, de constats, de gestions de crises, de communication et d’apporter du renfort à d’autres services de l’État de Neuchâtel (Sapeurs-pompiers, Service des Ponts et Chaussées, Services de l’Énergie et de l’Environnement, etc.) (Rapport de la PONE, 30.11.2016). Finalement, le financement du nouveau drone aura été accepté plus d’une année après sa demande officielle (Courriel du Chef du GT-Drones, 13.08.2018).

42Comme nous le démontrons dans la suite de ce papier, le processus de réflexion et d’acquisition d’un nouveau drone, entamé par le GT-Drones, a été médiatisé par trois grands types de mécanismes. D’abord, nous nous concentrons sur les mécanismes de mise en relation des acteurs publics et privés concernés par la technologie. Nous examinons ensuite les mécanismes d’apprentissage pratique survenus lors de moments d’observation, de formation et de pilotage de drones. Finalement, nous nous focalisons sur l’étape ultime, celle du rapport final, qui propose l’acquisition d’un nouvel engin. Cette logique structurante de notre analyse permet d’observer de près le parcours de pratiques et d’échanges informels devenant de plus en plus formels et officiels.

Les mécanismes de mise en relation

43À la suite de la première séance du GT-Drones le 2 juin 2015, plusieurs étapes ont permis aux membres du groupe d’avancer dans leurs réflexions et de se familiariser avec les systèmes de drones disponibles sur le marché. Ces étapes impliquaient des tâches variées, distribuées parmi les membres du groupe en fonction de leurs compétences et intérêts. Dans un premier temps, elles se sont composées principalement de mécanismes informels liés au développement et à la sollicitation de réseaux de connaissances.

44En fonction de leurs connaissances et savoir-faire, les membres du GT-Drones se sont mis en relation avec des acteurs clés liés à leur usage personnel de la technologie (collègues et autres contacts personnels et professionnels) ainsi qu’au marché des drones (commerciaux, formateurs, associations, etc.). Cette étape fondamentale se fonde principalement sur des prises de contact passant par des appels téléphoniques, que nous considérons ici comme relevant d’un niveau informel, dans la mesure où ils s’écartent des sources d’informations plus officielles telles que les banques de données et les rapports policiers : « Oui, les appels téléphoniques c’est informel. C’est ce qu’on transmet ensuite, dans le cadre du GT-Drones justement. Des contacts à prendre, savoir où ils en sont […]. C’est facilement faisable mais souvent c’est assez informel. » (Policier, Groupe Opération, 13.06.2016)

45À cette première source d’informations s’ajoute une deuxième source, tout aussi informelle. Elle concerne les conversations menées par des membres du GT-Drones au sein de leurs sphères familiales et amicales : « On a discuté de ce projet de drones lors d’un souper entre amis, car c’est vrai que j’évoquais la perspective nouvelle de l’image aérienne qui est à la portée de tous. » (Inspecteur, Police judiciaire, 06.07.2016)

46Dans ce processus de réflexion, la sollicitation de réseaux personnels s’est avérée fondamentale et décisive pour plusieurs raisons. Elle a notamment permis d’obtenir des informations rapidement et spontanément, constituant ainsi un réservoir d’informations auquel la majorité de nos interlocuteurs font appel. Néanmoins, en parallèle à ces moments informels, se produisent également des moments semi-formalisés prenant la forme de démonstrations de drones plus ou moins officielles auxquelles les policiers assistent parfois fortuitement : « Ça s’est fait un peu comme ça […], j’étais là par hasard parce que j’étais en congé, pour finir personne ne pouvait y aller et moi je suis passé par là, j’ai profité de voir cela mais c’était une démonstration en plus du reste. » (Policier, Groupe Intervention, 20.06.2016)

