Notes
-
[1]
J. Black, The British Abroad : The grand tour in the eighteenth century, Sutton, 2003.
-
[2]
F. Guillet, « Entre stratégie sociale et quête érudite : les notables normands et la fabrication de la Normandie au XIX e siècle », Le Mouvement social, n° 203, 2003/2.
-
[3]
S. Cousin, Aux miroirs du tourisme. Ethnographie de la Touraine, Descartes et Cie, 2011.
-
[4]
C. Rouquette, « Départs en vacances : la persistance des inégalités », Économie et Statistique, n° 345, 2001.
-
[5]
B. Réau, La distinction ne prend pas de vacances ! Sociologie des offres et pratiques de loisirs en vacances (titre provisoire), CNRS, 2011.
Né à la fin du XVII e siècle, le tourisme est passé d'une pratique réservée à une élite à une migration saisonnière amplement partagée. Cette massification n'a pas pour autant supprimé les inégalités d'accès.
1 À la fin du XVII e siècle, Blaise Pascal écrivait que «?tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre?» (Pensées). Au même moment, les jeunes aristocrates britanniques s’inquiétaient plutôt d’obtenir «?une chambre avec vue?» à chacune des étapes du grand tour qui les conduisait déjà jusqu’au Sud de l’Italie. Immortalisée par le roman d’Edward M.Forster, adaptée à l’écran par James Ivory (Chambre avec vue, 1985), cette étape obligée de la formation des jeunes Anglais de bonne naissance marque le point de départ du tourisme. D’un loisir jadis exclusif, celui-ci est devenu, pendant la seconde moitié du XX e siècle, une migration saisonnière amplement partagée, sans pour autant, loin s’en faut, avoir effacé toutes les barrières sociales.
2 Accompagnés d’un tuteur, les nobles britanniques se rendaient d’abord à Paris en passant par Amiens, Chantilly et l’abbaye de Saint-Denis, sans s’attarder dans les campagnes. La capitale française était déjà une attraction majeure en Europe?: on y visitait des monuments, on y profitait des fêtes. Puis l’on se rendait en Italie, en passant par la vallée du Rhône, de préférence à travers la route des Alpes, moins hasardeuse et imprévisible que la Méditerranée, avec ses tempêtes et ses pirates.
L'essor du tourisme
3 L'Italie était recherchée pour son climat, ses opéras à Reggio, Bologne ou Milan, ses carnavals de Naples et de Venise, sans oublier les cérémonies religieuses, les peintures et les antiquités de Rome. Les visites de monuments sont vite ennuyeuses, mais il faut pouvoir dire que l'on a vu beaucoup de choses en très peu de temps, et rapporter les observations attendues. N'ayant besoin ni de gagner leur vie, ni de mettre en pratique leur connaissance des pays visités, leur souci est plutôt de savoir comment passer le temps. Ils sont jeunes, en bonne santé, riches et loin de la contrainte familiale. Le jeu, l'alcool et les opportunités d'aventures amoureuses sont un élément fort de leur voyage, régulièrement dénoncé par les moralistes de l'époque [1].
4 Alors que le grand tour n'en marquait que les prémices, la révolution du temps et des transports ferroviaires au XIX e siècle fonde l'activité économique liée au tourisme. Les sociétés locales ne restent pas passives face à ces étrangers qui, de plus en plus nombreux, se déplacent pour leur plaisir. Dès l'orée du XIXe siècle, précédant parfois la venue des touristes, notables, municipalités et sociétés savantes publicisent les attraits de leur région. La Normandie occupe une situation particulière : proches de Paris et de ses cercles mondains (moins de 12 heures de transport entre Paris et Rouen en 1820), ses érudits sont aussi en relation avec l'Angleterre où domine alors l'intérêt romantique pour le Moyen Âge et les antiquités celtiques. Les notables normands vont donc relayer, étayer et diffuser un modèle de représentation du Moyen Âge qui inspire les architectes (Viollet-le-Duc), les romanciers (Victor Hugo, Alexandre Dumas), les historiens (Jules Michelet) ou les peintres. Dès 1820, c'est aussi la découverte du littoral, l'essor des bains de mer en Normandie. La ligne de chemin de fer Paris-Dieppe est inaugurée en 1848. Elle transporte les bourgeois de Paris en plus grand nombre, provoque la spéculation immobilière, la construction de Deauville [2]. Elle modifie également les vues de la province, puisque la plage devient un point de vue dominant. Alors que la villégiature s'organise, que les stations de mer et de montagne se multiplient partout en Europe, le tourisme se développe à l'initiative de clubs cyclistes et automobiles européens.
