Couverture de PUF_STEBE_2010_02

Chapitre de Que sais-je ? / Repères

Les banlieues sensibles ou la segmentation sociale des territoires

Pages 3 à 10

Notes

  • [1]
    Communautés fermées.
  • [2]
    Une unité urbaine est une commune ou un ensemble de communes (dites urbaines) dont plus de la moitié de la population réside dans une zone agglomérée de plus de 2 000 habitants dans laquelle aucune habitation n’est séparée de la plus proche de plus de 200 m.

1Les émeutes d’octobre 2005 et de novembre 2007, survenues dans quelques quartiers d’habitat social précarisés situés à la périphérie des agglomérations urbaines, ont porté une fois de plus sur le devant de la scène politicomédiatique la question des banlieues sensibles (V. Le Goaziou, L. Mucchielli, Quand les banlieues brûlent…, La Découverte, 2006). Cela n’est pas nouveau en effet ; depuis près de trente ans, les banlieues reléguées des villes françaises monopolisent l’attention tant des décideurs politiques que des chercheurs en sciences sociales (C. Bachmann, N. Leguennec, Violences urbaines, A. Michel, 1996). Chacun à sa manière, et selon la position qu’il occupe dans la société et le regard qu’il porte sur le monde, propose diagnostics et analyses, et avance des remèdes. Les banlieues précarisées deviennent donc assez logiquement, tout à la fois le cœur, la cause et le moteur de ce que J. Donzelot nomme la nouvelle question urbaine (Esprit, 258, 1999). Ces territoires paupérisés à la lisière des villes serviraient de réceptacles à tous les maux dont souffre notre société : lieux symboliques de la crise sociale, ils incarneraient la souffrance et la misère, l’exclusion et la « fracture sociale », la violence et le ghetto, l’échec urbanistique et la médiocrité architecturale. Tout se passe comme si la question urbaine, posée par l’existence de ces quartiers « difficiles », était actuellement l’équivalent de ce que l’on appelait au xixe siècle la question sociale. Si les banlieues sensibles sont sans aucun doute un des facteurs à l’origine de la crise urbaine, et de façon plus large de la crise sociale que connaît aujourd’hui la société française, il reste que d’autres segments de la ville et d’autres paramètres culturels, sociaux, et même individuels, doivent être retenus et avancés pour saisir la réalité de la crise et comprendre la segmentation sociale des territoires. En effet, si nous regardons de plus près la ville contemporaine, nous observons qu’elle est traversée par toute une série de fractures de plus en plus accentuées spatialement et socialement : les centres-villes embourgeoisés s’opposent aux lotissements périurbains moyennisés – mais qui se prolétarisent ; les quartiers de grand standing situés dans les banlieues verdoyantes s’éloignent et se protègent des cités hlm (M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha, Le Seuil, 2007). Cette nouvelle approche de la fragmentation sociospatiale, qui ne se limite plus aux seules banlieues paupérisées, met principalement en avant les mécanismes d’évitement et de ségrégation spatiale à l’origine de l’enfermement des plus pauvres dans une spirale de précarité. Ce regard différent sur la ville a été initié par les recherches américaines sur les gated communities[1] (E. Blakely, M.-G. Snyder, Fortress America Gated Communities in the United States, Brooking Institution Press, 1997 ; E. Soja, Postmetropolis. Critical Studies of Cities and Region, Blackwell, 2000) et la « ville duale » (S. Sassen, La ville globale, Descartes &Cie, 1996).

2Tout d’abord, le phénomène des gated communities, que l’on pensait réservé aux États-Unis, ne nous est pas, pour ce qui est de l’inspiration, totalement étranger en France. En effet, si nous en voyons quelques-unes s’ériger dans les zones périurbaines à l’écart de nos villes, il ne s’agit que de formes euphémisées des gated communities américaines. Au fond, ce que nous pouvons décrypter derrière ce phénomène c’est la tendance de plus en plus marquée des membres des strates élevées de la hiérarchie sociale à se protéger et à s’éloigner des groupes sociaux paupérisés pour rester entre soi. Ces comportements sont le reflet d’un fort sentiment d’insécurité et de la peur d’être « contaminé » par la proximité – au sein du quartier et à l’école – de populations précarisées auxquelles on a peur de ressembler un jour (É. Maurin, Le ghetto français, Le Seuil, 2004). De façon générale, dans les controverses scientifiques, les gated communities apparaissent alternativement comme : 1/ l’expression de la crainte de l’autre, et de façon plus exacerbée, le symptôme d’une paranoïa sécuritaire ; 2/ la manifestation d’une privatisation accrue des villes ; 3/ la conséquence de la crise des espaces publics urbains et de l’accentuation de la ségrégation spatiale (G. Capron, L’espace géographique, 2, 2004).

3En outre, dans les « villes globales » – également dénommée « ville duale » –, autrement dit dans les métropoles mondialisées à économie globalisée, cohabitent deux types de population : un premier type constitué des employés des grandes firmes et un second composé des « serviteurs » de ces employés. L’analyse de Sassen, économiste américain, part du postulat qu’il existe un lien structurel entre les changements économiques typiques de ces villes et l’amplification de leur segmentation sociale et urbaine. Dans cette perspective qui fait se rapprocher l’analyse économique et l’analyse sociologique, E. Préteceille (Sociétés contemporaines, 22-23, 1995 ; Cahiers français, 314, 2003), en France, s’attache, même s’il le relativise, à montrer, à partir des données statistiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (insee) sur les catégories d’activité économique, que la « division sociale de l’espace » implique la ville dans sa globalité.

