Deux biographies du conquistador Hernán Cortés et un récit sur la vie de sa compagne viennent d'être publiés. Ils éclairent aussi bien le processus de colonisation que celui de la lente et improbable fusion des cultures.
Cortés: un rêve métis? - Christian Duverger, Fayard, 2001.
1Début 1525, à la frontière mouvante entre les espaces de civilisation maya et aztèque (le Chiapas actuel, dans la péninsule du Yucatán au Mexique), le capitaine général de la Nouvelle-Espagne Hernán Cortés est enlisé depuis plusieurs mois dans la jungle. Parti de Tenochtitlán-Mexico qu'il a fini par soumettre et détruire quatre ans plus tôt au prix d'une expédition militaire et diplomatique proprement ahurissante, il est à ce moment précis en fâcheuse posture. Il a choisi la voie terrestre pour aller jusqu'au Honduras actuel châtier l'un de ses lieutenants dissidents. Il l'avait envoyé un an plus tôt chercher, au nom de l'empereur Charles Quint, le détroit permettant de passer de l'Atlantique au Pacifique (la mer du Sud). Mais, comme Cortés l'avait fait en 1519 avant de se lancer à l'assaut de l'Empire aztèque, Cristóbal de Olid avait décidé de jouer pour son propre compte.
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Pourquoi engager dans une aventure aussi périlleuse une troupe de milliers de guerriers indigènes, commandée par quelques centaines de conquistadors espagnols à l'armement redoutable ? On en discute encore : la voie maritime eut été plus évidente. Quoi qu'il en soit, dans un environnement hostile et inconnu, les hommes de Cortés et les dignitaires de l'Empire aztèque emmenés en otages doutent et perdent la foi en celui que le destin pourtant avait béni. Le charisme du chef de guerre, sa sagacité n'opèrent plus et la révolte gronde. Le tatloani (empereur) Cuauhtémoc et les dignitaires indigènes sont prêts pour la révolte. Le 28 février, «dans la touffeur de ce piège végétal», précise Christian Duverger, Cortés une fois de plus force un destin fragile. Il fait arrêter les chefs indigènes, les fait interroger par sa compagne-interprète si précieuse, Malinche. Le dernier tatloani est pendu, en pleine jungle, avec un autre prince. Il faudra encore l'énergie d'un homme certain de sa réussite, habitué aux revers de fortunes et assisté d'une garde rapprochée à la fidélité indéfectible, pour parvenir sur les côtes honduriennes. Son lieutenant a déjà été châtié par une première expédition punitive, et Tenochtitlan, où des fonctionnaires de Charles Quint ont été laissés au pouvoir, est à feu et à sang. Le capitaine général, à 37 ans, doit une fois de plus s'engager dans une mêlée complexe, où le pouvoir, l'appât de l'or, la religion et les passions se mêlent avec force.
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Tel est ce conquistador, un parmi des centaines qui s'abattirent sur le Nouveau Monde en ce début du xvie siècle. Par sa volonté et d'heureuses circonstances, il sut conquérir un Empire éblouissant, quoique singulièrement divisé. La vision de Bartolomé Bennassar, historien de l'Espagne et de l'Amérique latine, offre un impeccable tableau de la conquête cortésienne.
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Cortés est colon, puis l'un des hommes influents à Hispaniola (Haïti) de 1504 à 1511, enfin à Cuba de 1511 à 1519. Pour B. Bennassar, l'essentiel vient lorsque, après plusieurs expéditions infructueuses lancées sur ordre du gouverneur de Cuba, c'est à Cortés que ce dernier confie le soin d'aller razzier les côtes du Yucatán et de revenir chargé d'or.
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Ces expéditions étaient à la fois politiques, entrepreneuriales, religieuses, scientifiques. Celle de Cortés en 1519 ne fit pas exception. Elle se composait de militaires, d'artisans, de notaires, de religieux. Débarqué en terre maya, là où une expédition espagnole avait déjà accosté l'année précédente, Cortés acquiert, parmi un lot de femmes offertes en présent aux puissants espagnols, une esclave bilingue maya/nahuatl (langue des Mexica). Elle sera l'un des outils, voire l'outil principal de sa conquête, pour l'anthropologue C. Duverger.
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Le portrait et son souvenir actuel qu'en brosse la chercheuse australienne Anna Lanyon est en tout cas édifiant : elle joua un rôle considérable. B. Bennassar, lui, ne s'appesantit pas sur le rôle des indigènes et le rapport des conquistadors aux autochtones : c'est du destin d'un Cortés castillan, hidalgo pauvre mais à la famille étendue et aux réseaux de cour influents que parle B. Bennassar. Cortés acceptera, alors qu'il avait conquis un monde, de passer sous les fourches caudines de l'administration impériale de Charles Quint. Il perdra son omnipotence au Mexique très rapidement, et sera même contesté dans ses fiefs à la fin de sa vie, dans les années 1540, à une époque où son monde, ses réseaux et ses appuis sont en passe de mourir définitivement.