5 Dans les années 1840, l'homme d'affaires britannique Thomas Cook (1820-1890) crée la première agence de voyage, initialement pour transporter ses recrues à un gala contre l'alcoolisme, ensuite pour visiter l'Exposition universelle de 1851 (Londres), enfin pour des voyages trans-Manche sur les côtes françaises. Les entreprises ferroviaires puis les industries automobiles créent des guides pour promouvoir leur activité en suscitant le désir de voyager. Fort de 137 000 membres en 1913, le Touring Club de France (TCF) éduque la population aux techniques des cycles, fait pression sur les autorités pour améliorer les chaussées, flécher les routes et adopter des réglementations en matière de vitesse, préserver les monuments et les sites. Il incite également les hôteliers et le secteur artisanal à s'adapter aux normes sanitaires et aux produits consommés par la bourgeoisie urbaine.
6 Avec plus ou moins de succès, les érudits provinciaux, petits rentiers, notables, curés ou instituteurs écrivent des guides de voyage, s'investissent dans les comités locaux des Touring Club et dans les sociétés locales de protection de la nature, font des conférences et servent de guides aux visiteurs, créent des musées de folklore ou des syndicats d'initiative. On réinvente des fêtes traditionnelles, on classe les monuments, on transforme l'art populaire, rebaptisé artisanat à la fin du XIXe siècle, pour l'adapter à la demande des visiteurs. Ustensiles décorés, poupées folkloriques, tissus ou objets votifs, spécialités culinaires... De la carte postale au petit globe enneigé, artisanal local ou produit industriel, les « souvenirs » se généralisent [3].
7 À la fin du XIX e, les lois sur l'école, la réduction du temps de travail des enfants, puis des femmes et des hommes permettent progressivement aux classes moyennes et populaires de connaître le « temps libre ». Inquiets des risques politiques ou sanitaires (alcoolisme) que cette oisiveté ferait courir à l'ordre public, les organisations laïques, catholiques et communistes vont, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, renforcer l'encadrement éducatif et social des classes populaires. Alors qu'à la fin des années 1930, un jeune sur sept appartient à un mouvement de jeunesse, les vacances sont un moyen de l'éduquer et de le socialiser, que ce soit pour en faire un « chrétien », un « citoyen » ou « un ouvrier ».
L'organisation du temps libre
8 La politique des loisirs du Front populaire s'inscrit dans ce contexte : les mouvements laïcs et ouvriers d'encadrement des loisirs doivent rattraper les catholiques. Pourtant, une fois la loi sur les congés payés votée en 1936, les ouvriers n'ont pas les moyens de « partir en vacances » et ce sont plutôt les excursions journalières de courtes distances qui se multiplient. Après la Seconde Guerre mondiale, la troisième (1956) puis la quatrième semaine (1969) de congés payés, la hausse des pouvoirs d'achat et l'extension du salariat permettent d'augmenter le nombre de vacanciers.
9 Après la phase des pionniers, puis celles des précurseurs et des organisateurs, vient le temps de l'industrialisation du tourisme, de la massification de l'accès aux vacances et de l'édification de la mobilité de loisirs comme norme sociale. Entre 1951 et 1989, le taux de « départ en vacances » des Français passe de 31 % (soit 10 millions de Français) à 60,7 % (soit 33 millions de Français). La concomitance de la prospérité économique, de la réduction du temps de travail, de l'accès à la voiture individuelle et de l'apprentissage de la mobilité entraîne une augmentation collective, mais aussi individuelle des consommations touristiques. La part des dépenses de loisirs et de vacances dans le budget des ménages devient de plus en plus forte. À partir de la fin des années 1960 se généralisent à l'échelle de l'Europe les grandes migrations estivales, des pays du Nord vers les nouvelles stations balnéaires, notamment espagnoles. Que ce soit par un développement incontrôlé sur la côte d'Azur, ou par la planification d'État dans le Languedoc, l'économie française tente de capter ce flux de consommateurs. Dans le même temps, la « route des vacances » embouteillée par les automobiles bondées des « aoûtiens » et des « juilletistes » est chaque année un peu plus moquée. Désiré comme consommateur, le touriste supposé idiot, moutonnier, envahisseur est un antihéros pour les médias, la bande dessinée, les romans, les catégories cultivées qui se perçoivent comme voyageuses... , et les sciences sociales.
