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Article de revue

Dans les pas de l’enfant : la voix philosophique de Cavell

Pages 127 à 144

Notes

  • [1]
    Ndt : il s’agit d’une traduction de la transcription anglaise de la conférence qu’a donnée Veena Das le 12 mars 2016 à l’Université de Lausanne dans le cadre des journées d’études sur « L’éducation et la figure de l’enfant chez Wittgenstein et Cavell ». La transcription, révisée par l’auteure, a été adaptée pour convenir au format écrit.
  • [2]
    Ndt : l’expression « savoir démesuré » (inordinate knowledge) est développée et explicitée par Cavell dans « The Touch of Words » (2010), où il continue et précise la conversation entamée avec Cora Diamond suite à la publication de son article « The Difficulty of Reality and the Difficulty of Philosophy » (2003), dont les propos sont notamment élaborés à partir d’une lecture d’Elizabeth Costello de Coetzee (2003). « The Touch of Words » fait notamment suite à son « Companionable Thinking » (2007), un premier commentaire du texte de Diamond.

1Dans cet essai, mon objectif est d’interroger la manière dont le livre Little Did I Know (2010), que Stanley Cavell décrit comme une autobiographie philosophique, est imprégné de la voix de l’enfant, une voix constitutive de la découverte que fait Cavell des enjeux de la pratique de la philosophie. Dans un ouvrage précédent, A Pitch of Philosophy : Autobiographical Exercises (1994), Cavell dit :

2

« Je savais, avant que chacun trouve une façon de me le dire (ma mère avec virtuellement tellement de mots, mon père en parabole), que je leur étais mystérieux, et j’imagine que cela domine dans mon sentiment de leur propre aspect mystérieux, quelque chose qui de toute évidence est toujours vivant. »
(Cavell 2003 : 45)

3Le sens qu’il a du caractère inconnaissable du monde, et sa peur de rester inexpressif face au savoir immodéré, émergent dans son travail sous la forme d’une question : a-t-il le droit de faire de la philosophie ? Cette question se fait entendre à certains endroits de A Pitch of Philosophy où l’on pressent une scène de crime – comme si, pour quelqu’un qui s’est immergé dans ce genre de circonstances, le désir de philosopher charriait un instinct de transgression. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il raconte comment il a tenté de changer son nom de famille Goldstein en Cavell. Il laisse derrière lui un ancien nom, et cherche à en trouver un qui exprimerait un « soi » (self) secret resté caché. Il semble avant tout y avoir une analogie entre ces réflexions et le fait qu’il ait été capable de partir de la maison et de s’écarter de la vie qu’on préparait pour lui, celle qui lui était destinée. On pourrait être tenté de penser à ces thèmes comme des clichés (l’histoire de soi comme une quête). Or, ce qui diffère dans le cas de Cavell est le pli par lequel la quête devient aussi enquête. Comme il le dit lui-même : « J’allais bientôt découvrir que les juges (et pas seulement les parents) ont besoin d’une raison pour accéder à une demande de changement de nom, et d’une raison qui justifie le nom que vous voulez. » (Cavell 2003 : 56) Cavell, alors âgé de seize ans, découvrait que l’intention de changer de nom doit être publiée quotidiennement dans le journal pendant plusieurs semaines afin d’assurer qu’on n’est pas recherché pour dettes qu’on veut éviter de rembourser ou pour d’autres crimes : « […] je commençais à savoir, ou à savoir que je savais, que le fait de déclarer un nom, ou de fabriquer un nom, ou toute interrogation sur l’identité, était lié à la criminalité, était fondu dans le même moule. » (Cavell 2003 : 56)

4Il a alors appris qu’il n’y a pas de fondement à chercher à une mauvaise action. Au travers du processus qui vous conduit à trouver votre vrai nom, vous commettez un affront, vous êtes coupables de quelque chose ! Il est intéressant de noter qu’il a également découvert que Goldstein n’était pas le nom originel de son père. Il s’agit certainement d’un nom qu’il a reçu d’un officier des douanes lorsqu’il a accosté sur les rives américaines après avoir fui les persécutions en Europe. Donc, une manière de lire ces mémoires consiste à dire que l’intuition qu’a Cavell d’être mystérieux aux yeux de ses parents est aggravée par le sens qu’il a du fait que ses parents ne sont eux-mêmes pas en possession d’un « vrai » nom, et qu’ils n’ont donc pas d’identité à transmettre.

5À plusieurs autres endroits, comme dans le chapitre « An Apology for Skepticism » dans The American Philosopher (Cavell 2008 : 118), la question de savoir si quelqu’un comme lui a le droit de faire de la philosophie émerge comme une question à propos de la légitimité à faire de la philosophie dans un lieu comme l’Amérique. Rappelons-nous le commentaire de Husserl à propos du grec et de l’allemand comme étant les deux seules langues dans lesquelles il est possible de philosopher ; la terreur qui peut être véhiculée par la manière de raconter la vie domestique chez Poe ; la teinte presque imperceptible de méchanceté masculine qu’on trouve dans les livres de Cavell sur le cinéma ; l’exclusion du genre d’intimité homosexuelle qui constituait la scène de la philosophie grecque ; je vois tout ceci comme une façon de donner voix, en acceptant la philosophie comme son destin, à un sens du danger. Cavell sait que ce sont des questions qui paraissent inappropriées dans un contexte où la philosophie est avant tout perçue comme une discipline académique, pratiquée au sein des départements des universités, conçue dans la modernité que nous habitons.

6Je pressens que cette teinte d’illégitimité que prend la philosophie chez Cavell – le fait qu’il considère que ce n’est pas à lui d’hériter d’elle et que son nom n’est pas le « sien » – fait son style, que beaucoup trouvent déconcertant ; c’est-à-dire qu’il ne peut faire de la philosophie qu’avec des mots empruntés, et qu’il ne trouve sa propre voix qu’avec la compagnie des voix des autres.

