Notes
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[1]
- Les rares terres cultivables en bas fonds ou zones d’épandage étaient ouvertes à un usage individuel selon des modalités variées (tirage au sort annuel des parcelles…).
-
[2]
- Colonisation de l’Algérie en 1845, protectorat sur la Tunisie en 1881, puis sur le Maroc qui, investi dès 1906, n’a été entièrement occupé qu’en 1937.
-
[3]
- Métral (2006).
-
[4]
- Entre la fin du XIXe siècle et l’an 2000, les populations de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc sont passées respectivement de 1,8 à 10, de 5 à 30 et de 4,5 à 28 millions d’habitants.
-
[5]
- C’est à dire briser le système tribal, selon l’expression prêtée à Bourguiba.
-
[6]
- Jmaa : assemblée villageoise des chefs de familles.
-
[7]
- Ou plus généralement prix de l’unité fourragère (UF) apportée en complément à l’auge.
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[8]
- Très proche de ce que nous avons dit de l’agdal.
-
[9]
- La polyfonctionnalité de cette plante, qui produit des fruits qu’on exporte, qui protège le sol de l’érosion, qui permet de se protéger des voisins en fermant son territoire et qui nourrit le bétail dans les pires moments, y est pour beaucoup.
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[10]
- Y compris le commerce avec l’Arabie Saoudite, car la frontière est d’une grande porosité pour ces bédouins souvent nantis d’un double passeport.
1 Dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée (PSEM), les terres publiques, communaux, collectifs de tribus ou de douars, domaine de l’État, biens religieux, terres mortes et bien d’autres formes juridiques encore servent toujours de support à l’économie de nombreuses communautés rurales, notamment dans les régions les plus difficiles qui se consacrent majoritairement au pastoralisme. Les enjeux qui marquent ces régions sont d’ordre divers et justifient l’intérêt qu’on y porte : économiques, car il faut réguler l’approvisionnement des villes en viande et gérer le retour de l’argent de l’émigration, fondamentale dans l’économie de ces régions ; sociologiques en tentant de maîtriser les conflits entre éleveurs et en luttant contre la pauvreté qui sévit chez les plus petits ; politiques, en défendant les espaces difficiles qui sont souvent frontaliers et en freinant l’émigration interne ; enfin écologiques, par le contrôle de l’érosion, du surpâturage et de la perte de biodiversité.
2 Les terres utilisées en commun, dont font partie les terres collectives stricto sensu, ne sont bien sûr qu’un élément du problème pastoral, mais elles concernent de vastes espaces et des populations nombreuses qui participent aux économies. Au Maghreb, 12 à 15 millions de personnes vivraient dans les régions difficiles, steppes, montagnes et terres arides, où dominent les systèmes agro-pastoraux utilisant les parcours à usage collectif. En Syrie, la bâdiya, qui inclut les espaces où la pluviométrie annuelle est inférieure à 200 millimètres, couvre 55 % du territoire national, et les estimations de population varient de 0,9 à 1,5 million de personnes (cf. carte 1). Cette fourchette assez large tient au fait que cette population est principalement constituée de familles semi-nomades disposant souvent d’une base fixe, et parfois de plusieurs, située hors de la bâdiya. Dès lors, le lieu de résidence principale de nombreuses familles peut être définie dans ou hors de la bâdiya.
3 Incertitude sur les populations, mais aussi incertitude sur les surfaces car les données statistiques sont très hétérogènes concernant les parcours réellement utilisés « en commun » : forêts domaniales ou communales, parcours plus ou moins boisés, terres agricoles en friches, jachères longues. Pour le Maroc, le recensement de 1996 dénombre 11,8 millions d’hectares de terres collectives, mais il ne s’agit que de terres délimitées, dont peu sont immatriculées. Il faut retrancher environ 1 million d’hectares officiellement cultivés (en fait, probablement le double), ainsi que les terres boisées ou steppiques intégrées par la loi au domaine privé de l’État (forêts, nappes alfatières, etc., soit 6 à 7 millions d’hectares) que les pasteurs utilisent en commun, et les espaces arides et désertiques (30 millions d’hectares ! ), tels que le Sud-Ouest saharien du pays qui n’est pas encore touché par le code foncier. Les services publics semblent encore dans l’expectative concernant le statut qu’ils devraient affecter à ces espaces qui font toujours partie des terres « assimilées au collectif » sur la base de leur utilisation.
Localisation de la bâdiya
Alep
Nicosie Al Mawsil
CHYPRE
Tigre
Euphrate
Homs SYRIE
Atelier de cartographie de Sciences Po, 2009
LIBAN Isohyète
Beyrouth 200 mm
Altitudes
Damas IRAK (en mètres) :
0
ISRAËL 500
2 000
TERRITOIRES
Tel Aviv PALESTINIENS JORDANIE 100 km 4 000
Localisation de la bâdiya
4 L’Algérie comptabilise 39 millions d’hectares de biens domaniaux de parcours (les anciens arch), terres désertiques non comprises, mais pour le moment, aucune donnée précise n’existe sur les parts respectives de mises en culture et de parcours. En Tunisie, 1,4 million d’hectares ont été récemment partagés (en grande partie cultivés), et 200 000 sont à apurer. Il ne reste plus que 1,4 million d’hectares de parcours à usage commun et de statut tantôt collectif (400 000 hectares), tantôt soumis au régime forestier.
Les espaces collectifs de parcours dans l’histoire agraire
5 Bien que Maghreb et Machrek aient des histoires très différentes, on peut généraliser en disant que les terres collectives des régions steppiques et de montagne (espaces forestiers compris) étaient au milieu du XIXe siècle exploitées sur un mode extensif par des communautés d’éleveurs nomades (les Arab Rahala au Maghreb, les Bédouins au Machrek), vivant sous la tente et se déplaçant avec leurs troupeaux de dromadaires, d’ovins et de caprins. Ces espaces pastoraux, aux frontières assez floues, étaient partagés en aires d’influence ou territoires, avec des centres de gravité situés autour des quelques terres de culture [1] et des points d’eau utilisés en été. Le nomadisme était organisé en groupes importants et armés. Leur forte mobilité était articulée autour de trois impératifs : la défense et la surveillance du territoire tribal, la recherche des pâturages exploitables en fonction des séquences climatiques et les déplacements vers les marchés, car ces nomades, ne pouvant vivre en économie autarcique, pratiquaient le commerce et le troc (ovins, caprins contre céréales, dattes, henné…) en utilisant pour le transport les grands troupeaux de dromadaires (le mulet en montagne) qui les accompagnaient partout.
6 Lors de l’intégration du Maghreb dans l’empire colonial français [2], les régions steppiques et de montagne n’eurent à subir qu’une colonisation d’encadrement et non d’occupation comme ce fut le cas pour les régions de plaine. Par conséquent, cet épisode ne s’accompagna pas de fortes spoliations foncières ni de bouleversement des modes de production pastoraux. Les transformations, bien ou malvenues, y furent néanmoins profondes : d’un côté, la précarité de la vie fut atténuée par l’introduction de la prophylaxie, tant animale qu’humaine, et le désenclavement de ces sociétés pastorales avec une ouverture sur l’espace économique national ; de l’autre, il était demandé aux juristes, en Algérie, en Tunisie et au Maroc, « de produire une interprétation du système foncier indigène qui permette le prélèvement de terres par la colonisation et la préservation du minimum d’espace agricole nécessaire à la vie des collectivités rurales ». D’un pays à l’autre, les stratégies furent un peu différentes.
7 Placée sous contrôle de l’Empire ottoman puis de la colonisation française, l’Algérie, dont les espaces pastoraux étaient propriété collective des tribus, fut un véritable champ d’expérimentations juridiques. On rencontre au début de la colonisation les tenants d’une vision très domanialiste du droit foncier musulman : « l’État précolonial, et donc son successeur colonial, étant le propriétaire des terres du pays, l’usufruit n’étant qu’une tolérance accordée aux tribus par le souverain ; il suffit donc de puiser dans ce réservoir foncier de terres au demeurant non cultivées, pour créer la propriété coloniale officielle ». D’autres, soutenus par les colons, affirment au contraire que les terres – notamment les terres collectives de tribus – sont des terres de droit privé (terres de kharaj) et par conséquent livrables sans obstacle juridique au marché. Les principales lois de la période coloniale expriment précisément ces enjeux. Celle du Senatus Consulte de 1863 distingue dans le territoire de chaque groupe les biens beylik (appartenant à l’État), les biens melks (appartenant à des personnes privées), les biens communaux et les biens collectifs, ces deux dernières catégories étant propriété du groupe. Le Senatus Consulte prescrit la délimitation des territoires des tribus et des douars et la création de la propriété privée, effective à la fin du XIXe siècle. Dans les zones steppiques, considérées à l’époque comme non susceptibles de colonisation, la seule délimitation faite a concerné les territoires des tribus.
8 Les législations de 1873 et 1887 avaient au contraire pour but de faciliter aux colons l’accès aux terres collectives en revenant à la notion de terre arch dans le sens d’un usufruit toléré par l’État. Sur les terres forestières, les changements sont plus radicaux pour les populations. Avant la colonisation, les forêts, « terres mortes », c’est-à-dire « qui ne produisent rient et ne sont la propriété de personne », appartiennent au beylik (pouvoir central), et les populations riveraines ont sur elles un droit d’usage (pacage, coupe, chasse, labour des clairières). L’État français prendra la succession du beylik et s’appropriera les espaces forestiers. La colonisation limitera les droits de façon draconienne et n’autorisera le pacage qu’en fonction de ce qu’elle estime être les « possibilités » de la forêt. Elle interdira l’introduction dans la forêt des animaux destinés à la revente et des animaux gardés par une personne au profit d’une autre, ainsi que, par la loi du 18 juillet 1874, les pâturages pendant une période de six ans après tout incendie de forêt.
9 Après l’indépendance (1962), la nationalisation des terres arch (1971) prépare l’incorporation des terres steppiques en 1975 dans le nouveau code pastoral. Leur gestion relève désormais des communes. Les autorités se mettant à dos les grands et les petits éleveurs, c’est l’échec et la fin du consensus. Une loi de 1983 permet alors sur ces zones l’accès à une propriété individuelle à la condition de mettre en valeur par l’agriculture les terres attribuées par l’État (accès à la propriété foncière agricole, APFA). Là aussi, le succès n’est pas au rendez-vous. La loi d’orientation foncière (LOF) de 1990 tente ensuite de mieux définir les terres steppiques (en dessous de l’isohyète des 300 millimètres) dites à « vocation pastorale » et de les intégrer dans le domaine privé de l’État, permettant une nouvelle politique de mise en valeur par la voie de concessions (Bessaoud, 2002). Cette loi n’ignore cependant pas les mises en culture sur parcours et prévoit qu’une loi nouvelle (non parue à ce jour) déterminera les modalités d’octroi de droits de jouissance perpétuelle de ces terres cultivées. Dans les faits, les terres steppiques ont toujours été d’accès libre à tous, la coutume obligeant les troupeaux à respecter les terres défrichées mises en culture.
10 En Tunisie, les autorités coloniales, en quête de terres à distribuer aux colons, puisèrent dans un premier temps dans les terres melk du Nord et du littoral, puis, confrontées à des demandes croissantes, recherchèrent dans le droit musulman une légitimité pour faire main basse sur une partie des terres collectives de tribus. Le décret beylical de 1896 déclara que les terres mortes (mawat) appartenaient à l’État, niant ainsi aux tribus un droit de propriété qui résultait, comme partout en pays d’islam, d’une occupation et d’une jouissance ancestrale. Le même décret reconnaissait l’existence de 3 millions d’hectares de terres collectives dans le Centre et le Sud et incitait l’administration à procéder dans les plus brefs délais à leur délimitation. Elle sera réalisée entre 1905 et 1912. Certaines terres furent ainsi récupérées et domanialisées puis distribuées aux colons, mais, comme au Maroc un peu plus tard, le débat fut vif entre juristes coloniaux dont certains, tel Dumas presque seul contre tous, défendirent « le droit ancestral des tribus à la jouissance et à la propriété collective de leurs terres ». Le décret promulgué en 1935 officialisa le statut des terres de jouissance des tribus. Il prévoyait également l’attribution de la personnalité civile à la tribu par la création d’un conseil de gestion qui vint remplacer le traditionnel conseil des notables (myad). En adoptant cette mesure, l’administration coloniale donnait un caractère plus démocratique à cette structure puisque l’élection des membres du conseil par les chefs de familles remplaçait la désignation des membres par les notables. Ces derniers, inquiets du contrôle de l’administration et des risques de spoliation, procédèrent dès 1905 au partage des zones d’épandage (felta) sur un mode strictement égalitaire. En 1935, leurs appétits s’étant aiguisés, le mode d’attribution suivit la règle de la « vivification » qui, en droit musulman, entérine les défrichements et récompense en quelque sorte les efforts consentis, mais introduit de très fortes inégalités. À cela s’ajoutaient les partages opérés sur la base des frais de procédure engagés par chaque chef de famille à la suite des nombreux procès instruits entre collectivités voisines au sujet des limites…
11 À la veille de l’indépendance du pays (1956), les terres collectives occupaient 3 000 000 d’hectares, soit près du tiers des terres agricoles de la Tunisie, dont 1 550 000 hectares à vocation agricole et 1 450 000 hectares à vocation pastorale. Les dépeçages successifs pour la mise en culture, la pression démographique et le souci permanent de l’administration de « fixer les nomades » préparèrent la grande opération de partage de ces terres. Elle débuta en 1972-1974 et se poursuit encore aujourd’hui (voir infra).
