Notes
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[1]
Pour une vue d’ensemble, voir Ernst Mayr, William B. Provine, The Evolutionary Synthesis, Harvard, Harvard University Press, 1980, et Vassiliki Betty Smocovitis, Unifying Biology. The Evolutionary Synthesis and Evolutionary Biology, Princeton, Princeton University Press, 1996.
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[2]
Anne Fagot-Largeault, The legend of philosophy’s striptease (trends in philosophy of science), in Anastasios Brenner, Jean Gayon (eds), French Philosophy of Science. Contemporary Research in France, Springer, 2009. Voir aussi Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault, Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences, 2 vol., Paris, Gallimard, 2002.
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[3]
Voir supra, n. 2.
1Voici un ouvrage qui fera date dans l’historiographie du darwinisme. Richard Delisle y présente les résultats d’une étude sur les univers philosophiques des savants qui ont édifié la « Synthèse moderne ». Il ne sera pas inutile de rappeler les origines de celle-ci pour saisir les enjeux de l’ouvrage. L’expression « synthèse moderne » (ou « synthèse évolutive ») vient du titre du livre publié par Julian Huxley en 1942 sous le titre Evolution : The Modern Synthesis. Elle a été couramment utilisée depuis les années 1950 pour désigner la forme moderne qu’a prise alors le néo-darwinisme. La théorie synthétique de l’évolution a résulté de la convergence, dans les années 1930-1950, d’un certain nombre de biologistes et de paléontologues qui se sont accordés sur quelques principes heuristiques simples dont les deux principaux étaient les suivants : d’une part, la source de l’ensemble des processus évolutifs se situe au niveau de la variation héréditaire telle qu’elle est mise en évidence par la génétique mendélienne ; d’autre part, la sélection naturelle est le facteur dominant qui modifie la composition génétique des populations, et canalise ainsi l’orientation du processus évolutif dans sa totalité. La théorie est dite « synthétique », car elle a impliqué l’accord et la collaboration de nombreuses disciplines : génétique théorique des populations (Fisher, Haldane, Wright), génétique des populations naturelles et expérimentales (Dobzhansky, Ford, Timoféeff-Ressovsky, L’Héritier, Teissier), zoologie (Huxley, Mayr, Rensch), botanique (Stebbins), cytogénétique (Darlington, White), embryologie (Schmalhausen, Waddington), paléontologie (Simpson, Newell), écologie (Lack) [1]. Cette liste n’est pas exhaustive. Selon que l’on retient un critère intellectuel ou institutionnel, elle est plus large ou plus restreinte. La synthèse moderne a en réalité été un vaste mouvement scientifique international, où cinq personnalités ont joué un rôle organisationnel majeur : d’une part Julian Huxley, qui espérait à la veille de la Seconde Guerre mondiale cristalliser le nouveau paradigme en terre britannique ; d’autre part Theodosius Dobzhansky (d’origine russe), Ernst Mayr (d’origine allemande), George Gaylord Simpson et George Ledyard Stebbins, qui ont mené à terme l’entreprise en Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale. À la faveur de fortes interactions individuelles entre ces savants, et d’une mobilisation volontariste de nombreux biologistes et paléontologues sur l’ensemble du territoire américain (sous forme de réunions et rapports), ceci aboutit en 1946 à la création de la première société savante entièrement consacrée à l’évolution (Society for the Study of Evolution), et en 1947 au lancement du journal Evolution, organe de la société. Ces événements, ainsi que la publication de nombreux livres-manifestes et la création de chaires d’enseignement aux États-Unis et dans le monde, ont marqué l’institutionnalisation et la professionnalisation de l’évolution comme champ de recherche scientifique.