7Little Did I Know est un texte excessivement difficile. Alors que les exercices autobiographiques précédents abordaient des questions d’héritage et d’identité, celui-ci est une sorte de texte qui trie entre ce qu’il y a à prendre et ce qu’il y a à laisser. Cette formulation n’est pas explicite dans le livre. Il n’est pas écrit comme un souhait ou un dernier testament, mais il concerne, semble-t-il, la capacité de Cavell à raconter l’histoire de sa vie d’une manière qui n’est pas tant destinée à guérir les plaies de son enfance qu’à laisser les choses en ordre, telles qu’elles sont, et ce, en se dévoilant à ses parents, même de façon posthume. Le texte m’invite à comprendre Cavell comme désirant s’accorder avec ce que son père exigeait de son fils philosophe, et avec ce que cela signifie pour lui, le fils, de se tourner vers sa mère. Les dernières lignes du texte semblent indiquer cela, lorsque son père essaie de lui dire que la mort d’un vieil homme n’est après tout pas une si grosse affaire, mais qu’il s’endort avant d’avoir pu entendre ce que son fils avait à lui dire en retour. Les combats d’une vie prennent parfois fin tout doucement. En laissant son père reposer en paix, le fils philosophe se retourne vers sa mère. Si les questions étaient précédemment celles de l’identité, elles sont maintenant de celles qui touchent à la manière dont l’existence doit être revendiquée. Cet échange est sous-tendu par une question captivante : est-ce qu’en se donnant à lui-même la permission de s’en aller, il ne se donnerait pas aussi les moyens de trouver les mots qui seront, d’une certaine façon, les mots justes ?

8Little Did I Know commence avec une entrée datée du 2 juillet 2003 :

9

« Cette fois, il n’est plus question de différer plus longtemps le cathétérisme de mon cœur. […] Il y a une douzaine d’années, j’avais déjà connu une période d’attente préopératoire, et j’avais alors pu contrôler ou exploiter mon anxiété en me plongeant dans la lecture. Je m’étais rendu compte que j’opposais une résistance au roman en refusant de me laisser extraire de mon univers ; je parvenais mieux à m’absorber dans le travail que dans la lecture d’un récit. […] Cette fois ma tentation n’est pas de contenir mon anxiété par un effet secondaire de la lecture, mais plutôt par un nouveau départ dans mon écriture : je veux voir si, par l’écriture, je peux me frayer un chemin à travers le territoire de l’anxiété en racontant l’histoire de ma vie. (Ou peut-être est-ce l’inverse : j’utilise la menace de mort que fait peser sur moi cette intervention, ou ce qu’elle risque de révéler, pour justifier mon droit de conter mon histoire comme je l’entends. Seulement, cette histoire ne concerne pas que moi, elle inclut finalement les vies de tous ceux qui ont été intégrés à la mienne.) »
(Cavell 2014 : 11-12)

10Cavell continue en disant que cette histoire n’est pas seulement la sienne, mais qu’elle doit incorporer tous celles et ceux dont les vies font partie de la sienne. Or, cette histoire n’est pas le dévoilement de secrets cachés, mais un récit philosophique – l’apprentissage d’une « menace mortelle », qu’une telle proximité avec la mort peut révéler, et de ce qui constitue le point de départ de son écriture. Suit alors la reconnaissance assez explicite de ce point de départ, accompagnée d’une réflexion qui, dès le début, concerne le fait que sa vie avec les autres inclut sa vie en compagnie des enfants :

11

« […] et depuis le début de ma vie professionnelle, les enfants, enfin, dont les attentes inévitables, quoique toujours agréables, furent pour moi une protection essentielle contre d’autres attentes moins aimantes qui auraient pu anéantir mes espérances, tels sont les registres sur lesquels jouera mon récit. »
(Cavell 2014 : 14)

12Une vie avec les enfants. Et au moment où l’on se sent menacé de mourir, le désir de parler à nouveau comme un enfant : ce sont là les textures à travers lesquelles l’idée d’une autobiographie philosophique est née. Toutefois, dans le récit de cette histoire qui est la sienne,

13

« Ce qui me frappe […], c’est qu’il mène à peu près directement jusqu’à la mort sans distinguer la singularité de ma vie de celle des autres, même si toutes sont orientées dans la même direction. »
(Cavell 2014 : 14)

14Il continue en ajoutant :

15

« Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment ce que Freud appelle les détours de l’homme vers la mort – les malheurs esquivés ou assumés, les rencontres prises à cœur ou négligées, les talents affirmés ou bien transfigurés, les agressions insuffisamment repoussées, l’amour inadéquatement payé de retour – sont à mes yeux autant de tentatives d’accomplir ma propre mort. »
(Cavell 2014 : 14)

16En lisant ce paragraphe, j’ai été frappée par une veine qu’il partage avec Le journal d’une année noire (2007) de J. M. Coetzee, un livre à propos duquel j’ai écrit un essai (2016) qui concluait que l’auteur sud-africain interrogeait aussi l’écriture en tant qu’équilibre entre ce qui est « à prendre ou à laisser ». Comme le savent les lecteurs de Coetzee, chaque page du Journal est horizontalement divisée par une ou deux ligne(s) en deux ou trois sections. Le protagoniste s’appelle JC. Il pourrait en effet être une version de Coetzee, mais n’est pas un substitut de la voix de Coetzee comme auteur. JC s’est engagé à écrire pour un journal allemand une série d’opinions (il les appelle des opinions fortes). Celles-ci sont clairement destinées à un large public, quand bien même elles ne sont pas rédigées dans sa langue maternelle, l’anglais. La section au bas de la page oscille entre la voix de JC et celle d’Anya, sa jeune et belle – ravissante même – secrétaire philippine, qu’il emploie pour dactylographier ses notes, dictées parce que sa vue se dégrade, mais aussi parce qu’il se sent malgré lui fatalement attiré par elle. En méditant sur ce qui lui arrive, JC laisse ses pensées passer de l’incongruité de son attirance pour Anya – puisqu’il est infirme et âgé – aux rêves qu’il a sur ce qu’il veut pour elle et pour lui-même, et se demande alors comment tout cela est lié au déchirement et à l’accablement d’avoir à habiter une communauté politique qui autorise et justifie la torture.

