Notes
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[1]
P. Gibert, Management public : management de la puissance publique, thèse de doctorat, Université de Paris II, 1983, 356 p. ; Le management public : le slogan, la loi et le concept, in revue La jaune et la rouge, juin-juillet 1985, p. 65-71.
-
[2]
Voir notamment : B. Abate, La nouvelle gestion publique Paris, lgdj, coll. « Finances publiques », 2000, J. Bravo, « La rcb et le management de l’État, in Revue de sciences financières, n° 1, janvier-mars 1972, p. 289-356, P. Gibert, La nature du management public, in Cahiers français, n° 202, juillet-septembre 1981, p. 69-72, R. Laufer et A. Burlaud, Management public : gestion et légitimité, Dalloz Gestion, 1980, 337 p. ; L. Jr. Lynn, Public management : What do we know ? What should we know and how will we know it ?, in Journal of Policy Analysis and Management, vol. 1, 1987, M. Massenet, La nouvelle gestion publique : pour un État sans bureaucratie, Paris, Éd. Hommes et techniques, 1980, J.-P. Nioche, Science administrative, management public et analyse des politiques publiques, in Revue française d’administration publique, n° 24, octobre-décembre 1982, p. 9-23.
-
[3]
W. A. Niskanen, Bureaucracy and Representative Government, Chicago, Éd. Atherton Aldine, 1971, 233 p. ; G. Tullock, Le marché politique : analyse économique des processus politiques, Paris, Economica, 1978, 89 p. ; G. Terny, Économie des services collectifs et de la dépense publique, Paris, Dunod, 1971, 402 p.
-
[4]
H. Mintzberg, Structure dynamique des organisations, Paris, Éd. d’Organisation et Éd. Agence d’arc, 1989, p. 170 et s.
-
[5]
D. Easton, A System Analysis of Political Life, New York, Éd. J. Wiley, 1965, 507 p., et A Framework for Political Analysis, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 143 p.
-
[6]
H. Fayol, L’incapacité industrielle de l’État : les ptt, Paris, Éd. Centre d’études administratives, 1921, 151 p.
-
[7]
W. Wilson, The study of administration, in Political Science Quarterly, 1887 ; voir également F. Blancpain, La bureaucratie, la science et le rendement, in Bulletin de l’iiap, n° 28, octobre-décembre 1973, p. 26. : « Le terrain américain était prêt à accepter une doctrine associant les questions d’organisation privée et publique. (…) l’ascèse de la bonne gestion qui caractérise l’éthique protestante y produiront une doctrine pragmatique fondée sur une recherche très concrète. »
-
[8]
P. Legendre, Le management public : une pensée clé en main, communication au Colloque Où va la gestion publique ?, Paris IX-Dauphine, cesa, 28-30 mai 1980.
-
[9]
Rapport Armand-Rueff, Rapport général sur le premier plan de modernisation et d’équipements, Paris, Imprimerie nationale, 1960.
-
[10]
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 306.
-
[11]
G. Le Bras, Les origines canoniques du droit administratif, Mélanges A. Mestres, Paris, Sirey, 1956, p. 395-412, M. Hauriou, De la formation du droit administratif français depuis l’an VIII, Paris, Berger-Levrault, 1893, 34 p. ; P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Éd. de Minuit, 1976, 275 p. ; E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, trad. franç. J.-P. et Nicole Genet, Paris, 1989, S. Hanley, Le lit de justice des rois de France, Paris, Aubier, 1991, 467 p.
-
[12]
Plaidoirie de l’avocat du roi, Jacques Cappel au lit de justice de 1537, citée par Sarah Hanley, op. cit., p. 86.
-
[13]
P. E. Verrier, Les « statues » de la fonction publique : les juristes et leurs prédateurs dans le système administratif, revue Politiques et management public, n° 3, septembre 1985, p. 1-20.
-
[14]
P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Le Seuil, 1976, 275 p.