12 Au Maroc, la législation coloniale, expérimentale en Algérie, rodée en Tunisie, opte pour un système pluraliste qui distingue le domaine de l’État, la propriété melk, la propriété privée immatriculée, les terres habous et les terres collectives. Pour ces dernières, le fameux dahir de 1919 décrète que « le droit de propriété des tribus sur les terres de cultures et de parcours, dont ils ont la jouissance à titre collectif, ne peut s’exercer que sous la tutelle de l’État ». Les collectivités ont ainsi toute autorité pour la gestion interne de leur territoire. Les opérations de territorialisation (définition des limites et des droits d’usage) jettent les bases de l’occupation des terres en fixant définitivement les tribus sur leurs territoires et en officialisant le statut collectif tel qu’il est à présent juridiquement arrêté. Les intentions de l’autorité coloniale étaient plus ou moins louables : elles visaient certes à protéger les terres collectives de l’appétit des colons mais mettaient les collectivités sous un étroit contrôle politique. Le grand juriste de l’école d’Alger, Louis Milliot, que le Protectorat a fait venir en consultation en 1921 est cependant explicite sur les justifications de cette option : « Gardons-nous de déraciner la population et d’encombrer les villes d’un prolétariat prêt à suivre les fauteurs de troubles. Toute mesure inopportune ou prématurée, telle qu’une distribution importante de lots de petite colonisation, le persuaderait qu’il va être victime de spoliations successives ; de graves agitations pourraient en résulter. »
13 Malgré ces protections relatives, les opérations foncières perturbèrent profondément les mouvements des pasteurs. Toute une population fut pour partie refoulée vers les marges et pour une autre attirée par les revenus nouveaux procurés par le travail dans les fermes coloniales, les mines, les chantiers d’alfa ou l’émigration. Plus grave, la mise en place par les autorités coloniales du statut domanial sur « tout terrain occupé par un peuplement végétal ligneux d’origine naturelle » fut ressentie par ces populations (essentiellement berbérophones) comme une atteinte à leurs droits. Cette notion de domanialité, applicable sur des espaces forestiers où les usages étaient des droits véritables, est d’ailleurs, depuis lors, une éternelle source de conflits plus ou moins vifs selon les pays.
14 La Turquie ne fait pas partie du Machrek mais a joué un rôle très important sur ce chapitre de l’histoire foncière. La législation régissant les terres collectives et domaniales remonte aux anciens temps de l’Empire ottoman. Sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), des livres de recensement général furent institués pour déterminer les droits fonciers, complétés par la suite par une multitude de firman (ordres écrits donnés par le sultan), repris finalement en 1858 dans le code foncier qui imprima sa marque dans tous les territoires de l’empire, des Balkans à l’Algérie. Ce code distingue cinq grandes catégories de terres : les terres en propriétés privées (mullak) ; les terres miri, surtout agricoles, en usufruit concédées par l’État, assimilées progressivement à des propriétés privées ; les terres appartenant à des institutions religieuses (waqf) ; les terres laissées à la jouissance d’un ou plusieurs villages et qui ne peuvent faire l’objet d’une appropriation (matruka) ; enfin les terres « mortes » (mawat) ou terres incultes réservées au pâturage et sur lesquelles le droit islamique reconnaît l’ihya, qui concède la terre à celui qui la met en valeur. Ce sont ces deux dernières catégories, matruka et mawat, qui sont livrées à l’usage commun. En 1923, Atatürk proclame la république et modernise le droit de l’Empire en adoptant des dispositions venues des codes des pays occidentaux. Mais pour les terres dévolues au pâturage collectif, les textes furent si vagues que ce sont les anciens textes qui ont continué à faire foi, et aujourd’hui encore, la jurisprudence est obligée d’appliquer les anciennes dispositions du code foncier et du droit coutumier ottoman. Ce corpus de règles anciennes répond évidemment très mal aux besoins du pastoralisme turc d’aujourd’hui.
15 En Syrie, le qanun ottoman ou le code civil syrien ne définissait pas de catégories pour désigner les « territoires tribaux » (dirah). La steppe non cultivée correspondait aux terres mortes (mawat) ouvertes à tous. Au début du XXe siècle, « le monde de la steppe se divisait en trois grands groupes de tribus : chamelières, moutonnières et semi-nomades. L’économie bédouine reposait sur l’élevage et, pour les tribus chamelières, sur les butins des razzias et des droits de protection ou de passage [3] ». L’utilisation de ces territoires, aux limites peu définies, était liée aux points d’eau, puits ou citernes, dont l’accès était conditionné par l’appartenance à une tribu donnée. Ces puits et citernes qui balisaient les circuits de migrations des tribus constituaient des points stratégiques dont l’importance n’échappa pas à l’administration du Mandat. Ils furent, avec les aires de déplacements des tribus, précisément répertoriés et cartographiés par les militaires français dans les années 1930 (Métral, 2006).
16 Vers les années 1940, la fin des razzias et des taxes de protection, l’effondrement du transport caravanier et des effectifs camelins semblaient condamner le pastoralisme nomade. L’extension des cultures en steppe initia des changements considérables (Chatty, 1986). Si l’imprécision des territoires tribaux était compatible avec l’exploitation des parcours, elle devint une source de conflits lorsque ces espaces furent mis en culture. Leur délimitation fit l’objet, dans les années 1940 et 1950, de négociations qui aboutirent à la ratification de traités territoriaux. Les tribus avaient deux principaux objectifs : préciser le domaine dans lequel leurs membres pouvaient soumettre une demande de terre en vue de la cultiver et sécuriser leurs accès aux aires de pâturage (Rae, 2006). Ces traités constituaient une reconnaissance des droits coutumiers et des tribus. Le principe de vivification conférait au bénéficiaire d’une autorisation de mise en culture un droit de possession jusqu’à la récolte. Une fois récolté, le champ retombait dans le régime de libre accès.
17 Ces années furent marquées par un fort accroissement du domaine cultivé dans la bâdiya, et plus particulièrement dans les plaines de l’Est du pays où près d’un million d’hectares furent mis en culture en l’espace d’une dizaine d’années. Cette extension participa, avec l’augmentation de la culture de coton dans les zones irrigables, à la forte croissance agricole des années 1950 et fut menée par des entrepreneurs agricoles, le plus souvent alepins, ayant investi dans l’achat de tracteurs et de moissonneuses. Ces derniers exploitaient les terres en association avec des chefs de tribus bédouines, fournissaient les semences et effectuaient l’ensemble des travaux. 80 % des récoltes leur revenaient, les 20 % restants allaient aux chefs de tribus qui disposaient en plus de la paille et des chaumes utilisés pour l’alimentation des troupeaux. Les entreprises agricoles exploitaient individuellement plusieurs milliers d’hectares. Les cultures s’étendirent au détriment des meilleures aires de pâturage.
18 Après l’indépendance (1946), la politique syrienne vis-à-vis de la steppe et des pasteurs nomades fut remise en question. Le programme de 1947 du parti Baas appelait explicitement à la sédentarisation des Bédouins. Le projet fut repris dans les Constitutions de 1950 et de 1953. Par ailleurs, le projet de réforme agraire de 1951 prévoyait l’expropriation des grands domaines constitués par les chefs bédouins à l’époque du Mandat. Il se heurta à l’opposition des propriétaires terriens et des chefs de tribus représentés au Parlement et resta inappliqué de même que le programme de sédentarisation des nomades.
19 L’union de la Syrie et de l’Égypte au sein de la République arabe unie en 1958 marque un net tournant. Outre la mise en œuvre d’une réforme foncière, les particularismes juridiques dont bénéficiaient les tribus nomades furent abrogés. La notion même de tribus fut éliminée du discours officiel. Toutefois, contrairement à ce que pouvaient laisser présager les orientations du Baas, aucun programme de sédentarisation ne fut mis en place, et l’extension de l’agriculture dans les steppes, le développement de l’irrigation, la généralisation des motopompes comme le boom de la production cotonnière marquèrent la relance d’une économie bédouine très opportuniste et très réactive.
20 À l’aube des indépendances, les sociétés pastorales traditionnelles du Maghreb comme celles du Machrek sont déjà en pleine transformation : l’explosion démographique se traduit dans les régions steppiques par un quadruplement de la population en à peine cent ans [4] ; la sédentarisation, très tôt amorcée, est en pleine expansion ; la sécurité a entraîné l’éclatement des groupes défensifs en petites unités plus paisibles ; les déplacements ont perdu de leur ampleur ; les marchés se sont ouverts en pleine steppe ou à ses frontières ; les plus déshérités ont déjà quitté la steppe pour aller trouver un emploi ailleurs. La gestion coloniale, les protectorats et autres mandats, ont donc laissé une empreinte profonde sur ces espaces pastoraux.
L’héritage historique
21 Les bouleversements décrits sont presque contemporains. Comparé au reste des pays méditerranéens, notamment ceux de la rive nord, le pastoralisme des pays du Sud se signale aujourd’hui par plusieurs caractères fondamentaux issus de cette histoire :
- la persistance de vastes territoires à usage collectif. Les terres publiques (collectifs de tribu ou de douar, terres mortes…) servent toujours de support à l’économie de nombreuses communautés des régions difficiles et jouent un rôle considérable pour le maintien des petits paysans – le droit au collectif, « c’est le droit de la classe qui ne possède pas ». Ce réservoir foncier attise les convoitises et reste, comme par le passé, l’objet d’enjeux importants ;
- la mobilité des troupeaux et des hommes. La tente, la hutte ou la yourte démontable des Yôrûk, auxiliaires indispensables de l’éleveur mobile, résistent dans de très nombreuses régions (Haut-Atlas central et oriental, pays Zemmour et Zaer, et steppes de l’Oriental au Maroc, hautes steppes et régions désertiques en Algérie, régions arides tunisiennes de l’Ouara et du Dahar, steppes syriennes et jordaniennes, Taurus turc). Et lorsque la tente a été remisée, ou dans les régions de vieille sédentarisation où elle n’a jamais existé, les longs déplacements n’en restent pas moins pratiqués, notamment par les troupeaux de grande taille. Ajoutons que l’élevage sédentaire sur parcours est présent partout, « sédentaire » signifiant ici que les troupeaux se déplacent, souvent sur de longues distances, mais qu’ils reviennent chaque soir au village. Ce mode est plus représenté dans les systèmes agro-pastoraux que pastoraux ;
- La persistance du « fait tribal » et la résistance du droit coutumier. Corollaire des précédents, c’est un aspect fréquemment gommé ou sous-estimé par les administrations. En lien avec l’idée générale qu’il faut « casser les arouch [5] », le découpage administratif moderne (commune rurale, délégation, etc.) vise souvent – mais pas toujours – à morceler les territoires pastoraux. Or la règle appliquée, reprise du droit coutumier et inscrite dans le droit moderne, affirme que c’est l’appartenance au groupe (tribu, fraction, lignage…) qui ouvre le droit au pâturage collectif. Fondées sur ces droits croisés, l’utilisation des ressources collectives et les conditions d’usage sont donc plus ou moins contrôlées par les collectivités. Mais un tel propos doit être soigneusement contextualisé, tant les différences sont grandes d’un pays à l’autre.