47Cet extrait illustre un cas particulier, celui d’une démonstration peu officialisée d’un fabricant de drones à laquelle les membres du GT-Drones n’ont pas été conviés au départ. La participation de notre interlocuteur à cette démonstration est due à son passage hasardeux dans le bâtiment de la PONE ce jour-là. Cette opportunité lui a toutefois permis d’acquérir de nouvelles connaissances importantes pour son groupe de travail. Alors que dans les exemples précédents, nos interlocuteurs ont dû solliciter leurs réseaux et aller chercher des informations activement, l’inverse s’est produit ici. En participant à une démonstration d’un distributeur de drones, ce sont les informations elles-mêmes qui viennent à la connaissance de notre interlocuteur. À l’heure actuelle, ce type de situation devient de plus en plus courant compte tenu de la vague de constructeurs et de fabricants de systèmes de technologies sécuritaires, qui démarchent leurs clients potentiels et influencent dès lors la manière dont se diffusent et se standardisent de nouvelles technologies sécuritaires à l’échelle planétaire (Klauser 2009). Ici, ce phénomène prend la forme d’une démonstration organisée de manière plutôt spontanée au sein même de la police, mais il n’est pas rare que les informations se diffusent par l’intermédiaire d’autres mécanismes plus formels, tels que de grands salons internationaux, de conférences ou encore de publications dédiées spécifiquement au milieu policier.

48En outre, les entreprises privées ne sont pas les seuls acteurs auxquels la PONE fait appel. En effet, les acteurs publics appartenant à d’autres domaines tels que l’archéologie, les services du feu ou hospitaliers ont également été approchés. Ces partenaires potentiels peuvent devenir des sources d’informations détenant des intérêts, des compétences et ressources complémentaires (humaines, financières et numériques) dont peuvent profiter les membres du GT-Drones. En l’occurrence, l’idée était de rapprocher les entités publiques intéressées par l’acquisition d’un nouveau drone, afin de permettre des économies d’échelle, de bénéficier des nouveaux canaux de connaissances ainsi que d’échanger des savoir-faire :

49

« La police neuchâteloise étudie la possibilité d’acquérir un nouveau drone polyvalent […], il semble opportun de définir si d’autres services de l’État de Neuchâtel sont intéressés […] et si une collaboration entre services peut être envisagée. Nous souhaitons, par les questions ci-dessous, définir vos attentes et besoins. »
(Questionnaire de la police neuchâteloise envoyé au service d’archéologie cantonal, 12.08.2016)

50Alors que les relations avec les acteurs privés se sont souvent fondées sur des pratiques informelles, émanant de contacts relativement spontanés, les mises en relation avec les acteurs publics passent généralement par des canaux plus formalisés, suivant des procédures écrites standardisées. Cette manière de procéder vise une plus grande transparence, dans la mesure où l’ensemble des collaborateurs reliés au projet du GT-Drones ont suivi les évolutions des partenariats potentiels. Si cette stratégie visant à solliciter d’autres acteurs peut être fructueuse, aucun partenariat n’a pu être concrétisé à ce jour. Un éventuel partenariat avec l’Établissement cantonal d’assurance et de prévention contre l’incendie (ECAP) est toutefois envisagé dans les années à venir.

51On voit ainsi émerger certaines facettes du « bricolage institutionnel » (Cleaver 2002 ; McFarlane 2016) au travers des nouvelles relations qu’entretiennent nos interlocuteurs avec d’autres acteurs (publics et privés). Ensemble, ils discutent et négocient leurs besoins par le biais des pratiques et procédures formelles ainsi que de pratiques et réseaux informels venant influencer les prises de décision du GT-Drones.

Les mécanismes d’apprentissage pratique

52Après s’être mis en relation avec d’autres acteurs publics et privés, les membres du GT-Drones sont passés à l’apprentissage pratique, lors de moments d’observation, de formation ou de pilotage de drones. Cette phase se compose d’une série de mécanismes clés, orientée vers un objectif, celui de préparer le rapport final demandant officiellement l’acquisition d’un nouveau drone pour la PONE. Pour parvenir à formuler cette demande, les membres du GT-Drones ont eu besoin d’obtenir des connaissances techniques et pratiques plus pointues.

53Dans un premier temps, nous observons principalement l’émergence de rencontres avec des acteurs privés, consistant souvent en des démonstrations relativement imprévues et informelles afin de voir et de tester des systèmes de drones acquis par des amis : « Justement, mon collègue [officier de police du GTA] ou moi, on téléphone aux amis “Est-ce que je peux venir voir ?” On n’a pas officialisé cela mais voilà […]. » (Policier, Groupe Opération, 13.06.2016)

54On retrouve ici l’importance des réseaux personnels, de même que ceux initiés avec des collègues d’autres polices cantonales, qui permettent non seulement aux membres du GT-Drones de se renseigner, mais aussi de s’approprier plus concrètement la technologie. Ces rencontres informelles offrent un cadre souple en dehors des locaux de la police et favorisent ainsi des discussions libres, des échanges et liens concrets entre les acteurs concernés. Une fois ces liens tissés, les rencontres informelles donnent lieu à des moments plus formels tels que des démonstrations de drones proposées aux membres du GT-Drones :

