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Article de revue

Sur un texte énigmatique de Pierre Bourdieu

Pages 71 à 84

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris : Seuil, 1992, p. 180.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, « Apollinaire, Automne malade », Cahiers d’Histoire des littératures romanes/ Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, Nos 3-4, 1995, pp. 330-333.
  • [3]
    Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche, Pantin : Le Temps des Cerises, 2002.
  • [4]
    À l’exception d’Anna Boschetti, dans La poésie est partout. Apollinaire, homme-époque, Paris : Seuil, 2001, p. 185, note.
  • [5]
    Si l’on s’en tient au seul domaine de la littérature, les articles de Bourdieu les moins souvent utilisés ou discutés sont notamment : « Nécessiter », in Francis Ponge, Paris : Éditions de l’Herne, 1986, pp. 434-437 ; « Le démontage impie de la fiction : l’esthétique négative de Stéphane Mallarmé », Stanford Slavic Studies, Vol. 4, N° 1, 1991, pp. 145-150 ; ou « Mallarmé’s Game of Poetry », To be : 2B, N° 14, 1999, pp. 32-35.
  • [6]
    Pierre Bourdieu, « Apollinaire, Automne malade », art. cit., p. 331.
  • [7]
    Voir par exemple Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p. 179 : « L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui […] ne s’instaure pas dans la relation d’extériorité d’une conscience connaissante. […] Il se sent chez lui dans le monde parce que le monde est aussi en lui sous la forme de l’habitus, nécessité faite vertu qui implique une forme d’amour de la nécessité, d’amor fati. »
  • [8]
    Ces considérations ne font, après tout, que pousser jusqu’à ses ultimes conséquences la critique radicale menée par Bourdieu contre la scholastic fallacy : (a) ne pas confondre la logique pratique avec la logique théorique ; (b) envisager la théorisation comme une pratique inscrite dans des univers sociaux ; (c) assimiler en dernier lieu cette assignation strictement sociale des diverses formes de théorisation à un épistémocentrisme spécifiquement sociologique. En d’autres termes, le sens pratique du sociologue l’ayant conduit à théoriser sur un certain mode, en rendre compte n’oblige pas à reconduire le même rapport à la théorie : l’épistémologie même de Bourdieu nous autorise ainsi à imaginer que dans sa recherche d’une cohésion logique contrôlée de manière réflexive se mêlent des logiques qui ne relèvent pas uniquement de l’épistémologie ou de la sociologie des activités savantes.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992.
  • [10]
    Voir par exemple Pierre Bourdieu, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature », in Choses dites, Paris : Minuit, 1987, pp. 132-143, spécialement p. 133 : « Une des illusions du lector est celle qui consiste à oublier ses propres conditions sociales de production, à universaliser inconsciemment les conditions de possibilité de sa lecture. S’interroger sur les conditions de ce type de pratique qu’est la lecture, c’est se demander comment sont produits les lectores, comment ils sont sélectionnés, comment ils sont formés, dans quelles écoles, etc. Il faudrait faire une sociologie du succès en France du structuralisme, de la sémiologie et de toutes les formes de lecture, ‹ symptomale › ou autre. Il faudrait se demander par exemple si la sémiologie n’a pas été une façon d’opérer un aggiornamento de la vieille tradition de l’explication de textes et de permettre du même coup la reconversion d’une certaine espèce de capital littéraire. »
  • [11]
    Sur les effets de la canonisation, regrettables selon Bourdieu, voir les pages des Méditations pascaliennes consacrées à Baudelaire (op. cit., pp. 101-109).
  • [12]
    Je saisis l’occasion de remercier ici Anna Boschetti, Joseph Jurt et Henning Krauss, qui ont très gentiment tenté, en vain hélas, de m’aider à élucider les circonstances de rédaction et de publication de cet article de 1995.
  • [13]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses, op. cit., pp. 179-180.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris : Minuit, 1984, p. 193.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris : Seuil, 2002 (1re édition 1998), p. 113.
  • [16]
    Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1980, pp. 112-113.
  • [17]
    Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit, p. 83.
  • [18]
    Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris : Albin Michel, 2006 (1re édition 1991), pp. 329-358.
  • [19]
    Voir Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 290, note (pour Borges), p. 422, note (pour Perec), et p. 555 (sur Le procès, « qui offre une image exemplaire de [la] recherche désespérée de la réappropriation d’une identité sociale par définition insaisissable – en tant que limite de tous les catégorèmes, de toutes les imputations ») ; ou Méditations pascaliennes, op. cit., p. 35 (pour Zola, dont l’évocation reste « encore déréalisée par la stylisation littéraire »), p. 236 (pour La Rochefoucauld), et pp. 271 ss. (sur Le procès comme « modèle d’un univers social dominé par un […] pouvoir absolu et imprévisible et capable de faire monter aux extrêmes l’anxiété, en condamnant à un très fort investissement associé à une très forte insécurité »).
  • [20]
    Et davantage encore que Claudel ou Gide, auxquels Bourdieu fait régulièrement allusion, mais comme en passant (voir par exemple Le sens pratique, op. cit., p. 112 et p. 214 ; La distinction, op. cit., p. 486 ; Méditations pascaliennes, op. cit., p. 85).
  • [21]
    (Note de la p. 80.) Le texte renvoie ici à un texte de Proust différent de la Recherche : « Sentiments filiaux d’un parricide », in Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Paris : Gallimard, 1970 (1re édition 1919), p. 200.
  • [22]
    Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., pp. 19-20.
  • [23]
    Je développe cette idée dans ma thèse de doctorat, en rappelant par exemple que la genèse littéraire du petit-bourgeois n’a jamais été problématisée comme telle par les historiens ou les sociologues marxistes, ce qui suggère que son évidence puisse tenir au moins autant aux « invitations » d’un imaginaire littéraire encore vivace qu’à la démonstration rigoureuse de son existence empirique. Voir Jérôme David, Éthiques de la description. Naissance de l’imagination typologique en France dans le roman et la sociologie (1820-1860), Université de Lausanne et Paris : EHESS, 2006.
  • [24]
    Pierre Bourdieu, « Nécessiter », art. cit., pp. 436-437.
  • [25]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses, op. cit., p. 171.
  • [26]
    La mention d’une expression de Cervantes dans les Méditations pascaliennes (op. cit., p. 270 : « laisser le temps au temps ») ne vise ainsi, probablement, qu’à retirer au mitterrandisme l’exclusivité de la formule, en l’attribuant à l’auteur autrement plus ancien et célèbre qui l’a forgée. Et il semble que la lecture d’un ouvrage de E. L. Santner (My Own Private Germany. Daniel Paul Schreiber’s Secret History of Modernity, Princeton : Princeton University Press, 1996), ait rendu Bourdieu, dans l’intervalle qui a séparé La distinction des Méditations pascaliennes, attentif à des caractéristiques nouvelles du Procès de Kafka (voir Méditations pascaliennes, op. cit., p. 169).
  • [27]
    Voir par exemple Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’inactuel, N° 6, 1996, pp. 53-68, et Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris : Minuit, 2000.
  • [28]
    Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris : Galilée, 2003.
« [I]l va de soi que l’on est en droit d’attendre – que j’attends – de la littérature bien d’autres choses que la révélation du ‹réel. »
Pierre Bourdieu[1]