-
[15]
R. Laufer et A. Burlaud, op. cit., p. 8.
-
[16]
La question fut posée avec vigueur dès la création de l’École libre des sciences politiques (ancêtre de l’Institut d’études politiques de Paris) par son promoteur É. Boutmy. Voir É. Boutmy, Observations sur l’enseignement des sciences politiques et administratives, in Revue internationale de l’enseignement I, 1881, p. 237 et s., et II, p. 448 et s.
1 Rien dans l’histoire institutionnelle de la France, dans sa culture ou dans l’organisation sociale de son État, ne prédisposait son administration publique à se tourner vers la gestion du secteur privé pour y trouver une source d’inspiration.
2 Or, il semble aujourd’hui que l’administration française – si longtemps tenue pour pataude et rigide – connaisse une réforme d’ampleur, une manière de révolution culturelle. En effet, les plans d’actions des administrations, les derniers projets de modernisation du secteur public, la littérature de gestion se font l’écho d’expériences managériales variées tant à l’échelle de l’État qu’à celle des collectivités territoriales : c’est, ici ou là, la mise en œuvre d’un management par la performance, d’une gestion budgétaire par objectifs, de démarches de qualité, la définition d’un projet de service ou l’élaboration d’un système de comptabilité analytique…
3 Il est difficile, parmi ces réformes, de démêler les propagandes circonstancielles de la subversion des anciens modes de fonctionnement bureaucratique. Quelle part le temps laissera-t-il aux changements en cours ? Le problème n’est pas simplement technique, il ouvre la question du statut scientifique du management public dans un pays encore très fortement marqué par une mystique de l’État agissant.
4 Les réformes entreprises dans les années 2000 ne sont pas les premières : l’histoire de l’administration française est travaillée, en effet plus que d’autres, par une dialectique du changement social : paradoxe d’une administration traversée par un perpétuel conflit entre les règles juridiques qui fixent son statut, et leur permanente transgression qui assure les conditions de son fonctionnement.
5 L’existence d’une « direction générale de la modernisation de l’État » (dgme) n’est pas le moindre symptôme de ce jeu récurrent du changement où l’on feint de croire que la bureaucratie, demain, sera définitivement abolie. L’étude du management public permet ainsi à l’observateur de se livrer à une étude géologique du sous-sol administratif : l’on y trouve, par sédimentations successives, des réformes en friches et des lambeaux d’outils de gestion plus ou moins anciens tels que les cellules « Organisation et méthodes », la coordination ministérielle, la rcb (Rationalisation des choix budgétaires), la planification, le bbz (Budget base zéro)…
6 Parfois même, les structures qui ont marqué une époque demeurent dans les organigrammes ministériels et des fonctionnaires continuent inlassablement de les animer un peu à la manière de ces maquisards japonais pour qui subsiste encore une chance de remporter la Seconde Guerre mondiale. L’échelle d’évaluation des réformes administratives est incompatible avec les contraintes politiques de leur mise en œuvre. L’on ne prend pas toujours le temps de regarder en arrière.
7 Cependant, les signes d’une introduction du management dans les organisations publiques se multiplient depuis une dizaine d’années, soutenus par un relatif consensus qui se résume par l’aphorisme suivant : « Il faut gérer les services publics comme l’on gère une entreprise. »
8 Si on le prenait au pied de la lettre, ce slogan rendrait inutile toute étude spécifique du management dans les organisations publiques. L’on préférera donc l’interpréter comme un plaidoyer en faveur d’un simple effort de gestion des services publics [1].