4Tout comme le processus de relégation des cités d’habitat social, le phénomène des gated communities et les mécanismes de dualisation de la ville participent de la « division sociale de l’espace », de la « spécialisation sociale des territoires » (R. Esptein, T. Kirszbaum, Regards sur l’actualité, 292, 2003) et, partant, de la ségrégation sociale et territoriale. Pour J. Donzelot (Esprit, 303, 2004), des processus de « polarisation sociale de l’urbain » peuvent être repérés. En effet, alors qu’il existait il y a quelques années un relatif espoir de réaliser un parcours urbanistique ascensionnel, c’est à « l’avènement d’une ville à trois vitesses que l’on assiste » : celle de la relégation des cités d’habitat social, celle de la périurbanisation des classes moyennes qui redoutent la proximité avec les « exclus » des banlieues sensibles, et celle de la gentrification des centres-villes anciens portée par les élites des « gagnants » qui font tout pour se mettre à l’écart des catégories sociales moyennes (ibid.). Autrement dit, le processus de relégation des banlieues sensibles va de pair, d’une part avec la logique de périurbanisation typique des classes moyennes soucieuses de s’éloigner à bonne distance des milieux populaires pour construire « un entre-soi protecteur », et d’autre part avec la gentrification des quartiers centraux des villes investis par des catégories plus aisées qui aspirent à « un entre-soi sélectif ».

5La banlieue s’impose de toutes parts dans la ville : cela va des cités d’habitat social construites dans les années 1950-1960 et des lotissements pavillonnaires édifiés au cours des deux décennies suivantes, aux espaces industriels et aux zones commerciales, en passant par les vieilles localités résidentielles et les villes nouvelles. Ainsi, avec ses multiples éléments disjoints et disparates, la banlieue apparaît difficile à appréhender, tant spatialement que quantitativement. Pour l’insee, c’est le territoire composé de l’agglomération (unité urbaine)[2] sans la ville-centre. Il rassemble les communes les plus proches de la ville-centre et, en général, les plus densément peuplées. La banlieue, qui est la partie comprise entre la ville-centre et le rural périurbain, se présente de fait comme un territoire périphérique, mais toute périphérie ne constitue pas une banlieue puisqu’elle n’est pas nécessairement en continuité de bâti avec l’agglomération et qu’elle peut élaborer des centralités secondaires susceptibles de concurrencer la ville-centre (H. Vieillard-Baron, Géoconfluences, mars 2006).

6Au niveau national, même si le rythme annuel de progression de la population dans les communes de banlieue a eu tendance à ralentir au cours de la dernière décennie du xxe siècle, il reste que la population des banlieues a progressé, passant de 11,8 millions d’habitants en 1962 à 18,2 millions en 1990, pour atteindre, en 1999, 20,3 millions (soit 34 % de la population française). En outre, au cours de cette dernière année, l’insee dénombrait 3 744 communes de banlieues, couvrant 7 % du territoire national.

7À l’échelle de la planète, les géographes estiment que les banlieues – sous différentes formes – vont continuer à se diffuser. En effet, depuis la fin de la décennie 2000, le nombre d’urbains a dépassé celui des ruraux. Dans les pays occidentaux, les villes verront leur population passer de 900 millions en 2000 à 1 milliard en 2030. Et au sein des pays les moins développés, les villes progresseront de 1,9 milliard d’habitants à 3,9 milliards. M. Davis (Le pire des mondes possibles, La découverte, 2006) pense que, dans les pays en développement, les banlieues des villes seront dans un avenir proche essentiellement composées de bidonvilles. En 2010, plus d’un milliard d’individus vivent déjà dans des périphéries urbaines surpeuplées, composées de logements informels sans eau potable, et où règnent un manque d’hygiène flagrant et une importante insécurité quant à la conservation de la jouissance de son domicile. Selon les statistiques des Nations unies (2007), la Chine détient le triste record mondial d’urbains bidonvillisés : 193,8 millions de personnes, soit 37,8 % des urbains, résident dans des périphéries-bidonvilles. L’Inde occupe la deuxième place avec 158,4 millions d’habitants dans les slums, soit 55,5 % des urbains. Et avec ses 51,7 millions d’habitants dans les bidonvilles, le Brésil arrive en troisième position.

8Dans cet ouvrage, nous nous intéresserons essentiellement à la banlieue des villes françaises. Nous verrons tout d’abord, comment celle-ci est devenue au cours de l’histoire un territoire pluriel qui agglomère une grande diversité de lieux, d’activités et de populations (banlieue aisée/banlieue populaire, banlieue industrielle/banlieue résidentielle, banlieue pavillonnaire/banlieue de grands ensembles…). Nous nous intéresserons ensuite plus particulièrement aux processus de ségrégation sociale et spatiale, aux phénomènes de disqualification des populations, aux difficultés d’intégration des enfants d’immigrés, aux mécanismes de la déviance et au développement des émeutes urbaines. Nous montrerons par ailleurs, que même s’il est quelque peu excessif de comparer nos îlots d’habitat social dégradés aux ghettos noirs américains, il n’en reste pas moins que la notion de ghetto peut devenir un concept opératoire à condition de retenir des critères spécifiques pour comprendre la réalité et saisir l’ampleur du malaise des Zones urbaines sensibles (zus) situées pour la plupart à la périphérie des villes françaises. Enfin, nous présenterons les remèdes pluriels proposés par les pouvoirs publics pour éviter que les quartiers d’habitat social ne s’enfoncent dans la misère et ne deviennent des ghettos.


Mise en ligne 15/07/2010

Notes

  • [1]
    Communautés fermées.
  • [2]
    Une unité urbaine est une commune ou un ensemble de communes (dites urbaines) dont plus de la moitié de la population réside dans une zone agglomérée de plus de 2 000 habitants dans laquelle aucune habitation n’est séparée de la plus proche de plus de 200 m.
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