1Parmi les innombrables textes que Pierre Bourdieu a consacrés à la littérature, un petit article de quatre pages mérite selon moi une attention toute particulière. Il ne s’agit pas d’une formulation synthétique de sa sociologie des champs, ni même d’une analyse exemplaire de sa méthode. Publié en 1995, l’article en question est un commentaire d’un poème d’Apollinaire intitulé « Automne malade », et inclus dans Alcools (1912) [2]. Il figure dans la Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, établie par Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière [3], mais il n’est pour ainsi dire jamais mentionné par les sociologues de la littérature [4].

2Cette invisibilité n’a en soi rien d’étonnant, si l’on songe que la production de Bourdieu englobe plusieurs centaines de titres ; de ce point de vue, « Apollinaire, Automne malade » partage tout simplement le sort de plusieurs autres de ses textes rarement cités [5]. Ce qui rend ces quatre pages si singulières, et si déroutantes pour un lecteur familier de l’œuvre du sociologue, tient à autre chose. On pourrait parler d’écart à la perspective d’analyse habituelle, ou de rupture de ton. Mais cela tendrait à faire oublier que le propos de l’article mobilise des notions également développées ailleurs dans son œuvre, et qu’il est donc, sur certains points, très conforme à ce qu’on peut attendre d’un texte signé par Bourdieu.

3De quoi s’agit-il, alors ? C’est ce que je vais tâcher d’élucider ici, en partant du sentiment de perplexité qui m’a saisi à la première lecture, et parce que l’effort de rendre raison de cette surprise initiale m’a imposé de lire Bourdieu autrement que je ne le lisais auparavant, et peut-être même autrement qu’il ne voulait lui-même être lu. Ces quatre pages invitent en effet à une réflexion sur la gamme différenciée des rapports, savants ou non, que leur auteur a pu entretenir avec la littérature tout au long de sa carrière ; et elles appellent un effort interprétatif très spécifique, qui consiste à rompre avec un rapport strictement intellectuel à sa sociologie.

Mouvement logique et mouvement affectif

4L’argumentation de Bourdieu suit dans cet article la progression linéaire des strophes du poème. La citation intégrale du texte d’Apollinaire ouvre l’analyse, après quoi le commentaire savant se confond avec une glose progressant vers par vers, et divisée en quatre grandes parties. La première développe, pour reprendre un terme utilisé plus loin [6], le « thème » de la strophe initiale :

5

« Automne malade et adoré ›, automne adoré parce que malade, parce que mortel. Apollinaire, le poète de la fuite du temps, de la mort des amours, n’est-il pas aussi le poète de l’amour de la mort, de l’amour du temps qui passe, de l’amour de l’amour comme lieu par excellence de cette caducité ? »
(p. 330)

6Suivent deux paragraphes qui amplifient cette idée à partir d’un repérage des « antithèses » mises en place par Apollinaire entre le vent et les roses, ou la neige et le verger.

7La deuxième partie, intitulée « L’exhortation à l’amor fati », paraphrase les trois vers suivants du poème, non sans une allusion à un certain contexte historique, désigné de façon très générale (« humeur fin de siècle », « spleen fin de siècle »), et une référence au Pelléas et Mélisande de Debussy, dont le nom est déjà évoqué dans le commentaire de la première strophe. Arrivé à ce point, soit à la moitié de l’article, le lecteur ne peut qu’être étonné de constater que Bourdieu ne change pas de registre, et qu’il maintient celui de la microlecture littéraire :

8

« Le poète dit le fatum, mais il est aussi celui qui exhorte à l’amor fati. […] Il donne à l’automne une leçon de philosophie, consistant simplement à dégager la leçon de philosophie qui est inscrite dans l’automne.
»Meurs. Accepte ton destin, qui est de mourir. Ama fatum. Mais accepter son destin, c’est, pour l’automne, mourir en beauté, c’est-à-dire ‹ mourir en blancheur et en richesse ›, deux mots qui, par leur alliance, rappellent la strophe précédente, c’est-à-dire la neige, linceul somptueux dans le verger, abondance menacée. Mais l’antithèse devient synthèse : la neige mortelle et la richesse des fruits mûrs se trouvent réconciliées dans la beauté fatale d’une luxueuse décadence, si profondément accordée à l’humeur fin de siècle. »
(p. 331)

9« L’instant fatal », troisième partie de l’analyse, enrichit la lecture d’Apollinaire d’une citation d’un poème de Verlaine mis en musique par Debussy, et consistant selon Bourdieu, à l’instar de certains vers d’« Automne malade », en un « chant qui annonce la mort » (p. 331).

