Couverture de PUF_PICAR_2010_01

Chapitre de Que sais-je ? / Repères

Introduction

Pages 3 à 10

1Ce qu’on appelle « savoir-vivre » ou « politesse » se présente sous la forme d’un ensemble de règles proposant des modèles de conduite adaptés aux différentes situations sociales. Ce type de code existe dans toutes les cultures et son rôle y est fondamental. Prévoyant ce qu’il convient de faire en toutes circonstances, en ville comme au travail, il facilite en effet les rapports interpersonnels, prévient les hésitations, sauve de la gêne. Il permet ainsi à chacun de trouver sa place et de faire bonne figure devant les autres. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que la politesse est « l’huile dans les rouages » des relations sociales ou d’une personne agréable à fréquenter qu’elle « a du savoir-vivre » ?

2Mais au fait, pourquoi deux termes : « politesse » et « savoir-vivre » ? S’agit-il de deux synonymes ayant la même signification ou de deux mots proches dont les nuances sémantiques permettent de circonscrire un même phénomène ?

3Souvent on les distingue. Pour le dictionnaire Le Robert, par exemple, la politesse, c’est « l’ensemble des règles » qui gèrent les usages dans une société donnée ainsi que « le fait et la manière d’observer ces usages » ; alors que le savoir-vivre serait plus spécifiquement « la qualité d’une personne qui connaît et sait appliquer » ces règles. L’usage, cependant, ne semble pas toujours lui donner raison : de quelqu’un de mal élevé on dit parfois que « ce n’est pas la politesse qui l’étouffe » (donc qu’il manque de cette « qualité » qui serait propre au savoir-vivre) ; et les traités qui énumèrent les règles afférentes aux usages s’appellent des « traités de savoir-vivre » (et non, comme on aurait pu s’y attendre, des « traités de politesse »).

4Cette fluctuation et cette interchangeabilité dans l’emploi des termes incitent à se pencher un instant sur leur sens, leur origine et leur histoire. Car interroger les mots et leur usage, comme nous le rappellent les historiens et les philologues, c’est aussi questionner les représentations et les valeurs culturelles qu’ils véhiculent.

Politesse et savoir-vivre : deux mots pour un même objet

5On admet généralement que le mot « politesse » vient du latin politus, lui-même issu du verbe polire signifiant, au sens propre, l’action de polir et, au sens figuré, celle d’orner avec élégance. Après un passage par l’italien pulitezza (désignant l’élégance et le soin), politus finit par donner le français « politesse », attesté dès le XVIe siècle, mais dont le sens actuel ne daterait que du XVIIe siècle.

6« Savoir-vivre », formé de la réunion des deux verbes qui le composent, serait apparu au XVe ou au XVIIe siècle (les dictionnaires divergent sur ce point). Mais il faudra attendre le XVIIIe siècle pour qu’il prenne place dans les dictionnaires avec le sens actuel de connaissance des usages du monde et de la vie en société.

7Les significations et les représentations sous-tendues par ces deux termes précèdent cependant leur apparition dans la langue française. Elles étaient en effet, depuis le XIVe siècle, contenues dans la notion de « civilité » sur laquelle ils se sont étayés et qu’ils ont fini par relayer.

8Lorsque l’usage confirma le terme de « politesse », il fut d’abord considéré comme un synonyme de « civilité », mot connoté de façon ambiguë et depuis longtemps traversé par des tensions internes.

9Tension, d’abord, entre l’être et le paraître : est-on civil parce que tout en nous reflète une âme élevée ou parce qu’on a appris à se masquer derrière une apparence éternellement policée ? Tension ensuite entre l’universel et le particulier : les règles de la civilité sont-elles faites pour tout le monde ou demeurent-elles l’apanage, la marque distinctive, d’une caste sociale supérieure aux autres ?

10De la réponse éventuelle à ces questions découlait enfin une dernière tension : la civilité est-elle un « Bien » ou un « Mal » ? Doit-on l’enseigner (et si oui, à qui ?) comme vertu sociale ou la condamner comme source d’hypocrisie ou de ségrégation sociale ?