17Dans un essai très éclairant sur ce roman, le philosophe Jonathan Lear (2008) interprète les moments d’attraction érotiques de JC pour Anya (consignés dans la partie la plus basse de la page) comme étant au mieux une expression de sa préoccupation pour sa propre décadence et sa mort. Il semble que JC cherche un moyen de mourir, et que son besoin de faire naître son écriture soit lié à cette recherche. Lear affirme qu’Anya n’est pas tant la mère naturelle des diverses opinions posées sur papier, qu’une occasion de faire arriver à terme une gestation de longue durée. J’ajouterai que sans le fantasme d’une relation érotique qui nous apprendrait comment mourir, les opinions auraient pu sombrer dans une « occasion de râler en public, l’occasion de [s]e venger par magie du monde qui ne veut pas se conformer à mes fantasmes » (Coetzee 2008 : 38).

18Prenons deux scènes dans lesquelles le désir est lié à la capacité de reconnaître le désir en dépit de son inconvenance. Dans un deuxième carnet rédigé par JC, qu’il ne rend pas public, mais qu’il envoie à Anya, il relate un rêve à propos d’une expérience de mort (certains appelleront cela un fantasme) :

19

« J’étais passé de vie à trépas, mais je n’avais pas encore quitté ce monde. J’étais en compagnie d’une jeune femme, elle parmi les vivants, plus jeunes que moi, qui avait été à mes côtés à l’heure de ma mort et qui comprenait ce qui m’arrivait. Elle faisait de son mieux pour atténuer l’impact de la mort tout en me protégeant des autres, ceux qui n’aimaient pas ce que j’étais devenu et qui voulaient me voir partir sur-le-champ. »
(Coetzee 2006 : 206)

20Il a précédemment déjà eu des rêves où il mourrait dans un bordel. Pourtant, même lorsqu’il a ce rêve, nous apprenons d’une précédente rumination privée qu’il trouve incongru que cette jeune femme, Anya, soit celle qui le guide vers la porte de la mort :

21

« Cette jeune femme qui se refuse à m’appeler par mon nom et qui au lieu de ça m’appelle Señor ou peut-être Senior –, est-ce elle qui a pour mission de me conduire à la mort ? Si c’est le cas, quel étrange messager ! Comme il convient mal ! Mais c’est peut-être le propre de la mort : tout ce qui l’entoure, jusqu’au moindre détail, doit nous frapper par son incongruité. »
(Coetzee 2008 : 84-86)

22Ailleurs, Anya reconnaît la manière dont elle a intensifié les fantaisies sexuelles de JC, soit à travers une réponse extorquée malgré elle, soit à travers un vague pouvoir exercé sur lui. Avec le temps, ce mélange de sentiments se mue en acceptation de ces fantasmes érotiques comme moyen de l’aider à apprendre à mourir. Peut-être que le passage le plus émouvant est le suivant, un passage conclusif dans le bas des deux dernières pages, où l’on entend la voix d’Anya :

23

« Je vais prendre l’avion pour Sydney. Voilà ce que je vais faire. Je vais aller lui tenir la main. Je ne peux pas vous accompagner, lui dirai-je, le règlement ne le permet pas. Je ne peux pas aller avec vous, mais je vous tiendrai la main jusqu’à la porte. Arrivé-là, vous pourrez me lâcher la main et me faire un sourire pour me montrer que vous êtes un bon petit, bien courageux, puis monter dans la barque, ou faire ce qu’il y a à faire. Jusqu’à la porte, je vous tiendrai la main, et je serai fière d’être là. Et puis après, je ferai le ménage. Je nettoierai l’appartement et mettrai tout en ordre. Je jetterai les Poupées russes et vos papiers personnels à la poubelle, pour que là où vous serez, au-delà de la porte, vous n’ayez pas de sombres pensées en vous demandant ce que ceux qui restent en deçà diront de vous. Je ferai donner vos vêtements aux pauvres. Et j’écrirai à l’Allemand, M. Wittwoch, si c’est bien son nom, pour l’aviser qu’il a reçu toutes vos Opinions, qu’il ne lui en parviendra pas d’autres. »
(Coetzee 2008 : 284-286)

24Les mots d’Anya : « Arrivé-là, vous pourrez me lâcher la main et me faire un sourire pour me montrer que vous êtes un bon petit, bien courageux » évoquent l’image d’un enfant qui franchit un seuil : la mère l’encourage en lui disant qu’il est « un bon petit ». Alors qu’il pénètre un royaume qui lui est étrange, il doit pouvoir compter sur l’amour qui l’a nourri et apprendre que ce sera une protection suffisante pour les procès qui l’attendent. En reconnaissant les fantasmes de JC comme étant aussi une façon, pour lui, de « devenir enfant », Anya est capable d’accepter l’entrelacement de l’incestueux et de l’érotique. Si franchir le seuil de la vie amoureuse d’adulte est lié à la transformation et à la séparation de l’incestueux et de l’érotique, alors se trouver au seuil de la mort, c’est accepter leur entrelacement.

Ce que savent les enfants

25Le fait de devoir apprendre à absorber un savoir démesuré – un savoir des faits qui nous submergent quand bien même ils ont toujours été sous nos yeux [2] – apparaît à la fois chez Coetzee et chez Cavell, mais de manières différentes. Pour le romancier, la question, récurrente, concerne la façon dont nous pouvons vivre dans des démocraties au sein desquelles on pratique couramment la torture. Pour le philosophe, la question est : comment peut-on hériter de la philosophie allemande après le nazisme ? Chez Cavell, la réponse à cette question est liée à celle de savoir comment les blessures et les injustices accumulées dans l’enfance peuvent être reconnues à l’âge adulte. L’image qu’il donne de cette souffrance est souvent exprimée par la métaphore des artères endommagées. Ce n’est peut-être pas un hasard si ce sont ses artères obstruées qui lui ont permis de relever le défi d’écrire une autobiographie philosophique.