10La dernière partie, « La résignation », est la plus longue. On y retrouve Debussy, pour la mélancolie de ses Préludes et de ses Mélodies, aux côtés de Turner et des « peintres impressionnistes », convoqués pour leur part en raison de leur attention aux « faits les plus fugitifs » (p. 332). La paraphrase s’enrichit également de citations tirées d’autres poèmes d’Alcools (« Sur le pont Mirabeau », « L’adieu », « L’automne », « Marie » et « Cors de chasse »), ainsi que d’une référence aux Djinns de Hugo, et d’une autre à Schopenhauer. C’est toujours la variation des thèmes poétiques qui se trouve privilégiée :

11

« Le poète se déclare : il parle en première personne (Et que j’aime) et pour déclarer à l’automne son amour (aboutissement de tout le mouvement logique et affectif du poème). […] ‹ Automne malade et adoré › : le poète aime l’automne parce qu’il est malade. Ce qu’il aime dans l’automne, c’est la mort de l’automne, comme il aime dans l’amour la mort de l’amour ; son amour de l’amour est un amour de la mort. »
(p. 332)

12Parvenu au terme de cet article, on attend pourtant encore que le sociologue se déclare. Car si une notion comme celle d’amor fati, par exemple, est souvent invoquée par Bourdieu, pour rendre compte de l’effet d’évidence né de la conformité d’un habitus au monde social dont il est le produit [7], elle n’est pas discutée sur le même plan dans cet article : l’amor fati n’y a pas le statut d’une catégorie d’analyse, mais d’un thème philosophique repris par Apollinaire, et hérité de Schopenhauer ; elle est un trait de l’objet commenté, un versant de la « leçon de philosophie » exemplifiée par le poème, et non un terme théorique relevant du commentaire. Le lien éventuel que le lecteur pourrait être amené à établir entre cet usage exégétique de la notion et l’usage descriptif que Bourdieu lui réserve dans d’autres textes, entre l’amplificatio paraphrastique d’une strophe et la caractérisation rigoureuse de certains faits sociaux, repose sur une synonymie approximative, ou mieux, sur une opération que l’article de 1995 n’effectue pas, mais qu’il délègue à son lecteur. L’amor fati, parce qu’elle fait partie du lexique stabilisé de la sociologie de Bourdieu – c’est une entrée fréquente dans les index de ses ouvrages – induit en effet chez le lecteur un sentiment de familiarité, qui tient de la réminiscence involontaire. Mais cette reconnaissance spontanée, en surdéterminant la compréhension de ce que désigne exactement la notion dans le commentaire d’Apollinaire, tend selon moi à substituer un sens logique, extrapolé sur la base des travaux de sociologie ou d’anthropologie, à cet autre sens qui m’intéresse, mais qui s’avère extrêmement délicat à qualifier – sauf à reprendre provisoirement la distinction avancée dans le commentaire entre le mouvement logique et le mouvement affectif d’un texte. Il faut en quelque sorte aller à l’encontre de la systématicité théorique de l’œuvre de Bourdieu, à la fois si patente et si souvent revendiquée, pour être en mesure de concevoir qu’il puisse ne pas s’agir ici de théorie, ni même, peut-être, de science [8], mais d’attachement affectif à une certaine littérature, et à une certaine manière de la lire.

13La contextualisation socio-historique relève d’un traitement analogue. Si l’on a connaissance de la théorie des champs, ou des cours du Collège de France consacrés à Manet, on a tendance à imaginer ce que Bourdieu aurait pu vouloir sous-entendre par « cercles littéraires du temps » (p. 333), ou par ses références à Turner, aux impressionnistes, ou à Debussy (si l’on considère en outre que l’hypothèse d’une homologie entre différents champs artistiques, qu’il semblait élaborer toujours plus minutieusement, lui aurait ouvert la voie d’une sociologie rigoureuse des phénomènes d’intermédialité). Dans son analyse du poème d’Apollinaire, pourtant, Bourdieu ne fait même pas mine de sous-entendre qu’il est en train de faire de la sociologie, ou qu’il pourrait en faire. Ce qu’il livre dans cet article de 1995, c’est une explication de texte. Ni plus, ni moins : ce n’est pas de la sociologie de la littérature, au sens qu’il a donné à ce terme dans Les règles de l’art[9], par exemple, mais ce n’est pas non plus une exégèse dénuée de brio. Un tel constat complique encore le statut de ce texte : le sociologue pourfendeur de la lecture lettrée [10] s’y plie aux exigences d’un exercice scolaire, qu’il réussit plutôt bien, et dont la finalité pédagogique vise généralement à familiariser les élèves avec les conditions d’une lecture canonisante [11]. Autrement dit, cette analyse ne résisterait pas à l’épreuve triviale de la cohérence logique, si on la passait au crible de la sociologie de son auteur, puisque ce dernier associe le principe même du commentaire littéraire à une forme commune de scholastic fallacy.

14Ici encore, donc, la compréhension de ces pages se heurte aux critères de l’interprétation académique. Car celle-ci entrave la lecture de cet article pour lui-même : soit parce qu’elle incite à l’aborder comme une répétition de ce que le sociologue a dit ailleurs, de façon plus rigoureuse, soit parce qu’elle pousse à n’y lire qu’une contradiction aux présupposés de sa sociologie, qui justifie alors qu’on n’en tienne aucun compte ou qu’on le rapporte, comme à des causes exogènes et contingentes, à ses seules circonstances de publication [12].