9 Cette seconde interprétation, qui ouvre la voie à un management spécifique des organisations publiques, est formulée avec des conclusions différentes par nombre d’auteurs [2]. Elle repose non pas tant sur la spécificité des outils de management public que sur les caractéristiques mêmes des systèmes publics au regard de leur environnement. De ce point de vue, cinq composantes permettent de caractériser les organisations publiques, dans les grandes démocraties, par comparaison avec les sociétés de services :
1. La poursuite de finalités externes
10 Alors que l’entreprise privée poursuit, d’une manière autonome, une finalité interne de survie et de développement, les organisations publiques sont soumises à des finalités externes définies et imposées par la loi (défense nationale, éducation, état civil, aide sociale…) : c’est ainsi qu’une commune ne peut abandonner certaines de ses activités, ou qu’un hôpital ne peut repositionner sa stratégie sur l’hôtellerie comme pourrait le faire, avec une relative souplesse de décision, un groupe privé. La stratégie des administrations est donc induite par la détermination externe d’objectifs d’intérêt général. Elles disposent pour cela de moyens de contrainte sur leur environnement (lois, police, fisc, justice…). Ainsi assurées de la pérennité de leurs missions, les organisations publiques sont très peu structurées par le risque de leur propre mort.
2. L’absence de rentabilité capitalistique
11 L’administration n’est pas assujettie à la rentabilisation financière de ses interventions. La valeur ajoutée au capital investi n’est pas un concept opérant d’analyse de l’activité de services qui sont structurellement déficitaires : la construction de nouveaux locaux pour un ministère ou l’achat d’un scanographe pour un hôpital sont analysés en termes d’allocations budgétaires et non en termes classiques d’investissements productifs. Il s’ensuit que les activités publiques ont rarement un prix au sens des théories du marché, mais qu’elles ont toujours un coût.
3. Des missions assurées en concurrence nulle ou imparfaite
12 Organisée par les textes ou induite par les carences de l’initiative privée, l’absence de concurrence ouverte singularise l’action administrative. Cette situation de monopole ou de quasi-monopole, analysée à maintes reprises par les théoriciens de la bureaucratie et des choix publics [3], supprime les régulations induites par le marché. Elle rend plus difficile l’adaptation des activités et des structures de l’administration aux données de l’environnement. Il s’ensuit une autonomisation forte des bureaucrates publics et de fréquentes confusions entre la poursuite de l’intérêt général et la défense des corporatismes.
4. Des systèmes complexes et extrêmement cloisonnés
13 Les organisations publiques se caractérisent par leur complexité au regard de différents paramètres :
14 Leurs missions sont hétérogènes (les communes, par exemple, gèrent de nombreuses activités : voirie, ordures ménagères, constructions scolaires, aide sociale, espaces verts, culture, sécurité publique, logement…), leur taille respective est très importante (plus d’un million d’agents pour le ministère de l’Éducation nationale, 90 000 agents pour la seule Assistance publique de Paris), leur organisation hiérarchique est très complexe (la fonction publique de l’État est organisée en près de 1 500 statuts particuliers, les agents sont répartis en trois catégories comprenant chacune plusieurs dizaines de grades différents).
15 Cette complexité crée une tendance à la verticalisation des problèmes et au cloisonnement des stratégies. Les mécanismes de liaison, au sens où H. Mintzberg [4] les définit y sont surabondants et difficiles à analyser. Le nombre des « missions interministérielles » et leurs difficultés de fonctionnement en fournissent, pour le cas français, un exemple significatif.
5. Une soumission de l’action administrative au politique
16 Conséquence nécessaire de l’État de droit, les actions entreprises par les administrations sont soumises aux décisions politiques. Mais le débat politique et les effets programmatiques favorisent un calendrier serré et un échauffement du processus de décision. Les échéances électorales permanentes découpent le rythme normal des stratégies et orientent inévitablement les décisions politiques vers les actions à « forte valeur électorale ajoutée ». En favorisant le clientélisme et le lobbying interne ou externe, la soumission au politique impose aux administrations des coûts de transaction plus élevés que dans les entreprises privées.