23 En Syrie, la révolution baassiste de 1963 s’est efforcée de casser le pouvoir des chefs tribaux. Dans la Jâzira, la mise en place d’un vaste projet d’intensification agricole sur l’Euphrate, porteur d’une « société socialiste nouvelle », devait s’appuyer sur de nouveaux cadres. Mais très vite, dès les années 1970, les tribus surent s’imposer comme les vecteurs incontournables des avantages octroyés par le régime, et leurs chefs noyautèrent les coopératives agricoles. En réalité, les régimes syriens successifs ont fait preuve de pragmatisme vis-à-vis de la société tribale dominante en laissant « les structures d’encadrement de la population être détournées au profit d’une minorité de cheikhs de tribus semi-nomades châwaya, à la condition qu’ils soient des cadres actifs du parti Baas » (Ababsa, 2005). Contrôlent-ils toujours l’espace pastoral ? Des études menées dans la province d’Alep soulignent l’existence d’un droit coutumier fondé sur la notion de territoires tribaux (Rae et al., 2001), mais beaucoup d’éleveurs estiment que le rôle des autorités tribales est faible en matière de gestion pastorale (Wachholtz, 1996). Officiellement, les projets syriens intéressant les parcours parlent très vaguement de la « communauté bédouine » ou des communautés pastorales en se gardant bien d’en préciser la structure. En Algérie par contre, le pouvoir tribal fut systématiquement laminé tout au long de la période coloniale, et les pressions exercées par les autorités pour casser les chefs de tribus (notamment lors de la dizaine de révoltes paysannes sévèrement réprimées échelonnées sur le siècle) furent autrement plus musclées que dans les pays sous mandat ou sous protectorat. Par la suite, la guerre d’indépendance et sa trop fameuse stratégie des regroupements de population puis, au sein du nouvel État algérien, la domanialisation des terres arch ont considérablement réduit l’influence des structures anciennes qui, sans avoir complètement disparu, ont été très affaiblies. Néanmoins, dans le cadre des actions APFA de terres octroyées pour une mise en valeur à des étrangers à la fraction, il est préférable pour ces derniers de payer au arch (la tribu) le « prix de la paix » (hak ou affia).
24 Rien de tel au Maroc où l’appartenance au groupe ethnique ouvre droit au pâturage collectif. Le cadre tribal et l’organisation coutumière qui souvent l’accompagnent permettent d’assurer une gestion pastorale de proximité malgré les nombreux conflits et les abus en matière d’accès aux ressources. Même chose en Tunisie, mais de façon moins explicite, où le partage des terres collectives s’est appuyé sur le conseil de gestion composé de six titulaires élus par la collectivité. Dans les faits, l’élection s’inspire de la coutume en permettant à chaque lignage d’être représenté par un ou plusieurs membres selon l’importance du lignage. Dans le grand Sud tunisien, l’ancienne organisation tribale reste très présente sous une forme atténuée (voir infra à propos du projet Prodesud).
25 L’héritage historique s’impose donc particulièrement dans les steppes et les marges. Mais ces sociétés sont soumises à de nombreuses forces qui toutes concourent à bousculer et à transformer les modes de vie et de production, particulièrement depuis les années 1960, amplifiant un mouvement largement amorcé lors des phases précédentes.
Une gestion pastorale en accusation
Des parcours surexploités ?
26 La mauvaise utilisation des terres collectives est unanimement dénoncée. La végétation des espaces qui les portent actuellement est essentiellement steppique sur les plaines arides et désertiques (importance des espèces vivaces, ligneuses ou graminéennes, couvrant de 10 % à 80 % la surface du sol) et un peu plus diversifiée en montagne. Mais les défrichements ont pris une telle ampleur que, tant au Maghreb qu’au Machrek, l’agriculture pluviale et l’arboriculture se sont durablement installées, transformant les systèmes agraires et créant de nouveaux paysages moins homogènes et plus en « dentelle », les terres collectives participant de cette mosaïque.
27 Le diagnostic réalisé par les spécialistes semble sans appel : surpâturage, appauvrissement floristique, perte de vigueur de la végétation, dégradation de l’écosystème sont les signes les plus évidents d’un état des terres collectives jugé préoccupant, notamment en steppe. Le potentiel de production serait réduit de 75 % en Algérie, la couverture en alfa passant par exemple de 40 % à 13 % en quinze ans. L’appauvrissement est surtout marqué pour les plantes pérennes palatables. Pour les écologues, le pire ennemi des espaces collectifs reste le cover-crop qui introduit une situation irréversible en détruisant les plantes et en pulvérisant l’horizon superficiel rendu très sensible à l’érosion éolienne… L’ampleur du problème est difficile à quantifier. Au total, 5 millions d’hectares seraient fortement dégradés sur les 20 millions que compte le pays. En Tunisie, des experts évaluaient déjà en 1976 à 12 % de la superficie totale du pays les zones « très affectées » et à 40 % les zones « moyennement affectées ». En forêt (qui, rappelons-le, est pour nos éleveurs ni plus ni moins qu’un espace pâturé collectivement), le problème semble plus grave car le contentieux entre les paysans et les services forestiers conduit à une surexploitation des capacités de la ressource forestière, par exemple dans les forêts de chêne vert des montagnes du Maghreb ou de Turquie.
28 En Syrie, la question de la dégradation de la bâdiya est posée depuis la fin des années 1960. Au vu de l’état actuel de la végétation, il est très largement admis que la steppe syrienne est soumise aujourd’hui à un processus de dégradation rapide attribué à trois grandes causes : l’arrachage des buissons pour l’approvisionnement en bois de feu, le surpâturage et l’extension des surfaces cultivées, incontestablement le facteur le plus puissant de transformation du milieu.
29 Sur le parcours, même en année pluvieuse, les couverts végétaux durant la saison humide sont peu denses, essentiellement composés d’espèces annuelles et de géophytes ; les buissons pérennes y sont rares ou absents. La régénération de la végétation depuis l’interdiction des cultures y est très lente ou inexistante. En réalité, l’hypothèse du surpâturage, cohérente avec l’augmentation du nombre d’animaux depuis les années 1970, n’est pas vérifiée. Dans l’Ouest de la bâdiya, l’analyse de l’évolution de la végétation depuis 1975 montre qu’en moyenne, les zones stables représentent 82 % des surfaces étudiées, les zones où la végétation s’est réduite, 6 %, et celles où la végétation s’est densifiée, 12 % (Debaine et al., 2006). Le fait que l’augmentation du nombre de moutons ne semble pas avoir induit un surpâturage peut s’expliquer par l’extension considérable des espaces exploitables par rapport à ce qu’ils étaient dans les années 1950 et la réduction des temps de séjours dans la steppe.
30 La collecte de bois de feu demeure quant à elle une pratique courante attestée par les tas de buissons à proximité des aires de campement ou des maisons, mais porte plus particulièrement sur les buissons les plus âgés fournissant une plus grande quantité de matière ligneuse. La collecte de buissons n’entraînerait pas, du moins immédiatement, la disparition de la végétation pérenne d’une zone donnée.
31 Il faut donc nuancer certains points. Les écologues, qui vivent mal les mises en culture et la disparition d’écosystèmes pastoraux, ne remettent pas toujours en cause leurs jugements sur l’état de la végétation naturelle, alors même que le système agraire a totalement basculé vers un système agro-pastoral ou agricole. Peu d’arguments viennent étayer le fait que les mises en culture sur collectif sont systématiquement néfastes pour l’environnement, comme ces spécialistes le martèlent. De plus, le jugement sur l’irréversibilité des états de dégradation ne se révèle pas toujours pertinent car la résilience des systèmes steppiques (leur faculté à revenir à l’équilibre) est plus forte que prévu et surprend les plus pessimistes. De même, la surexploitation n’empêche pas l’existence de sites sous-utilisés ou en friches dans certaines situations (conflits, indivisions, émigration très active…) comme, par exemple, en petite montagne (Rif, Kabylie, Khroumirie) ou sur les ensembles semi-désertiques du Sud marocain, algérien ou tunisien (Ouara, Dahar).
32 La gestion de la ressource pastorale sur les terres collectives ne doit donc pas être mise en cause uniformément et en tout lieu. À côté de systèmes en totale rupture, minés par des conflits et surexploitant les ressources, de nombreux sites font l’objet d’une gestion sociale paisible, plus soucieuse du bien collectif que ne le laisse entendre la vieille rengaine de « la tragédie des communs », érigée en théorie, laissant croire que ces terres collectives étant vouées au désastre, la seule forme de progrès possible serait donc de les partager. C’est évidemment une question fondamentale et qui fait débat.
Organisation, désorganisation pastorale et conflits
Les organisations pastorales sur parcours collectifs
33 L’importance des organisations coutumières sur parcours a souvent été négligée par méconnaissance. Si elles ont à peu près disparu, sous réserve d’inventaire, de pays tels que l’Algérie, la Syrie ou la Jordanie, il en existe de nombreux exemples, notamment dans la montagne marocaine. Elles fonctionnent sur les principes suivants :
- le découpage des territoires pastoraux. Les éleveurs utilisent un espace pastoral particulier qu’on peut désigner, et qu’eux-mêmes considèrent, comme leur « territoire », composé de parcours dont le statut est collectif et domanial. Pâturés et attribués à des ayants droit précis, c’est l’appartenance à un groupe ethnique qui fonde le droit à ces parcours. Les territoires pastoraux ne sont pas toujours à usage exclusif, il faut distinguer les territoires pastoraux intertribaux, les territoires tribaux, les territoires de fraction et les collectifs de village. Ces derniers se développent dans un certain nombre de secteurs trop excentrés pour être utilisés par l’ensemble des villages de la fraction. Seuls les plus proches finissent par établir dessus un droit d’usage exclusif que viennent renforcer l’installation de bergeries et les mises en culture. Sauf cas particuliers, les limites ne sont pas des barrières infranchissables, et les bergers les transgressent couramment en pâturant chez les voisins à condition de ne pas y dormir, éventuellement de ne pas y boire – droit de passage donc. Sur le parcours, ils éviteront avec soin les « aires de respect » (itissaa) qui balisent les environs immédiats d’une tente, d’une bergerie, d’une parcelle de céréale ou d’un point d’eau. Chacun connaît les limites de ces domaines momentanément privés et respecte les règles de la bienséance ;
- les règles d’usage et la gestion des ressources. L’institution coutumière ne se contente pas de garantir des territoires et d’identifier des ayants droit, mais multiplie les règles et les pratiques particulières. La coutume reconnaît, selon les cas, le droit de couper ou non de l’herbe, celui de faire paître des vaches ou des moutons, celui de permettre ou de proscrire la construction d’un abri en dur ou azib, celui de cultiver, celui de pâturer, avec ou sans l’installation de la tente. Les mises en défens saisonnières ou agdal sont également très pratiquées ;
- les institutions. Quelles que soient les conditions d’accès aux ressources collectives, leur utilisation se fait individuellement. L’organisme qui gère le collectif est en principe la jmaa, sans existence légale. Le mot désignant un ensemble de personnes liées par des intérêts communs, cette assemblée n’est pas toujours la même sur un espace donné. Il y a une jmaa de tribu, de fraction, de village, de quartier ou de lignage selon le type de problème traité. Ainsi, quand il est déclaré que « la tribu a décidé des dates d’ouverture de l’agdal », il faut comprendre qu’il y a eu simplement réunion des éleveurs les plus intéressés, le plus souvent à la mosquée après la prière du vendredi. Même chose pour le tirage au sort des azib ou l’accord pour l’accueil d’un troupeau étranger qui ne concerne qu’un groupe très restreint d’usagers directement concernés.
L’institution de l’agdal
Le Haut-Atlas est certainement la région du Maroc où cette institution est la plus vivante. Il s’agit de mettre en défens au printemps ou en début d’été une zone bien délimitée du parcours dans sa partie la plus productive. Cette interdiction de pâturer dans la période la plus sensible pour les plantes qui puisent à cette époque dans leurs réserves puis entrent en floraison est tout à fait judicieuse puisqu’elle permet de renforcer la vigueur de la végétation et d’assurer un report sur pied de la biomasse disponible en fin de saison.