15Il existe cependant deux issues au moins à cette aporie redoutable. La première suppose que l’on caractérise très précisément le genre d’exercice scolaire auquel se livre Bourdieu, jusqu’à pouvoir en dater les présupposés. Il apparaît alors, comme je le défendrai en conclusion, qu’un lointain inconscient scolaire affleure dans l’article sur Apollinaire, contre lequel le sociologue ne juge pas nécessaire de se prémunir, dans la mesure où, étant antérieur à cette nouvelle critique dont il fit le rival d’abord tacite, puis déclaré, de sa sociologie de la littérature, ce rapport aux œuvres ne lui paraît pas suspect. Et d’autant moins suspect, en 1995, que la nouvelle critique ne présente plus ce front intellectuel commun, ni cette convergence conceptuelle qui l’avaient rendue si menaçante pour un sociologue travaillant sur Flaubert, et dont la dénonciation impliquait de façon indirecte toute lecture un tant soit peu « interne » des œuvres. Dans une telle hypothèse, cette exégèse d’Apollinaire n’entrerait pas en contradiction avec les réflexions sociologiques de Bourdieu, parce qu’elle s’y soustrairait en partie.

16La seconde esquive possible consiste en quelque sorte à lire entre les concepts. Au lieu de chercher ce qui pourrait relier ce texte presque incongru à quelques-uns des partis pris savants de Bourdieu, on peut tâcher d’y surprendre, à l’œuvre, un rapport non théorique, voire non théorisé à la littérature. La question se pose alors de savoir sur quels registres se déploie cet imaginaire littéraire du savant, et avec quelles conséquences pour sa sociologie. Or, cela implique de lire Bourdieu moins comme un sociologue de la littérature, que comme un sociologue dans la littérature.

Une sociologie dans la littérature

17Les références à certaines œuvres littéraires semblent avoir nourri la pensée savante de Bourdieu. On en trouve dans la plupart de ses textes sous forme d’analyses argumentées, de citations, d’exergues ou d’allusions, alors même que, le plus souvent, son propos ne porte pas sur la littérature. En ce sens, les usages les plus fréquents que le sociologue fait de la littérature ne consistent pas à en proposer une sociologie, mais à préparer ou à étayer, voire à suppléer des séquences de son raisonnement. Aussi convient-il de distinguer le rapport sociologique de Bourdieu à la littérature, qui ne m’intéresse guère ici, et cet autre ensemble de rapports tissés de collusion et d’alliance avec les écrivains.

18Sans entrer dans le détail d’une enquête qui m’entraînerait bien au-delà du cadre d’un article de revue, j’aimerais pointer quatre modalités de ce rapport non objectivant de Bourdieu à la littérature : (a) le recours aux œuvres littéraires envisagées comme des répertoires de techniques (énonciatives, narratives ou stylistiques) transférables dans l’écriture sociologique ; (b) la convocation d’écrivains reconnus à l’appui d’une considération sociologique qui pourrait ne pas obtenir l’aval des lecteurs cultivés (argument d’autorité) ; (c) le renvoi à un texte littéraire présenté comme l’équivalent plus ou moins rigoureux de l’analyse sociologique ; (d) l’explicitation de l’éthique littéraire d’un écrivain comme détour pour évoquer l’éthique savante ou personnelle du sociologue. Dans chacun de ces cas, Bourdieu mobilise la littérature pour ses ressources techniques, rhétoriques, analytiques et éthiques. La différenciation de ces usages ne vise qu’à faire entrevoir les multiples niveaux d’enchevêtrement possibles de la littérature et des sciences sociales, et elle devrait s’accompagner de la prise en compte de la façon dont ces rapports aux œuvres se combinent dans les textes sociologiques. Je me contenterai toutefois d’illustrer ces quatre points à l’aide de quelques exemples significatifs, c’est-à-dire sans discuter ni comparer toutes les occurrences de la littérature que j’ai repérées dans l’ensemble des travaux de Bourdieu.

19(a) C’est sans doute dans Réponses que l’on trouve la formulation la plus explicite de la référence technique à la littérature :

20

« [L]es histoires de vie linéaires, dont se contentent souvent les ethnologues et les sociologues, sont artificielles, et les recherches en apparence les plus formelles de Virginia Woolf, de Faulkner, de Joyce ou de Claude Simon me paraissent aujourd’hui beaucoup plus ‹ réalistes › (si le mot a un sens), plus vraies anthropologiquement, plus proches de la vérité de l’expérience temporelle, que les récits linéaires auxquels nous a habitués la lecture de romans traditionnels. […] J’ai été ainsi peu à peu conduit à faire resurgir au premier plan tout un ensemble de questions plus ou moins refoulées sur la biographie et, plus généralement, sur la logique de l’interview comme processus, sur la structure temporelle de l’expérience vécue et du discours scientifique légitime, digne de la publication scientifique, tout un ensemble de documents dits bruts que j’avais tendance à exclure, plus inconsciemment que consciemment.
» De la même façon, dans mon travail sur Flaubert, j’ai retrouvé beaucoup de mes problèmes qu’il avait déjà rencontrés et auxquels il avait apporté des solutions – comme celui de l’usage des styles direct, indirect et indirect libre, qui est au cœur de la transcription et de la publication des entretiens. Bref, je pense que la littérature, contre laquelle nombre de sociologues, dès l’origine et aujourd’hui encore, ont cru et croient devoir affirmer la scientificité de leur discipline […], est, en plus d’un point, en avance sur les sciences sociales et enferme tout un trésor de problèmes fondamentaux – concernant la théorie du récit par exemple – que les sociologues devraient s’efforcer de reprendre à leur compte et soumettre à l’examen, au lieu de prendre ostentatoirement leurs distances avec des formes d’expression et de pensée qu’ils jugent compromettantes. »[13]

21On pourrait penser que le genre de l’entretien auquel appartient Réponses a probablement incité le sociologue à faire part de certaines réflexions sur son travail que ses travaux mêmes n’avaient pas pour but d’expliciter. Mais ce serait oublier que la réflexivité revendiquée par Bourdieu porte sur les opérations épistémologiques de la sociologie et qu’elle se caractérise par leur contrôle dans et par l’écriture savante. Aussi n’est-il guère surprenant de lire, dans Homo Academicus, un développement analogue.