26Tôt dans le livre (Cavell 2014 : 11), Cavell parle d’un ouvrage érudit écrit par un spécialiste de la musique, Jankélévitch, qu’il a essayé de lire pendant l’une de ses convalescences. Il cite Jankélévitch qui, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, « renonça pour toujours à lire ou simplement à mentionner la philosophie allemande, et même à écouter de la musique allemande » (Cavell 2014 : 15). La réponse de Cavell à ce geste est la suivante:

27

« Mon intérêt constant, jamais réellement passionné, devant cette expérience n’eut pas tant pour but de mesurer son degré de haine que d’essayer de me représenter la pratique du renoncement. […] Mon intérêt est lié sans doute aussi au désir de comprendre pourquoi, si longtemps, la philosophie me fut présentée comme un processus de renoncement, et au-delà, à l’idée que, à refuser d’établir un semblant d’équilibre entre l’oubli et le souvenir de l’injustice subie, du caractère monstrueux de l’oppression, on finit par appeler sur soi le monstrueux. »
(Cavell 2014 : 15)

28Cette phrase me semble cruciale parce qu’elle reflète l’impulsion qui fait qu’on se remémore et qu’on oublie les évènements de l’enfance. Se souvenir uniquement des affronts, non seulement ceux qu’il a subis, mais aussi ceux qu’il a fait subir, peut mettre le narrateur adulte en danger : il peut lui-même devenir monstrueux. Si Little Did I Know est à lire comme un texte thérapeutique, alors la notion de thérapie n’inclut pas seulement la capacité à raconter sa propre histoire, mais aussi celle de réparer les erreurs. Peut-il alors trouver le juste équilibre entre mémoire et oubli ? Après tout, il n’est pas en train d’écrire une fiction qui jetterait un voile sur ces offenses et les secrets honteux de sa vie et de celle des autres. Comment la mémoire et l’oubli peuvent-ils être équilibrés dans un texte qui revendique de faire de la philosophie en faisant une autobiographie ?

29Dans le foyer des Goldstein, au cœur de l’économie de la reconnaissance et du refus d’amour, la mère se retire périodiquement vers quelque lieu obscur que ni Cavell ni son père ne peuvent atteindre. Toutefois, ce comportement est combiné avec l’immense fierté qu’elle tire de ce qu’elle pense être un don naturel de son fils, quelque chose qui vient à lui naturellement : son oreille musicale. Mais cette admiration secrète un résidu létal sous la forme de la jalousie du père, jalousie qui a pour objet la relation privilégiée entre le fils et la mère à travers ce don naturel pour la musique. Je suis tentée de penser que pour Cavell, le fait d’avoir un parent jaloux, de charrier ce savoir tout en sachant aussi qu’il aura un futur différent de son père, ne peut être caractérisé qu’en termes de tragédie : comment un enfant ressent-il la tragédie ? Que sont les tragédies de l’enfance ?

30Déménager loin de l’environnement familier est une scène relativement commune dans la vie des enfants. Pour Cavell, cette scène a lieu lorsque ses parents quittent la maison d’Atlantic Avenue, où ils ont vécu comme une sorte de famille étendue avec sa grand-mère maternelle et quelques oncles et tantes. La maison était emplie de rires et de gestes affectueux. Cavell y a eu un avant-goût des vies fantastiques de ses oncles, ses tantes et sa grand-mère dont il a été bercé avec amour. L’enfant est maintenant dans une nouvelle maison avec ses parents, dans une partie différente de la ville, mais il n’avait pas été prévenu. Il doit découvrir lui-même qu’il va probablement vivre désormais dans cette maison uniquement avec sa mère et son père. C’est un exil hors du paradis qui fut le sien :

31

« Quelle raison plausible, rationnelle avait-elle pu nous pousser à quitter ce paradis ? Je pense qu’il est possible que j’aie senti passer en moi le soupçon de la folie, sans posséder le concept pour comprendre ce qui m’arrivait. Ce que j’entrevis alors, ce fut peut-être la condition fondamentale de l’enfance dans une civilisation de cellules familiales : que votre destinée, quelle qu’elle soit, ne vous appartient pas, et qu’elle n’est pas commensurable avec la destinée d’autres enfants que vous pouvez connaître. Les tragédies de l’enfance n’illustrent pas l’exactitude de l’adage “ton destin, c’est ton caractère”. »
(Cavell 2014 : 27-28)

32Il était alors en deuxième et avait donc, je suppose, à peu près sept ans:

33

« En montant les escaliers vers le second et dernier étage d’un immeuble de briques en forme de boîte – des escaliers dont les marches et contremarches étaient couvertes quasiment sur toute leur largeur d’un revêtement de caoutchouc noir et strié qui condamnait à jamais celui qui les gravissait à n’être qu’un étranger –, la catastrophe de ce déménagement déferla sur moi par vagues, vagues dont le déferlement n’a jamais vraiment cessé, même si je n’en ai eu conscience que par intermittences. Pénétrant dans l’étrange appartement je trouvai que le salon était bizarrement moins éclairé que la pièce qui le prolongeait sur la droite, séparée de lui par une espèce d’arche. »
(Cavell 2014 : 28)

34Il continue ensuite en décrivant comment la pièce qu’il pensait être une salle à manger s’avère être autre chose. Pour un adulte, cela ne semble être que l’une des surprises que réserve une nouvelle habitation ; l’enfant, lui, n’a pas juste été arraché à l’ancienne maison où sa proximité avec ses oncles et tantes et son sentiment d’être dans un monde magique en avaient fait un paradis. Il a aussi déjà senti que l’exubérance de ses oncles et tantes avaient révélé l’absolue inadéquation de son père, son inaptitude à leur ressembler. C’est pourquoi il me semble que ce qui sous-tend la désolation désormais ressentie – bien que Cavell ne soit pas explicite sur ce point – est l’idée, voilée, que ce déménagement est une sorte de revanche du père contre sa mère et lui. Dans le paragraphe que j’ai en tête Cavell, rapporte le moment où il surprend les amis de sa mère, dont la plupart lui sont familiers, « parl[ant] [à la mère] d’une surprise qu’on avait voulu lui faire en installant tout cela à l’avance » (Cavell 2014 : 28). C’est le moment où il réalise pour la première fois que tout cela pourrait bien signifier qu’il restera dans cette maison, et qu’ils ne faisaient pas que visiter. Il rentre alors dans une chambre qui s’avère ne pas être une salle à manger :