Les voyages n'effacent pas les inégalités
10 Malgré la visibilité toujours plus grande des touristes, et sa dénonciation toujours répétée, le taux de départ en vacances des Français reste pourtant stable depuis les années 1990 : aux alentours de 60 ou 65 %. Selon les données de l'Insee (EPCV-Vacances, 2004), le modèle majoritaire de vacances demeure le séjour (91 % des départs). Celui-ci s'effectue quatre fois sur cinq en France, souvent à la mer (40 %), chez des parents ou des amis dans des hébergements non marchands (environ 55 %). Il est surtout l'occasion de se retrouver en famille et/ou de voir des parents, des amis (54 % des motifs déclarés). Les locations saisonnières (15 %), les hôtels et pensions (13 %) arrivent loin derrière. Les cadres supérieurs, les professions libérales et les cadres moyens partent plus souvent dans des hébergements marchands, vers des destinations plus lointaines et pour des séjours plus longs que les autres [4]. Ils ont plus de résidences secondaires, partent plus à l'hôtel, et cumulent plus que tous les autres les différentes formules de vacances. On le voit, la massification des séjours et la généralisation de l'accès aux vacances n'impliquent pas une démocratisation du voyage, dans ses composantes culturelles (le circuit de découverte) comme économique (les consommations de services marchands) [5].
11 Très loin des motivations originelles de leurs différents fondateurs (encadré ci-dessous), les entreprises de tourisme sont aujourd'hui soumises aux règles mondiales du capitalisme : fusion, acquisition, concentration. Alors qu'il y a eu 935 millions d'arrivées de touristes internationaux en 2010, le secteur s'appuie sur quelques multinationales qui sous-traitent localement l'organisation du tourisme. Soumises aux mêmes principes de profitabilité, les entreprises de tourisme appartiennent à des consortiums aux activités diverses. Ainsi, un ex-leader de la métallurgie allemande, Preussag, a investi dans le tourisme pour développer TUI, l'un des premiers tour-opérateurs mondiaux. Parallèlement, nombre de petites entreprises locales dépendent des orientations politiques et économiques de leurs pays respectifs et de ces multinationales. Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), une part considérable des recettes du tourisme est retenue ou rapatriée vers les pays d'origine : elle serait de l'ordre de 85 % dans les « pays les moins avancés » d'Afrique, de 80 % dans les Caraïbes, de 70 % en Thaïlande, de 40 % en Inde. Sur les 300 euros d'un séjour tout compris à Djerba (Tunisie), combien revient aux populations locales ? La récente révolution de Jasmin est là pour rappeler, à l'échelle du pays, que le fort développement touristique souhaité par l'État n'a guère permis de réduire les inégalités sociales...
12 Au final, les inégalités à l'échelle française renvoient à d'autres inégalités à l'échelle mondiale, en termes de répartition des revenus du tourisme comme en termes d'accès aux pratiques de loisirs marchands. L'Europe occidentale a connu une véritable démocratisation de l'accès au temps libre, et les vacances sont une norme sociale en phase de mondialisation. Pour autant, les inégalités en matière de départs et de consommations touristiques sont encore très fortes. Si l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale restent les premiers pays producteurs, récepteurs et consommateurs du tourisme, les pays émergents, en particulier les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), connaissent une croissance plus forte et génèrent de nouveaux touristes. L'avenir dira si, avec eux, des modèles alternatifs au grand tour et à la villégiature sont possibles.
