Notes
-
[1]
Les opinions exprimées dans cet article le sont à titre personnel et n’engagent que leur auteur.
-
[2]
Un tiers des transports maritimes mondiaux transite en mer de Chine méridionale.
-
[3]
Le sinologue Jean François Billeter a commenté le rapport triplement problématique de la Chine à son présent, à son passé récent et à son passé ancien. Voir J.F. Billeter, Chine trois fois muette, Allia, Paris, 2016 [5e éd.].
-
[4]
Voir François Lafargue, « Zheng He, le symbole des ambitions retrouvées de la Chine », Questions internationales, n° 88, novembre-décembre 2017, p. 110-115.
-
[5]
Bill Hayton, « When Good Lawyers Write Bad History : Unreliable Evidence and the South China Sea Territorial Dispute », Ocean Development & International Law, vol. 48, n° 1, 2017, p. 17-34.
-
[6]
Le 19 janvier 1974, la bataille des Paracels opposa les marines chinoise et sud-vietnamienne. La Chine redoutait alors l’alignement du Vietnam bientôt réunifié sur l’URSS, tandis que le rapprochement sino-américain privait Saigon du soutien des États-Unis. L’affrontement fit 18 morts dans les rangs chinois, 53 du côté vietnamien.
-
[7]
Les Philippines ne revendiquent actuellement qu’une partie des Spratleys, ainsi que le récif de Scarborough. Le Vietnam revendique toutes les Spratleys ainsi que les Paracels.
-
[8]
Alexander L. Vuving, « South China Sea : Who occupies what in the Spratlys ? », The Diplomat, 6 mai 2016.
-
[9]
Shinji Yamaguchi, « Les stratégies des acteurs maritimes chinois en mer de Chine du Sud », Perspectives chinoises, n° 3, 2016, p. 23-32.
-
[10]
La formule est de l’amiral Harry B. Harris Jr., ancien commandant de la flotte américaine du Pacifique.
-
[11]
La Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI), émanation du think tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS), établit via photos satellites une documentation très précise des installations chinoises, disponible en libre accès sur son site (https://amti.csis.org).
-
[12]
Jean-Paul Pancracio, « La sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale du 12 juillet 2016 », Annuaire français de relations internationales, vol. XVIII, 2017, p. 639-657.
1 La mer de Chine méridionale aurait pu rester le cadre d’un banal conflit de voisinage entre États riverains : Chine – et Taïwan pour son propre compte –, Vietnam et Philippines surtout ; Malaisie, Brunei, voire Indonésie dans une moindre mesure. Ce différend dure depuis leur accession à l’indépendance ou son recouvrement au milieu du xxe siècle. Ici comme ailleurs, l’emprise croissante des États sur les espaces maritimes et sur leurs ressources naturelles, organisée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM, signée en 1982), y a stimulé les revendications.
2 Mais c’est l’ascension générale de la Chine dans les relations internationales et l’intensité des flux commerciaux [2] en mer de Chine méridionale qui ont changé la signification de cet espace pour l’ensemble des États de la planète. Rendus toujours plus interdépendants par le développement de la globalisation économique et par celui du droit international, les États perçoivent désormais cette zone comme le théâtre où se révèle le caractère de la nouvelle puissance chinoise, potentiellement capable de perturber la première et n’hésitant plus à ignorer le second.
3 Indicateur de l’insertion de la Chine dans son environnement régional et dans le système international, la mer de Chine méridionale est aussi devenue un lieu de rivalité stratégique avec les États-Unis. Vu de Washington, le comportement de Pékin met en cause, d’une part, la sécurité de ses alliés et de ses partenaires de défense régionaux et, d’autre part, la domination politique et militaire de l’Amérique, indissociable d’un certain ordre dont elle s’estime gardienne plus que partie prenante.