55

« Je vous informe que le 22 avril, aura lieu une démonstration de la dernière version du drone Skyranger. Cette démo est organisée par la police cantonale vaudoise au centre de la Blécherette […]. Notez qu’un spécialiste vient du Québec pour présenter l’engin qui est équipé d’une caméra de reconnaissance faciale. Rien que ça. En début d’après-midi, la possibilité sera offerte de piloter le drone. »
(Courriel du Chef du GT-Drones, Police neuchâteloise, 20.04.2015)

56Cette citation se réfère à un autre moment clé que nous avons pu observer, correspondant à la démonstration officielle d’un nouveau système de drones, organisée pour la police vaudoise par une firme québécoise innovatrice en la matière. Au-delà de l’intérêt des deux corps de police pour les nouvelles offres sur le marché, l’objectif était de mettre sur pied une rencontre face to face favorisant une certaine proximité sociale au travers de laquelle se tissent des relations et s’échangent des connaissances techniques et pratiques.

57À ce type de démonstrations s’ajoutent des rencontres officielles avec d’autres acteurs publics en charge de la sécurité du territoire. Celles-ci prennent notamment la forme de missions transfrontalières mises en place entre la police neuchâteloise et jurassienne, l’armée suisse ainsi que des douaniers et gendarmes suisses et français. Lors de ces évènements, les systèmes drones (ADS 95) des Forces aériennes suisses sont déployés, ce qui permet à la PONE de découvrir comment d’autres autorités publiques font usage de leurs systèmes sécuritaires.

58

« Le but de ces engagements-là, c’est d’apprendre à se connaître, savoir comment on fonctionne, en cas d’évènement. Là on a beaucoup de problèmes de délits transfrontaliers, [le but] est de savoir qui on appelle de l’autre côté, comment est-ce que ça fonctionne, qui je peux appeler, comment ils sont organisés […]. Il y a une collaboration qui s’instaure, ces bouclages frontières, c’est pour collaborer et effacer un peu cette frontière […]. Dans ce cadre-là, il y a le drone de l’armée et des hélicoptères de l’armée. »
(Policier, Groupe Opération, 13.06.2016)

59Bien que le GT-Drones n’envisage pas l’achat d’un drone de même envergure que celui de l’armée, la citation précédente illustre une collaboration internationale vouée aux partages de connaissances techniques et pratiques au travers d’engagements réels. Cet exemple répond notamment au contexte de globalisation contemporain marqué par un accroissement des mobilités qui incite le développement de ce type de collaborations afin de gérer les flux humains et non humains à partir de nouveaux moyens technologiques. Malgré le caractère formel de cette rencontre, force est de constater que le dispositif sécuritaire mis en place n’est pas dévoilé au grand public. Pourtant, la population suisse souhaiterait être mieux informée de l’usage de drones d’utilité publique en Suisse (Pedrozo & Klauser 2018). Alors que l’usage d’appareils aériens de surveillance redéfinit la gouvernance sécuritaire suisse, on peut se demander dans quelle mesure une plus grande transparence des autorités publiques serait profitable, voire souhaitable, pour les institutions publiques ainsi que pour les citoyens eux-mêmes.

60En somme, retenons trois aspects principaux de ce qui précède. Premièrement, la participation d’acteurs privés et publics jouant un rôle prépondérant dans le processus de réflexion du GT-Drones mérite d’être réitérée. Deuxièmement, nous constatons la mise en place de démonstrations et d’engagements militaires permettant aux membres du GT-Drones d’acquérir des connaissances techniques et pratiques essentielles pour leur projet. Si ces moments clés ont été formalisés à l’interne, les autorités publiques en question ne semblent pas offrir la transparence souhaitée par les citoyens vis-à-vis des usages de drones (Pedrozo & Klauser 2018). Finalement, il convient de signaler que les mécanismes pratiques analysés s’inscrivent dans la continuité du processus d’appropriation de l’objet technique lui-même. En ce sens, c’est la pratique de l’outil même qui a permis aux membres du GT-Drones d’acquérir une familiarisation essentielle avec l’objet avant la rédaction du rapport final.