2L’avènement de la théorie synthétique de l’évolution s’est accompagné d’une réflexion philosophique significative chez beaucoup des savants qui y ont contribué. Ce fait est bien connu des évolutionnistes et historiens des sciences, et n’a rien d’étonnant : les grandes mutations scientifiques vont souvent de pair avec une intense réflexion des savants qui en sont les acteurs. Par « philosophie », il ne faut pas ici entendre des ouvrages qui auraient nécessairement l’allure de traités ou articles destinés à un public philosophique professionnel, mais plutôt de libres essais de savants, désireux d’analyser les fondements de leur science et les questions de toutes sortes qu’elle soulève. Anne Fagot-Largeault y voit une modalité majeure de la philosophie des sciences, qu’elle nomme avec Bertrand Saint-Sernin « philosophie de la nature », entendant par là que des tentatives pour synthétiser les connaissances d’un champ scientifique donné en allant au-delà ce que le discours scientifique permet de dire selon ses canons méthodologiques usuels, par exemple en s’aventurant dans le domaine métaphysique ou moral [2]. Le hasard et la nécessité de Jacques Monod est un exemple illustre de ce genre de littérature, qui revêt parfois une haute importance pour les professionnels eux-mêmes. En ce qui concerne les artisans de la synthèse moderne, on peut signaler que plusieurs d’entre eux ont joué un rôle direct et capital dans l’avènement de la philosophie de la biologie au sens moderne du terme (en particulier : Ernst Mayr et Theodosius Dobzhansky).
3Le grand mérite du livre de Richard Delisle est d’analyser en détail le contenu des pensées philosophiques de plusieurs des pionniers de la synthèse moderne : Julian Huxley, Theodosius Dobzhansky, Bernhard Rensch, George Gaylord Simpson, Ernst Mayr. Pour la première fois, nous disposons d’une enquête systématique sur la position des synthétistes sur le terrain philosophique. Betty Smocovitis avait certes déjà montré les connexions entre certains synthétistes et le « mouvement pour l’unité de la science » [3]. Mais nul ne s’était aventuré à réaliser une exégèse exhaustive des productions scientifiques des synthétistes.
4Un résultat majeur de ce livre – non des moindres – est de révéler l’ampleur des productions philosophiques examinées. Le nombre des articles, conférences et livres analysés par Richard Delisle au titre de leur contenu philosophique est proprement impressionnant. Il était insoupçonné. Chacun des auteurs examinés a éprouvé le besoin de préciser les conceptions épistémologiques et métaphysiques servant de toile de fond à leurs recherches évolutionnistes. Chacun s’est aussi interrogé sur leur incidence anthropologique. Ce genre d’enquêtes est trop rarement réalisé avec la systématicité suffisante. Richard Delisle offre une documentation d’une grande richesse. Ce genre de travail mériterait d’être imité.
5Bien entendu, le choix des savants fait par M. Delisle a de quoi frustrer le lecteur. Car, après tout, des biologistes comme Fisher, Haldane, Schmalhausen, Waddington, Darlington ou Stebbins n’ont pas manqué de faire aussi des incursions (parfois très nombreuses, comme dans le cas de J. B. S. Haldane), sur le terrain de l’essai philosophique. Toutefois, M. Delisle a-t-il sans doute bien fait de se limiter à quelques figures. En analysant séparément celles-ci, il a été en mesure de dégager la structure des pensées, leurs orientations et hésitations fondamentales, et ainsi de mettre au jour de fortes tensions philosophiques. Tandis, en effet, que Huxley, Dobzhansky et Rensch inscrivent la théorie de l’évolution dans un cadre cosmologique plus large que celui de la seule transformation des espèces, adoptant ainsi une perspective rappelant celle du philosophe Herbert Spencer sur l’évolution, Simpson et Mayr se sont voulus des philosophes des sciences de la vie plutôt que des philosophes de la nature by and large. Les premiers ont admis une directionalité de l’évolution cosmique et de l’évolution biologique, ce qui les a conduits à une vision progressionniste de l’arbre de la vie, et à conférer à l’homme une place privilégiée. Simpson, et surtout Mayr, en revanche, se sont cantonnés dans une approche plus épistémologique que métaphysique de l’évolution.
6La diversité des métaphysiques adoptées et développées par ces cinq auteurs est assurément le constat le plus marquant de l’ouvrage de M. Delisle. Particulièrement intéressant à cet égard est le chapitre portant sur Bernhard Rensch, zoologiste allemand dont les contributions ont principalement relevé de la biogéographie, la morphologie animale et l’évolution humaine. Or, si l’œuvre scientifique de Rensch est une pièce importante et orthodoxe de la théorie synthétique, Richard Delisle montre à quel point sa « biophilosophie » matérialiste, moniste et panpsychiste est déconnectée de son engagement darwinien. Quant aux autres évolutionnistes examinés par M. Delisle, ils sont certes plus viscéralement darwiniens dans leurs essais philosophiques, mais ils sont en désaccord entre eux sur des questions telles que celles de l’existence et des critères du progrès évolutif, ou celle de la place de l’homme dans la grande gestation évolutive.