4 La situation suscite une inquiétude légitime. On s’acharne parfois à la rendre plus périlleuse encore : l’émiettement d’îlots et de récifs dans la mer de Chine méridionale équivaudrait à une « poudrière balkanique » qui pourrait constituer le terrain d’une prochaine guerre de grande ampleur. On ne peut tout à fait exclure que le durcissement des régimes sur les deux rives du Pacifique ne vérifie ces prophéties autoréalisatrices.
Le passé, le passif et les passions
5 L’utilisation de l’histoire représente un phénomène ordinaire dans les innombrables différends territoriaux que connaissent les relations internationales. Elle a ceci de particulier, dans le cas de la Chine, que l’État-parti fonde lui-même sa légitimité intérieure et l’ensemble de sa politique étrangère sur le travestissement délibéré du passé récent et sur l’exaltation myope du passé ancien [3]. Il existe de la sorte une solidarité profonde entre les positions particulières adoptées par Pékin dans l’affaire de la mer de Chine méridionale et les croyances au principe même du pouvoir chinois et de la projection de sa puissance dans le monde.
6 Le « grand ressourcement de la nation chinoise », ce rêve chinois évoqué par l’actuel président Xi Jinping, est devenu l’objectif ultime et la raison d’être du Parti communiste. Selon une lecture devenue habituelle, Xi Jinping incarne une « nouvelle ère » de la République populaire de Chine : Mao Zedong l’a relevée, Deng Xiaoping l’a enrichie, il la rendra puissante. Ainsi est établie une cohérence depuis la fondation du régime en 1949, qui prend son sens avec la clôture du « siècle des humiliations » né de l’intrusion occidentale au xixe siècle. Or, celle-ci avait été rendue possible par la diplomatie de la canonnière et les traités inégaux. C’est par la puissance maritime et le droit international que s’était opéré l’abaissement d’un État « plus ancien que l’histoire » – selon la formule romantique utilisée en 1964 par le général de Gaulle et que ne dédaignerait pas le régime actuel.
7 Pour Pékin, les droits de la Chine sur les îles et les espaces de la mer de Chine méridionale sont censés se confondre avec cette superbe et immémoriale continuité. Inutile de regarder de trop près l’étonnant brassage de marins venus de toute l’Asie qui s’y est produit, depuis le début de notre ère, hors de toute maîtrise étatique. Mieux vaut évoquer le souvenir glorieux de l’eunuque Zheng He, érigé de nos jours en symbole de l’ascension pacifique de la Chine [4]. Ses sept expéditions (1405-1433) à travers les mers orientales, qui étaient le fruit d’une réelle supériorité navale acquise sous les Song (xe-xiiie siècle), avaient rétabli le prestige des Ming dans toute l’Asie du Sud-Est au sortir de l’occupation mongole et après l’usurpation du pouvoir par l’empereur Yongle (1360-1424).
8 Comme l’a relevé Bill Hayton, il n’existe en vérité pas de différend interétatique réel dans la zone avant le début du xxe siècle [5]. Du fait de son entreprise coloniale, la France en a été l’un des principaux protagonistes. Le 26 juillet 1933, on pouvait ainsi lire dans le Journal officiel de la République française que six îles de l’archipel des Spratleys « relèvent désormais de la souveraineté française » avec les îlots qui en dépendent. Des actes d’administration y eurent encore lieu, ainsi que dans l’archipel des Paracels, jusqu’après le déclenchement de la guerre d’Indochine.
Un tournant dans la politique étrangère de la Chine ?
9 La seconde moitié du xxe siècle a vu l’occupation progressive des éléments insulaires par les nouveaux États riverains. Dès les années 1950, Taïwan s’installe sur l’île d’Itu Aba, la plus vaste de l’archipel des Spratleys et la seule qu’il occupe jusqu’à nos jours. Dans les Paracels, le Sud-Vietnam succède à la France dans le groupe d’îlots dit du Croissant. Quant à la République populaire, elle prend des positions dans le groupe d’îlots appelé Amphitrite, et notamment sur l’île Boisée, qui devait devenir en 2012 le siège d’une nouvelle ville-préfecture censée administrer l’ensemble des revendications chinoises (Sansha). En 1974, alors que s’achève la guerre du Vietnam, les Chinois se rendent maîtres de l’ensemble de l’archipel au terme de la bataille des Paracels [6].