L’organisation se plie toujours au même schéma traditionnel : fermeture et ouverture à des dates convenues, arrêtées par la coutume mais pouvant souffrir quelques modifications à la demande de l’une ou de l’autre des parties selon l’état des ressources, et surveillance exercée par des gardiens. Ces derniers sont payés par la communauté des éleveurs ou, le cas échéant, par les éleveurs de la fraction la plus éloignée qui craint le plus les délits. Leur rôle se limite à informer la jmaa [6] pendant les deux ou trois mois que dure leur mandat sur l’identité des délinquants qui, s’ils sont de la tribu, seront sanctionnés selon la coutume (autrefois sacrifice d’un mouton, aujourd’hui paiement d’une amende). Au même titre que les territoires pastoraux, on distingue des agdal intertribaux, de tribu, de fraction ou de quelques villages seulement. Pour les organisations villageoises les plus modestes, la gestion semble paisible et consensuelle, mais à des échelles plus ambitieuses (100 000 têtes, un millier d’éleveurs), les agdal doivent leur réussite à un contrôle très actif d’une autorité morale (les zaouia autrefois ou, à présent, l’administration locale en tant qu’autorité politique).
35 La jmaa peut désigner un délégué, amghar n’tuga (c’est-à-dire chef de l’herbe), ou un simple moqqadem (vague équivalent du garde champêtre) chargé de veiller au bon déroulement de la transhumance (installation des tentes, d’une « tente-mosquée-lieu de réunion », utilisation des azib collectifs, entraide et recherche d’animaux perdus). Elle désigne aussi les gardiens des agdal, rétribués par la collectivité et qui surveillent les mises en défens, et veille à l’exécution des sanctions qui punissent les auteurs d’infractions. De façon plus officielle, la jmaa de chacun des lignages ou de chacune des fractions de la tribu peut être amenée à désigner un « délégué aux terres collectives » agréé par le caïd. C’est le naïb, qui représente les intérêts du groupe au sein de la « jmaa des terres collectives ». Celle-ci donne en particulier son avis sur le partage des terres et l’installation des abris.
Régression des organisations coutumières et conflits pastoraux
36 Ces modèles d’organisation restent fragiles. Nombreuses sont les déclarations qui proclament que les droits sur le parcours sont les mêmes pour tous. Pourtant, ces vertueuses professions de foi ne résistent pas à l’analyse car, au-delà du principe formel, se développent de vigoureuses stratégies individuelles, mais aussi de lignages ou de villages, qui introduisent de fortes inégalités. Pour un individu, le seul vrai stratagème pour asseoir sa maîtrise sur une portion de parcours collectif, c’est la prise de possession d’un abri (azib) qui sert de prélude à un contrôle définitif par le défrichement, la mise en culture ou le creusement d’un puits. Il est donc important pour un éleveur de conforter sa place sur un territoire par l’installation d’azib situés dans des milieux différents et complémentaires.
37 Au Maroc par exemple, l’accord pour une installation nouvelle devrait normalement se faire à l’échelon de la tribu (la jmaa des terres collectives) et sous couvert du caïd. Dans les faits, il y a reconnaissance effective d’aires d’influence plus restreintes sur lesquelles des groupes de taille variable ont leur avis à donner : le lignage, le village, la fraction et plus rarement la tribu. L’espace est donc beaucoup plus segmenté que ne le laissent croire les déclarations car la liberté théorique de circulation d’un troupeau et les autorisations de construire un azib sont en permanence entravées par un contrôle strict du parcours à ces différents niveaux. De plus, n’obtient pas un azib qui veut. Quand les intéressés déclarent que « c’est la tribu qui a décidé », il faut plutôt imaginer un processus complexe et subtil où jouent à la fois le poids politique du demandeur, l’accord de quelques voisins influents, voire l’intervention de la jmaa des terres collectives ou du caïd lui-même. La décision finale est souvent couronnée par un repas offert à un certain nombre de chefs de famille de la tribu ou du village.
38 Les principes de base des organisations coutumières sont donc en permanence bafoués. Ces sociétés pastorales sont rarement paisibles, et les conflits qui les agitent peuvent aller jusqu’à mort d’hommes. Elles occupent en effet de vastes espaces souvent difficiles à contrôler et sont confrontées à des problèmes de droits d’usage et de limites où s’entremêlent droit coutumier et droit moderne. Beaucoup de conflits actuels paraissent modestes (de limites, de droit de passage et d’empiétements sur pistes de transhumance, de réciprocité, de propriété de bergeries, de droit de culture, de vol de bétail…) et sont souvent masqués ou en sommeil, car sur le terrain, les arrangements à l’amiable entre bergers sont plutôt la norme. Par contre, toute intervention en vue d’améliorer le parcours a toute chance de réactiver un problème latent et de faire monter les enjeux. Les autorités locales figent alors toute action, sans régler le conflit.
39 Le contentieux entre services forestiers et éleveurs fait partie de ces éternels problèmes non résolus. Traiter des rapports entre élevage et forêt implique en effet de réfléchir à la combinaison de deux systèmes d’organisation radicalement différents qui se sont longtemps ignorés ou combattus. Il est vrai que tout les oppose : les finalités (le bois ou la viande), les organismes professionnels et de représentation (l’agent forestier ou le conseiller agricole), les plans d’action s’exerçant dans un cadre temporel écartelé entre le siècle ou l’année, des référents administratifs et spatiaux différents (le village ou le triage). Pourtant, le concept d’agro-sylvo-pastoralisme recouvre une réalité et est un élément clé de la survie des régions de montagne. Il a été précisément créé pour rendre compte de systèmes qui fonctionnent (l’arganeraie, les agdal forestiers…). Au Maghreb, la domanialisation est récente, et les éleveurs, qui s’estiment dépossédés de leur maigre patrimoine, sont en conflits larvés ou violents avec les services forestiers ce qui conduit à un grave dysfonctionnement : défrichements multiples pour mise en culture, surpâturage et coupe abusive de feuillages s’ajoutent aux dégâts classiques des coupes de bois de feu.
40 On tire ainsi de l’analyse de cette gestion traditionnelle et des institutions qui la contrôlent un sentiment double, l’un de cohérence et d’équilibre d’un système au service d’une gestion solidaire, souple et étroitement adaptée à un milieu complexe, l’autre plus tumultueux à l’image des conflits et des pratiques individualistes que les éleveurs développent pour s’approprier l’espace. Quel bilan établir sur la capacité de ces organisations à bien gérer les ressources ? Quels enseignements tirer de leur étude ? Quels principes retenir pour une meilleure gestion de la mobilité ?
Les profondes mutations des systèmes de production
41 De nombreux facteurs participent à la transformation en profondeur des systèmes d’élevage sur ces espaces collectifs. Certains sont de nature exogène, comme par exemple une politique agricole forte décidée en haut lieu et appliquée sans tergiverser (cas tunisien ou syrien). D’autres facteurs sont endogènes et sont étroitement liés aux changements vécus au sein de la société pastorale elle-même et à son ouverture sur l’économie nationale. Parmi toutes ces lignes de force, des questions clés pour l’avenir de ces espaces émergent autour des débats sur les changements sociaux, les bouleversements fonciers, l’émergence d’une nouvelle mobilité et de systèmes alimentaires novateurs, enfin le redéploiement des filières commerciales et du marché du mouton.
Transformation des sociétés pastorales
42 Un tel thème mériterait un traitement particulier qui n’a pas sa place ici. Le thème des « nouveaux territoires » est abordé par ailleurs. Nous nous contenterons de mettre en exergue deux facteurs essentiels qui ont trait au mode d’usage des ressources.
Le poids des notables ( kbir) et leur emprise sur l’espace collectif
43 Les sociétés pastorales des pays du Sud ont longtemps été fondées sur la notabilité. De par leur poids économique, leur connaissance des réseaux d’influence et leur respectabilité, les notables ont toujours su défendre à travers leurs intérêts – c’était un moindre mal – ceux de leur propre groupe ethnique. Maintenant encore, dans les régions difficiles, les pouvoirs politiques s’appuient largement sur ce mode de gouvernance, et les notables, tous grands éleveurs, sont aux commandes, animés autant par des convictions politiques que par le souci d’une ascension sociale rapide. Multipliant les sources de revenu (émigration de parents, achats de commerce, charges officielles), résidant temporairement en ville où leurs enfants font des études, ils étendent leur emprise sur leur terroir d’origine en transgressant les règles coutumières, gonflent les effectifs de leurs troupeaux en recrutant des bergers, sèment des céréales en zone interdite avec la complicité bienveillante des autorités, s’entendent entre eux d’une communauté à l’autre en transgressant les règles d’accueil, et s’entourent d’un réseau opaque de multiples « clients ».
44 Pourtant, les kbir sont incontestablement, en milieu pastoral, les vecteurs de la modernité, et ce d’autant plus que la mise en œuvre des politiques agricoles (avec son cortège d’aides, d’incitations et de prébendes) emprunte ces mêmes réseaux de notabilité, d’aire d’influence et de reconnaissance. Ils promeuvent les innovations : le camion, la complémentation, la mise en culture, le creusement des puits, l’engraissement des agneaux, la séparation des béliers, l’interdiction de la traite des brebis viande, etc. Mais leur pouvoir sur l’espace (géographique, économique et politique) peut être exorbitant, et le pastoralisme souffre, peut-être plus que tout autre domaine, de ces phénomènes d’influences et d’alliances avec l’administration. On peut craindre à terme de voir une classe de très gros éleveurs (600 à 3 000 brebis ou plus) occuper l’essentiel de ces espaces steppiques : très équipés, très adaptés au contexte, cultivant de vastes champs de céréales à production aléatoire, habitant avec toute leur famille en ville, laissant les troupeaux sous la garde de bergers salariés vivant sous la tente avec leurs familles.
La réorganisation des familles dans l’espace
45 Pour survivre et diversifier leurs revenus, les habitants des milieux difficiles ont évidemment été les premiers à être concernés par l’émigration. Il peut s’agir d’une tradition très ancienne comme dans les Matmata du Sud tunisien ou plus récente (les années 1960) dans la plupart des régions de steppes et de montagnes de tous les pays de la zone. Hormis quelques régions où les réseaux n’ont pas su se mettre en place, il n’est pas une famille de ces sociétés pastorales, riche ou pauvre, qui n’ait au moins l’un de ses membres parti vers les grandes villes du pays ou à l’étranger. À partir du noyau central qui pratique l’élevage avec ceux qui restent, l’activité des divers membres de la famille s’organise donc en cercles concentriques de plus en plus éloignés, de quelques dizaines de kilomètres (habitat et activité dans les petites villes de steppe ou de piémont, retours hebdomadaires) à quelques centaines ou quelques milliers de kilomètres (on revient deux ou trois fois par an lors des congés et des fêtes). La solidarité financière joue un rôle majeur : il faut envoyer de l’argent régulièrement, car femmes et enfants restent souvent sur place. Cet éclatement dans l’espace et ces compléments de revenu s’accompagnent d’une totale réorganisation des modes de vie et des systèmes de production. Impossible, sur ces terres, de comprendre les ressorts de l’économie pastorale sans faire référence à ces flux migratoires.
46 Ainsi, en région de parcours, on peut presque toujours caractériser des territoires pastoraux exploités par des usagers et des ayants droit qui s’identifient socialement à cet espace et le revendiquent. C’est le « territoire d’appartenance » du groupe, opérationnel en termes d’aménagement et de développement rural, équivalent du « terroir » en région agricole. Mais depuis une ou deux décennies, l’éclatement des familles, l’étroite connexion entre les espaces steppiques et les petites villes qui s’y développent, la grande mobilité des troupeaux, l’ouverture de marchés lointains, etc., obligent à prendre aussi en compte un espace plus large, assez proche du concept de « pays ».
Du parcours collectif à la mise en culture individuelle (le melk)
47 Le débat porte essentiellement sur la nécessité ou non d’allotir les parcours collectifs. Le partage en lopins individuels offre-t il de meilleures perspectives d’investissement et de mise en valeur ? N’exclut-il pas les plus faibles par le jeu du marché foncier ? Existent-ils, a contrario, des mécanismes institutionnels efficaces pour gérer collectivement les ressources pastorales ?
