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Article de magazine

Quand l'ascenseur social tombe en panne

Page 17

Notes

  • [1]
    Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe, Hommes et Groupes, 1987.
  • [2]
    Camille Peugny, Le Déclassement, Grasset, 2009
  • [3]
    Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer, « Les deux face objective/subjective de la mobilité sociale », Sociologie du travail, vol. XLVIII, n° 4, octobre-décembre 2006.

De plus en plus fréquent, le déclassement peut se vivre comme une injustice générationnelle, parfois comme un échec personnel. Il dessine en tout cas une expérience singulière du monde social.

1Moins bien réussir dans la vie que ses parents?: peu d’idées heurtent aussi frontalement nos catégories de pensée et nos façons de nous représenter la société. Difficile de se défaire de l’imaginaire du progrès et de l’amélioration continuelle des statuts que nous ont légués les trente glorieuses. Une époque où la démocratisation de l’enseignement, combinée aux transformations structurelles de l’économie (déclin des agriculteurs, du travail en usine, explosion du nombre de cadres…), avait nourri des flots importants de mobilité sociale ascendante.?

Des anomalies  ?

2Jusque récemment, ceux qui ne parvenaient pas à s'élever dans l'échelle sociale, ou au moins à y maintenir la position parentale, étaient regardés comme des anomalies. En 1987, dans La Névrose de classe[1], Vincent de Gaulejac jugeait ainsi les phénomènes de « descension objective (...) statistiquement dérisoires ». Il pointait cependant déjà la condition psychique particulière de ces déclassés, faite de « sentiments essentiellement négatifs »  : dévalorisation narcissique, humiliation, jalousie, amertume... Il citait le cas de cette Madame X, fille d'un célèbre écrivain-philosophe. Devenue institutrice dans un village de la Drôme, mariée à un ouvrier ébéniste (licencié en psychologie  !), elle ne veut plus entendre parler de son père. Elle a coupé les ponts avec sa famille, et refuse systématiquement les sollicitations de journalistes et chercheurs qui souhaitent recueillir son témoignage sur la figure paternelle. Tel est le dilemme auquel est confrontée Madame X, face à l'improbabilité de devenir elle-même illustre  : n'être qu'une héritière, n'exister qu'à travers son père « en gérant sa position de "fille de" » en entretenant sa mémoire (publication de l'œuvre, des correspondances...), ou bien « disparaître pour exister », se replier dans l'anonymat pour cesser d'être rapportée à cette encombrante figure.

3Atypique, le cas de Madame X condense néanmoins les traits majeurs de l'expérience du déclassement, qui se traduit principalement selon V. de Gaulejac par un « désinvestissement des objets sociaux »  : travail, relations sociales, diplômes, engagements militants et associatifs... Un repli sur soi qui se crispe néanmoins sur la question du logement, dernier moyen « de compenser, réparer, occulter l'échec social ou professionnel », ultime parade pour (se) faire croire que l'on est toujours à la même place  : « Vivre dans un château, même sans argent, c'est encore être châtelain. » Le sociologue prophétisait néanmoins qu'avec sa probable généralisation, le « vécu de la régression » changerait, devenant « socialement moins inadmissible et psychologiquement moins dévalorisant ».

Une expérience douloureuse

4Vingt ans plus tard, l'enquête du sociologue Camille Peugny a apporté un démenti certain à cette note d'optimisme  [2]. Le déclassement a beau s'être banalisé statistiquement (voir l'encadré Déclassement : la pente s'accentue), l'expérience n'en reste pas moins douloureuse selon les témoignages recueillis par C. Peugny auprès d'enfants de cadre. Le sociologue distingue néanmoins deux cas de figure. Quand le père est le premier de la lignée à devenir cadre, les déclassés tendent à mobiliser une identité générationnelle  : ils estiment faire partie d'une « génération sacrifiée » et prise en étau. D'un côté, la génération, dorée, de leurs parents, qui a eu la vie facile, notamment en termes d'emploi. Une hôtesse d'accueil, fille de cadre de la fonction publique, compare ainsi les deux trajectoires  : « Quand même, bac + 2 pour répondre au téléphone, c'est dingue quand on y pense... Mon père, avec le BEPC, il dirige une équipe  ! » De l'autre, de nouveaux arrivants sur le marché du travail, plus jeunes et encore plus diplômés, qui viennent « menacer une position déjà fragile ». « Quand on se retrouve, qu'on a 35/40 ans, et que c'est un petit jeune qui a même pas 30 ans, qui va devenir le responsable et vous diriger, quelque part, oui, c'est frustrant, ça, c'est clair », estime un employé, fils de cadre supérieur dans le secteur bancaire. S'estimant « trompés », car encouragés par leur famille et les pouvoirs publics à pousser le plus loin possible leurs études sans pouvoir rentabiliser cet effort, ils accusent un système scolaire inadapté, les « patrons » qui profitent de cette main-d'œuvre qualifiée et bon marché, mais aussi le « gouvernement » qui aurait trouvé là le moyen de diminuer le chômage des jeunes.