La mer de Chine méridionale, revendications et tensions
La mer de Chine méridionale, revendications et tensions
Réalisation : Cyrille Suss Cartographe. © Dila, Paris, 201810 Pour éviter le même résultat dans les Spratleys, où les Philippines sont déjà présentes depuis le début de la décennie [7], Hanoï prend l’initiative d’annexer plusieurs îlots au moment de la chute de Saigon. C’est à cette époque que le différend prend véritablement une dimension publique. Il culminera en 1988 avec un nouvel affrontement sino-vietnamien dans les Spratleys.
11 Arrivée tardivement dans cet archipel, la Chine doit se contenter des éléments insulaires les plus médiocres. Elle occupe toujours, à l’heure actuelle, sept îlots, contre une vingtaine pour le Vietnam et une dizaine pour les Philippines [8]. L’idée d’un tournant récent dans la politique étrangère de la Chine est donc à nuancer. Son dernier acte d’expansion territoriale incontestable remonte à 1994, lorsqu’elle s’est emparée du récif Mischief aux dépens des Philippines.
12 Certes, l’actuel diagnostic d’une nouvelle « assertivité » – selon un terme en vogue – repose sur des éléments concrets. En octobre 2017, le monde entier a pu entendre le président Xi Jinping, lors du xixe congrès du Parti communiste chinois (PCC) qui a consacré son pouvoir, évoquer la centralité croissante de son pays dans les relations internationales. La rupture avec les conseils de prudence en politique étrangère de Deng Xiaoping a ouvert la voie, en mars 2018, à la liquidation de son héritage en politique intérieure avec la suppression de la limite des mandats présidentiels. Or, Xi Jinping s’est assuré, à grand renfort de propagande, que son intransigeance en mer de Chine méridionale constitue l’un des plus importants titres de gloire de ses premières années à la tête du PCC.
13 Dès 2009, en réaction à une demande du Vietnam et de la Malaisie à la Commission des limites du plateau continental, la Chine avait fait connaître sa ligne en neuf traits, dont la forme en « U » englobe la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale. Publiée par la Chine républicaine en 1947, la carte est vraisemblablement issue de travaux antérieurs d’un géographe nationaliste.
14 Pour faire respecter ses prétentions, la Chine a ensuite renforcé la coordination de ses acteurs maritimes [9] – agences d’application de la loi maritime, gouvernements locaux, milices de pêcheurs, marine de l’Armée populaire de libération – dont l’éclatement avait parfois été désigné comme la cause de certains incidents. En mars 2018, des ajustements institutionnels ont poursuivi cette consolidation. Les gardes-côtes sont placés sous l’autorité de la Police armée du peuple (PAP), c’est-à-dire sous contrôle militaire. L’Administration océanique d’État est supprimée et ses missions sont partagées entre le ministère de l’Écologie et de l’Environnement et un nouveau ministère des Ressources naturelles. La réforme vise à rapprocher la défense des revendications en mer des orientations générales de politique étrangère.
15 La dimension la plus spectaculaire de ces revendications est sans conteste la construction, depuis fin 2013, de la « grande muraille de sable » [10] qui a permis à la Chine de – littéralement – bétonner ses positions dans les Spratleys. Les travaux de remblaiement, désastreux pour les écosystèmes coralliens, ont permis la création de sept bases désormais largement militarisées, qui s’ajoutent à celles développées de façon concomitante dans les Paracels.
16 La Chine y a installé des bâtiments administratifs, des panneaux solaires, des infrastructures portuaires, des pistes d’atterrissage, des tunnels souterrains affectés au stockage de munitions, des hangars pour l’aviation, des phares, des tours de transmission surmontées de radômes, des équipements de brouillage militaire. Elle y aurait déployé, au cours des deux dernières années, des batteries de missiles surface-air HQ-9, des missiles de croisière antinavire YJ-12, des avions de transport Y-8, des hélicoptères de transport Z-8, des chasseurs J-10 et J-11 ou encore un drone de surveillance BZK-005.