La privatisation « rampante », plus ou moins tolérée
48 Le désir de s’accaparer des terres de parcours à titre individuel pour les semer en céréales ou les complanter s’est considérablement renforcé depuis trente ou quarante ans. En Algérie, depuis le début des années 1980, et semble-t il plus encore après 1990, le libre accès à la steppe est presque devenu caduc dans les zones les moins défavorables car les « propriétaires-usagers » se taillent de larges parcelles pastorales : la stratégie consiste à défricher de petites surfaces (gdel) ou à tirer un simple trait de charrue qui délimitent une enclave pastorale infranchissable puisque la règle coutumière de respect des cultures s’y applique. L’opération s’arrête aux limites du territoire du voisin immédiat qui pratique de même.
49 Au Maroc, où l’État se refuse à tout dépeçage des terres pastorales collectives, le statu quo semble persister, mais seulement en apparence, car on observe partout dans le paysage des mises en culture illégales, tantôt selon un lent grignotage, tantôt par coups de force (avec des capitaux urbains, pour des opérations de mise en valeur de grande envergure sous l’œil bienveillant des autorités), suivant la « stratégie des azib » dont nous avons traité plus haut. Dans les steppes de l’Oriental, les zniga, longues bandes étroites de parcours défrichés et sommairement emblavés, complétés par quelques tentes et citernes adroitement disposées en arc de cercle, permettent de se réserver des pans entiers de territoire. L’appropriation peut aussi répondre à un souhait collectif, par exemple pour les plantations de cactus au Sud de Guelmim, menées illégalement sur des milliers d’hectares de collectifs de tribu (ici, les Tecna), non délimités.
50 Mais est-ce vraiment illégal ? Dans le droit foncier musulman, « la terre appartient à Dieu donc à son représentant le Sultan ». Les tribus disposent en fait de bien plus qu’un simple droit de jouissance sur leur espace, et les rapports de force décident de la conquête de nouveaux territoires. Le droit musulman joue de deux principes qui peuvent s’opposer, celui de la libre utilisation des ressources naturelles (qui interdit de fait toute appropriation individuelle) et celui de la vivification (ihyaa) selon lequel la terre appartient à celui qui l’a mise en valeur et la « fait vivre ». Dans cette optique, le pâturage n’induit pas de mise en valeur et ne permet donc pas l’appropriation, mais la pratique est de reconnaître l’exclusivité de la disposition d’une terre à celui qui a pris l’initiative de son aménagement.
Entre steppe et cultures, les hésitations syriennes
51 En Syrie, les objectifs de préservation et de restauration de la végétation émergent dans les années 1960 et deviennent dominants sinon exclusifs dans la seconde moitié des années 1990. Les coopératives agricoles installées dans les zones semi-arides, marginalisées au sein de la politique agricole, ne bénéficièrent pas des mêmes avantages que celles des régions plus favorables et eurent peu de succès. Quant aux coopératives d’élevage implantées dans la bâdiya qui tentaient de recourir à une forme traditionnelle d’organisation pastorale, l’échec fut plus cuisant encore (voir infra). Les autorisations de mise en culture de la steppe ont ainsi fait l’objet de nombreux atermoiements traduisant le conflit entre les objectifs de production et ceux de restauration de la végétation : décret de 1970 autorisant la culture pour une surface maximale de 45 hectares par famille, interdiction en 1982, abrogation en 1983 assortie d’une obligation de planter 30 % de cette surface en arbustes fourragers, puis 20 % à la suite d’une intervention de l’Union des paysans. Cette approche ne fut pas plus fructueuse que celle des coopératives : 95 % des plantations réalisées dans le cadre de cette réglementation avaient disparu en 1992 (Leybourne et al., 1993).
52 L’interdiction des cultures en deçà de l’isohyète des 200 millimètres promulguée en 1995 marque une nette rupture, au profit des objectifs de préservation et de restauration de la végétation. Elle reste en application et est assez largement respectée, au grand dam des villages installés en steppe. Cette limite définie dans les années 1970, dite « des 200 millimètres », séparant les zones agricoles de la bâdiya correspond dans l’Ouest du pays à la ligne de « désert » de 1942, c’est-à-dire à la limite de la zone occupée à cette époque par des villages de sédentaires ou de semi-nomades. Pour mieux protéger ces populations, on avait établi une ligne de démarcation entre la zone cultivée relevant de l’autorité civile et la zone de mouvance bédouine, la bâdiya, sous contrôle de l’armée. Cette délimitation divisant le pays en deux domaines juridiquement distincts aurait dû, en toute logique, disparaître dès l’indépendance, et a fortiori après la prise du pouvoir du parti Baas. L’élimination des particularismes et des privilèges dont avaient bénéficié les tribus nomades sous le régime du Mandat était en effet, comme nous l’avons vu, un objectif politique prioritaire du Baas. La correspondance de la division administrative mandataire avec la position supposée de l’isohyète des 200 millimètres a gommé son origine politique en lui donnant une justification climatique. La notion de frontière pluviométrique n’a cependant pas de réel fondement et ne traduit pas l’hétérogénéité en termes d’aridité édaphique largement conditionnée par la variété des sols, la topographie (bas fonds…) et le réseau hydrographique.
La politique volontariste tunisienne
53 Sur un mode plus officiel, c’est en Tunisie que le processus est le plus avancé. Depuis le début des années 1970, l’État s’est attaché à fixer les populations nomades du Sud tunisien, notamment par la création de multiples centres villageois équipés de tous les services indispensables à une vie moderne (électricité, école, dispensaire). Cette sédentarisation s’est accompagnée d’une extension des mises en culture (arboriculture notamment avec l’aide de fonds spéciaux). Avec les lois de 1971-1973, l’État tunisien entreprend de « sortir ces terres de leur léthargie en les plaçant dans la dynamique des circuits économiques » par l’allotissement des collectifs en propriétés individuelles… Il s’agit alors d’une vraie révolution agraire. Sur les terres complantées ou sur les terres cultivables pouvant faire état d’une mise en culture et de résidence de plus de cinq ans, le droit de jouissance est transformé en droit de propriété privée. Quant aux terres de parcours, la partie cultivable est partageable entre les membres de la collectivité et celle non cultivable est délimitée et soumise au régime forestier. Ce partage, opéré sous l’autorité du conseil de gestion (six membres choisis parmi les lignages), n’a, bien sûr, laissé que les plus mauvais secteurs à l’administration forestière (5 % à 20 % des parcours), peu préparée à la gestion de terres aussi ingrates.
54 Deux méthodes d’attribution ont été utilisées, celle par voie normale et celle dite « accélérée ». La première, prévue par la loi de 1971, est précise, coûteuse et lente. Si lente que dès 1973, on opère sur la base de simples enquêtes possessoires avec les conseils de gestion, appuyés d’un « topographe » (formé sur le tas), d’un secrétaire pour le procès-verbal et de deux ouvriers (pour tenir les chaînes d’arpentage). La procédure achevée, le propriétaire a droit à un titre provisoire (le « titre vert »), lui ouvrant droit aux crédits banquiers et aux avantages accordés par l’État. En 2006, 1 350 000 hectares, soit 87 % des terres de parcours « à vocation agricole », ont été attribués à près de 100 000 ayants droit. Dans les faits, les partages furent rarement égalitaires (quelques cas pour de petites communautés), car par l’application du droit de ihyaa, les plus entreprenants, et les mieux informés, se sont taillé la part du lion, introduisant dans les campagnes tunisiennes du Sud de fortes inégalités. La controverse est vive sur ce sujet, nous n’en dirons que quelques mots. Cette privatisation a généré un double effet : forte progression de la petite exploitation et concentration foncière chez quelques-uns. À Gafsa nord, sur les parcours après partages, 26 % des propriétaires de moins de 10 hectares occupent 6 % des terres, et 13 % des propriétaires de plus de 50 hectares occupent 45 % des terres. De ce fait, de nombreux paysans de cette zone (46 % dans le Bled Amra) ont choisi d’abandonner leur exploitation pour aller s’installer en ville (34 % d’entre eux ont vendu tout ou partie de la terre). Pour ceux qui restent, l’avenir est moins sombre. Sitôt les opérations d’allotissement terminées, l’éleveur, nanti de son titre de propriété, a vendu en général les trois quarts de son troupeau pour financer le puits, la pompe, le matériel agricole de base et les plants d’arbres fruitiers. Il a alors réorganisé son exploitation autour d’un petit périmètre irrigué (un à deux hectares) avec une arboriculture semi-irriguée (pistachiers, oliviers) de la céréaliculture en sec, etc., et un élevage ovin progressivement reconstitué à partir de la race algérienne à queue fine plus exigeante (c’est-à-dire plus agricole) que la Barbarine à grosse queue. Pour les agriculteurs les mieux pourvus (20 % à 30 % des ayants droit), le retour sur investissement est excellent et la mise en valeur en irrigué permise par le partage est spectaculaire et montrée en exemple. Le problème est que tous ces puits creusés en quinze ans ont provoqué un inquiétant rabattement de la nappe et l’abandon de nombreux d’entre eux (1 900 abandons sur 4 500 puits répertoriés en 2006 à Gafsa et Tataouine), poussant l’administration à mieux contrôler ce développement. Des pans entiers des anciens territoires pastoraux collectifs se sont ainsi trouvés dépecés par une agriculture à durabilité incertaine qui morcelle l’espace, ferme les couloirs de transhumance et ampute les parcours des terrains les plus productifs.
Réorganisation de la mobilité : le règne du camion
55 C’est le changement le plus spectaculaire et le moins commenté, qu’aucune politique pastorale n’a promu ou intégré explicitement : la motorisation, amorcée en 1955-1960, s’est répandue partout dans la steppe (moins en montagne) à partir des années 1970. Partout au Maghreb et au Machrek, là où les pistes sont carrossables, le camion, la camionnette ou la charrette attelée modifient profondément les façons de faire : l’eau et les concentrés viennent maintenant quotidiennement vers les troupeaux et non l’inverse, les ventes s’organisent plus efficacement, les déplacements se décident plus vite et l’on va éventuellement plus loin. Les troupeaux des gros éleveurs, amenés par camions, conquièrent l’espace au détriment des élevages moyens. Mais presque tout le monde dispose maintenant (par acquisition, par prêt ou location) d’un engin mobile qui permet un certain redéploiement dans l’espace pastoral. La steppe algérienne notamment est sillonnée de camions, et il semblerait, mais les études restent à faire sur ce sujet, que la classique transhumance saisonnière estivale vers les terres céréalières du Nord (achaba) diminue progressivement, remplacée par un flot croissant en direction de la steppe de transports d’aliment et de fourrages produits au Nord.
56 Il faut bien comprendre qu’en steppe, la sédentarisation des familles s’accélère au Maroc et en Syrie, ou est quasiment accomplie en Algérie et en Tunisie, mais que, simultanément, les troupeaux, menés de plus en plus souvent par des bergers professionnels, restent très mobiles. Le mode de vie familial et le mode de conduite des troupeaux s’organisent donc sur des plans différents et se déconnectent progressivement l’un de l’autre. Seuls les plus pauvres continuent à vivre dans la steppe comme par le passé (à quelques exceptions près, comme en Syrie, où ils sont certainement à chercher parmi les semi-nomades établis dans les villages situés dans la bâdiya, et où certaines familles riches sont de « vrais » nomades, dont les troupeaux peuvent compter plusieurs milliers de têtes). Mais d’une manière générale, les grands éleveurs s’installent progressivement en ville (système bipolaire « un pied en steppe, l’autre en ville ») car il faut tenir son rang et défendre ses intérêts. Sur la steppe marocaine et algérienne où la bigamie est encore fréquente, la bipolarité s’organise naturellement avec la première épouse en steppe (la plus âgée) et la deuxième en ville, qui s’occupe notamment des enfants scolarisés.
Nouveaux modes de conduite des troupeaux et stratégies antirisques
Le rôle déterminant des apports alimentaires de complément
57 La production de viande de petits ruminants (ici, produit principal du parcours, et non pas le bovin) se gère à présent sur un modèle radicalement différent dicté par un impératif puissant : l’adaptation au risque et sa gestion qui s’appuie sur une large combinaison de facteurs.
58 En premier lieu, les aliments de compléments, et tout particulièrement l’orge qui provient des terres défrichées dont on a souligné l’extension au gré des privatisations. Produits une année sur deux, trois ou quatre selon la pluviométrie, grains et pailles sont stockés et redistribués en année médiocre. Cette extension de cultures très aléatoires, qui compromet la mobilité des troupeaux, restreint l’espace pastoral et appauvrit la biodiversité, ne peut se poursuivre indéfiniment et il faut évidemment la limiter aux seules zones où elle se justifie. Tout le problème est de définir cette limite ou ce point d’équilibre… une question classique d’avantages économiques comparés mais particulièrement épineuse à résoudre, car dans de très nombreux sites, céréaliculture et parcours composent un véritable patchwork qui, au gré des années bonnes ou mauvaises, change de configuration.