11Ces tensions furent finalement résolues par le clivage : on nuança si bien les deux termes de « politesse » et de « civilité » qu’ils finirent par représenter des valeurs opposées. Mais si l’on en croit les historiens (notamment R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, PUF, 1987), ce travail du sens s’effectua de façon assez fluctuante.

12Il se fit d’abord aux dépens de la civilité, réduite à l’application mécanique des règles, sorte de masque social que l’on porterait par crainte d’être mal jugé, tandis que la politesse, elle, relèverait de l’âme et de la morale (la preuve, disait-on, était que les gens du commun pouvaient être civils mais non polis). Devant de tels arguments, la Révolution se chargea d’inverser les valeurs : la civilité devint une vertu (notamment républicaine) et la politesse n’en fut plus que l’expression de surface. Enfin, au XIXe siècle, la bourgeoisie montante, sans doute par souci de démarcation, retourna aux valeurs anciennes : la civilité, accessible aux gens du peuple, fut de nouveau dévaluée et la politesse retrouva son statut de valeur morale reposant sur une sorte d’adéquation « évidente » entre l’aisance en société et la supériorité sociale.

13Parallèlement, les « traités de civilité » qui enseignaient aussi bien les vertus morales de l’homme bien élevé que l’art de se conduire en société devinrent des « traités de savoir-vivre ».

14Et on ne parla plus de civilité, laissant – côte à côte ou face à face – la politesse et le savoir-vivre représenter tous deux l’idée que les relations sociales sont soumises à des règles et qu’il y a de bonnes et de mauvaises façons de se conduire. Or cette idée-là soulève, aujourd’hui comme hier, les mêmes questions éthiques ou sociales. L’évolution du vocabulaire n’a pas réduit les tensions internes qu’un seul terme, quel qu’il soit, ne peut sans doute pas assumer entièrement. D’où la nécessité de mettre toujours deux termes en perspective pour traduire les polarités inhérentes au phénomène lui-même.

15En ce début du XXIe siècle, alors même que la lutte contre les « incivilités » prend quelquefois l’apparence d’une cause nationale, on oppose parfois la recherche du « respect » (« plus noble ») à l’exigence de « politesse » (qui serait « plus mesquine »). Mais l’apparition de cette nouvelle polarité ne résout rien : le respect des autres et le respect de soi sont au fondement même du savoir-vivre (cf. chap. IV). À tel point que, dans une forme métonymique, on peut dire qu’il le représente tout entier.

16Cependant, si des aspects sémantiques sont encore parfois posés, ce sont moins les mots eux-mêmes que les significations qu’ils véhiculent qui retiennent l’attention des chercheurs.

Politesse et savoir-vivre : un objet de recherche en sciences humaines

17Même si la politesse a pu être un objet de réflexion pour des philosophes comme Kant ou Alain (cf. Camille Pernot, 1996 ou Michel Malherbe, 2008), c’est Norbert Élias qui, l’un des premiers, a compris son importance. Son essai La civilisation des mœurs (paru en 1969) qui appréhende la civilisation occidentale à travers l’histoire et la signification de la politesse peut, en effet, être considéré comme un texte fondateur.

18N. Élias y traite des origines de la politesse et concentre ses analyses sur l’apparition et l’évolution de la « civilité » : sur le terme lui-même qu’il considère comme « l’incarnation d’une société qui [a] contribué à la formation spécifique du comportement occidental ou à la “civilisation” » ; et sur ce que traduit ce terme, abordé comme « l’expression et le symbole d’une réalité sociale » (p. 77). Travaillant simultanément dans plusieurs directions – historique, sémiologique, sociologique, interculturelle – N. Élias a ouvert des perspectives de recherches variées. À ce jour, même si les travaux sur la politesse sont assez peu nombreux et même si tous ne s’inscrivent pas dans la suite directe de N. Élias, on peut dire que la plupart des voies ouvertes par lui ont été exploitées.

19Certains chercheurs ont prolongé et étendu son travail sur l’histoire et l’évolution des mots et de la littérature de la civilité. C’est le cas, par exemple, de l’historien Roger Chartier (op. cit., 1987) ou de l’équipe pluridisciplinaire du Centre de recherche en communication et didactique de Clermont-Ferrand (qui a notamment réalisé, sous la direction d’Alain Montandon, le Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, 1997). Cette dernière a également exploité une autre piste ouverte par N. Élias : celle de la comparaison interculturelle de la politesse dans les différents pays d’Europe.