17 Parce qu’elles mettent en relation les systèmes complexes et leur environnement, ces cinq caractéristiques générales empruntent pour beaucoup à l’analyse systémique et aux concepts développés par D. Easton, notamment la mesure des « inputs » (les moyens), leur transformation en « outputs » (les réalisations), et leur place face à l’environnement [5]. De fait, l’analyse systémique en insistant sur le solde des ressources et des productions, en évaluant le degré d’adaptabilité des systèmes, ne pouvait pas ne pas rencontrer les fondements théoriques du management public. L’analyse systémique a ainsi donné au management public la cohérence qui lui a permis d’émerger comme discipline autonome. Ce faisant elle ouvrait la voie à un thème nouveau pour les organisations publiques en 1965 : l’évaluation des résultats à l’aune des moyens engagés. Toutefois, si l’empreinte systémique suffit à justifier la nécessité d’un pilotage spécifique des organisations publiques, elle ne permet pas de garantir au management public un statut scientifique particulier.
18 Chez beaucoup d’auteurs anglo-saxons, en effet, le management public ne serait qu’une adaptation des outils de gestion aux contraintes de l’administration : de même qu’il existe un management des industries automobiles ou touristiques, il existerait un management des organisations publiques.
19 Les tenants de cette conception minimaliste du management public mettent en avant la facile transposition des outils de gestion privée vers le secteur public comme ce peut être le cas de la gestion des stocks dans les ateliers militaires, du marketing des services publics de distribution de l’eau, ou de la comptabilité analytique des services municipaux concédés. Cette conception, qui associe les thèmes de l’efficacité industrielle à ceux du service public, a émergé dès le début du siècle. H. Fayol, alors capitaine d’industrie, avait été chargé par le gouvernement français d’étudier les services des ptt et concluait son rapport par le mot d’ordre alors sacrilège : « Il faut industrialiser l’État. » [6] Si l’accueil réservé aux thèses de Fayol fut très mitigé en France, les États-Unis marquèrent un vif intérêt pour « l’organisation scientifique du travail administratif » et assurèrent le succès des idées d’H. Fayol et de W. Wilson [7].
20 De fait, la doctrine managériale anglo-saxonne puise indifféremment ses réflexions dans les entreprises privées et dans le secteur public sans qu’une frontière forte vienne séparer les deux types de préoccupations. La prise en compte des « inputs » et des « outputs » y satisfait aisément les contraintes et nécessités d’analyse des services publics. Le management y a été introduit sans que cela constitue un arrachement symbolique insurmontable, ce qui n’exclut bien évidemment pas les débats techniques et politiques sur le rôle et les missions de l’administration. La dualité secteur public / secteur privé y répond à deux types différents d’allocations des ressources et non, comme dans le cas français, à de véritables catégories anthropologiques.
21 En revanche, le dispositif systémique sur lequel s’est bâti le management public ne permet pas, en France, de comprendre avec précision le statut social et symbolique de l’administration. Le management en tant que mode finalisé de direction, et non comme simple boîte à outils de gestion, n’est pas une catégorie universelle et normalisée, un simple transfert de technologie venue d’outre-Atlantique que P. Legendre définissait fort justement comme une « pensée vendue clé en main » [8]. Le management ne s’est pas imposé naturellement ni sans douleur au système administratif français ; son irruption a été assurée dans un contexte social à bout de souffle, « parce qu’il n’y avait plus aucun autre choix pour la France », selon la dramatique expression de J. Monnet reproduite dans le rapport Armand-Rueff [9].
22 Pour comprendre les ambiguïtés propres à notre système d’administration publique, au-delà des cinq caractéristiques définies plus haut, il faut l’appui de la recherche historique et de l’analyse structurale. Le management public doit, en tant que corpus scientifique, s’interroger sur les origines de l’administration et les structures de sa représentation, « structures latentes, qui permettent seules d’expliquer les relations apparentes » [10]. Le thème rebattu des « résistances au changement » n’a jamais permis de saisir la complexité ni l’intensité du conflit centraliste français sinon de justifier la superficialité de certaines conclusions.