La rédaction du rapport final

61Les mécanismes relationnels et pratiques analysés précédemment permettent d’envisager la dernière étape du processus de réflexion du GT-Drones. Il s’agit des prises de décisions qui constituent le cœur du rapport final transmis aux supérieurs hiérarchiques ainsi qu’au politique devant valider (ou non) le budget annuel relatif au matériel sécuritaire de la police. Pour parvenir à cette étape fondamentale, le rédacteur du document a dû synthétiser plus de deux ans de travail sur lesquels s’appuie la demande d’un nouveau système de drone :

62

« Le drone constitue un moyen opérationnel indispensable pour la police. Au travers de cette étude, l’État-major de la Police neuchâteloise peut se convaincre des réelles perspectives d’évolution qui se présentent à lui dans bien des domaines. Nous avons largement mis en évidence les limites désormais atteintes des drones du GTA et du GI. Nous avons dressé un tableau relativement exhaustif des types d’engagements pour lesquels un drone est utile. Enfin, nous avons également exposé les contraintes techniques qu’impose l’utilisabilité de ces appareils pour satisfaire les besoins opérationnels d’une manière efficace. Le groupe de travail estime dès lors l’acquisition d’un équipement opportune. »
(Extrait du rapport final du GT-Drones, Police neuchâteloise, 09.07.2017)

63Bien que nous ne puissions intégrer l’ensemble du rapport dans cet article, notre intérêt pour cet écrit se fonde sur son caractère particulièrement formel. En ce qui concerne sa mise en forme, elle se caractérise par une structure argumentative réfléchie, une écriture standardisée ainsi qu’un ton neutre et impersonnel. Quant au contenu du rapport, il se concentre sur les démarches officielles réalisées qui rendent compte du cadre juridique, des rencontres formelles avec des acteurs privés et publics, des possibles usages de drones policiers ainsi que sur trois variantes possibles pour l’acquisition d’un nouvel appareil (Rapport final du GT-Drones, 09.07.2017). Si ce constat n’est guère étonnant, c’est la place donnée à l’informalité qui mérite d’être discutée.

64Au-delà des normes d’écritures informelles qui existent dans l’esprit de nos interlocuteurs et imprègnent la mise en forme du rapport, c’est l’absence des pratiques informelles recensées tout au long de ce papier qui reste surprenante. En particulier, nous constatons que ce document ne fait pas référence aux usages non formels effectués par l’inspecteur de la police judiciaire sur certaines interventions et ne relève pas l’utilisation du drone privé de l’officier du GTA à des fins de formation. Pourtant, ces collaborateurs clés sont à la base de l’introduction de drones à la PONE. Il serait ainsi plus « conforme » et valorisant d’admettre que leurs intérêts, leurs connaissances ainsi que leurs réseaux personnels ont passablement influencé les premiers usages de ces appareils par la PONE.

65En outre, les discussions et les démonstrations informelles associées à certains membres du GT-Drones ont été exclues du rapport. Il s’agit pourtant de canaux informationnels fondamentaux constituant des espaces d’échanges au travers desquels les membres du GT-Drones ont acquis des connaissances pratiques et techniques justifiant l’acquisition d’un nouveau drone policier. Par conséquent, bien que le rapport soit la résultante de pratiques formelles et informelles, les opportunités découlant de pratiques informelles n’apparaissent pas dans ce document final.

66De ces constats résultent les questionnements suivants : alors que les pratiques formelles sont dotées d’une plus grande visibilité à la dernière étape de l’acquisition de nouveau matériel technologique, quelle place reste-t-il pour la reconnaissance du rôle de l’informalité ? Notre analyse révèle que l’informalité est une pratique courante, voire nécessaire, jouant un rôle considérable dans l’avancement de projets, comme celui analysé dans le présent article. Pourtant, on n’évoque jamais sa présence ni son utilité. Si l’on considère l’informalité comme un facteur positif dans le développement de projets (McFarlane 2016), on peut se demander si celle-ci devrait être encouragée et officialisée dans les stratégies de recherche et auprès du grand public. Les citoyens seraient mieux informés des actions menées par l’État et pourraient ainsi jouer un rôle sur la présence et les usages de drones policiers en Suisse.

