1« Esse est percipi », disait le philosophe Berkeley : « Être, c’est être perçu. » Je ne suis rien si l’autre ne me perçoit pas. C’est l’autre qui, en me percevant, en me reconnaissant, me confère une existence. Mais la société hypermoderne, du fait en particulier des nouvelles technologies de l’image et de la communication, a instauré une domination sans bornes du visible par le biais de l’image : seul semble désormais compter ce qui, s’affichant sur l’écran, captive le regard et capte l’attention. Nous ne vivons ainsi plus tant les tyrannies de l’intimité qu’avait analysées Richard Sennett que celles de la visibilité. Nous en avons rappelé ici les multiples visages, de même que les nouveaux espaces dans lesquels se déploie désormais l’intime.
2Par ses incitations à nous rendre visibles dans toutes les dimensions de notre vie, la société contemporaine, sous-tendue par une accélération continue et régie par les seules valeurs de performance, de rentabilité, de jeunesse et de succès, nous conduit à vivre sur le registre presque exclusif du Moi, et tend à nous déposséder de notre intériorité. Nous aurions en quelque sorte à exhiber notre Moi, nos actions, nos connaissances, nos réalisations, pour nous sentir exister pleinement. Se constitue ainsi un Moi de façade, une sorte de « faux-self » dans lequel nous projetons une image idéale. Non pas un idéal intérieur mais un idéal sociétal, en accord avec les exigences de la société hypermoderne. Cette exacerbation du visible entraîne dès lors une hypertrophie du Moi extérieur, et un appauvrissement du Moi intérieur.
3L’incitation à la visibilité de soi et la prégnance donnée à l’image se conjuguent ainsi à la pression du rythme et de l’accélération pour réduire la part de disponibilité intérieure en chacun. On peut alors se demander si les devenirs de l’intériorité et la possibilité de conserver un espace intérieur ne constitueront pas bientôt un enjeu civilisationnel majeur.