23 Des juristes (G. Le Bras, M. Hauriou), des psychanalystes (P. Legendre), des historiens (E. Kantorowicz, S. Hanley) [11] ont – par des contributions aussi diverses qu’érudites – établi les origines théocratiques de l’administration française aux entours du règne de Philippe IV le Bel par la captation, au bénéfice de la monarchie naissante, des structures du droit canon, droit de l’Église et du sacré. Le double combat mené par la monarchie française, à la charnière du xiiie et du xive siècle, contre l’omniprésence du souverain pontife d’une part, et les particularismes féodaux d’autre part, allait mobiliser l’un des plus puissants arsenaux juridiques jamais réunis. La construction symbolique et juridique de la monarchie montante conduisait à distinguer la Couronne de France des autres domaines féodaux. Les référents symboliques auxquels recourront pendant plus de deux siècles les légistes laïcs jusqu’au lit de justice du 15 janvier 1537 – véritable forum constitutionnel où fut définitivement assurée la suprématie française par rapport aux domaines des vassaux de l’Artois et de la Flandre – empruntent largement à la liturgie et à l’amour trinitaire :
24 « C’est par nature et qualité que ladite Couronne (française) est inaléniable. Car par la Loy de France et par les droicts commun, divin et positif, le sacré Patrimoine de la Couronne, et ancien Domaine du Prince ne tombe pas au commerce des hommes, et n’est communicable à autre qu’au Roy, qui est mary et époux Politique de la chose publique, laquelle luy apporte (…) ledit Domaine en dot de sa Couronne. » [12]
25 Pareil enlacement du roi, avec son domaine et la chose publique nécessitait la refonte de l’univers juridique en deux parties distinctes : l’une pure, indemne des bassesses de l’argent, lieux de désintéressement et d’abnégation et centre de la chose publique, et l’autre sale, lieux des échanges commerciaux et charnels, de l’intérêt personnel, et domaines des choses privées. Univers public légitimé par les structures du droit canon, univers privé garanti par les dispositifs du droit romain, voilà bien la division française de l’Univers, la fameuse summa divisio des légistes, défendue, encore aujourd’hui, dans nos catégories juridiques, contentieuses et universitaires [13].
26 Que notre administration laïque, républicaine et moderne soit édifiée sur la place laissée vide par la théocratie, voilà qui permet de comprendre que des enjeux symboliques et structuraux puissants traversent aujourd’hui même notre vision de l’État. L’administration nous l’avons, avant tout, dans la tête et nos représentations bureaucratiques sont conflictuelles et ambivalentes : « l’Administration est aimée et détestée comme une mère nourricière », selon la très juste formule de P. Legendre [14].
27 Par conséquent, analyser avec les mêmes outils la production industrielle de saucisses et une mission d’intérêt général comme le secteur de la Santé, c’est ouvrir la voie à une profanation que beaucoup d’agents publics vivent comme une menace insupportable. Le management, par son abord brutal des problèmes, prononce dans les administrations la mort d’une image ou l’effondrement de référents symboliques. Chaque avancée du management dans les services publics annonce, un peu plus à chaque réforme, la sécularisation des institutions publiques. C’est un conflit douloureux que ne connaissent pas les pays de la Réforme dont les référents symboliques permettent d’associer, sans difficulté, gestion publique et gestion privée.
28 Pour que le management public émerge en France, pays de la Contre-Réforme où l’action administrative conserve une facture d’essence religieuse, il a fallu une crise profonde et insurmontable par les voies traditionnelles. Cette crise des services publics, commencée dès l’entre-deux-guerres, s’est exprimée avec puissance à partir des années 1960 sous l’effet conjugué de pressions externes :
- pressions économiques et budgétaires, d’abord, liées au double mouvement d’extension des interventions étatiques et de raréfaction des allocations budgétaires ;
- pressions industrielles, ensuite, dans la mise en œuvre des programmes et filières de technologie lourde au milieu des années 1960 (télécommunications, armement, informatique, transports, aérospatiale…) ;
- pressions des usagers, enfin, de plus en plus enclins à comparer les conditions d’interventions publiques et celles du secteur privé (hôpital, école, service financier, construction…).
