Nous avons montré au chapitre 6 que de nombreux décideurs politiques et militaires invoquent la chance dans l’issue favorable des crises auxquelles ils ont été confrontés. La recherche accepte ce rôle en principe, au moins dans le cas de la crise de Cuba d’octobre 1962 – la littérature en français est peut-être une exception – mais ne l’incorpore pas sérieusement dans ses analyses et n’en tire aucune conséquence, au prix d’incohérences et de contradictions. Pour que la notion de chance puisse servir à la clarification des justifications des choix nucléaires possibles que nous proposons dans cet ouvrage, il convient d’en donner une définition distinctive et de l’illustrer par des études de cas précises. C’est ce que nous nous efforcerons ici de faire, à partir de sources primaires, en attendant de consacrer à la question un prochain ouvrage. Ces cas de « presque » (close calls) sont d’autant plus cruciaux qu’une seule explosion nucléaire est d’ores et déjà considérée comme radicalement intolérable.
Observons d’emblée qu’au-delà des dirigeants politiques et des militaires cités au chapitre 6, d’illustres partisans de la dissuasion nucléaire, parmi lesquels le général André Beaufre et le philosophe Jean-Pierre Dupuy, s’accordent pour reconnaître le rôle de facteurs qui excèdent le contrôle des hommes dans la construction de la possibilité d’un effet dissuasif nucléaire et l’inscription de ces armes dans la durée sans explosions non désirées.
Jean-Pierre Dupuy a ainsi montré qu’une indétermination fondamentale de l’avenir, dans laquelle deux états du monde – le succès de la dissuasion et son échec catastrophique – sont superposés, est nécessaire pour que la logique dissuasive puisse possiblement opérer sans s’auto-annule…
Mise en ligne 06/01/2022