Samuel S. avait contracté une grave aphasie d’expression consécutive à une attaque survenue à l’approche de son soixante-dixième anniversaire : ayant perdu presque totalement l’usage de la parole, il ne parvenait même pas à retrouver un mot isolé deux ans plus tard en dépit d’une orthophonie intensive. Heureusement pour lui, Connie Tomaino, musicothérapeute de l’hôpital où j’exerçais, l’entendit chanter un jour hors de son service : elle s’aperçut qu’il chantait Ol’ Man River d’une voix très mélodieuse et avec beaucoup d’émotion tout en ne prononçant que deux ou trois mots de cette chanson. Se disant qu’une musicothérapie pourrait être utile à Samuel malgré l’acuité de son aphasie (son cas avait été tenu pour si « désespéré » que son orthophonie avait été interrompue), Connie entreprit de le recevoir trois fois par semaine au cours de séances d’une demi-heure tout au long desquelles elle chantait avec lui ou l’accompagnait à l’accordéon. En chantant en sa compagnie, M. S. ne tarda pas à se souvenir de toutes les paroles de Ol’ Man River d’abord, puis de celles de beaucoup d’autres ballades et chansons qu’il avait apprises dans les années 1940, avancée qui revenait à récupérer un début de langage. Deux mois à peine après avoir entamé cette musicothérapie, ce patient était redevenu capable de répondre brièvement mais correctement à nos questions – si on lui demandait par exemple comment s’était passé son week-end, il pouvait dire : « Fort bien » ou « J’ai vu mes enfants ».Les neurologues font fréquemment allusion à une « aire du langage » située dans la zone prémotrice du lobe frontal de l’hémisphère cérébral dominant (le gauche, le plus souvent) : qu’elles soient dues à une maladie dégénérative, à un accident vasculaire ou à un traumatisme crânien, les lésions de cette aire pour la première fois mise en évidence en 1862 par le chirurgien français Paul Broca peuvent entraîner une perte du langage parlé dite « aphasie d’expression »…
Date de mise en ligne : 12/09/2022