59 Dans les régions marquées par une forte variabilité pluviométrique, inférieure à 200- 250 millimètres par an, les apports de cette céréaliculture en sec sont en général très insuffisants pour les troupeaux, et la nouveauté vient du recours systématique à la complémentation de produits achetés. Initiée au Maghreb par les grands éleveurs et favorisée par la succession d’années sèches (1981-1984 puis 1991 et 1998), cette pratique s’est étendue à tous les éleveurs. En Algérie où la capacité des parcours steppiques a diminué de moitié en quinze ans, la steppe qui ne devrait plus nourrir que 2 millions de brebis en accueille cinq fois plus et la complémentation atteint 60 % à 80 % des besoins. Dans le Sud tunisien, le parcours n’assure plus que 40 % des besoins animaux en année sèche, 80 % en année humide.
60 La situation dans la steppe syrienne est encore plus caricaturale. Tirée par un marché à l’exportation très actif, la croissance des effectifs ovins est spectaculaire (cf. graphique 1). Elle n’a été possible que grâce à une augmentation substantielle des disponibilités alimentaires. Plusieurs facteurs se sont conjugués dans ce sens. Les cultures irriguées dont les résidus sont pâturés par les troupeaux passent de près de 450 000 hectares en 1969 à plus de 780 000 hectares en 1991. Le développement de l’industrie agro-alimentaire a augmenté les disponibilités en sous-produits utilisables pour l’alimentation, tels que la pulpe de betterave sucrière ou les tourteaux de coton. Par ailleurs, la production d’orge dans les steppes s’est progressivement étendue au cours des années 1970 et 1980. Dès lors, la conduite du troupeau a totalement changé. L’utilisation de camions autorise tantôt le transport d’aliments vers les lieux de pacage des troupeaux, dans la steppe ou dans les zones cultivées, tantôt le transport des animaux. L’élevage transhumant est donc fondé depuis une trentaine d’années sur une double mobilité : celle des troupeaux et celle des aliments et de l’eau.
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Évolution de la population ovine en Syrie, 1961-2003
61 Les parcours sont pâturés au printemps, mais des troupeaux séjournent dans les steppes à toutes les époques de l’année pour des durées variables. La steppe est à la fois une aire de pâturage et de stabulation, un « parking » disent certains. Au début des années 1960, la contribution des parcours steppiques était estimée à 70 % de l’alimentation des troupeaux. À présent, ils ne fournissent plus que 5 % à 20 % de l’alimentation annuelle, en fonction notamment des variations de la production fourragère liée à la pluviométrie et des stratégies d’alimentation (Bahhady, 1981 ; Leybourne, 1997). La ration annuelle est composée à plus de 80 % d’aliments distribués (orge, paille de céréales, sous-produits agro-industriels) et de résidus de cultures irriguées. Au début des années 1990, la quantité d’aliments transportée dans la steppe était estimée à près de 1,5 million de tonnes par an (Treacher, 1993).
Trésorerie et décapitalisation « maîtrisée »
62 En année sèche (deux à trois sur cinq), les quantités achetées sont telles (dans le Sud tunisien environ 30 à 40 euros par femelle et par an) que la trésorerie des éleveurs n’y suffit pas. C’est donc en vendant des brebis par une lente décapitalisation plus ou moins « maîtrisée » (les animaux ne sont pas maigres même après deux ans de sécheresse et on vend moins mal que par le passé) que le système résiste… sauf chez les plus démunis. Il est donc clair que la meilleure sauvegarde est d’exploiter un troupeau d’une taille suffisante (200-300 têtes) pour se prémunir à coup sûr des risques d’une sécheresse prolongée. Tous les éleveurs n’y parviennent pas, tant s’en faut, et lors de la dernière grande sécheresse de 1998-1999 dans les steppes de l’Oriental marocain, plusieurs centaines de petits éleveurs ont dû vendre la totalité de leurs animaux et s’employer ailleurs.
63 Cette stratégie d’adaptation au risque qui nous paraît efficace est très critiquée. La plupart des projets pastoraux promeuvent un retour à un pastoralisme plus authentique en prônant la restauration des parcours, ce qui est légitime, mais en considérant le recours à la complémentation comme le mal absolu. Ils vilipendent les éleveurs qui, grâce aux achats d’aliments, gonfleraient leurs effectifs et entretiendraient sur parcours des troupeaux pléthoriques sans rapport avec la capacité du pâturage. Mais en vertu de quoi le parcours supporterait-il seul l’alimentation des troupeaux ? Pourquoi redouter l’augmentation des effectifs si des apports complémentaires venus de l’extérieur assurent le déficit ? De plus, c’est faire peu de cas de plusieurs éléments : un éleveur ne peut impunément grossir son effectif au-delà d’un certain point, il y a des seuils à franchir (par exemple, pour le gardiennage, pour la taille de la camionnette, pour les citernes et l’abreuvement). Enfin, c’est méconnaître la flexibilité du système de capitalisation / recapitalisation tel que nous l’avons décrit et dont la viabilité n’est assurée que par le biais de l’aliment complémentaire.
Stratégies d’adaptation aux risques
64 Le recours à la complémentation et à la décapitalisation ne sont pas les seuls moyens pour prévenir les risques. Les stratégies se sont diversifiées. À court terme, on peut aussi répondre dans l’immédiat aux problèmes posés par la sécheresse par une gestion souple de la mobilité (départs en transhumance, mise en association.) permise par la motorisation de l’éleveur / propriétaire du troupeau (camionnette pour les transports d’aliments de sauvegarde…) et la mobilité des bergers (campement, tente…). Sur le long terme, il s’agirait de prémunir le système du risque climatique bien avant que la sécheresse n’arrive. On pourrait considérer que l’extension de l’irrigation est « l’arme absolue » pour se protéger. Ceci dépend évidemment des ressources des nappes profondes. Dans la plupart des cas, les apports en eau sont beaucoup trop faibles pour prétendre sécuriser le système pastoral à des coûts convenables car les perspectives d’irrigation pour produire du fourrage à prix fort sont très limitées. Les éleveurs ont plutôt pour stratégie d’étendre les emblavements en sec et de risquer un semis de céréales qui peut donner, une année sur quatre ou cinq, des productions d’orge en grain et de paille qui présentent l’avantage d’être stockables et donc reportables dans le temps (au moins sur deux ou trois ans). La seule vraie parade à long terme reste les revenus non-agricoles, tirés de l’émigration, du commerce ou d’autres métiers. On ne peut souhaiter protection plus efficace. Les sommes mobilisées pour la circonstance sont importantes et les mieux pourvus ralentissent ainsi la décapitalisation du troupeau femelle. Soutenu de l’extérieur, le système « fait le dos rond » tant que dure la sécheresse, mais sans trop perdre de sa capacité à rebondir dès le retour des pluies.
Économie du système et dynamique des filières commer ciales des espaces pastoraux
65 L’aspect économique du problème est assez peu étudié en milieu pastoral. Ce système de capitalisation / décapitalisation auquel les éleveurs sont condamnés pour s’adapter aux aléas climatiques n’est viable qu’à la condition que les termes de l’échange ne basculent pas trop en défaveur des producteurs et que ceux-ci aient la possibilité économique de le faire. Cette stratégie ne peut donc opérer et être économiquement envisageable que si le rapport de prix « kilo vif d’agneau / kilo d’orge [7] » reste en toutes circonstances bien supérieur à 10, puisqu’il faut à peine 10 kilos d’orge pour produire un kilo de croît à l’échelle de tout le troupeau. Il faut dès lors réunir deux conditions :
- les prix des aliments ne doivent pas trop augmenter en période de sécheresse quand tout le monde achète ; la filière d’approvisionnement (céréales, sous-produits…) doit donc être fiable, diversifiée et sous surveillance. C’est plus ou moins le cas en Tunisie et en Algérie où le marché des aliments s’est beaucoup diversifié (production de foin et de paille au Nord transporté vers les steppes par des commerçants spécialisés, vente de grignons d’olive, etc.). De plus, à partir des années 1980, l’État est intervenu régulièrement via des plans de sauvegarde en facilitant le transport par des aides et en mettant sur le marché des aliments subventionnés (les critiques portent sur les procédures d’octroi des produits subventionnés, mais l’effet régulateur sur les prix du marché libre semble réel) ou en important des céréales si nécessaire. L’alimentation est également très diversifiée en Syrie, et l’État est intervenu dans les années 1970 et 1980 en fournissant des aliments à des prix subventionnés qui pouvaient couvrir jusqu’à 20 % des besoins ;
- les prix de la viande ne doivent pas s’effondrer par le jeu des marchands de bestiaux prompts à profiter des situations critiques. L’État n’assure aucun contrôle sur leur activité, pas plus que sur les marchés de la viande en vif. Néanmoins, les filières ovines étant plus étroitement connectées que par le passé aux marchés lointains de la plaine et des grandes villes (transports par camions d’animaux vivants, généralisation des téléphones portables) et la demande urbaine en viande rouge restant forte, la spéculation sur les prix n’est plus aussi forte que par le passé.
67 De fait, le système s’est complètement réorganisé en mettant sur le marché plus d’animaux en année sèche (agneaux mâles et femelles et décapitalisation de brebis) qu’en année humide (agneaux mâles uniquement) puisqu’il y a reconstitution des troupeaux. En Syrie, l’élevage ovin stagne jusqu’en 1974, puis les effectifs augmentent à un rythme proche de 10 % par an pendant plus de quinze ans. Cet accroissement est directement lié à l’augmentation des prix du pétrole et à celle consécutive des revenus et de la consommation de viande. Le pays qui ne produisait pas de pétrole a bénéficié de la rente pétrolière des pays producteurs par les transferts provenant de l’émigration et du soutien financier direct des pays du Golfe comme contribution aux dépenses militaires supportées par les pays du front. Outre le marché national, les éleveurs syriens ont bénéficié de l’explosion du marché dans les pays producteurs de pétrole. En Arabie Saoudite, premier débouché extérieur de la production syrienne, la croissance des importations de moutons sur pieds est quasi exponentielle entre 1975 et 1980 (cf. graphique 2). Ce marché est relativement protégé dans la mesure où les productions australiennes ou néo-zélandaises ne sont pas des substituts de qualité comparable, selon les standards régionaux, à celles des races locales.
Importations saoudiennes de moutons sur pieds
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Importations saoudiennes de moutons sur pieds
68 L’administration syrienne a tenté à plusieurs reprises de limiter les exportations pour contenir l’augmentation des prix dans le pays, notamment pendant les périodes de fêtes. Bien que la Syrie soit le premier exportateur ovin au Moyen-Orient, les autorités ont dû importer à plusieurs reprises des moutons de Roumanie et de Bulgarie, pour contenir les prix et approvisionner le marché national. La période de forte croissance s’est achevée au début des années 1990, depuis les effectifs oscillent entre 10 et 15 millions de têtes en fonction des conditions du marché et des variations pluviométriques.
69 Pour conclure, il nous faut certes insister sur le fait que la plupart des éleveurs adoptent maintenant des comportements explicitement économiques et que l’image vieillotte du pasteur gardant « pour le prestige » des troupeaux importants et peu productifs a vécu. Néanmoins, bien des stratégies restent difficiles à décoder et les facteurs économiques n’expliquent pas tout, loin de là. Beaucoup de décisions prises par les éleveurs obéissent à des compromis et d’autres facteurs sont à considérer (main-d’œuvre, trésorerie et existence ou non d’un compte bancaire, relations de voisinage, besoins familiaux et autoconsommation, etc.). En outre, les notables sont tous de gros éleveurs et leurs grands troupeaux contribuent à leur prestige en leur permettant, par la pratique d’un clientélisme actif, une ascension sociale rapide.
Les politiques pastorales
Les politiques foncières
70 Les politiques foncières sont un volet tout à fait essentiel des politiques pastorales, notamment pour l’avenir de ces régions où des choix décisifs sont en train de s’opérer. Nous l’avons vu, au Maghreb comme au Machrek, à l’avènement des indépendances, de nouvelles politiques foncières, soucieuses de mieux intégrer les zones marginales, ont été menées à des rythmes différents, selon la législation en vigueur dans chaque pays.