22

« [I]l suffit de constituer en sujet d’une phrase l’un de ces noms de collectifs que chérit la politique pour constituer les ‹ réalités › désignées en sujets historiques capables de poser et de réaliser leurs propres fins (‹ le Peuple demande ›)… La téléologie objective qu’implique cet anthropomorphisme social coexiste très bien avec une sorte de personnalisme spontané, lui aussi inscrit dans les phrases à sujets du langage ordinaire, qui, comme dans le récit romanesque, porte à voir l’histoire individuelle ou collective comme un enchaînement d’actions décisives. Le sociologue se trouve ainsi placé devant un problème d’écriture tout à fait semblable à celui qui s’est posé aux romanciers, Victor Hugo, notamment dans Quatre-vingt-treize, et surtout Flaubert, lorsqu’ils ont voulu rompre avec le point de vue privilégié du ‹ héros › […]. »[14]

23« Problèmes d’écriture » touchant au récit ou à l’énonciation, donc, auxquels les écrivains se seraient trouvés confrontés avant les sociologues, et dont les œuvres littéraires proposeraient des résolutions possibles.

24(b) La rhétorique de l’argument d’autorité est patente dans La domination masculine, puisque l’auteur s’appuie explicitement sur la légitimité reconnue à Virginia Woolf par la majorité des intellectuelles féministes :

25

« Il fallait toute l’acuité de Virginia Woolf et l’infini raffinement de son écriture pour pousser l’analyse jusqu’aux effets les mieux cachés d’une forme de domination qui est inscrite dans tout l’ordre social et opère dans l’obscurité des corps, à la fois enjeux et principes de son efficacité. Et peut-être fallait-il aussi en appeler à l’autorité de l’auteur de A Room of One’s Own pour conférer quelque crédibilité au rappel des constantes cachées de la relation de domination sexuelle – tant sont puissants les facteurs qui, outre la simple cécité, inclinent à les ignorer (comme la fierté légitime d’un mouvement féministe porté à mettre l’accent sur les avancées assurées par ses luttes). »[15]

26Cet usage d’un écrivain choisi en partie pour sa reconnaissance sociale, parce qu’il est problématisé comme tel dans ce passage, éclaire en retour le statut conféré aux innombrables formules que Bourdieu instille dans ses textes. Des citations de Cervantes, de Claudel, de Gide, de Proust, de Rilke ou de Virginia Woolf émaillent en effet des ouvrages aussi différents que La distinction, Le sens pratique, Homo academicus, ou les Méditations pascaliennes. Elles sont le plus souvent présentées comme des formulations heureuses de ce dont la sociologie vise à rendre compte :

27

« Le mot de Claudel, ‹ connaître, c’est naître avec ›, s’applique ici à plein, et le long processus dialectique, souvent décrit comme ‹ vocation ›, par lequel ‹ on se fait › à ce par quoi on est fait et on ‹ choisit › ce par quoi on est ‹ choisi ›, et au terme duquel les différents champs s’assurent les agents dotés de l’habitus nécessaire à leur bon fonctionnement, est à peu près à l’apprentissage d’un jeu ce que l’acquisition de la langue maternelle est à l’apprentissage d’une langue étrangère […]. »[16]

28Ou, plus surprenant :

29

« Ce qui s’acquiert par la fréquentation quotidienne des objets anciens ou par la pratique régulière des antiquaires et des galeries, ou, plus simplement, par l’insertion dans un univers d’objets familiers et intimes ‹ qui sont là, comme dit Rilke, sans arrière-sens, bons, simples, certains ›, c’est évidemment un certain ‹ goût › qui n’est autre chose qu’un rapport de familiarité immédiate avec les choses de goût ; c’est aussi le sentiment d’appartenir à un monde plus poli et plus policé, un monde qui trouve sa justification d’exister dans sa perfection, son harmonie, sa beauté, un monde qui a produit Beethoven et Mozart et qui reproduit continûment des gens capables de les jouer et de les goûter ; c’est enfin une adhésion immédiate, inscrite au plus profond des habitus, aux goûts et aux dégoûts, aux sympathies et aux aversions, aux phantasmes et aux phobies, qui, plus que les opinions déclarées, fondent, dans l’inconscient, l’unité de classe. »[17]

30Ces formules fonctionnent ainsi sur le mode de l’argument d’autorité à un double niveau : elles puisent dans le bagage culturel des lecteurs, et misent sur ce « sérieux » qu’ils accordent aux œuvres mentionnées, si bien que la démarche sociologique qui aboutit aux mêmes conclusions s’en trouve subrepticement validée ; elles signalent à ces lecteurs cultivés que la sociologie du goût n’est pas le fait d’un sociologue qui n’en aurait pas, puisqu’il partage leurs références littéraires. Voilà pourquoi, en dépit du fait que ces formules engagent souvent davantage que cet usage rhétorique de la littérature, à savoir une intuition sur le monde social que Bourdieu s’emploie à préciser (c’est le point suivant), j’ai cru judicieux de le signaler comme tel.

31(c) Les œuvres littéraires forment en effet, pour Bourdieu, une sorte de bibliothèque inépuisable d’aperçus sur le monde social, dont la véracité variable atteint parfois à la vérité sociologique. Le recours à la littérature induit selon lui des effets de connaissance, dont l’importance pour le raisonnement savant dépend du degré d’explicitation et de cohésion auquel les écrivains ont porté leur intuition de certains phénomènes sociaux. La valeur descriptive ou théorique des textes littéraires se mesurerait à leur dosage spécifique de sociographie et de sociologie, pour reprendre une distinction de Jean-Claude Passeron [18], c’est-à-dire de sens commun littéraire ou ordinaire et de retour réflexif sur les préjugés de leur auteur et de leurs lecteurs. La connaissance prodiguée par la littérature balaie alors, si l’on s’en tient aux termes utilisés par Bourdieu, un spectre qui va de l’« évocation » plus ou moins réussie de « principes » sociologiques (Borges, Perec, ou Zola) au « modèle » ou à l’« image exemplaire » (Le procès de Kafka), sorte de cas-limite exemplifiant l’idéal-type d’une configuration sociale, en passant par les stades intermédiaires de l’« évocation incomparablement lucide » (Woolf) et de l’« extrême lucidité » (La Rochefoucauld) [19].