17 Ces îlots sont aussi devenus des bases navales qui accueillent régulièrement des bâtiments de la marine chinoise et des navires de patrouille des gardes-côtes [11]. En mai 2018, l’organisation par l’aviation chinoise d’un exercice de décollage et d’atterrissage de bombardiers stratégiques, dont un exemplaire du dernier modèle H-6K, a été dénoncée par le Pentagone comme une nouvelle étape dans la militarisation des îles. La présence civile est également développée dans les Paracels via l’organisation de séjours de « tourisme patriotique » à l’intention des ressortissants chinois les plus zélés.
18 En parallèle, des incidents variés sont intervenus. Les cas de harcèlement de pêcheurs d’autres États riverains sont innombrables. L’installation éphémère, en 2014, de la plateforme pétrolière Haiyang Shiyou 981 à proximité des côtes vietnamiennes a provoqué une importante crise diplomatique entre les deux pays. En retour, les pressions sur les entreprises de prospection du Vietnam restent constantes. En mars 2018, l’entreprise publique PetroVietnam (PVN) a annulé un projet mené avec son partenaire espagnol Repsol.
19 Les tensions avec la marine américaine avaient donné lieu dès 2009 à l’épisode de l’USNS Impeccable – un bâtiment américain approché par la marine chinoise en pleine opération de surveillance sous-marine. En décembre 2016, la saisie d’une sonde sous-marine américaine au nord-ouest de la baie de Subic, au-delà des limites de la ligne en neuf traits, a été interprétée comme un test à l’égard de la nouvelle administration Trump, avant même sa mise en place. En 2012, la Chine avait aussi commencé à interdire l’accès au récif de Scarborough (indépendant des deux archipels) aux pêcheurs philippins, ce qui constitua l’une des raisons du recours à une procédure arbitrale par Manille l’année suivante.
Une sentence arbitrale en trompe-l’œil
20 Contrairement à une idée reçue, la sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale du 12 juillet 2016 s’est prononcée sur peu de questions, mais peut-être pas tout à fait en vain.
Une portée limitée
21 Constitué conformément à l’annexe VII de la CNUDM, le tribunal arbitral ne pouvait que connaître d’un différend relatif à l’interprétation ou à l’application de la Convention. Celle-ci ne règle pas en elle-même la question de la souveraineté d’un État sur tel ou tel élément insulaire. La CNUDM offre la faculté à un État partie de déclarer qu’il exclut de la procédure de règlement certaines catégories de différends, en particulier ceux qui concernent les délimitations de zones maritimes. La Chine avait valablement émis une telle déclaration. C’est pourquoi les arbitres ne pouvaient ni attribuer les îles de mer de Chine méridionale à la Chine ou aux Philippines, ni délimiter les espaces maritimes sur lesquels la souveraineté de ces États, exercée à raison de tel ou tel élément insulaire, leur donnerait un droit.
Pour aller plus loin
Le différend de mer de Chine méridionale ne doit pas être confondu avec celui de mer de Chine orientale. Cet espace, qui s’étend entre la Chine, Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, est surtout connu pour les îles Senkaku, occupées par le Japon mais revendiquées par la Chine sous le nom d’îles Diaoyu, et par Taïwan sous le nom d’îles Diaoyutai.
L’archipel consiste en cinq îlots et trois rochers, tous inhabités. Contrôlées par le Japon à partir de 1895, les îles passent sous administration des États-Unis de 1945 à 1972 en tant que partie intégrante de l’Administration civile américaine des îles Ryukyu. La souveraineté est contestée par la Chine et Taïwan à partir de 1971, au moment du retour des îles au Japon et de la découverte de réserves de pétrole.