Les principaux acquis techniques de la recherche et développement
71 Les divers plans de développement ont constamment mis l’accent sur l’amélioration de l’élevage sur parcours plutôt que sur la céréaliculture ou l’arboriculture. Ces plans présentent deux volets, l’amélioration de l’alimentation en accordant une importance toute particulière aux ressources pastorales (donc à l’amélioration des parcours et à l’organisation des éleveurs), et l’amélioration de la conduite des troupeaux et de la production animale. Un certain nombre d’acquis techniques issus des travaux de recherche et développement mis en œuvre dans différentes institutions ont été mobilisés dans le cadre de nombreux projets de développement.
72 Sur l’espace pastoral, notamment collectif, on est confronté à la nécessité d’opérer un choix entre techniques lourdes (agissant directement sur la gestion de la végétation, parmi lesquelles les feux contrôlés, le débroussaillement par des moyens chimiques, mécaniques ou biologiques par l’animal lui-même, le semis, la fertilisation…) et techniques légères (agissant sur les modes d’utilisation du parcours par les animaux, parmi lesquelles la maîtrise de la charge, le choix des périodes de pâturage, l’organisation de ces périodes, la gestion des clôtures et des points d’eau).
73 Si la technique de la mise en défens de courte durée a fait ses preuves dans un certain nombre de projets pastoraux, le contrôle de la charge relève de la gageure sur les parcours collectifs dont les ayants droit n’admettent pas, par principe, la limitation des effectifs. Les formules retenues se contentent donc de limiter le temps de séjour plutôt que les effectifs, ce qui est une manière indirecte de limiter la charge. Les tentatives de réduire autoritairement le nombre d’animaux ou de faire payer l’herbe se soldent en général par des échecs.
74 La création de points d’eau est un autre moyen d’agir sur la distribution des animaux sur parcours. C’est une opération facile à mettre en œuvre dans la plupart des programmes. Elle peut cependant conduire à des erreurs car il faut que la disponibilité en eau soit en rapport avec la végétation disponible. Souvent, une exhaure manuelle ou mécanique simple permet de limiter raisonnablement le débit, tout en permettant une gestion sociale de cette eau par un groupe précis.
75 Parmi les techniques dites lourdes, la règle devrait être de restaurer d’abord les parcours les plus dégradés à forte inertie, et d’enrichir ensuite ceux où la végétation peut encore facilement repousser. Mais la modestie s’impose face à la grandeur considérable des surfaces à traiter. Il faut retenir la plantation d’arbustes fourragers, qui constitue la principale forme de restauration des parcours dégradés.
Les grands projets de développement sur parcours
76 Qu’en est-il à présent, au Maghreb comme au Machrek ? En Syrie, dans les années 1960 et 1970, les coopératives d’élevage tentèrent de recourir à une forme traditionnelle d’organisation pastorale (hema) [8]. Ces coopératives d’élevage devaient être secondées par des coopératives d’engraissement des agneaux destinés à la vente, dans le but de ne conserver dans la steppe que les brebis et les agneaux nécessaires au renouvellement des troupeaux. Chaque coopérative avait pour fonction de contrôler une surface de parcours dont l’usage devait être restreint à ses membres. Ce fut un échec. Aucune mesure significative de protection des parcours ne fut mise en place. Dans les faits, le programme se concentra exclusivement sur l’approvisionnement en aliments du bétail. En 1995, l’interdiction des mises en culture sous la ligne des 200 millimètres a contribué à l’obtention en 1998 de financements internationaux pour la réalisation d’un projet de « mise en valeur des parcours de steppe » couvrant une surface 3 millions d’hectares. Le projet a bénéficié de financements du Fonds arabe pour le développement économique et social, de 60 millions de dollars, et d’un prêt de 20 millions de dollars du FIDA. Le premier objectif du projet était d’assurer une régénération rapide des écosystèmes par la plantation ou le réensemencement d’arbustes fourragers et par une extension des mises en défens. Les résultats du projet sont largement en deçà des objectifs. Une des principales réalisations a été la plantation d’arbustes fourragers en particulier sur les surfaces cultivées par les villages situés dans la bâdiya à proximité de la limite de la zone agricole. Depuis la fin des années 1960, le choix en matière de régénération de la végétation steppique s’est porté sur la plantation d’atriplex, souvent considéré comme l’espèce la plus appropriée dans un objectif de restauration. Le pâturage des atriplex par les troupeaux ovins pose toutefois plusieurs problèmes. La salinité du fourrage augmente sensiblement les besoins en eau des animaux et la période la plus favorable en termes de pâturage se situe à la fin de l’été lorsqu’une grande partie des troupeaux se trouve hors de la steppe. Sur 35 000 hectares d’atriplex plantés, seuls 3 000 hectares résisteraient encore.
77 En Algérie, on reconnaît la nécessité de faire participer de façon plus étroite les agro-pasteurs dans le cadre de quelques projets (Cread) qui tentent d’innover en la matière. L’administration en charge du développement hésite à déléguer ses pouvoirs de décision au niveau des communautés de base.
78 Au Maroc, de nombreux projets se sont succédé sans grande réussite bien que des travaux de qualité aient considérablement amélioré le référentiel des connaissances. Tous les bilans leur attribuent un très faible impact : ils n’ont pas su prendre en compte l’évolution sociale et se sont heurtés à la difficulté de faire passer les rationalités techniques dans la réalité sociale. Les techniques elles-mêmes sont entachées de graves contradictions et, dans les faits, très difficilement applicables (rotations sophistiquées, resemis et fertilisation abusives sans liaison avec l’efficience économique du système, limitation des effectifs sans précision sur la manière d’opérer une telle révolution, etc.). Nombreux sont les techniciens qui continuent de fonder des espoirs disproportionnés sur certaines d’entre elles que l’on serait plutôt en droit de classer dans la catégorie des fausses bonnes idées, comme l’atriplex en Syrie, qui présente certes des qualités alimentaires incontestables mais dont la diffusion est médiocre, l’acacia ou le dry-farming, etc. De même, tous les travaux de resemis des parcours, travaux du sol et fertilisation semblent dans l’ensemble contestables et ne produisent des effets positifs avérés qu’en situations expérimentales peu reproductibles sur le terrain. La rentabilité économique et financière de ces travaux lourds est rarement démontrée quand on s’efforce de l’évaluer.
79 La seule véritable réussite, certes provisoire, est celle du Projet oriental (financé par le FIDA) qui a su mettre en place des coopératives « ethnolignagères » d’un genre nouveau qui tentent de concilier les avantages d’une structure moderne et ceux d’une organisation traditionnelle gérant les droits d’usage collectifs sur parcours. L’hypothèse initiale est simple : le groupe ethnique traditionnel représente au départ un atout parce qu’il repose sur un fonctionnement collectif. Il constituera donc une structure d’accueil favorable à cette autre forme d’organisation collective qu’est la coopérative. Hypothèse pas toujours vérifiée, car, dans bien des cas, il a fallu composer au risque d’aboutir à une profonde dénaturation de l’institution coopérative. Les actions de mise en défens qui ont concerné près de 300 000 hectares sont les plus visibles et les plus déterminantes dans le processus d’adhésion au projet des éleveurs, même si la durabilité est compromise par des sécheresses sévères, ou par l’accaparement des aides par les grands éleveurs. Deux résultats très concrets marquent cependant un progrès :
- sur les 36 coopératives, une bonne dizaine fonctionne correctement, dispose d’un capital, administre le parcours quand l’année est bonne. Certes, le territoire pastoral de chaque coopérative (cartographié sur la base de spéculations et d’enquêtes pas assez contradictoires) reste fictif car les usagers continuent à respecter le orf (la coutume) en appliquant les droits de réciprocité et en pratiquant le pâturage « en mélange » en période hivernale quand les troupeaux partent vers le Sud. Pourtant, le territoire ainsi « inventé » par le projet prend corps progressivement et devient un nouvel « espace d’habitude ». En outre, autour des forages, des communautés mélangées opèrent des regroupements. Les territoires évoluent ;
- les mises en défens, payées fort cher à coups de compensations sous forme d’orge, ont enfin fait passer le concept du paiement de l’herbe sur collectif. Ce n’est pas une mince réussite.
81 En Tunisie, les travaux sur le cactus inerme ont souligné ses nombreux avantages : résistance élevée à la sécheresse, constitution de réserves sur pied pour les périodes de soudure, bonne productivité, facilité d’implantation, adhésion plus facile des populations aux mises en défens… Sous sa forme inerme ou épineuse, il joue maintenant un rôle important dans le Centre de la Tunisie sur les steppes de statut domanial ou privé. Son développement récent dans les terres nouvellement partagées est spectaculaire. Son implantation a certes pris du temps (vingt ans), mais dès le moment où l’initiative privée, dopée par la privatisation, a pris le pas sur le carcan étatique, le changement d’attitude a été radical [9]. Dans le domaine des grands projets, après quelques échecs (Oglet Merteba), le projet Prodesud initié en 2002 se propose de partir des unités socioterritoriales (UST, un euphémisme pour ne pas prononcer le terme de communauté ethnique ou de fraction de tribu) « organisées autour des terroirs pastoraux pour discuter avec les populations concernées les modes de gestion de l’espace agro-pastoral dans un cadre ouvertement participatif ». Après cinq années d’efforts, le succès est incontestable pour quelques collectivités (Ouled Chehida, Guermessa, Jlidet…) qui ont su mettre en place des travaux d’aménagement de leur terroir. Là aussi le principe du paiement de l’herbe à l’ouverture des mises en défens semble accepté. Mais dans quelques secteurs, les limites entre ces fameuses UST sont si contestées que les opérateurs du projet évitent d’y faire trop référence. Le concept d’UST suppose évidemment une territorialisation d’un autre type, générant inéluctablement des conflits de limites et des arbitrages. Il faut donc du temps. Un autre projet (Dippeo), financé par la Banque mondiale, s’applique à gérer les ressources naturelles d’El Ouara (600 000 hectares) mais n’a pour le moment ouvert que quelques pistes agricoles et créé le parc naturel de Sidi Toui (6 000 hectares).
Les plans de sauvegarde du cheptel en période de sécheresse
82 Dans le cadre de la gestion du risque et des stratégies adoptées par les éleveurs, il faut bien sûr mentionner l’existence de « plans de sauvegarde du cheptel » mis en œuvre par l’État en période de sécheresse. Depuis le début des années 1980, les services compétents des différents ministères, notamment au Maghreb, interviennent en urgence avec des « plans sécheresse » : apports d’aliments subventionnés, transports d’eau, importations de bouchons de luzerne, passation de contrats avec les firmes d’aliment du bétail pour fabrication d’aliments de sauvegarde. Certes les plans n’ont pas la réactivité voulue, et l’administration est longue à s’émouvoir… et à se mouvoir. Les États interviennent à des degrés variables selon leur puissance et leur niveau d’organisation. Quand la sécheresse sévit en France dans l’été 2003, les organisations professionnelles protestent et saisissent rapidement les services du ministère qui, dès août 2003, mettent en place un dispositif d’aides très complet : fonds de calamité, aides au transport, aides financières, report fiscal, avances sur primes, etc. Au Maghreb, les organisations professionnelles, trop proches des pouvoirs et mal représentées, sont bien moins réactives et les « plans sécheresse » tardent à se mettre en place. Ces aides en période de crise contribuent cependant à freiner le dérapage des prix des aliments et des animaux. Cette prise en compte réaliste que la sécheresse est une donnée structurelle de ces écosystèmes marque donc un virage important dans les mentalités, dans les discours et dans les politiques d’aide depuis quelques années.
Les politiques agro-environnementales et la gestion des espaces collectifs
83 Les politiques pastorales peuvent être considérées à juste titre comme des politiques agro-environnementales, puisqu’elles s’appliquent à des régions où les enjeux écologiques sont particulièrement importants. De façon plus explicite, certains pays commencent à intégrer des pratiques respectueuses de l’environnement dans leur planification, avec l’appui d’institutions internationales et d’organisations non gouvernementales. En 1997, le Liban a élaboré un code de l’environnement. En 1998, la Syrie a mis en place son plan d’action nationale pour l’environnement (PANE), augmentant ainsi le nombre de pays dans la région MENA (Middle East, North Africa) possédant des PANE ou des stratégies environnementales (Égypte, Jordanie, Liban, Syrie et Tunisie). En 1999, c’était au tour de l’Algérie et du Maroc.