7La conclusion de l’ouvrage est que le darwinisme a été accompagné de plusieurs métaphysiques incommensurables, dont certaines se rencontrent d’ailleurs parfois chez le même auteur. Richard Delisle estime que cela affecte la question de l’identité même du darwinisme en tant que tradition scientifique. Pour lui, en effet, les relations entre science et métaphysique ne sont pas symétriques. Si, en effet, une même métaphysique (par exemple la vision mécaniste de la nature) peut être compatible avec plusieurs théories (comme la mécanique cartésienne ou celle de Newton), l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Certes, reconnaît Richard Delisle, ceci peut arriver. Ainsi la mécanique newtonienne s’est-elle accommodée des spéculations physicothéologiques de Newton autant que du monde sans Dieu de Laplace. Toutefois, dans le cas de la théorie néo-darwinienne de l’évolution (la synthèse moderne), M. Delisle pense que son association avec des métaphysiques « incompatibles » est problématique pour la théorie même.
8Cet aspect du livre ouvre un débat passionnant, qui touche au problème général du rapport entre les aspects opératoires des théories scientifiques et leurs dimensions normatives (quel genre de science admissible postulent-elles ?) et métaphysiques (quelle vision du monde, au-delà des hypothèses empiriquement validées ?). Richard Delisle se réclame de courants de philosophie des sciences qui font une large place à cette question. Il mentionne en particulier des philosophes comme Thomas Kuhn, Imre Lakatos ou Larry Laudan, qui ont tous invité à renoncer à la notion de théorie scientifique au sens de système logique d’énoncés fermé et anhistorique, au profit d’entités historiques plus inclusives et plus concrètes comme les « paradigmes » (Kuhn), les « programmes méthodologiques de recherche » (Lakatos), ou les « traditions de recherche » (Laudan). Dans une telle vision de la connaissance scientifique, il n’est pas acceptable de dissocier radicalement, comme l’avait fait Pierre Duhem, la partie « métaphysique » et la partie « positive » d’une théorie scientifique. On comprend dans un tel cadre épistémologique que la coexistence de « métaphysiques incompatibles » au sein de la synthèse évolutive moderne constitue un problème aux yeux de M. Delisle. Nous ne sommes pas tout à fait sûr de suivre celui-ci sur ce terrain. Quoi qu’il en soit, Richard Delisle, dans une veine cette fois tout à fait duhémienne, avance l’hypothèse que les différences métaphysiques profondes qu’on observe entre les pionniers de la synthèse moderne sont symptomatiques d’une science qui n’était (et n’est sans doute) pas encore arrivée au stade de la maturité, c’est-à-dire d’une définition précise de son périmètre de validité positive. Nous irions d’ailleurs sans doute un peu plus loin dans la même voie.
9Comme on le voit, l’ouvrage de Richard Delisle ouvre des voies de réflexion fécondes. À sa suite, on voudra sans doute élargir l’enquête sur les réflexions philosophiques ayant accompagné la synthèse moderne à l’ensemble des biologistes et paléontologues qui l’ont construite et développée. On sera peut-être aussi tenté d’ouvrir le même genre de questionnement à propos des développements récents de la théorie de l’évolution. Nous croyons volontiers que les tensions « métaphysiques » remarquées par M. Delisle dans le moment héroïque et faussement homogène de la Synthèse moderne sont au moins autant et sans doute plus profondes qu’elles ne l’étaient dans cette période fondatrice. Le livre original et profond de Richard Delisle est de ce point de vue un modèle. Il ouvre un champ de questions important du point de vue de l’histoire des sciences, mais aussi de la philosophie des sciences, et tout simplement de la pratique scientifique usuelle.
Notes
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[1]
Pour une vue d’ensemble, voir Ernst Mayr, William B. Provine, The Evolutionary Synthesis, Harvard, Harvard University Press, 1980, et Vassiliki Betty Smocovitis, Unifying Biology. The Evolutionary Synthesis and Evolutionary Biology, Princeton, Princeton University Press, 1996.
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[2]
Anne Fagot-Largeault, The legend of philosophy’s striptease (trends in philosophy of science), in Anastasios Brenner, Jean Gayon (eds), French Philosophy of Science. Contemporary Research in France, Springer, 2009. Voir aussi Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault, Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences, 2 vol., Paris, Gallimard, 2002.
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[3]
Voir supra, n. 2.