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L'un des grands intérêts de la publication simultanée de biographies, l'une de la plume d'un historien du xvie siècle et l'autre d'un anthropologue de la Mésoamérique, est de voir les différences. L'historien fait de Cortés un conquistador, certes fasciné par l'or et la civilisation aztèque/mexica, mais qui n'est pas véritablement subjugué. C'est un habile politique, qui sait utiliser l'esclave Malinche lorsqu'elle lui est nécessaire, la rejette ensuite. Il sait le dégât que la colonisation a causé dans les îles de Cuba et de Haïti et ne veut pas le reproduire. Il le dit explicitement et cherche à préserver les populations. Il sait aussi et surtout que son destin et sa mémoire sont également en Castille, en Espagne et dans l'Empire et que là, les jeux de pouvoir, les intrigues juridico-politiques sont essentiels. Toute l'activité de la fin de sa vie le montre.
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L'anthropologue C. Duverger a une intention démonstrative qu'il énonce avec clarté en quelques mots : «Parce que le projet de Hernán porte en lui, dès l'origine, l'indépendance du Mexique, c'est le modèle cortésien de métissage et de développement endogène qui va amener l'Espagne à concevoir, en réaction, une vraie stratégie de colonisation, oppressive et cynique.» Cortés fut, pour l'anthropologue, non seulement fasciné, mais bien plus absorbé par le Mexique. Et il fut, pense-t-il, à deux doigts de basculer et de faire sécession. Pour asseoir une telle conception, l'anthropologue décrit l'attitude du conquérant, dès son enfance et surtout lors de son long séjour dans les îles. Pour C. Duverger, Cortés aurait conçu un rêve de fusion des cultures. La volonté de métissage cortésienne se lirait précisément dans son union avec Malinche, la belle et intelligente esclave qui, de l'avis de C. Duverger, dura bien plus qu'on ne le dit, puis surtout ses ordonnances du bon gouvernement, s'opposant aux directives impériales, en refusant la mise en place d'impôts supplémentaires.
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Il y eut bien opposition entre Cortés et le pouvoir royal, ou même d'autres conquistadors. Plus que tous, il voulait que le Mexique demeure plein de ses nombreux habitants (que pourtant la maladie et la colonisation décimeront : de 25 millions en 1520 à 7,8 millions en 1548). Mais la grille de lecture de C. Duverger est appliquée trop systématiquement, et le lecteur doute souvent de l'argument.
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D'autres explications sont possibles. Des soldats espagnols sont-ils pris au piège dans des luttes sanglantes pour la conquête de Mexico ? Incendient-ils le Templo Mayor, renversent-ils les statues de dieux aztèques et Cortés les tance-t-il ? Voici, dit C. Duverger, une illustration du cheminement intérieur de Cortés vers sa «mexicanité». On peut y voir aussi, à bon droit, les directives du chef de guerre qui a montré, depuis Veracruz deux ans auparavant, combien la discipline inflexible est pour une troupe aussi faible dans un monde aussi peuplé (le Mexique central compte alors de quinze à vingt millions d'hommes) un avantage tactique crucial.
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Dans un autre registre, Cortés est réputé pour avoir un appétit sexuel insatiable, et ce depuis son plus jeune âge. Pour C. Duverger, ce trait est valable jusqu'à son aventure mexicaine, où ses motivations sont vues différemment. Là, Cortés se coulerait dans la peau d'un cacique local, entretenant un harem de prestige. L'affaire n'est pas démontrée. Il y a une autre explication, aussi simple et sûrement complémentaire. Cortés, comme tout guerrier et entrepreneur de l'époque, qu'il ait été Amérindien ou Espagnol, disposait des femmes comme d'un butin ou d'un présent, destiné à ses satisfactions domestiques et sexuelles, sauf celles qu'il épouse et sont destinées à fonder sa descendance. Le métissage n'est pas une oeuvre cortésienne volontaire. Les guerriers des époques prémodernes (avant l'Etat-nation) avaient comme prérogative et volonté de fonder souche et dynastie sous quelque latitude que ce soit.
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Le métissage est un processus social et politique de long terme. Comme le montre le livre d'Anna Lanyon, c'est surtout une utopie positive contemporaine, bien que les biographies de Cortés soulignent son engagement fort pour éviter la catastrophe, qui malgré tout arrivera. La figure de l'esclave acculturée Malinche est encore présente aujourd'hui, comme celle d'une traîtresse ou au contraire de la réalisation immédiate d'un métissage, qui en réalité n'existe toujours pas. Si Malinche a pu jouer le rôle de conseiller politique de Cortés, et si ce dernier a pu vaincre l'Empire mexica/aztèque, c'est sûrement que Cortés comprit et accepta le monde mexicain. Mais aussi parce que le monde méso-américain était profondément morcelé et divisé, sans conscience d'une quelconque identité politique. Il n'était pas scandaleux pour Malinche de prendre immédiatement fait et cause pour le conquérant, pas plus que pour les caciques de toutes les villes qui subissaient le joug des Mexica.
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La vie et l'oeuvre des conquistadors, et particulièrement celle de Hernán Cortés, s'inscrivent tout autant dans leur aventure personnelle que dans le rapport violent entre deux Empires (Mexica et Habsbourg), qui ne pouvait que tourner à l'avantage de l'Empire européen, au vue des techniques de guerres et des structures idéologiques et sociales dont il disposait.
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Le destin de Cortés se lit aussi dans la lignée de celui des hidalgos castillans qui, durant tout le Moyen Age, se sont élancés à la conquête de l'Andalousie maure, puis des «Indes d'Amérique».