Conclusion

67Mobilisant une approche ancrée dans la théorie de l’acteur réseau et orientée autour du concept de « bricolage institutionnel », notre analyse a mis en évidence une série de mécanismes – allant des (1) initiatives personnelles, aux (2) mécanismes de mise en relation, et aux (3) situations pratiques – qui expliquent, dans leurs interactions et imbrications, le passage à l’utilisation de drones par la Police neuchâteloise. Tout au long de ce processus, comme démontré, des pratiques formelles et informelles se sont complétées, ouvrant ainsi la voie à l’acquisition et à l’intégration policière d’une nouvelle technologie sécuritaire. Bien entendu, cette étude ne présente qu’une première esquisse d’une partie des mécanismes de médiation relatifs à l’acquisition d’une nouvelle technologie numérique dans le domaine policier. D’autres mécanismes – tels que des sessions de débriefing ou des salons dédiés à l’innovation – pourraient être pris en compte afin d’enrichir le panorama dressé ici. Néanmoins, au regard des littératures existantes sur la problématique, trois enseignements majeurs sont à souligner.

68Premièrement, notre étude démontre que l’acquisition d’un nouveau système sociotechnique au service de la police, tel que le drone, ne relève pas d’une succession mécanique de processus linéaires et d’étapes distinctes, mais doit être comprise comme un ensemble de processus et de cheminements interdépendants s’organisant en méandres et qui se recouvrent et complètent. Par exemple, les mécanismes pratiques modelant l’intégration de la technologie ont été initiés bien avant que ne soit accordée une sorte de reconnaissance formelle à la question des drones via l’établissement du groupe de travail officiel. Ce constat revêt une importance majeure vis-à-vis des possibilités de débats publics relatifs à l’acquisition et à l’usage de technologies numériques policières. En somme : comment débattre publiquement de l’intégration d’un nouvel outil sécuritaire qui, de fait, est déjà en usage (plus ou moins informellement et sporadiquement) depuis bien longtemps ?

69Deuxièmement, notre analyse démontre que les processus d’intégration de la technologie des drones au sein de la PONE sont le résultat d’un nombre important de médiations sociotechniques qui conjuguent des aspects tant formels qu’informels. En effet, on observe l’apparition d’aspects informels intervenant dans l’intégration et l’usage plus formel de la technologie. À l’inverse, des aspects formels encadrent implicitement des échanges informels qui contribuent à modeler la capacité du système à répondre aux besoins spécifiques des policiers concernés. Si cet entremêlement a été inévitable dans le milieu policier étudié, il complique passablement la possibilité de débat démocratique, car une série de mécanismes clés disparaissent du radar, ce qui diminue ainsi la capacité de la population ou encore du pouvoir régulateur à percevoir l’ensemble des enjeux en présence.

70Troisièmement, d’un point de vue plus conceptuel, la présente étude confirme l’idée que l’intégration d’une nouvelle solution technologique repose sur un large éventail de mécanismes relationnels avec de multiples acteurs privés et publics ainsi que sur des relations pratiques avec l’objet sociotechnique concerné. Sous cet éclairage, une nouvelle solution sécuritaire telle que les drones n’est pas simplement une forme de connaissance, ou encore une technologie plus ou moins sophistiquée, mais un agencement dynamique d’individus, d’idées et d’objets (recueils, directives, documents juridiques, plans, etc.) dont l’assimilation s’opère et se reproduit via des canaux multiples et variés. Certains d’entre eux sont identifiés et étudiés dans notre analyse, qui brosse ainsi un portrait exploratoire et composite des défis en termes de transparence qui en résultent.

71Comment faire alors pour que la numérisation croissante du milieu policier soit publiquement débattue ? La recherche actuelle est déficitaire par rapport à ce type de questionnement. Il nous paraît alors opportun de demander, pour l’avenir, un examen plus approfondi du potentiel des différents modes de régulation et de contrôle démocratique qui permettraient de préciser les conditions-cadres dans lesquelles la numérisation croissante de la police évoluera.

72* * *

Remerciements

Les auteur·e·s remercient la Police neuchâteloise de leur avoir permis d’accéder au Groupe de Travail sur les Drones (GT-Drones) mis en place, et d’effectuer des entretiens approfondis avec les membres de celui-ci. Les données récoltées détenant de forts enjeux politiques et sécuritaires, nous respectons la charte de confidentialité signée et évitons de publier les données sensibles liées à ce terrain d’étude.
La recherche sur laquelle s’appuie le présent article a été financée par le Fonds National Suisse (projet 100017_162462 : Power and Space in the Drone Age).

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Notes

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