Les « deux Chines » allèguent l’appartenance des îles à l’Empire chinois avant 1895 et tiennent l’occupation japonaise pour une survivance de la période impérialiste. Elles soutiennent qu’elles devraient leur revenir conformément aux termes de la déclaration de Potsdam du 26 juillet 1945 et du traité de San Francisco de 1951, une interprétation que rejette fermement le Japon.
À la question de la souveraineté sur les îles s’ajoute un différend qui porte sur la délimitation des zones économiques exclusives revendiquées par les deux États. En 2013, un accord sur la pêche a pu être conclu entre le Japon et Taïwan.
En 2010, la collision d’un chalutier chinois avec des navires de gardes-côtes japonais à proximité des îles, suivie par la détention du capitaine par les autorités japonaises, avait suscité une crise diplomatique entre la Chine et le Japon. Le différend a été réactivé en 2012, lorsque le gouvernement japonais a pris l’initiative de nationaliser trois des îles, restées jusque-là propriété privée d’un homme d’affaires, pour couper court à des projets de développement du gouverneur de Tokyo qui auraient encore aggravé les tensions avec la Chine. Cet épisode, survenu à peu près au moment de l’anniversaire de l’incident de Moukden, déclencheur de l’invasion de la Mandchourie en 1931, avait à son tour déclenché des manifestations anti-japonaises, parfois violentes, dans plusieurs grandes villes chinoises.
L’année suivante, la Chine avait déclaré une zone d’identification de la défense aérienne (ZIDA) au-dessus de la mer de Chine orientale, incluant expressément l’espace aérien surjacent aux Senkaku. Les dernières années ont vu une recrudescence des incursions chinoises à proximité des îles mais aussi, en décembre 2017, un accord sino-japonais sur la mise en place d’un mécanisme de consultation et de gestion de crises afin de désamorcer les risques de rencontres navales et aériennes.
Non moins passionnelle que celle qui prévaut dans la mer du Sud, la situation dans la mer de l’Est présente une différence juridique aux conséquences stratégiques majeures et probablement stabilisatrices. Bien que la politique des États-Unis consiste officiellement à ne prendre parti, sur le fond, dans aucun différend territorial, Washington considère que les îles Senkaku sont couvertes par son traité de défense mutuelle avec Tokyo, qui prévoit une obligation d’assistance en cas d’attaque armée sur un territoire « sous l’administration du Japon » – une formule qui implique davantage que l’espace sur lequel le Japon exerce sa souveraineté. Cette interprétation, explicitée par Barack Obama en 2014, a été confirmée par James Mattis en février 2017.
À l’inverse, le traité de défense entre les États-Unis et les Philippines parle, de façon plus restrictive, du « territoire métropolitain » et « des îles sous la juridiction » des Philippines. Sauf à rompre avec leur politique de neutralité et à prendre parti pour les Philippines dans les Spratleys ou sur le récif de Scarborough, en les reconnaissant comme espaces sous la souveraineté philippine, les États-Unis ne seraient donc pas tenus de les défendre en cas d’agression chinoise.
Charles-Emmanuel Detry
22 Le tribunal a toutefois estimé que, en dépit de ces limites à sa compétence, il pouvait se prononcer sur la plupart des demandes des Philippines, et notamment sur la compatibilité avec la CNUDM de la ligne en neuf traits et des prétentions chinoises à des droits historiques sur la zone. Pouvait-on logiquement dissocier cette question du problème de la souveraineté et des délimitations maritimes ? Si la compétence du tribunal a été discutée bien au-delà des cercles chinois [12], c’est en Chine que la contestation de la sentence a pris la forme la plus violente. Ainsi, le diplomate de haut rang et ancien conseiller d’État Dai Bingguo a-t-il jugé qu’elle n’était qu’un morceau – on n’est pas très loin du « chiffon » – de papier.