La quête de l'authentique
Pour d'autres, c'est la rencontre qui se doit d'être « vraie », c'est-à-dire dénuée de motivations commerciales de la part des populations rencontrées. Ainsi, au Burkina Faso, au Nicaragua, ou au Laos, le tourisme solidaire séduit ceux qui veulent donner un sens à leur voyage en redistribuant une petite partie de son coût à des projets de développement local. La quête d'une expérience authentique d'un autre genre, celle de l'apprentissage avec les maîtres traditionnels, incite de nombreux Japonais à venir à Buenos Aires parfaire leur tango, emmène en Guinée les musiciens de djembé amateurs. Pourtant, le renouveau du tango en Argentine, celui de la musique traditionnelle en Guinée sont récents, et liés justement au développement du tourisme.
Il y a aussi ceux qui tentent de (se) prouver l'authenticité de leurs racines. Ainsi ces Américains d'origine irlandaise, de retour au pays après quelques générations, s'identifiant aux natifs par le port d'un blason à leur nom, alors que ce dernier permet justement aux Irlandais de repérer qu'ils sont touristes. Ce sont enfin ceux qui se cherchent, au Pérou, au Nigeria, au Gabon ou au Népal, à travers des initiations rituelles reconfigurées pour eux.
La terre entière est « touristifiée » même la Corée du Nord a ses agences de voyage , et les touristes en quête de différence doivent travailler durement pour entretenir l'illusion d'un monde encore vierge de consommateurs. Le tourisme consume ce qu'il désire. Il faut chercher toujours plus loin, jusqu'en soi-même, les espaces à réenchanter.
Saskia Cousin
Club Méditerranée : de l'association à la multinationale
Avec ces clubs, les promoteurs proposent en fait leur mode de vie. Ils rencontrent les attentes de catégories sociales montantes (diplômées et cultivées) et participent à renouveler les formules de loisirs. Durant les années 1950, « gentils membres » (GM) et « gentils organisateurs » (GO) s'impliquent pleinement dans l'organisation de la vie du village, ils coproduisent les activités.
En 1955, l'association fusionne avec les Villages magiques soutenus par le magazine Elle. Dès 1957, fort de 22 000 « gentils membres » (les clients), le Club Méditerranée adopte le statut de société anonyme à capital variable. Les deux décennies suivantes marquent le passage d'une association d'amateurs avant tout désireux de profiter de leur mode de vie à une multinationale. Dans des villages plus nombreux, plus vastes et plus peuplés, l'écart entre GO et GM se creuse, les premiers devenant progressivement les serviteurs des seconds. Entreprise cotée en Bourse dès 1966, avec déjà 110 900 clients, la réussite économique du Club produit des images bien au-delà de sa seule clientèle : l'hédonisme, l'abondance ou encore le souci de soi font écho à certaines aspirations post-soixante-huitardes. Mais ces valeurs sont bientôt dénoncées, considérées comme inauthentiques, corrompues par la marchandisation, devenues de simples produits de consommation. Le séjour en Club est dans le même temps de plus en plus associé aux classes supérieures (1).
La stratégie de « montée en gamme » mise en place ces dernières années vise à réduire le nombre de villages, à améliorer la qualité des prestations en se recentrant sur une clientèle fortunée, bref à réenchanter le tourisme par le luxe.
(1) B. Réau, La distinction ne prend pas de vacances ! Sociologie des offres et pratiques de loisirs en vacances, CNRS, 2011.
Bertrand Réau
Notes
-
[1]
J. Black, The British Abroad : The grand tour in the eighteenth century, Sutton, 2003.
-
[2]
F. Guillet, « Entre stratégie sociale et quête érudite : les notables normands et la fabrication de la Normandie au XIX e siècle », Le Mouvement social, n° 203, 2003/2.
-
[3]
S. Cousin, Aux miroirs du tourisme. Ethnographie de la Touraine, Descartes et Cie, 2011.
-
[4]
C. Rouquette, « Départs en vacances : la persistance des inégalités », Économie et Statistique, n° 345, 2001.
-
[5]
B. Réau, La distinction ne prend pas de vacances ! Sociologie des offres et pratiques de loisirs en vacances (titre provisoire), CNRS, 2011.