84 Dans les régions difficiles, pastorales ou forestières, les actions les plus significatives concernent la protection du patrimoine forestier, la restauration et la régénération des parcours, et la délimitation de parcs naturels. En Algérie, la politique environnementale s’est traduite par la création d’une vingtaine de parcs naturels (dont celui d’El Kala qui bénéficie de fonds octroyés par le Fonds mondial de l’environnement). Un programme de reforestation, visant un taux de boisement de 14 % des surfaces du territoire sur les quinze prochaines années, et un programme de reconversion des systèmes de production dans les zones arides portant à moyen terme sur 700 000 hectares ont été retenus comme objectifs prioritaires du dernier plan de développement de l’agriculture (septembre 2000). La Tunisie tente de mettre en œuvre des actions orientées vers le reboisement (pour atteindre un taux de 15 %), la conservation des sols afin de protéger les terres agricoles et les villes des inondations, la lutte contre la désertification, et l’installation de stations de traitement et d’épuration des eaux usées.
85 Au Maroc, il existe actuellement quatre parcs nationaux, dont deux (Toubkal et Tazekha) furent créés du temps du Protectorat. Il fallut attendre ensuite près de trente ans pour que l’administration prenne à nouveau conscience de la nécessité de protéger d’une dégradation irréversible certains écosystèmes jugés particulièrement intéressants, et se donne les moyens d’installer trois autres parcs, au Sous-Massa, à Al Hoceima et à Ifrane. Plus récemment, un vaste programme d’évaluation des écosystèmes et des richesses naturelles à l’échelle nationale s’est accompagné de la rédaction d’un « plan directeur des aires protégées ». Les compétences en matière d’environnement et de protection de la nature sont éclatées au Maroc entre plusieurs ministères, dont le ministère de l’Environnement. Jusqu’à présent, c’est l’administration des Eaux et Forêts, dans le cadre de la protection des forêts, de la flore et de la faune sauvage, qui joue un rôle déterminant dans la mise en œuvre de cette politique des parcs.
86 Force est de constater cependant que, jusqu’à ces dernières années, la plupart des parcs qui sont situés dans des régions forestières livrées à une forte pression de la part des populations riveraines n’ont pas reçu un traitement bien différent de celui des autres espaces soumis à la législation forestière. Les frontières n’en sont pas matérialisées sur le terrain et les rares agents forestiers affectés à leur surveillance se contentent d’appliquer un peu plus rigoureusement les règlements, et ce à la mesure de leurs faibles moyens. Triages trop grands, délits innombrables, difficulté de connaître le vrai nom des délinquants, inefficience fréquente des tribunaux jugeant les délits… sont les problèmes quotidiens auxquels ils sont confrontés.
87 Sur les territoires collectifs ou domaniaux des pays de la zone, l’installation d’un parc naturel qui ne viserait qu’à préserver l’écosystème et à protéger la faune sauvage, dans une région où la population a un niveau de vie très bas et réclame que l’on s’occupe d’elle, serait socialement inacceptable et rencontrerait une telle hostilité que le remède à terme serait pire que le mal. Il faut impérativement que la gestion de ces parcs intègre, accompagne et vienne conforter le développement local. L’exemple du Wadi Rum en Jordanie où les populations bédouines ont su s’organiser pour profiter de l’exploitation touristique du site tout en préservant leurs activités traditionnelles [10] est intéressant à considérer.
Quel devenir pour les terres collectives ?
88 Dans les espaces collectifs de parcours des régions difficiles du Maghreb et du Machrek, les collectivités foncières ont depuis longtemps perdu toute capacité de gérer leurs propres affaires de façon autonome. Cette régression de leur pouvoir d’initiative, qui n’a guère cessé depuis plus d’un siècle, a pris des formes diverses : prélèvements coloniaux, melkisation au bénéfice des ayants droit et surtout des acquéreurs privés, locations à long terme, etc. Devant l’effacement progressif des pouvoirs des collectivités sur la gestion de leurs ressources, les autorités locales et les collectivités territoriales se sont plus ou moins substituées aux anciennes institutions coutumières. Aujourd’hui, à l’exception de quelques collectifs pastoraux du Sud tunisien ou de la montagne marocaine, cette perte d’autonomie apparaît comme irréversible. Les sociétés tribales, ou ce qu’il en reste, sont engagées dans un processus d’individualisation sans retour, et il faut clairement dissiper toute illusion de reconstitution d’entités collectives « traditionnelles » capables d’impulser un changement moderne.
89 Que retenir de ces modes de gestion traditionnels pour un développement futur ? Faut-il s’en inspirer pour de nouveaux projets ? N’est-ce pas utopique de vouloir en tirer un enseignement applicable à d’autres contextes ? Après la succession d’échecs que les projets de développement sur parcours ont connus depuis près de trente ans, les opérateurs sont aujourd’hui nombreux à reconnaître qu’il faut plutôt promouvoir une gestion souple, flexible et participative des ressources naturelles à l’image des organisations traditionnelles. Mais on aura compris, au travers d’exemples connus, que derrière ces concepts de « souplesse », de « flexibilité » et de « participation » se cachent des modes de gestion et d’organisation dont on peut attendre le pire ou le meilleur selon la manière dont on les applique. Il faut donc se garder des éloges excessifs adressés aux modèles traditionnels et n’en retenir que le meilleur.
90 Si en Tunisie le problème des terres collectives n’est plus d’actualité, elles continuent ailleurs à faire débat. Au Maroc, deux grandes manifestations de réflexion collective sur ces questions, initiées et patronnées par deux ministères, le colloque national sur les terres collectives (décembre 1995) par le ministère de l’Intérieur (Direction des affaires rurales) et le grand atelier sur la politique foncière agricole (juin 2000) par le ministère de l’Agriculture, illustrent les difficultés de communication entre la gestion et la recherche. La réalité des terres collectives n’y est interrogée que pour y déceler les obstacles opposés, par le statut et son fonctionnement, au développement économique et social. La question de l’autonomie des collectivités ethniques, qui renvoie à celle du poids de la tutelle (le ministère de l’Intérieur), n’est pas posée.
91 Ces collectifs seraient-ils une forme autonome de la paysannerie susceptible, en cette période de libéralisme, d’être considérée comme un relais de l’État qui se désengage ? (Bouderbala, 1992). Il est bien clair que l’affirmation selon laquelle les droits sur le collectif sont les mêmes pour tous est totalement erronée. Aucune limitation d’effectif n’est appliquée, les prises d’animaux en association et les pratiques d’achats spéculatifs d’animaux engraissés rapidement se font sans réel contrôle au seul profit des gros éleveurs. C’est donc un système fort peu égalitaire puisque chacun met sur le parcours tous les animaux qu’il peut et tente par tous les moyens (citernes transportées, campements d’altitude, annexion de parcours) de récupérer le maximum de ressources. Il n’existe aucun esprit coopératif au sens moderne du terme, car l’ayant droit revendique pour lui un droit qu’il partage bon gré mal gré avec d’autres. Dans ces conditions, « le principe de gestion n’est pas la mise en valeur en commun des ressources mais le contrôle de la concurrence pour leur usage individuel » (Chiche, 1992).
92 Beaucoup d’idées reçues ont la vie dure à propos de l’exploitation des parcours et de la gestion des terres collectives. En premier lieu, tout ce qui a trait à leur surexploitation ne semble pas toujours marqué par une très grande objectivité. Beaucoup de projets affichent une philosophie rigoureusement « pastorale » (restauration et amélioration des parcours, plantations…) en voyant dans la pratique de la complémentation une erreur de management. La dégradation des sols et de la végétation, qui constitue généralement la principale justification des programmes d’action, est certainement le premier élément à préciser. Par exemple, dans le cas de la Syrie, le constat de l’état de la végétation ne renseigne en rien sur les processus en cours ou passés de transformation des milieux, sur leur résilience et sur la validité d’une hypothèse de dégradation rapide justifiant l’urgence et la brutalité de l’intervention (interdiction de cultiver sous les 200 millimètres). Cet objectif de restauration semble aller de pair avec une perception mythique d’un pastoralisme révolu. Les steppes sont un espace pastoral, mais elles sont exploitées par un élevage ovin qui ne peut plus être qualifié de pastoral.
93 À l’évidence il faut soigneusement contextualiser le propos si l’on veut progresser dans ce débat sur le devenir des terres collectives. Les détracteurs du statut collectif mettent généralement en avant deux types d’argumentations :
- les critiques des productivistes. Ils estiment que le statut foncier collectif empêche l’investissement. Cette position porte essentiellement sur les terres collectives cultivées et cultivables, avec toute l’ambiguïté attachée à ce deuxième terme qui décide de la vocation agricole ou pastorale des terres (l’expérience tunisienne montre que, la pression sociale aidant, tous les parcours deviennent cultivables ! ). Mais il est vrai que le statut du collectif interdit la caution économique pour accéder aux crédits. Il empêche la sécurité de l’accès, en ne donnant que le droit d’usufruit, et freine ou décourage donc l’aménagement des terres et l’intensification de leur exploitation ;
- les critiques soucieuses de protection de la nature ou des ressources. Les détracteurs du statut collectif le considèrent comme porteur de risques de destruction des ressources et de dégradation de la nature. Chaque ayant droit, et ils sont très nombreux, ayant un droit d’usage, le nombre d’exploitants est anormalement élevé et conduit à la surexploitation des ressources. Par ailleurs, l’usage commun de la terre implique une concurrence entre les usagers qui les pousse à la surexploiter.
95 Dans les deux cas, les propos sont excessifs, et les exemples sont multiples pour prouver le contraire. À la lumière des faits, il nous semble plus raisonnable de penser que le partage des collectifs ne se satisfait pas d’arguments simplistes. L’exploitation des ressources n’est pas nécessairement conditionnée par leur statut : melk et collectif montrent de multiples exemples de bonne et de mauvaise gestion. L’expérience tunisienne est un magnifique laboratoire, et il est étonnant qu’aussi peu de travaux de recherche lui soient consacrés. Elle nous enseigne que l’allotissement n’est pas la panacée, qu’il est loin d’être égalitaire, qu’il peut se traduire par un désastre écologique et une surexploitation des ressources (en eau notamment), et qu’il déclenche l’éviction rapide des exploitants d’unités non viables et le rachat de leurs terres par les plus grands. Le dépeçage du collectif, accompagné de l’attribution de lots individuels, ne peut donc se justifier que par des perspectives d’une mise en valeur effective et durable. Un partage implique sinon l’égalité, au moins une certaine équité, il réclame un suivi, un accompagnement étroit et un contrôle des investissements engagés (puits creusés, modes de mises en valeur adoptés). Les autorités échappent difficilement à ce puissant courant qui remet en cause les bases du système pastoral collectif pour promouvoir chaque fois que possible l’exploitation individuelle de type entrepreneurial.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
- Les rares terres cultivables en bas fonds ou zones d’épandage étaient ouvertes à un usage individuel selon des modalités variées (tirage au sort annuel des parcelles…).
-
[2]
- Colonisation de l’Algérie en 1845, protectorat sur la Tunisie en 1881, puis sur le Maroc qui, investi dès 1906, n’a été entièrement occupé qu’en 1937.
-
[3]
- Métral (2006).
-
[4]
- Entre la fin du XIXe siècle et l’an 2000, les populations de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc sont passées respectivement de 1,8 à 10, de 5 à 30 et de 4,5 à 28 millions d’habitants.
-
[5]
- C’est à dire briser le système tribal, selon l’expression prêtée à Bourguiba.
-
[6]
- Jmaa : assemblée villageoise des chefs de familles.
-
[7]
- Ou plus généralement prix de l’unité fourragère (UF) apportée en complément à l’auge.
-
[8]
- Très proche de ce que nous avons dit de l’agdal.
-
[9]
- La polyfonctionnalité de cette plante, qui produit des fruits qu’on exporte, qui protège le sol de l’érosion, qui permet de se protéger des voisins en fermant son territoire et qui nourrit le bétail dans les pires moments, y est pour beaucoup.
-
[10]
- Y compris le commerce avec l’Arabie Saoudite, car la frontière est d’une grande porosité pour ces bédouins souvent nantis d’un double passeport.