5Quand, en revanche, la position de cadre est inscrite dans la lignée (petits-enfants de cadres ou de professions intellectuelles supérieures), le déclassement est davantage vécu sur le mode de l'échec personnel, tel que le décrivait V. de Gaulejac. Les parcours scolaires, tout à fait honorables si l'on s'en tient au niveau des diplômes, se révèlent plus accidentés (nombreuses réorientations), et les enfants ont une vive conscience d'avoir déçu des aspirations parentales qui n'avaient même pas besoin d'être dites tant elles étaient évidentes. Souvent « agités par l'angoisse d'avoir rompu l'histoire glorieuse de la lignée », ces déclassés entretiennent des relations malaisées avec leur famille. La question du travail devient vite taboue tant elle est gênante pour les deux parties. La comparaison avec une sœur ou un frère plus brillant, elle, est à la fois inévitable et insupportable. D'où des formes de repli sur soi, à l'instar de cette vendeuse de 44 ans, fille d'ingénieur, qui a refusé une promotion (« À 40 ans passés  ? (...) Qu'est-ce que ça changerait au fond  ? ») et revendique sa distance au monde  : « Parce que finalement aujourd'hui, qu'est-ce qui fait que les gens se trouvent socialement reconnus  ? C'est de rouler dans une grosse BMW. C'est sordide je trouve. (...) Voilà, je suis acteur par obligation, faut bien manger, mais sinon je vis en spectatrice. Leur lutte à eux, ça ne m'intéresse pas. Moi je me retire. »

Un univers idéologique à part

6Rageurs ou défaitistes, les déclassés dessinent en tout cas un univers idéologique à part. D'un côté, ils adhèrent fortement à un discours sur les « valeurs » qu'il s'agirait de restaurer, en particulier à l'école  : « Le travail des enseignants, c'est l'autorité. (...) On ne crache pas sur son voisin, on ne dit pas "ta gueule ", on dit  "merci ", "s'il te plaît ", je crois que c'est important et que c'est des notions qui se perdent », estime cette employée de 35 ans (fille de cadre du privé). Ne se reconnaissant guère dans le monde dans lequel ils vivent, ils supportent également assez mal la présence d'immigrés jugés trop nombreux (« Dans cinquante ans, (...) ça va être le Maghreb ici ») et profiteurs.

7De l'autre côté, leur discours économique et social est une combinaison originale d'hostilité au libéralisme économique et de critique de « l'assistanat ». Appartenant au salariat d'exécution, craignant pour leur emploi (« du jour au lendemain, tout peut basculer »), ils formulent vis-à-vis de l'État une forte demande de protection (défense des 35 heures, lutte contre les délocalisations). Mais cette solidarité ne doit, selon eux, pas s'étendre aux chômeurs et aux exclus, accusés comme les immigrés de profiter du système  : « Le RMI quand même, c'est un peu facile je trouve. Pas besoin de travailler  ! J'aurais pu me laisser aller moi aussi  ! (...) Bah non, j'ai toujours travaillé. Toujours. J'ai toujours eu le courage de me lever le matin et d'aller bosser (...). Pour moi, c'est ma réussite », explique cet employé de banque (père cadre commercial). Il y a là, selon C. Peugny, un effet propre du déclassement  : à autres caractéristiques (sexe, âge, diplôme...) égales, les déclassés ont deux fois plus de chances que les autres de penser que le RMI « incite ses bénéficiaires à se contenter de l'aide sociale ». Selon le sociologue, cette ambivalence envers les exclus trahit leur souci de distinction  : dans une trajectoire marquée par l'échec, le fait d'avoir toujours travaillé est constitué comme un fait méritoire. Le courage et la volonté deviennent des valeurs compensatoires quand l'école ne tient pas ses promesses.

Tout le monde veut-il grimper l'échelle sociale  ?

8Le tableau dressé par C. Peugny (fondé, rappelons-le, sur l'étude de trajectoire fortement descendante) est sombre. Trop sombre  ? Les sociologues Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer ont en tout cas montré qu'il n'y avait pas nécessairement concordance entre la mobilité objective, telle que peuvent la décrire les chercheurs, et la mobilité ressentie par les individus  [3]. Des femmes qui reprennent un petit emploi (animatrice en maison de retraite, secrétaire) à temps partiel après avoir élevé leurs enfants reconnaissent volontiers leur déclassement objectif, mais n'en tirent aucune amertume. Elles aiment leur travail, l'ambiance qui y règne, l'autonomie qui leur est accordée. Ce conducteur d'engins, fils de chef d'agence maritime, se sait moins haut que son père, mais envisage sa situation comme transitoire car il a un projet de carrière. Plus généralement, les individus déclassés jugent leur mobilité selon des critères plus larges que l'emploi  : ils se sentent du même milieu social que leurs parents par leur manière de vivre, leur éducation. Ou bien parfois le déclassement professionnel est-il compensé par le fait de se sentir « mieux loti » du simple fait du progrès des conditions de vie. Tout le monde, en tout cas, ne semble pas obsédé par le souci de s'élever ou simplement de se maintenir dans l'échelle sociale des professions.