23 La sentence conclut à l’incompatibilité d’une revendication de droits historiques à l’intérieur de la ligne en neuf traits avec la CNUDM. Elle décide également qu’aucune des îles Spratleys n’est apte, dans sa configuration naturelle, à accueillir une habitation humaine ou une vie économique propre, ce qui en fait juridiquement des rochers dépourvus de zone économique exclusive et de plateau continental. Cette caractéristique permet également aux arbitres de constater, sans se prononcer sur la question du règlement de la souveraineté ou des délimitations, que certains éléments se trouvent en toute hypothèse au-delà de ce à quoi la Chine pourrait prétendre, et font partie de la zone économique exclusive des Philippines. C’est notamment le cas du récif Mischief, qui accueille l’une des trois grandes bases chinoises des Spratleys. Selon la sentence arbitrale, la Chine a donc violé les droits souverains des Philippines en entravant la pêche et en construisant sur ce récif des îles artificielles.
24 Une présence continue de la Chine sur Mischief constitue dorénavant le signe le plus flagrant du maintien de Pékin dans l’illégalité. La recherche par Rodrigo Duterte, l’erratique président philippin, d’une politique plus équidistante entre les États-Unis et la Chine n’a pas joué en faveur de l’application de la sentence, laquelle reste cependant un acquis pour tout règlement à venir.
25 Les arbitres avaient condamné le blocage du récif de Scarborough aux pêcheurs philippins, auxquels la Chine a rouvert l’accès en octobre 2016. Un modus vivendi semble donc avoir été trouvé, qui exclut toute militarisation du récif. La Chine a en outre cherché, de façon encore peu convaincante, à rapprocher ses revendications des catégories admises en droit international en ne faisant plus de la ligne en neuf traits et des droits historiques leur fondement.
Réactions américaines et occidentales
26 À travers leur programme d’Opérations de liberté de navigation (Freedom of Navigation Operations, FONOPs), les États-Unis entendent pour leur part défendre le droit international en navigant partout où celui-ci le permet. Au 1er juin 2018, l’administration Trump avait conduit sept opérations de ce type en un an – contre quatre dans la même période pendant le second mandat de Barack Obama. Les États-Unis dépensent beaucoup d’énergie à présenter ces opérations comme les simples composantes d’un programme global de contestation des prétentions excessives sur les espaces maritimes, nullement tourné contre la seule Chine. En rappelant que Washington n’a jamais ratifié la CNUDM, Pékin a de son côté beau jeu de faire observer que les États-Unis semblent toujours plus empressés de faire respecter le droit international par les autres que par eux-mêmes…
27 Dans la foulée de l’édition 2018 du Dialogue Shangri-La à Singapour, au cours duquel le secrétaire américain à la Défense James Mattis a accusé la Chine d’intimidation et de coercition, des sources proches du Pentagone ont annoncé une réflexion en cours sur un renforcement des FONOPs. Elle démontre, s’il en était encore besoin, que les FONOPs constituent bien une pièce essentielle du dispositif stratégique américain face à un problème perçu comme spécifiquement chinois. Il est néanmoins douteux qu’elles suffisent à le résoudre, bien que la France et le Royaume-Uni aient également annoncé qu’ils poursuivraient leurs propres opérations dans la zone.
28 Simultanément, on assiste au triomphe dans les chancelleries de la notion de « région Indo-Pacifique libre et ouverte », un code diplomatique des démocraties maritimes que la Chine ne peut que percevoir comme une tentative d’encerclement. Son isolement s’est accentué avec le retrait de son invitation au RIMPAC (Rim of the Pacific Exercise), l’exercice militaire de grande envergure conduit tous les deux ans par plusieurs marines nationales sous l’égide de l’armée américaine. Pékin y avait participé en 2014 et en 2016.
La Chine et « sa » mer du Sud
29 Dans son Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron a identifié une série de trois buts abstraits que se donnent les États dans leurs relations internationales : la sécurité, la puissance et la gloire. Les motivations de la Chine en mer de Chine méridionale sont souvent formulées en termes de sécurité. La maîtrise de cet espace s’insérerait dans une stratégie globale de protection de ses approvisionnements en matière premières et de ses exportations ou de sanctuarisation de ses fonds marins jugée nécessaire à la crédibilité de sa dissuasion nucléaire.