20D’autres chercheurs, retenant l’idée que la politesse pouvait être le « symbole », le « marqueur » ou le « fondement » d’une certaine réalité sociale, se sont penchés sur les relations qu’elle pouvait entretenir avec d’autres valeurs. Ainsi, pour l’historien Robert Muchembled (1998), l’alliance de la politesse et du politique permet de saisir la nature du lien social qui s’établit entre gouvernants et gouvernés du XVIe siècle à nos jours. Et, dans une perspective non plus évolutive mais sociologique, Michel Lacroix (1990) est allé chercher dans les traités de savoir-vivre la trace des idéologies fondamentales de notre culture, comme cela avait été fait dans d’autres domaines comme la représentation du corps (Georges Vigarello, Le Corps redressé, Delarge, 1978) ou les interactions non verbales (Dominique Picard, 1983).

21À côté de ces travaux assez directement inspirés des méthodes de N. Élias, il en est d’autres qui au savoir-vivre codifié dans l’écrit ont préféré la politesse « en acte ».

22L’un des représentants les plus importants de ce courant – le sociologue américain Erving Goffman – se situe dans la perspective interactionniste. Choisissant une démarche pragmatique d’observation des conduites quotidiennes, il a analysé les relations sociales en termes de Rituels d’interaction (1974) sous-tendus par des règles (de politesse) ayant essentiellement pour fonction de protéger la « face » (image positive de soi) et le « territoire » (sphère personnelle et privée) des personnes entrant en interaction.

23L’influence d’E. Goffman reste très vivante dans les sciences sociales. Elle se fait notamment sentir dans l’« analyse conversationnelle » où les travaux des linguistes américains Penelope Brown et Stephen Levinson (1987), directement inspirés de la taxinomie goffmanienne, font encore autorité. Ils montrent que les conversations sont régies par des stratégies énonciatives (dites « de politesse ») qui ont pour but essentiel la protection et la valorisation mutuelles des locuteurs. Celles-ci transitent par des énoncés codifiés dont la présence et la structure influencent notablement le déroulement des échanges communicatifs.

24Mes propres recherches se réclament à la fois de N. Élias et d’E. Goffman. Du second, je retiens l’idée que l’observation des comportements quotidiens constitue une démarche privilégiée pour appréhender l’ordre social. Mais, comme le premier, j’ai voulu chercher dans les traités de savoir-vivre l’inscription du code normatif qui sous-tend les comportements. À partir d’une double démarche d’observation des conduites quotidiennes et d’analyse d’un corpus de traités récents, et, surtout, en adoptant un point de vue psychosociologique, j’ai tenté de dégager la logique profonde du système qui génère et régule les relations sociales (cf., notamment, D. Picard, 2007).

25À côté des approches interactionnistes, un autre courant, également fondamental, a été initié en sociologie par les travaux d’Émile Goblot (La Barrière et le Niveau, 1925). Au centre de sa recherche est la notion de « distinction » appréhendée comme un des fondements de la ségrégation sociale et à travers laquelle le savoir-vivre apparaît comme la « marque » de la bourgeoisie et le moyen de se « démarquer » des autres classes sociales. Dans cette optique, l’essai le plus important est sans conteste celui de Pierre Bourdieu : La Distinction. Critique sociale du jugement (1979).

26Après avoir présenté l’évolution des règles de politesse depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (chap. I), je m’attacherai à décrire les codes et les rituels qui sous-tendent le savoir-vivre et structurent l’univers social (chap. II et III).

27Ensuite, j’aborderai la question du sens et de la signification du savoir-vivre et de la politesse : les principes sur lesquels ils se fondent, la place qu’ils occupent dans notre culture, les fonctions qu’ils y assument… (chap. IV).

28Enfin, dans une optique plus comparative, je tenterai de montrer qu’au-delà des différences de surface, de nombreux éléments de convergence rapprochent la politesse d’autrefois et celle d’aujourd’hui, notre savoir-vivre et celui des autres cultures (chap. V).

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