9L'augmentation des risques de déclassement invite ainsi à une réflexion sur les critères de la réussite sociale. Car si des arrangements individuels sont toujours possibles, le modèle méritocratique dominant (« quand on veut, on peut ») reste souvent cruel pour des individus qui, selon C. Peugny, « ont voulu, qui se sont donné les moyens de pouvoir, mais qui au final ne peuvent pas ».

Déclassement : la pente s'accentue

La mobilité sociale ascendante a toujours été numériquement plus importante que le déclassement. Mais le différentiel s'est nettement amoindri  : les hommes de 40 ans nés entre 1944 et 1948 étaient 2,2 fois plus nombreux à monter qu'à descendre  ; ceux nés entre 1959 et 1963 ne l'étaient plus qu'1,4 fois.
Près de la moitié des fils de cadre nés entre 1959 et 1963 connaît par exemple le déclassement  : à l'âge de 40 ans, 24 % d'entre eux sont employés ou ouvriers (14 % dans la génération 1944-1948), et 23 % se classent dans les professions intermédiaires (instituteurs, chargés de clientèle, infirmier...). Ce déclassement intergénérationnel, qui vaut pour tous les groupes sociaux, se double souvent d'un déclassement scolaire  : alors qu'ils sont en moyenne nettement plus diplômés que leurs parents, les générations les plus récentes peinent à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications. Au-delà, ce sont globalement les « chances de vie » qui sont dégradées  : périodes de chômage, difficulté à se loger ou à partir en vacances...

École : ces «héritiers» qui galèrent...

Clément, élève de cinquième, connaît des difficultés  : il a 8 de moyenne en français et en mathématiques. Pourtant, ses deux parents sont cadres et titulaires d'une maîtrise. Le père de Prune, lui, a beau détenir un doctorat de physique, elle a quand même dû redoubler son CM1, et peine en année de sixième. La sociologue Gaëlle Henri-Panabière s'est penchée sur ces ratés de la « reproduction ». Elle souligne les nombreux obstacles qui peuvent se dresser sur le chemin de l'acquisition des dispositions au travail scolaire (autodiscipline, planification, goût pour la lecture...). Le simple fait d'être surdiplômé par rapport à son emploi peut décourager les enfants, car ils ne voient pourquoi bien travailler à l'école si c'est pour faire « le travail que tu fais », comme dit Olivier à sa mère, technicienne de contrôle et titulaire d'une maîtrise. Remarque au passage  : en matière d'aide au travail scolaire, ce sont les mères qui presque tout le temps sont aux commandes. L'hétérogénéité des parents peut aussi peser sur le succès des enfants  : Prune, déjà citée, a un père fortement diplômé qui ne participe pas beaucoup à l'éducation de sa fille. Sa mère, titulaire d'un CAP, ne peut pas lui apporter toute l'aide nécessaire en mathématiques ou en orthographe. D'autres fois, ce sont les événements de la vie (divorce, absence de congé parental pour le second enfant) qui surchargent les parents et les empêchent de consacrer le temps et l'énergie nécessaires à la supervision scolaire. Dans certaines familles, les parents valorisent les « traits antiscolaires » de leur enfant, dans lesquels ils se reconnaissent à l'occasion. Les turbulences sont alors reconverties en « soif d'indépendance », et la paresse est vue comme un « signe d'intelligence ». La sociologue souligne également l'importance des identifications privilégiées entre parent et enfant  : mères et filles se montrent souvent complices, partageant par exemple leurs goûts en matière de lecture, la relation avec le frère se faisant davantage sur le mode de la défiance ou du contrôle. Ces affinités sélectives suffisent parfois à troubler la transmission attendue des aptitudes au travail scolaire.
  • Des « héritiers » en échec scolaire
    Gaëlle Henri-Panabière, La Dispute, 2010.

Notes

  • [1]
    Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe, Hommes et Groupes, 1987.
  • [2]
    Camille Peugny, Le Déclassement, Grasset, 2009
  • [3]
    Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer, « Les deux face objective/subjective de la mobilité sociale », Sociologie du travail, vol. XLVIII, n° 4, octobre-décembre 2006.
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