30 La quête de puissance n’est pas absente et la Chine ne s’en cache pas. Xi Jinping a personnellement assigné à son pays l’objectif de devenir une grande puissance maritime. En avril 2018, la Commission militaire centrale a organisé en mer de Chine méridionale ce qu’elle a présenté comme le plus grand défilé naval de l’histoire de l’armée chinoise (10 000 officiers de marine, 48 navires et sous-marins, 76 avions de chasse). En la présence de Xi Jinping, quatre chasseurs ont décollé du Liaoning, qui demeure à ce jour le seul porte-avions chinois opérationnel.
31 Ces démonstrations de force suggèrent que la motivation fondamentale de la Chine pourrait être une recherche de prestige. Raymond Aron note, à propos de la gloire, qu’elle est une notion vide et contradictoire : elle est la plus forte chez celui qui veut la posséder, or ne la possède vraiment que celui qui la fait triompher dans la conscience des autres au-delà de la sienne propre. Aussi n’a-t-on jamais fini de la rechercher, et nourrit-t-elle les confrontations les plus susceptibles de montée aux extrêmes.
32 Le sens profond du différend de mer de Chine méridionale serait alors l’impossibilité pour la Chine, aveuglée par le récit grandiloquent de son passé, de tolérer plus longtemps la domination, dans une région dont elle se sent le chef de file, d’une Amérique à laquelle elle réclame l’égalité de statut. De son côté, l’Amérique considère encore cette domination, avec toute la force de ses certitudes morales, comme consubstantielle à son rôle d’unique superpuissance légitime.
Notes
-
[1]
Les opinions exprimées dans cet article le sont à titre personnel et n’engagent que leur auteur.
-
[2]
Un tiers des transports maritimes mondiaux transite en mer de Chine méridionale.
-
[3]
Le sinologue Jean François Billeter a commenté le rapport triplement problématique de la Chine à son présent, à son passé récent et à son passé ancien. Voir J.F. Billeter, Chine trois fois muette, Allia, Paris, 2016 [5e éd.].
-
[4]
Voir François Lafargue, « Zheng He, le symbole des ambitions retrouvées de la Chine », Questions internationales, n° 88, novembre-décembre 2017, p. 110-115.
-
[5]
Bill Hayton, « When Good Lawyers Write Bad History : Unreliable Evidence and the South China Sea Territorial Dispute », Ocean Development & International Law, vol. 48, n° 1, 2017, p. 17-34.
-
[6]
Le 19 janvier 1974, la bataille des Paracels opposa les marines chinoise et sud-vietnamienne. La Chine redoutait alors l’alignement du Vietnam bientôt réunifié sur l’URSS, tandis que le rapprochement sino-américain privait Saigon du soutien des États-Unis. L’affrontement fit 18 morts dans les rangs chinois, 53 du côté vietnamien.
-
[7]
Les Philippines ne revendiquent actuellement qu’une partie des Spratleys, ainsi que le récif de Scarborough. Le Vietnam revendique toutes les Spratleys ainsi que les Paracels.
-
[8]
Alexander L. Vuving, « South China Sea : Who occupies what in the Spratlys ? », The Diplomat, 6 mai 2016.
-
[9]
Shinji Yamaguchi, « Les stratégies des acteurs maritimes chinois en mer de Chine du Sud », Perspectives chinoises, n° 3, 2016, p. 23-32.
-
[10]
La formule est de l’amiral Harry B. Harris Jr., ancien commandant de la flotte américaine du Pacifique.
-
[11]
La Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI), émanation du think tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS), établit via photos satellites une documentation très précise des installations chinoises, disponible en libre accès sur son site (https://amti.csis.org).
-
[12]
Jean-Paul Pancracio, « La sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale du 12 juillet 2016 », Annuaire français de relations internationales, vol. XVIII, 2017, p. 639-657.