Pourquoi, sur le plan militaire, l'Occident surclasse-t-il toutes les autres civilisations ? Selon l'historien Victor Davis Hanson, ce sont les formes cultu-relles spécifiques et la tradition guerrière nées en Grèce il y a 2 500 ans qui structurent toujours les armées européennes et nord-américaines.
Carnage et culture - Victor Davis Hanson, Flammarion, 2002.
1Rorke's Drift était en 1879 un petit poste de ravitaillement de l'armée coloniale anglaise, à la frontière de la colonie britannique du Natal (en Afrique du Sud). C'est là, les 22 et 23 janvier de cette même année, qu'une centaine de soldats britanniques commandés par deux sous-officiers résistèrent et repoussèrent seize heures durant les assauts d'un impi zoulou, formation de 4 000 guerriers. Les capacités militaires des soldats zoulous, leur bravoure et leur courage ne sont pas en cause. Ils venaient, la veille à Isandhlwana, de défaire et d'anéantir une force britannique dix fois supérieure à celle qu'ils allaient affronter. Ils disposaient de nombreux fusils, pris aux envahisseurs britanniques. La raison pour laquelle, à Rorke's Drift comme en des milliers d'autres engagements militaires, des troupes occidentales inférieures en nombre anéantirent des armées tribales ou impériales tient à leur utilisation méthodique d'un armement meurtrier, à une discipline de fer, à leur capacité de tenir leur position jusqu'à la mort. Comme l'ont souligné à l'envi les guerres coloniales dès la prise de Mexico par Hernan Cortès, la troupe occidentale, même en nombre minime, est une formidable machine à tuer.
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Pourquoi les Britanniques ont-ils colonisé l'Afrique du Sud, l'Inde, l'Amérique du Nord ? Pourquoi ce ne fut pas au contraire l'Inde, l'Etat zoulou ou les tribus amérindiennes qui au contraire colonisèrent les îles Britanniques ? Pourquoi l'Europe occidentale n'a-t-elle pas été envahie par des forces étrangères depuis la fin de l'Empire romain, et pourquoi au contraire, de toutes parts, les Européens ont-ils asservi la presque totalité de la planète durant les derniers siècles ? C'est à répondre à ces questions que s'attache le livre de Victor Davis Hanson. Pour lui, cette aptitude remonte à la Haute Antiquité, il y a plus de 2 500 ans, lorsque les cités grecques et leurs phalanges de hoplites (fantassins cuirassés et armés de lances) se battaient les unes contre les autres en formations compactes et, surtout, furent capables de repousser et d'anéantir la menace de l'immense Empire perse au ve siècle avant notre ère. Les phalanges grecques (au maximum 50 à 60 000 hoplites coalisés) surent s'opposer à des armées multi-ethniques de centaines de milliers de soldats. Leur type de bataille devint en Méditerranée le « standard » militaire, particulièrement durant la période hellénistique. Il existe depuis lors un « paradigme occidental » de la guerre, transmis à Rome, adopté par les peuples barbares et alliés de Rome, survivant au Moyen Age puis réaffirmé avec éclat de la Renaissance à aujourd'hui. Cette forme occidentale de la guerre est, souligne V.D. Hanson, liée à la culture, c'est-à-dire à « la pratique du gouvernement, de l'économie, de la science, du droit, de la religion... ». Pour prouver l'existence de cette forme occidentale de la guerre, la comprendre, V.D. Hanson analyse des batailles qui s'échelonnent des Grecs à nos jours, sur tous les continents, et dans lesquelles des armées occidentales ont été impliquées ; non pas des batailles systématiquement gagnées par les Occidentaux, mais des exemples et des moments historiques qui illustrent les traits fondamentaux de cette culture si singulière et efficace au plan militaire.
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La première qu'il étudie est une bataille navale, Salamine. Elle eut lieu le 28 septembre 480 avant notre ère, entre une coalition grecque (Athènes, Sparte, etc.) et l'Empire perse (c'est-à-dire des Perses, leurs vassaux et nombre de troupes grecques). Elle fut particulièrement meurtrière : plus de 50 000 morts, noyés pour la plupart ou étripés et massacrés alors qu'ils tentaient de se sauver. Les citées grecques coalisées de Grèce du Sud, bien inférieures en nombre, avaient alors, selon V.D. Hanson, un avantage inappréciable sur les combattants de Darius, le roi de Perse : ils se voulaient libres et se battaient pour le rester. Quoique restreinte aux hommes et aux propriétaires, cette prétention « dut paraître singulière en des temps aussi reculés ». A la différence de tous les autres peuples de l'époque, les Grecs débattaient en permanence des options et des choix militaires et politiques. La cité grecque, son idéal, était aussi bien politique que militaire. Elle était en quelque sorte une armée en paix ou, inversement, son armée se trouvait être une cité en guerre. Et les citoyens de ce fait se battaient mieux parce que, écrit V.D. Hanson, « à la longue, les hommes se battent mieux quand ils savent avoir choisi librement l'occasion de leur mort ». Le fait est que le Grand Roi perse ne put vaincre la Grèce, malgré ses armées immenses. Il revint à Philippe de Macédoine d'asservir les cités en utilisant les avantages de la forme grecque de la guerre, l'améliorant même. Ce dernier s'appuya sur les divisions politiques des cités, comme sur le faible nombre de leurs armées citoyennes qui ne résistèrent pas à ses propres soldats et mercenaires. Les Macédoniens finirent par conquérir l'Empire achéménide. Quoique sujets d'un royaume, ils conservaient en leur sein cette eleutheria, cette liberté fondatrice de l'Occident. Celle-ci est demeurée un élément fondamental de la culture occidentale et s'est encore développée depuis quelques siècles. Au plan militaire, elle demeure un avantage crucial, comme le prouve, selon l'auteur, l'étude de la guerre du Viêtnam, menée par les Etats-Unis dans les années 60 et 70. Contrairement à une opinion répandue et à la propagande vietnamienne de l'époque, ce ne sont pas les combattants communistes, mais les militants occidentaux et les opinions publiques qui ont vaincu l'armée américaine. Ce sont l'Occident et sa liberté de parole qui ont par de multiples canaux - scientifiques, militants, artistiques, etc. - débattu contradictoirement. En l'occurrence, une telle propension a eu une conséquence militaire directe : le retrait américain. Mais de manière générale, la liberté de débat occidentale est favorable à la victoire à long terme. Ce sont en effet les Occidentaux qui ont tiré l'enseignement de la guerre du Viêtnam, et non les communistes vietnamiens. Ces derniers, selon V.D. Hanson, se rattachent à tous les despotismes autocrates de la Terre depuis celui du Grand Roi perse et de ses prédécesseurs de Mésopotamie, qui n'ont jamais produit autre chose que de la propagande et de la censure.