30 Ces trois points de pression ont fait vaciller les liens traditionnels d’autorité et ont ouvert la question de la légitimité des champs et des modes d’intervention publique. La crise ouverte est bien une crise de légitimité requérant des représentations bureaucratiques et des outils de gestion plus souples, seuls capables d’associer les thèmes managériaux avec ceux, plus classiques, de puissance publique :
31 « (…) le développement du management public correspond non pas à une mode mais à une évolution historique : celle des systèmes de légitimité qui permettent aux organisations d’exercer leur autorité. » [15]
32 Les racines profondes de la bureaucratie française ont, jusqu’à présent, peu intéressé le courant gestionnaire qui, plus que l’étude historique abrupte et délicate, préfère s’en tenir à des conclusions hâtives et commodes. Un certain nombre de poncifs figurent en bonne place dans les analyses de la gestion administrative : l’esprit jacobin, l’omniprésence de Paris, la résistance des fonctionnaires au changement, la démultiplication des responsabilités…
33 Les réformes en cours, pour intéressantes qu’elles soient, nécessitent recul et évaluation précise, tant d’autres réformes les ayant précédées sans que le fonctionnement des administrations en ait été radicalement modifié. L’on touche là l’ambiguïté du management public, à la fois discipline scientifique et outil de direction des organisations, dans un jeu permanent de cache-cache entre censure et recherche de vérité. La question, fort ancienne, est la suivante : pourquoi l’État dirait-il la vérité sur lui-même [16] ?
34 Le management public – et c’est sa chance – est issu d’une formidable diaspora scientifique : économistes, gestionnaires, juristes, politistes, historiens, sociologues, philosophes, praticiens ou universitaires réunis sur un territoire commun. Un corpus émerge depuis une vingtaine d’années, soutenu par la curiosité bienveillante de beaucoup de gestionnaires publics. Le management public, fût-il simplement un art, un artisanat, une manière d’être ou de penser l’organisation publique, acquiert peu à peu les caractéristiques conceptuelles d’une discipline scientifique. S’il ne peut, encore aujourd’hui, revendiquer une totale maturité, il est loin de la simple littérature d’aéroports pour cadres pressés et de cette « philosophie de fonds d’assiette » répandues par trop de livres de recettes.
35 Néanmoins, le management public proposé aux services est travaillé par l’offre : offre des cabinets de conseil, offre des universitaires et laboratoires de recherches, offre des publications médiatiques, offre des programmes politiques. Le management public est devenu un véritable marché où convergent des enjeux politiques et économiques importants. Des modes y naissent, des produits et des mots y sont lancés avec l’apparence de la nouveauté, et il y devient de plus en plus difficile d’évaluer le sérieux et la maturation des concepts utilisés. C’est la caractéristique des disciplines neuves d’être à la fois terres d’expériences, de renouveau et d’être livrées aux carnassiers du système.
36 Cet ouvrage s’adresse plus particulièrement aux fonctionnaires, aux élus, et praticiens qui souhaitent connaître les notions essentielles du management public afin de mieux mesurer la portée des outils qui leur sont proposés. Il s’adresse également aux étudiants et universitaires que leurs recherches amènent à côtoyer la chose publique : économistes, sociologues, juristes, gestionnaires, ou politistes.
37 Afin d’en faciliter l’assimilation, chaque concept a été illustré par des exemples tirés de l’observation des administrations. Ces exemples illustrent, s’il en était besoin, le fait que l’on ne saurait être dogmatique en matière de management public.
Notes
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[1]
P. Gibert, Management public : management de la puissance publique, thèse de doctorat, Université de Paris II, 1983, 356 p. ; Le management public : le slogan, la loi et le concept, in revue La jaune et la rouge, juin-juillet 1985, p. 65-71.