35

« Je reconnus un objet d’ornement sur une table à côté du divan, un bol en verre mauve, un peu plus large, mais moins creux qu’un verre à boire, sertie dans un support d’argent terni et surmonté d’un couvercle en cloche de la même argenterie, émaillée de panneaux de verre mauve. Je soulevai son couvercle d’argent pour découvrir qu’il était empli de petites gaufrettes de chocolat à la menthe dont le dessus était couvert de minuscules gouttes blanches de sucre candi ; une friandise que j’adorais goûter quand on en garnissait ce récipient en prévision d’une visite dans notre ancienne maison. »
(Cavell 2014 : 28)

36Les détails avec lesquels Cavell décrit le bol, le chocolat, et la manière dont ces gaufrettes étaient présentées lorsque des invités étaient attendus donnent à la scène un poignant particulier, comme si chaque grain fin de l’expérience était décortiqué. Ces gaufres qu’il a désormais entre les mains ne lui offrent plus la réjouissante perspective d’avoir de la compagnie, mais un sentiment d’isolement. Il dit alors :

37

« Je remarquai que je n’étais pas seul dans la pièce. Mon père était debout silencieux dans la semi-obscurité à l’autre extrémité du divan, regardant apparemment par la fenêtre. Je ne sais pas s’il me serait passé par l’esprit auparavant que je ne m’étais pour ainsi dire jamais trouvé dans une pièce seul avec lui, qu’en fait je le connaissais beaucoup moins bien que je ne connaissais tous les autres individus qui avaient vécu dans la maison où j’ai grandi. (Si j’avais pensé à chercher une explication à cela, je l’aurais sans doute trouvée dans le fait qu’il était au travail toute la journée […]. »
(Cavell 2014 : 29)

38Cavell, le philosophe, s’imagine enfant en train d’improviser pour remplir les blancs de la vie qu’il ne peut expliquer ; mais même dans ces moments, il est conscient de la façon dont sa mère vient lui donner un baiser après qu’elle et son père soient allés quelque part, tandis qu’il prétend être endormi pour sentir à quel point il possède sa mère. Et il dit ensuite, en continuant le récit de cette journée mémorable :

39

« Tandis que je prenais une des gaufrettes du bol mauve, je dis sans y penser, un peu pour rompre le silence avec mon père : “Je ne savais pas que nous avions ça ici”. Il bascula vers moi, m’arracha des mains le couvercle et la gaufrette, et gronda férocement entre ses dents : “Et tu ne le sais toujours pas !” »
(Cavell 2014 : 29)

40Je suis sûre que cette scène évoque à beaucoup d’entre vous ce genre de souvenirs d’enfance où l’on a ramassé un objet convoité et où un adulte nous l’a arraché des mains sans la moindre conscience de ce que ce geste, qui en dit long sur la façon dont le monde de l’enfant compte ou pas pour l’adulte, pouvait avoir comme effet sur un enfant. Je ne dis pas que l’enfant vit quelque chose de tragique à chaque fois que cela se produit ; mais parfois, comme c’est le cas ici, il s’agit bien d’une insondable tragédie : « C’est à ce moment que je pris conscience que mon père voulait ma mort, ou du moins qu’il aurait voulu que je n’existe pas. » (Cavell 2014 : 29)

41Avant, son trouble était celui d’un enfant qui devait faire sens du fait mystérieux d’être un mystère pour ses parents. Désormais, il en vient plus profondément à savoir que sa propre existence est insupportable à son père ; et que d’une certaine façon, sa mère et lui sont complices dans leur façon de susciter un tel sentiment chez le père.

42En fait, « mon père voulait ma mort » est différent de « il aurait voulu que je n’existe pas ». Je veux dire que si je dis que mon père me voulait mort, alors j’aurais eu une vie. J’aurai eu une vie dans la mémoire de quelqu’un. Mais qu’en serait-il si mon père avait voulu que je n’existe pas ? Un enfant colmatera ce moment avec des explications, improvisées, puis écartées, puis réenvisagées. Peut-être était-il en colère ; peut-être n’étais-je pas la véritable cible, dit-il ; peut-être qu’il essayait vraiment d’atteindre le bol ou qu’il avait le cœur brisé et que j’étais la cible la plus facile. Ces explications ne sauraient le mettre à l’abri de l’absolue tragédie qui s’est déroulée. Comment se fait-il alors, si c’était bien le cas, que j’aie été la cible de la colère de mon père plutôt que la figure de consolation que j’aurais pu devenir pour lui ?

43Les marques temporelles dans la succession des phrases sont ici importantes. « Maintenant que je raconte l’incident […] » (Cavell 2014 : 30). Il n’a clairement jamais parlé de cet incident à personne. Je ne l’entends pas dire, « Maintenant, je savais que mon père voulait ma mort ». Ou, « Maintenant, je peux réinterpréter ce qui s’est passé », mais plutôt, « j’ai porté en moi cette connaissance que mon père aurait voulu que je n’existe pas ». Et pourtant il dit bien « Maintenant que j’ai été capable de le dire, je peux le dater ». La datation de l’origine de cette connaissance létale sur la manière dont son père le considère, est liée à une autre sorte de connaissance létale à propos de lui-même – le fait qu’il ressent la même chose en retour. La phrase dont il a été question ici se lit donc ainsi : « Maintenant que je raconte cet incident, il me semble clairement dater mon savoir du fait que – quels qu’aient pu être mes sentiments et mes souhaits à son égard – je craignais et haïssais mon père, tout en concevant l’idée que nos passions étaient réciproques. »