32Proust, un peu plus que Kafka ou Woolf [20], semble être l’écrivain que Bourdieu apprécie le plus pour l’acuité de son regard sur le monde social. Dans son cas, en effet, l’évocation romanesque ne corrobore pas seulement les conclusions de l’enquête sociologique, et elle fait davantage encore que les formuler plus adéquatement que l’écriture savante :

33

« On lirait sans doute moins aveuglément les distributions selon la classe de la lecture des journaux si l’on avait à l’esprit l’analyse que fait Proust de ‹ cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l’univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces, les cruelles émotions de l’homme d’État et de l’acteur, transmués pour notre usage personnel à nous qui n’y sommes pas intéressés, en un régal matinal, s’associent excellemment d’une façon particulièrement excitante et tonique, à l’ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait ›[21]. Cette description de la variante esthète invite à une analyse des variations selon la classe et des invariants de l’expérience médiate et relativement abstraite du monde social que procure la lecture du journal en fonction par exemple des variations de la distance sociale et spatiale (avec, à un extrême, les nouvelles locales des quotidiens régionaux, mariages, décès, accidents, et à l’autre, les informations internationales ou, selon une autre métrique, les mariages royaux et les fiançailles princières des magazines) ou de l’engagement politique (depuis le détachement bien illustré par le texte de Proust jusqu’aux indignations ou aux enthousiasmes du militant). »[22]

34La littérature va donc jusqu’à « inviter » le sociologue à préciser ses hypothèses, à affiner les catégories de son enquête et à réinterpréter les données empiriques déjà récoltées, ou les observations déjà faites. Elle lui indique ce que sa sociologie devrait retenir comme phénomènes pertinents. On est loin de la soumission des œuvres littéraires aux procédures de l’objectivation savante. Et il faut dès lors envisager que la littérature ou, plus précisément, l’imaginaire littéraire d’un sociologue puisse, d’invitation à l’enquête, se transformer en une invitation à la rêverie sociale – devenir, en d’autres termes, un obstacle épistémologique redoutable [23].

35(d) Le rapport éthique de Bourdieu à la littérature est peut-être le moins évident. Il s’exprime néanmoins pleinement dans un article consacré à Ponge :

36

« À condition d’y regarder de près, on peut saisir et exprimer la nécessité de l’homme le plus différent, le plus étranger : pas seulement étranger (facilité, sous ce rapport, de l’ethnologie, en raison de l’absence d’intérêts antagonistes) mais concurrent, hostile (par exemple, l’université, les amis et les ennemis intimes). S’absorber dans l’objet pour l’absorber ; à la limite s’identifier au haïssable : cette compréhension n’implique aucune empathie, mais une sorte de jouissance intellectuelle (amor intellectualis), très proche du plaisir esthétique de coïncider avec la loi de l’œuvre, qui naît du sentiment vif de la raison d’être, de la nécessité qu’un homme a, sinon d’exister, du moins d’exister comme il existe. Cette formule génératrice peut être individuelle (Flaubert, Ponge) ou générique (un aristocrate, un petit-bourgeois, une boulangère).
»[…] Cette connaissance intime, qui va de l’extérieur vers l’intérieur, de la fabrique du poète à la fabrique du poème, est une arme contre l’objet […] mais aussi contre le sujet de la connaissance.»
[…] Nécessiter l’étranger. On ne fait pas plus humaniste. »[24]

37La littérature, parce qu’elle est une forme de connaissance, engage une diversité de manières de connaître ; et le commentaire critique qui les explicite amorce de fait une réflexion que Bourdieu a lui-même qualifiée d’éthique :

38

« Je pense donc qu’il y a un usage éthique de la sociologie réflexive. La sociologie n’a pas pour fin d’épingler les autres, de les objectiver, de les mettre en accusation parce qu’ils sont par exemple ‹ fils de tel ou tel ›. Tout au contraire, elle permet de comprendre le monde, d’en rendre raison ou, pour utiliser une expression de Francis Ponge que j’aime beaucoup, de le ‹ nécessiter › […] – ce qui n’implique pas qu’il doive être aimé ou conservé comme tel. »[25]

Les temporalités hétérogènes d’une pensée

39Ces différents rapports à la littérature, je l’ai suggéré, n’ont pas entre eux de lien nécessaire. Et il arrive que la découverte d’un écrivain ou la lecture d’un critique, voire une certaine actualité, conduise Bourdieu à infléchir l’un d’entre eux [26]. La logique de chacun de ces registres étant rarement explicitée, et leur coordination faisant encore moins souvent l’objet d’une réflexion spécifique, il est possible de concevoir les interrelations de la littérature et de la sociologie dans l’œuvre de Bourdieu sous la forme d’un mobile composé d’éléments en grande partie indépendants les uns des autres, et soumis chacun à des oscillations particulières. Rien ne garantit alors que la sociologie de la littérature régule à elle seule l’équilibre général de ces rapports, et que les arborescences que je viens d’indiquer n’entrent pour rien dans le mouvement d’ensemble.

40Une telle image permet de penser, par analogie avec la réflexion de certains historiens à propos du temps historique [27], une forme d’anachronisme de la pensée de Bourdieu : non pas le paralogisme chronologique d’un décalage entre l’époque étudiée et les catégories de l’analyse, car cela supposerait que les enquêtes de Bourdieu soient indexées sur une période historique particulière, à laquelle ses généralisations sociologiques devraient être exclusivement rapportées – ce qui est en grande partie erroné – mais la coexistence, dans la longue durée d’une recherche individuelle (a fortiori lorsqu’elle est ponctuée de recherches collectives), de temporalités hétérogènes que le présent d’un article ou d’un ouvrage, c’est-à-dire l’effort d’appréhender d’un seul tenant, en vue d’une publication, tous les versants pertinents d’un phénomène, ne parvient jamais à résorber tout à fait.