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La thèse de V.D. Hanson sur la supériorité du militarisme civique et de la liberté est séduisante. Une chose est certaine, vers le viiie siècle, les Grecs ont adopté une forme de guerre d'infanterie particulière et terriblement efficace : la phalange de hoplites munis de lances et lourdement cuirassés. Le corollaire de cette « révolution hoplitique » est l'exercice physique et militaire des citoyens, la discipline, la cohésion sans faille durant l'engagement et surtout la préférence pour le choc frontal et la « bataille décisive ». L'ordre de la phalange, où chaque citoyen-fantassin se trouve au coude à coude avec son voisin et pousse sur sa lance en protégeant ses camarades, pour efficace qu'il ait été, n'est pas resté immuable. Mais il a gardé sa forme spécifique et sa préférence pour le choc frontal et la bataille décisive jusqu'aux batailles napoléoniennes et aux charges meurtrières des Première et Seconde Guerres mondiales.
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C'est Alexandre le Grand qui, le premier, porta à son paroxysme la préférence pour le choc, comme le montre V.D. Hanson. Il compare ce dernier aux dictateurs du xxe siècle : « L'échec de ces autocrates antiques et modernes - l'empire d'Alexandre se désintégra en fiefs querelleurs avant d'être annexé par Rome ; le Reich millénaire de Hitler ne dura que treize ans - nous rappelle que la bataille décisive, la supériorité technique et une discipline inégalée ne donnent aux armées occidentales que des victoires temporaires si manquent les fondations correspondantes : liberté occidentale, individualisme, audit civique et gouvernement constitutionnel. Compte tenu de sa complexité et de ses origines, la pratique militaire occidentale est plus efficace quand elle reste dans les paramètres de sa naissance. » Alexandre fut donc le prototype de ces condottieri, caudillos et dictateurs de tous genres qui jalonnent l'histoire de l'Occident. Comme on le voit, V.D. Hanson ne fait pas l'apologie d'une hypothétique supériorité culturelle occidentale. De plus, il montre comment le meurtre et la destruction barbare de jeunes hommes est une abomination à l'échelle individuelle. Par exemple, lors de la défaite romaine de Cannes face aux mercenaires carthaginois dirigés par Hannibal, en 216 avant notre ère, 50 000 citoyens romains furent anéantis en quelques heures. Là, comme lorsque H. Cortès liquida systématiquement la résistance de Mexico, ce furent des fleuves de sang, des chairs éventrées, des souffrances sans nom. Dans la période contemporaine, la sensibilité collective face aux massacres a changé. Mais l'étude de la guerre du Pacifique entre les Etats-Unis et le Japon, de 1942 à 1945, permet à V.D. Hanson de souligner combien les paramètres fondamentaux de la culture politique occidentale demeurent militairement performants.
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Si la marine de l'Empire nippon a par exemple perdu la guerre, c'est que l'imitation et le dépassement technique de l'Occident réussis par le Japon au début du xxe siècle ne se sont pas accompagnés d'une révolution politique de type occidental. La chaîne de commandement est restée autocratique, incapable de souplesse et d'adaptation. Ce fait s'est révélé désastreux dans le feu même de l'action. Les amiraux japonais ont été incapables, à l'inverse de leurs adversaires américains, de discuter et réviser leurs plans de bataille. Le strict respect de la hiérarchie et l'obéissance aveugle à la tactique décidée par le chef suprême (sans débat ni discussion) se sont révélés néfastes. L'attitude de l'armée japonaise ou la folie autocrate hitlérienne ont sur la distance été inférieures à la permanente évaluation et discussion des états-majors alliés.
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Encore et toujours, la liberté, la raison scientifique, le règne de la loi sont plus efficaces pour déchirer, broyer et meurtrir les chairs, vaincre et imposer sa volonté, que le despotisme et l'asservissement. On comprend dès lors que l'occidentalisation du monde n'est pas un processus moral ou vertueux. Elle se développe parce qu'elle est - si l'on suit V.D. Hanson - militairement efficace.
8Dans une telle vision, la démocratie n'est pas la soeur de la paix, mais bien celle de la guerre, que seule aujourd'hui bride la logique du choc et de la guerre à outrance poussée à son extrême : l'holocauste nucléaire.