44Cavell signale ces passions liées dès le début du livre, en se demandant s’il a une histoire qui lui est propre à raconter : « Seulement, cette histoire ne concerne pas que moi, elle inclut finalement les vies de tous ceux qui on été intégrés à la mienne. » (Cavell 2014 : 30) Une autobiographie n’est pas seulement le récit de soi-même et des autres, mais l’histoire de passions reliées. Et s’il s’agissait finalement d’une histoire à propos du scepticisme comme doute « masculin » ? À un certain niveau, il s’agirait de l’histoire des pères et des fils, histoire qui a été reprise dans Un Conte d’hiver (qu’est-ce que cela veut dire de devenir une pierre ?) ; dans Hamlet (qu’est-ce que cela veut dire pour le fils de devenir le porteur de la connaissance du père de la trahison et de supporter son désir de vengeance ?) Mais il me semble entendre une autre voix qui m’indique que Cavell écrit aussi depuis une région féminine de lui-même. Je veux dire que la question « Est-ce mon histoire que je raconte ? » est posée avec une voix féminine. Le deuxième livre de Cavell sur le cinéma – La protestation des larmes : le mélodrame de la femme inconnue (2012) – est la description des différentes manières dont une femme échoue à raconter son histoire, ou de la manière dont elle échoue à se faire (re)connaître elle-même, ou encore de sa façon de ne pas supporter de se faire (re)connaître. J’irai même jusqu’à penser que tout ce texte pourrait être entendu comme une réponse à la question : peut-on faire de la philosophie depuis la région féminine de soi-même ? Cavell écrit :

45

« Lorsque, plus tard, dans ma chambre au fond du nouvel appartement je trouvai un moment et un lieu pour donner libre cours à ma détresse en pleurant toutes les larmes de mon corps, il m’apparut que je pleurais pour mon père autant que pour moi, que je pleurais sur tout ce qui avait fait de lui cet homme démuni et incohérent. »
(Cavell 2014 : 30)

46À ce stade, l’enfant sait déjà que malgré l’ampleur de la tragédie qui l’a frappé, il arrivera à en réchapper. Par contre, son père est lié par des milliers d’attaches à cette situation compliquée, à cette économie particulière dans laquelle l’amour est refusé et la voix étouffée ; les mots en disent trop ou n’en disent pas assez ; et notre colère se déchaîne sur le monde. La figure de l’enfant et importante parce que le futur n’est pas pour lui quelque chose de complètement fermé ou mort – en effet, dans les passages où il exprime sa propre admiration et son enthousiasme envers sa fille et ses deux fils, il trouve un moyen de panser ces blessures en s’adonnant simplement aux gestes de soin les plus quotidiens.

47Dans deux passages très intéressants, Cavell se décrit comme profondément gêné par les petits mensonges que son père raconte afin de « se faire passer » pour quelqu’un de très cultivé, mais aussi par son incapacité à rire après coup de ce type d’incident. L’incident est le suivant : Cavell, jeune homme, un jour où il rendait visite à ses parents, remarqua sur la table un numéro d’un magazine qu’il avait acheté comme lecture d’avion. Ce magazine, Commentary, était connu pour son air de sérieux intellectuel et sa perspective vaguement judaïque. Plus tard, alors que de brillants esprits passèrent à l’improviste, son père laissa échapper au détour d’une conversation qu’il avait acheté ce magazine et qu’il était en train de le lire. Les amis furent impressionnés comme ils devaient l’être. Son père était connu pour son humour terrien et les histoires qu’il pouvait raconter, mais pas pour sa subtilité intellectuelle. Eux, les brillants esprits, se voulaient des représentants de la vie intellectuelle de la communauté juive exilée ; et ici, il y avait cette personne qui n’avait pas fini l’école et qui lisait ce type de magazine sérieux ! En se rappelant son expérience de honte et de gêne, Cavell dit que la situation aurait pu être sauvée si son père l’avait inclus dans la conspiration avec une blague du type, « Oh, n’a-t-on pas fait un beau travail en trompant ces gars, hein ?! » Ce souvenir aurait alors été teinté d’une nuance d’ironie à propos des prétentions intellectuelles – mais voici ce dont Cavell se rappelle : « J’ai vu des choses que je n’aurais pas dû voir […]. Nous les hommes, nous voyons nos pères nus. » (Cavell 2014 : 21) Et il referme ce souvenir avec cette question : « Que m’aurait-il fallu savoir ou imaginer pour décider si je devais l’aimer parce qu’il souffrait terriblement ou bien le détester parce qu’il nous sacrifiait par mépris de lui-même ? » (Cavell 2014 : 24)

48Le chagrin qui submerge le jeune Cavell provient d’une vague perception qu’un fils qui se destine à une carrière – musicale à ce moment particulier de sa vie – peut revendiquer l’héritage de sa mère et de ses oncles, mais que cet héritage même le sépare d’un père qui est prêteur sur gages. Le texte est traversé par le sentiment de désolation qu’il a ressenti de ne jamais pouvoir joindre ces deux parties de sa vie – celle de son père et celle de sa mère. L’enfant de sept ans qui a pleuré, seul et inconsolable dans une chambre vide, d’avoir réalisé que son existence et ses promesses étaient insupportables à son père, a aussi pleuré pour le destin de son père, pour qui il ne voyait pas vraiment d’issue, pour cette existence qu’il ne pourrait jamais imaginer différente de ce qu’elle était.