41À cet égard, la date de 1995, à laquelle l’article sur Apollinaire a été publié, ne s’inscrit pas forcément dans cette historicité linéaire qu’on prête généralement aux œuvres savantes ou littéraires. Elle s’inscrit peut-être dans une série dont le moment antérieur, dans les travaux de Bourdieu, n’est pas constitué par Les règles de l’art (1992), parce que l’explication de texte d’« Automne malade » ne répond pas à la stricte temporalité des réflexions théoriques de son auteur. L’article de 1995 ressortit selon moi au rapport éthique de Bourdieu à la littérature, et ce rapport n’a pas le même tempo que celui de sa théorie sociologique. Plus encore, la dominante éthique justifie la relative indifférence du sociologue envers ses propres présupposés épistémologiques.

42Ce qui se donne à lire dans « Apollinaire, Automne malade », c’est l’inconscient scolaire d’une relation en grande partie déhistoricisée à la littérature, et indissociable de notions telles que le « thème » ou la « thèse » (anti- ou syn-), que la nouvelle critique s’est acharnée à dénoncer dès les années 60, au motif qu’elles assimilaient la littérarité à l’expression d’une conscience subjective ou d’un message. En 1995, c’est donc une manière de lire propre aux années 50 que Bourdieu engage dans son analyse d’Apollinaire, un mode de lecture antérieur à l’« aggiornamento structuraliste » de l’explication de textes. Et l’on peut avancer qu’il s’y autorise parce qu’il estime avoir porté un coup définitif à la nouvelle critique dans Les règles de l’art, et que, s’étant efforcé de rendre théoriquement caduque la dichotomie entre la lecture « interne », ou formaliste, et la lecture « externe », ou contextualiste, il ne peut plus, par principe en quelque sorte, être suspecté d’entretenir un rapport « naïf » avec les textes.

« Chaque fois unique »

43Les considérations qui précèdent n’ont pas suffi à élucider l’énigme de ce texte anachronique de 1995. Elles ont pourtant discrètement libéré l’espace d’une interprétation faisant cas de son mouvement non pas logique, mais affectif. Elles ont posé les conditions d’un refus de ce biais scolastique qui consiste à ne lire les textes savants qu’à l’aune de leur théorie ou de leurs déterminations sociales. Nous voici donc face à une parole rendue à sa vulnérabilité argumentative. Mais comment recueillir la leçon de cette faiblesse-là ?

44Un ouvrage récent de Jacques Derrida exemplifie, je crois, le ton qu’il convient d’adopter en conclusion. Chaque fois unique, la fin du monde est un recueil de textes écrits par le philosophe pour rendre hommage à ses amis décédés [28]. Je n’en retiendrai que ce trait, qui marque une préoccupation éthique : dans chaque cas, Derrida s’interroge sur la façon dont ces personnes disparues envisageaient la mort, et la mise au jour de la forme qu’a prise cette attente chez chacun lui semble être la manière la plus juste de maintenir vivante leur parole singulière. Les morts nous laissent en quelque sorte l’héritage toujours actuel de leur rapport à la mort. Et leur rendre hommage, c’est se donner la possibilité d’écouter ce qu’ils en ont laissé entendre.

45En deçà de son mouvement logique, l’article consacré à Apollinaire témoigne peut-être, dans son registre affectif, de l’éthique que Bourdieu préconisait face à la maladie et à la mort. Le texte débute en effet par ces mots : « Automne malade et adoré ›, automne adoré parce que malade, parce que mortel », et s’achève ainsi : « La vie est ce passage continu, jusque dans l’ultime discontinuité. » Le rapport éthique à la littérature rendrait possible, ici, non pas la formulation d’une posture de chercheur face aux objets dont il cherche à rendre compte, comme dans le texte sur Ponge, mais l’expression d’une posture personnelle face à « la fuite du temps », paradoxalement mise en sourdine à l’aide d’un mode de lecture qui signale que le pathos y prend le pas sur le logos. Le ton inhabituel de cet article nous suggérerait alors de tirer nous-mêmes la « leçon de philosophie […] inscrite dans l’automne », à savoir celle d’un stoïcisme de l’amor fati. « Amor amoris fati », dit encore Bourdieu : accepte d’aimer jusqu’à cet amour du destin contre lequel tu t’es si souvent insurgé. Il y aurait donc, dans ce détour par Apollinaire, comme une résignation du sociologue face à la nature, que sa sociologie n’aurait pas pu lui laisser dire. ?