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[2]
Voir notamment : B. Abate, La nouvelle gestion publique Paris, lgdj, coll. « Finances publiques », 2000, J. Bravo, « La rcb et le management de l’État, in Revue de sciences financières, n° 1, janvier-mars 1972, p. 289-356, P. Gibert, La nature du management public, in Cahiers français, n° 202, juillet-septembre 1981, p. 69-72, R. Laufer et A. Burlaud, Management public : gestion et légitimité, Dalloz Gestion, 1980, 337 p. ; L. Jr. Lynn, Public management : What do we know ? What should we know and how will we know it ?, in Journal of Policy Analysis and Management, vol. 1, 1987, M. Massenet, La nouvelle gestion publique : pour un État sans bureaucratie, Paris, Éd. Hommes et techniques, 1980, J.-P. Nioche, Science administrative, management public et analyse des politiques publiques, in Revue française d’administration publique, n° 24, octobre-décembre 1982, p. 9-23.
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[3]
W. A. Niskanen, Bureaucracy and Representative Government, Chicago, Éd. Atherton Aldine, 1971, 233 p. ; G. Tullock, Le marché politique : analyse économique des processus politiques, Paris, Economica, 1978, 89 p. ; G. Terny, Économie des services collectifs et de la dépense publique, Paris, Dunod, 1971, 402 p.
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[4]
H. Mintzberg, Structure dynamique des organisations, Paris, Éd. d’Organisation et Éd. Agence d’arc, 1989, p. 170 et s.
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[5]
D. Easton, A System Analysis of Political Life, New York, Éd. J. Wiley, 1965, 507 p., et A Framework for Political Analysis, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 143 p.
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[6]
H. Fayol, L’incapacité industrielle de l’État : les ptt, Paris, Éd. Centre d’études administratives, 1921, 151 p.
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[7]
W. Wilson, The study of administration, in Political Science Quarterly, 1887 ; voir également F. Blancpain, La bureaucratie, la science et le rendement, in Bulletin de l’iiap, n° 28, octobre-décembre 1973, p. 26. : « Le terrain américain était prêt à accepter une doctrine associant les questions d’organisation privée et publique. (…) l’ascèse de la bonne gestion qui caractérise l’éthique protestante y produiront une doctrine pragmatique fondée sur une recherche très concrète. »
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[8]
P. Legendre, Le management public : une pensée clé en main, communication au Colloque Où va la gestion publique ?, Paris IX-Dauphine, cesa, 28-30 mai 1980.
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[9]
Rapport Armand-Rueff, Rapport général sur le premier plan de modernisation et d’équipements, Paris, Imprimerie nationale, 1960.
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[10]
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 306.
-
[11]
G. Le Bras, Les origines canoniques du droit administratif, Mélanges A. Mestres, Paris, Sirey, 1956, p. 395-412, M. Hauriou, De la formation du droit administratif français depuis l’an VIII, Paris, Berger-Levrault, 1893, 34 p. ; P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Éd. de Minuit, 1976, 275 p. ; E. Kantorowicz, Les deux corps du roi, trad. franç. J.-P. et Nicole Genet, Paris, 1989, S. Hanley, Le lit de justice des rois de France, Paris, Aubier, 1991, 467 p.
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[12]
Plaidoirie de l’avocat du roi, Jacques Cappel au lit de justice de 1537, citée par Sarah Hanley, op. cit., p. 86.
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[13]
P. E. Verrier, Les « statues » de la fonction publique : les juristes et leurs prédateurs dans le système administratif, revue Politiques et management public, n° 3, septembre 1985, p. 1-20.
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[14]
P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Le Seuil, 1976, 275 p.
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[15]
R. Laufer et A. Burlaud, op. cit., p. 8.
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[16]
La question fut posée avec vigueur dès la création de l’École libre des sciences politiques (ancêtre de l’Institut d’études politiques de Paris) par son promoteur É. Boutmy. Voir É. Boutmy, Observations sur l’enseignement des sciences politiques et administratives, in Revue internationale de l’enseignement I, 1881, p. 237 et s., et II, p. 448 et s.