49L’autre dynamique relationnelle que j’ai mentionnée est celle de la dynamique mère-fils – cette fois il devient complice dans la connaissance de la façon dont l’amour de sa mère est aussi une arme pour blesser son père. Un jour qu’il était revenu du collège pour une visite, il demanda à sa mère s’il pouvait emprunter la voiture de la famille pour aller voir des amis. Sa mère dit qu’elle était évidemment d’accord, mais son père intervint immédiatement pour dire qu’ils avaient promis à un voisin de lui laisser la voiture à ce moment-là. Sa mère répliqua : « Oui, mais alors je ne savais pas que Stanley serait là. » (Cavell 2014 : 31) Et Cavell de continuer ainsi l’histoire :

50

« Je pense que je puis encore donner une idée approximative de la rhétorique contenue dans la diatribe qu’il délivra en réponse : “Ah je vois. Stanley est là. Alors toutes les obligations, toutes les amitiés, tout le bien et le mal doivent être suspendus pour la période. Stanley est là. Si seulement la modeste demande avait été pour un autre moment ou juste celui-ci, alors tu aurais tenu ta promesse. Tant pis pour le monde et ses besoins. Car le monde doit comprendre que Stanley est là ! – Mais si je suis en vie demain matin, la promesse sera tenue.” Un jour que je demandais à ma mère pourquoi elle avait épousé mon père, elle répondit : “C’est un homme sérieux.” »
(Cavell 2014 : 31-32)

51Et « c’est un homme sérieux » (Cavell 2014 : 32) apparaîtra encore trois autres fois dans le texte. Une première fois en relation avec un homme que son père admirait, et la deuxième fois, quand il est en train de mourir, mais je ne vais pas m’y arrêter pour l’instant. Je note seulement que le thème de la promesse rompue apparaît dans le retour répété de Cavell aux notions austiniennes d’énoncés illocutoires et d’excuses. Comparés à l’énoncé performatif, « je vous déclare mari et femme » dont les conditions de félicité requièrent seulement que leur contexte soit solidement en place, d’autres énoncés performatifs comme « je promets » ont d’autres types de rythmes. Cavell en donne beaucoup d’exemples dans Les voix de la raison (2012) (pour montrer que ce n’est pas seulement le moment souverain où quelqu’un déclare formellement « je promets » (comme dans un mariage) qui est important pour comprendre le rythme de la promesse, mais les innombrables occasions de tous les jours où nous nous accordons simplement pour faire quelque chose ; le fait que nous le fassions ou que nous manquions de le faire, dit à l’autre (par exemple, à un enfant) combien nous sommes attachés à nos mots. Mais ne pourrions-nous pas aussi envisager la possibilité que le fait de rappeler ou de rompre une promesse puisse être pris dans des dynamiques d’amour ou de haine ? Le père de Cavell évoque sa promesse aux voisins en tant qu’appel à une obligation impersonnelle, mais sa mère la lit comme une interruption, par son mari, de son unique relation individuelle, ce qui place le « Oui, mais alors je ne savais pas que Stanley serait là » (Cavell 2014 : 31) dans des circonstances exigeant une attention au particulier. Marco Motta a mené dans sa thèse une réflexion éclairante sur le type de circonstances dans lesquelles l’acte même de prendre soin peut exiger que vous suspendiez une promesse pour un temps. Dans cet échange entre ses parents, Cavell n’apprend pas ce que c’est que de tenir ou de rompre une promesse, mais de manière plus importante, ce que c’est, pour un enfant, de se rendre compte que la seule manière qu’ont ses parents de se parler passe par la médiation de l’enfant.

52Et la famille est remplie de petites vengeances. C’est le dernier exemple que je prendrai ici. De retour à la maison pour récupérer d’une période où il avait eu des vertiges, Cavell se réveille après un long et épuisant sommeil et trouve sa mère en train de préparer une ancienne décoction pour lui. Elle coupe un morceau de steak en très fines lamelles, qu’elle met ensuite dans un bocal à conserves spécial. Elle met le bocal dans une casserole d’eau bouillante qu’elle laisse jusqu’à ce que la viande à l’intérieur soit si cuite que tous ses sucs en soient totalement sortis. En versant cette décoction dans une tasse pour Stanley, elle retire soigneusement les morceaux secs de viande pour ce qui allait s’avérer être le repas de son père. Comme il était en train de mâcher ce soir-là, son père dit avec un froncement de sourcil intrigué que la viande lui paraissait particulièrement insipide ce jour-là, qu’elle était même difficile à mâcher.

53

« Un aussi abominable favoritisme était-il l’expression de la sauvagerie de l’amour maternel ou simplement une brutale allégorie de la haine conjugale ? Quand bien même mon père n’aurait pas remarqué et expliqué cette particulièrement hideuse discrimination alimentaire, la scène me semblait expliciter un ancien désordre pour moi à jamais incorrigible. »
(Cavell 2014 : 60-61)

54Dans l’économie affective de cette famille, le père exprime toujours sa colère, la mère jamais. Mais elle met en œuvre ce genre de divisions par lesquelles l’enfant est rendu complice du fait qu’il sait qu’une faveur à son égard signifie aussi une punition silencieusement mesurée à l’égard de son père.

55

« C’est la raison de l’émergence dans la théorie littéraire de l’idée d’interpréter les textes ou les scènes à partir de “positions de sujet” particulières. C’est aussi, en conséquence, une raison pour laquelle j’ai insisté de plus en plus sur le fait qu’aucun ensemble de positions de sujet n’est susceptible par principe de rendre compte totalement de ma subjectivité. »
(Cavell 2014 : 32)

56Dans sa manière de concevoir la philosophie – une éducation pour adultes qui doit inclure un intérêt pour les vies intellectuelles des enfants et des adolescents – Cavell exprime clairement pourquoi et comment ce type de compréhension de textes ou de scènes doit inclure les instances spécifiques de son enfance ou de son adolescence :

57

« Revenant à ces pages, au moment où ce projet semble toucher à sa fin, quelque deux ans après son début, j’ai l’impression qu’il s’agit avant tout d’une autobiographie intellectuelle, bien plus que du récit détaillé d’une vie qui fut essentiellement celle d’un universitaire américain. En effet, la question des influences intellectuelles sur ma vie professionnelle semble moins importante, du moins n’est-elle pas séparable de celles qui expliquent que ma disposition à accueillir précisément ces influences et ces inspirations tenait justement aux événements de l’enfance et de l’adolescence qui furent les miennes, et dont le récit m’a paru alterner entre le platement banal et l’irréductiblement singulier. Je ne puis dire que cette impression me surprenne particulièrement étant donné que l’importance que j’accorde à la philosophie comme éducation pour les adultes implique un intérêt pour la vie intellectuelle des enfants et des adolescents. »
(Cavell 2014 : 20)