Date de mise en ligne : 01/03/2006

https://doi.org/10.3917/aco.042.0071

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris : Seuil, 1992, p. 180.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, « Apollinaire, Automne malade », Cahiers d’Histoire des littératures romanes/ Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, Nos 3-4, 1995, pp. 330-333.
  • [3]
    Yvette Delsaut et Marie-Christine Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche, Pantin : Le Temps des Cerises, 2002.
  • [4]
    À l’exception d’Anna Boschetti, dans La poésie est partout. Apollinaire, homme-époque, Paris : Seuil, 2001, p. 185, note.
  • [5]
    Si l’on s’en tient au seul domaine de la littérature, les articles de Bourdieu les moins souvent utilisés ou discutés sont notamment : « Nécessiter », in Francis Ponge, Paris : Éditions de l’Herne, 1986, pp. 434-437 ; « Le démontage impie de la fiction : l’esthétique négative de Stéphane Mallarmé », Stanford Slavic Studies, Vol. 4, N° 1, 1991, pp. 145-150 ; ou « Mallarmé’s Game of Poetry », To be : 2B, N° 14, 1999, pp. 32-35.
  • [6]
    Pierre Bourdieu, « Apollinaire, Automne malade », art. cit., p. 331.
  • [7]
    Voir par exemple Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, 1997, p. 179 : « L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui […] ne s’instaure pas dans la relation d’extériorité d’une conscience connaissante. […] Il se sent chez lui dans le monde parce que le monde est aussi en lui sous la forme de l’habitus, nécessité faite vertu qui implique une forme d’amour de la nécessité, d’amor fati. »
  • [8]
    Ces considérations ne font, après tout, que pousser jusqu’à ses ultimes conséquences la critique radicale menée par Bourdieu contre la scholastic fallacy : (a) ne pas confondre la logique pratique avec la logique théorique ; (b) envisager la théorisation comme une pratique inscrite dans des univers sociaux ; (c) assimiler en dernier lieu cette assignation strictement sociale des diverses formes de théorisation à un épistémocentrisme spécifiquement sociologique. En d’autres termes, le sens pratique du sociologue l’ayant conduit à théoriser sur un certain mode, en rendre compte n’oblige pas à reconduire le même rapport à la théorie : l’épistémologie même de Bourdieu nous autorise ainsi à imaginer que dans sa recherche d’une cohésion logique contrôlée de manière réflexive se mêlent des logiques qui ne relèvent pas uniquement de l’épistémologie ou de la sociologie des activités savantes.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992.
  • [10]
    Voir par exemple Pierre Bourdieu, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature », in Choses dites, Paris : Minuit, 1987, pp. 132-143, spécialement p. 133 : « Une des illusions du lector est celle qui consiste à oublier ses propres conditions sociales de production, à universaliser inconsciemment les conditions de possibilité de sa lecture. S’interroger sur les conditions de ce type de pratique qu’est la lecture, c’est se demander comment sont produits les lectores, comment ils sont sélectionnés, comment ils sont formés, dans quelles écoles, etc. Il faudrait faire une sociologie du succès en France du structuralisme, de la sémiologie et de toutes les formes de lecture, ‹ symptomale › ou autre. Il faudrait se demander par exemple si la sémiologie n’a pas été une façon d’opérer un aggiornamento de la vieille tradition de l’explication de textes et de permettre du même coup la reconversion d’une certaine espèce de capital littéraire. »
  • [11]
    Sur les effets de la canonisation, regrettables selon Bourdieu, voir les pages des Méditations pascaliennes consacrées à Baudelaire (op. cit., pp. 101-109).
  • [12]
    Je saisis l’occasion de remercier ici Anna Boschetti, Joseph Jurt et Henning Krauss, qui ont très gentiment tenté, en vain hélas, de m’aider à élucider les circonstances de rédaction et de publication de cet article de 1995.
  • [13]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses, op. cit., pp. 179-180.
  • [14]
    Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris : Minuit, 1984, p. 193.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris : Seuil, 2002 (1re édition 1998), p. 113.
  • [16]
    Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1980, pp. 112-113.
  • [17]
    Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit, p. 83.
  • [18]
    Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris : Albin Michel, 2006 (1re édition 1991), pp. 329-358.
  • [19]
    Voir Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 290, note (pour Borges), p. 422, note (pour Perec), et p. 555 (sur Le procès, « qui offre une image exemplaire de [la] recherche désespérée de la réappropriation d’une identité sociale par définition insaisissable – en tant que limite de tous les catégorèmes, de toutes les imputations ») ; ou Méditations pascaliennes, op. cit., p. 35 (pour Zola, dont l’évocation reste « encore déréalisée par la stylisation littéraire »), p. 236 (pour La Rochefoucauld), et pp. 271 ss. (sur Le procès comme « modèle d’un univers social dominé par un […] pouvoir absolu et imprévisible et capable de faire monter aux extrêmes l’anxiété, en condamnant à un très fort investissement associé à une très forte insécurité »).
  • [20]
    Et davantage encore que Claudel ou Gide, auxquels Bourdieu fait régulièrement allusion, mais comme en passant (voir par exemple Le sens pratique, op. cit., p. 112 et p. 214 ; La distinction, op. cit., p. 486 ; Méditations pascaliennes, op. cit., p. 85).
  • [21]
    (Note de la p. 80.) Le texte renvoie ici à un texte de Proust différent de la Recherche : « Sentiments filiaux d’un parricide », in Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Paris : Gallimard, 1970 (1re édition 1919), p. 200.
  • [22]
    Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., pp. 19-20.
  • [23]
    Je développe cette idée dans ma thèse de doctorat, en rappelant par exemple que la genèse littéraire du petit-bourgeois n’a jamais été problématisée comme telle par les historiens ou les sociologues marxistes, ce qui suggère que son évidence puisse tenir au moins autant aux « invitations » d’un imaginaire littéraire encore vivace qu’à la démonstration rigoureuse de son existence empirique. Voir Jérôme David, Éthiques de la description. Naissance de l’imagination typologique en France dans le roman et la sociologie (1820-1860), Université de Lausanne et Paris : EHESS, 2006.
  • [24]
    Pierre Bourdieu, « Nécessiter », art. cit., pp. 436-437.
  • [25]
    Pierre Bourdieu, avec Loïc J. Wacquant, Réponses, op. cit., p. 171.
  • [26]
    La mention d’une expression de Cervantes dans les Méditations pascaliennes (op. cit., p. 270 : « laisser le temps au temps ») ne vise ainsi, probablement, qu’à retirer au mitterrandisme l’exclusivité de la formule, en l’attribuant à l’auteur autrement plus ancien et célèbre qui l’a forgée. Et il semble que la lecture d’un ouvrage de E. L. Santner (My Own Private Germany. Daniel Paul Schreiber’s Secret History of Modernity, Princeton : Princeton University Press, 1996), ait rendu Bourdieu, dans l’intervalle qui a séparé La distinction des Méditations pascaliennes, attentif à des caractéristiques nouvelles du Procès de Kafka (voir Méditations pascaliennes, op. cit., p. 169).
  • [27]
    Voir par exemple Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’inactuel, N° 6, 1996, pp. 53-68, et Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris : Minuit, 2000.
  • [28]
    Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris : Galilée, 2003.

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