Nous lisons dans la onzième et dernière des Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui compte, c’est de le changer. » L’objet de ce chapitre est de commencer à comprendre pourquoi Marx ne s’en est pas tenu là, bien qu’en un sens rien de ce qu’il a pu écrire au-delà ne dépasse à jamais l’horizon des problèmes que pose cette formulation.
Que sont donc les « thèses » ? Une série d’aphorismes, qui tantôt esquissent une argumentation critique, tantôt énoncent une proposition lapidaire, parfois presque un mot d’ordre. Leur style combine la terminologie de la philosophie allemande (ce qui en rend parfois la lecture difficile aujourd’hui) avec une interpellation directe, un mouvement résolu qui mime en quelque sorte une libération : une sortie répétée hors de la théorie, en direction de l’activité (ou pratique) révolutionnaire. Elles ont été rédigées vers mars 1845, alors que le jeune universitaire et publiciste rhénan se trouvait à Bruxelles, en résidence semi-surveillée. Il n’allait pas tarder à y être rejoint par son ami Engels, commençant avec lui un travail qui durerait jusqu’à sa mort. Il ne semble pas qu’il ait jamais destiné ces lignes à la publication : elles relèvent du « mémorandum », formules qu’on jette sur le papier, pour les retenir et s’en inspirer continûment.
À ce moment-là, Marx est engagé dans un travail dont nous avons une idée assez précise grâce aux brouillons publiés en 1932 et connus depuis sous le titre d’…