58Dans sa dernière entrée datée du premier septembre 2004, Cavell dit qu’en prenant congé au moment de refermer ses mémoires écrites sous la forme d’un journal du présent, il se rend compte que raconter sa vie c’est aussi incorporer la maladresse qui finit par devenir la vie de celui qui raconte, et sa façon de la quitter. Je ne peux m’empêcher de penser que dans la dernière scène du livre, quand son père essaie de lui communiquer quelque chose d’urgent – à savoir, que la mort d’un homme de huitante ans et quelques n’est pas une tragédie et que lui (Cavell) doit dire aux infirmières et aux médecins qui s’affairent autour de lui en traitant son cas comme une urgence, qu’ils doivent arrêter ! – leur conversation commence avec la question du père : « Est-ce que tu me comprends ?» Et Cavell esquive involontairement ou volontairement en lui répondant – « Tu me demandes si je t’entends ? Oui. » Et c’est précisément là où la conclusion n’est pas une réconciliation finale, mais une manière d’apprendre à incorporer la maladresse de leur relation et à supporter ce savoir, puisque Cavell laisse son père, qui s’endort, pour retrouver sa mère. Je finis par me demander si son père, peut-être, ce prêteur sur gages d’une implacable honnêteté, éclipsé par le génie de son fils, mais capable de s’opposer fermement à l’autorité de l’hôpital, n’aurait pas sculpté, en creux, une image différente de ce que c’est que lire de la philosophie.

Remerciements

Je suis très reconnaissante envers Marco Motta pour la façon généreuse dont il m’a aidée à vaincre certaines résistances survenues dans l’écriture de cet article. Merci aussi à Joséphine et à Yves. Entendre leur travail sur les enfants, et spécialement sur la façon dont les enfants apprennent, durant mes visites à Lausanne a été une source d’inspiration. Ma reconnaissance va aussi à Andrew Brandel et Clara Han, qui ont partagé leurs réflexions sur la manière d’écrire à propos des enfants alors qu’ils terminaient leur livre sur le sujet. Dans le cadre de mon cours sur la parenté, Evan Kim a écrit un travail final que j’ai beaucoup admiré et avec lequel j’ai trouvé de nombreux recoupements : Old and New, on the Theme of Kinship in Cavell’s Work, où il a montré une sensibilité et une habileté étonnantes à localiser un registre anthropologique chez Cavell. Cela m’a beaucoup encouragée puisqu’Evan n’avait pas lu le présent article – son travail m’a montré que faire attention à la vie intellectuelle des enfants et des jeunes, comme le fait Cavell, produit pour eux des réponses qui donnent à penser. Je suis très reconnaissante à Evan pour cette perception.

Références

  • Cavell Stanley (2014), Si j’avais su… : Mémoires, traduit de l’anglais par J.-L. Laugier et S. Laugier, Paris, Les Éditions du Cerf.
  • Cavell Stanley (2012 [1979]), Les Voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, traduit de l’anglais par S. Laugier et N. Balso, Paris, Seuil.
  • Cavell Stanley (2012 [1997]), La protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue, traduit de l’anglais par P. Soulat, Nantes, Éditions Capricci.
  • Cavell Stanley (2010), « The Touch of Words », in Seeing Wittgenstein Anew, W. Day et V. J. Krebs (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, pp. 81-98.
  • Cavell Stanley (2010), Little Did I Know : Excerpts from Memory, Stanford University Press.
  • Cavell Stanley (2007), « Companionable Thinking », in Wittgenstein and the Moral Life. Essays in the Honor of Cora Diamond, A. Crary (dir.), Cambridge, The MIT Press, pp. 281-98.
  • Cavell Stanley (2003), Un ton pour la philosophie. Moments d’une autobiographie, traduit de l’anglais par S. Laugier et E. Domenach Paris, Bayard.
  • Cavell Stanley (1994), A Pitch of Philosophy: Autobiographical Exercises, Cambridge, Harvard University Press.
  • Cavell Stanley (1994), « An Apology for Skepticism », in The American Philosopher, G. Borradori (dir.), Chicago, The University of Chicago Press Books.
  • Coetzee John M. (2003 [2004]), Elizabeth Costello, traduit de l’anglais par C. Lauga du Plessis, Paris, Seuil.
  • Coetzee John M. (2007), Journal d’une année noire, traduit de l’anglais par C. Lauga du Plessis, Paris, Seuil.
  • Das Veena (2016), « The Boundaries of the “We” : Cruelty, Responsibility and Forms of Life », Critical Horizons, vol. 17, N° 2, pp. 168-85.
  • Diamond Cora (2003), « The Difficulty of Reality and the Difficulty of Philosophy », Partial Answers, vol. 1, N°2, pp. 1-26.
  • Lear Jonathan (2008), « The Ethical Thought of M. Coetzee », Raritan, vol. 28, N°1, pp. 68–97.

Date de mise en ligne : 18/04/2018

https://doi.org/10.3917/aco.172.0127

Notes

  • [1]
    Ndt : il s’agit d’une traduction de la transcription anglaise de la conférence qu’a donnée Veena Das le 12 mars 2016 à l’Université de Lausanne dans le cadre des journées d’études sur « L’éducation et la figure de l’enfant chez Wittgenstein et Cavell ». La transcription, révisée par l’auteure, a été adaptée pour convenir au format écrit.
  • [2]
    Ndt : l’expression « savoir démesuré » (inordinate knowledge) est développée et explicitée par Cavell dans « The Touch of Words » (2010), où il continue et précise la conversation entamée avec Cora Diamond suite à la publication de son article « The Difficulty of Reality and the Difficulty of Philosophy » (2003), dont les propos sont notamment élaborés à partir d’une lecture d’Elizabeth Costello de Coetzee (2003). « The Touch of Words » fait notamment suite à son « Companionable Thinking » (2007), un premier commentaire du texte de Diamond.

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